Caroline Aigle, vol brisé

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Jean-Dominique Merchet

CAROLINE AIGLE

Vol brisé

Préface du Général Jean Rannou Postface de Christophe Deketelaere

Éditions Jacob-Duvernet


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« On a assez dit de moi : pilote de chasse, polytechnicienne, triathlète. Du coup, quand je poursuis un seul objectif, simple, j’ai l’impression de ne plus être moi-même ; alors j’en rajoute ». C. A. 14 octobre 2006


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Pour Christophe, Marc et Gabriel


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PRÉFACE

« Vous avez montré la voie » par le Général Jean Rannou

Bien que l’Aéro-club de France ait décerné le brevet de pilote pour la première fois à une femme dès 1910, une année à peine après l’avoir créé, les métiers de pilote sont restés fermés aux femmes pendant près de trois quarts de siècle, en France comme ailleurs. Certes, quelques tentatives avaient été faites pour féminiser ces fonctions, notamment après la Seconde guerre mondiale, mais elles ont toutes échoué. En 1999, je remets à une jeune femme, Caroline Aigle, le premier brevet de pilote de chasse de l’armée de l’air française. C’est l’aboutissement d’une longue évolution qui a fini par éliminer les derniers obstacles pour ouvrir toutes les carrières aux femmes. Des pays comme les

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Caroline Aigle États-Unis sont allés un peu plus vite que d’autres, qui ont rencontré plus de difficultés, mais les démarches ont été partout les mêmes. Sauf bien sûr dans les sociétés qui continuent de refuser d’accorder aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes. Au XXe siècle, les guerres ont montré que les femmes pouvaient remplacer les hommes dans leurs activités professionnelles et faire aussi bien qu’eux, parfois mieux. En dehors de ces périodes, et jusqu’aux années 1960, les femmes restèrent tenues à l’écart de la plupart des carrières d’homme. Seules quelques unes d’entre elles parviennent à s’imposer dans les métiers considérés à risque ou physiquement éprouvants tels que ceux de l’aviation. En 1914, les rares femmes qui ont obtenu leur brevet demandent à s’engager comme pilotes de combat ; elles ne sont pas acceptées par l’état-major et doivent se transformer en infirmières si elles veulent servir. La Grande Guerre marque cependant un tournant car la mobilisation générale de nombreuses classes d’âge oblige le gouvernement, en France comme en Allemagne, à employer les femmes dans tous les postes laissés vacants par les hommes montés au front. Malgré cela, elles sont toutes renvoyées dans leurs foyers dès la fin des hostilités. Toutefois, les choses ne seront plus comme avant, car elles vont désormais revendiquer leur place dans la société des hommes et, petit à petit, obtenir l’accès à de nouvelles carrières même si cette évolution est très lente, en particulier dans l’aviation. En effet, dans l’entre-deux-guerres, l’aéronautique militaire française, qui avait pourtant connu un essor fantastique depuis 1914, va être mise en sommeil. Après les centaines de milliers de morts causées en quatre ans par

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Vol brisé des batailles qui apparaissent alors aussi meurtrières qu’inutiles, on ne veut plus de la guerre. On aspire à la paix, et comme la toute nouvelle arme aérienne inquiète par ses capacités de destruction, on cherche plus à l’interdire qu’à la promouvoir. Du même coup, l’aéronautique civile ne se développe que très lentement car elle ne bénéficie pas du soutien de la recherche militaire. Les années 1920 sont cependant celles des records et des grands raids aériens, mais le temps est plus à la performance individuelle et à la compétition sportive qu’au développement de l’aviation commerciale. C’est dans ce domaine que s’illustrent quelques aviatrices célèbres qui font alors rêver les jeunes femmes. Elles restent cependant des exceptions. Les premières femmes navigantes sont les infirmières de l’air de la Croix rouge en 1934 puis les hôtesses de l’air. Trois ans plus tard, la Croix rouge crée le corps civil des infirmières pilotes, parachutistes et secouristes de l’air. Elles seront utilisées pour le rapatriement des déportés d’Allemagne et auront ensuite le choix entre devenir hôtesses de l’air et convoyeuses de l’air. Il faut attendre la Seconde guerre pour que les aviatrices soient admises pour la première fois dans les armées. En France, quatre sont réquisitionnées par décret le 1er septembre 1939 à titre d’auxiliaires – non comme militaires – pour convoyer les avions de chasse vers les escadrilles du front. L’expérience est de courte durée puisqu’elles sont démobilisées lors de la débâcle. L’idée de la féminisation des armées fait cependant son chemin. La première étape intervient en mai 1941, à Londres, avec la création du corps des Filles de l’Air au sein des Forces Françaises Libres. Il s’agit cette fois de femmes en uniforme sous statut militaire.

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Caroline Aigle Elles sont opératrices radio, interprètes, ambulancières, infirmières, secrétaires, chargées du traitement du renseignement mais pas pilotes, car la Royal Air Force n’a pas ouvert cette fonction aux femmes. Les Formations féminines de l’air comptent 3 800 femmes à la fin de la guerre. Elles sont alors démobilisées, un peu moins de 1 000 restent dans l’armée de l’air. Dans le même temps, en URSS, l’armée rouge crée le premier corps d’aviatrices. Pilotes, armuriers et mécaniciens, elles sont envoyées au front et participent aux combats comme les hommes. Elles aussi sont démobilisées après la guerre. S’inspirant de l’expérience soviétique, le ministre de l’Air crée le corps des pilotes militaires féminins dès la fin de la guerre. Il y intègre les cinq aviatrices françaises existant alors et en recrute cinq autres qui rejoignent l’école de pilotage. Deux d’entre elles sont jugées aptes à voler sur avion de chasse et commencent leur formation mais leur entraînement est stoppé au départ du ministre quelques mois plus tard. Les aviatrices déjà brevetées sont autorisées à poursuivre leur carrière dans l’armée de l’air comme pilotes de liaison. Deux seulement choisissent cette possibilité. La même année, le flambeau est repris par les convoyeuses de l’air. Ce premier corps du personnel navigant militaire féminin est créé en 1946 au sein de l’armée de l’air. Il se compose d’une trentaine de jeunes femmes toutes infirmières diplômées, dont certaines viennent de la Croix rouge. Elles sont d’abord recrutées à titre civil puis sont nommées officiers et obtiennent le statut militaire en 1952 et, enfin, le statut de personnel navigant en 1972. Les convoyeuses de l’air s’illustrent en Indochine où elles éva-

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Vol brisé cuent près de 45 000 blessés, dont 24 000 en 1954, année de Dien Bien Phu. Elles servent ensuite en Algérie où elles évacuent 50 000 blessés en six ans. Depuis, elles sont présentes dans toutes les opérations militaires des armées françaises et dans toutes les interventions humanitaires. À la même époque, deux capitaines féminins, l’une médecin et l’autre dentiste, s’illustrent également en Indochine, où elles obtiennent le brevet de pilote d’hélicoptère, puis en Algérie. Elles sont les premières à réaliser des évacuations sanitaires en mission de guerre, mais il s’agit encore de deux cas exceptionnels. Ainsi, c’est le corps médical qui montre la voie de la féminisation dans les forces armées. La première femme nommée général dans l’armée de l’air, en 1976, est d’ailleurs un médecin comme c’est également le cas dans plusieurs autres armées étrangères. Après l’apparition des femmes dans les armées pendant la Seconde guerre mondiale, il faut attendre les années 1970 pour que débute la deuxième phase de la féminisation. Un certain nombre de carrières techniques sont alors progressivement ouvertes aux femmes dans le corps des sous-officiers et dans celui des officiers. En 1983, l’armée de l’air recrute les premières femmes officiers pilotes de liaison, de transport et d’hélicoptère et, quelques dix ans plus tard, les premières élèves pilotes de chasse en leur ouvrant l’Ecole de l’air. Pendant cette même période, des femmes deviennent cosmonautes et pilotes de ligne. La troisième phase de la féminisation des armées françaises intervient lors de la décision d’arrêter le service national en 1996. Il s’agit alors de savoir si on ouvre aux femmes l’ensemble des fonctions tenues par les appelés,

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Caroline Aigle presque tous des garçons hormis quelques centaines de volontaires féminines. La question se pose en particulier dans l’armée de l’air pour deux spécialités, les pompiers et les commandos de l’air qui ne sont pas encore accessibles aux sous-officiers féminins. Rien ne justifie plus d’interdire ces métiers alors que l’on va recruter les premières pilotes de chasse. C’est l’argument que j’utilise pour emporter la décision. La féminisation rencontre aussitôt un grand succès puisque près d’un tiers des jeunes militaires du rang engagés sont aujourd'hui des filles. Le chemin vers la féminisation de l’armée de l’air n’a cependant pas été aisé car les oppositions ont été nombreuses et parfois très vives à l’intérieur comme à l’extérieur. La plupart du temps, les arguments avancés contre le recrutement des femmes relèvent de la mauvaise foi comme par exemple la moindre disponibilité ou le manque de résistance, voire de compétence. Certains arguments méritent cependant d’être pris en considération comme la pénibilité de certaines fonctions ou la participation des femmes aux missions de combat lorsque que les armées ne sont pas engagées dans une guerre totale pour la défense du territoire. Il apparaît également que la période de transition est difficile à gérer pour des hommes qui n’ont pas été préparés à commander des jeunes femmes et éprouvent encore quelques difficultés à s’imposer, à trouver le ton juste et le bon comportement. Il reste que la voie proposée aux filles pour devenir pilotes de chasse est, plus encore que pour les garçons, un véritable parcours d’obstacles car, peu nombreuses, elles restent forcément isolées, et rien ne leur est pardonné dans un milieu d’hommes qu’elles viennent perturber. Le même constat vaut naturellement pour d’autres fonctions

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Vol brisé comme celles de médecin militaire, d’officier et de sousofficier en corps de troupe mais l’expérience montre que, pour le moment, les femmes s’en sortent plutôt bien, qu’elles sont en réalité plus solides et motivées que les hommes aiment à le penser. Cela étant, le Service de santé est le seul à posséder une réelle expérience de la féminisation, alors que les trois armées (Terre, Air, Mer) et la Gendarmerie sont encore au début du processus. Il faut donc attendre le temps d’une génération pour qu’elles trouvent leur nouvel équilibre, lorsque les femmes occuperont toute l’échelle hiérarchique ainsi que les fonctions de direction et de commandement. Ce livre consacré à Caroline Aigle est un hommage rendu aux femmes. Celles qui par leur parcours exceptionnel ont, au cours du temps, ouvert des brèches dans les murs derrière lesquels les règles de la société les avaient enfermées. Celles, aujourd’hui innombrables, qui doivent surmonter sans relâche les difficultés quotidiennes pour concilier leur vie familiale et leurs activités professionnelles. Celles, encore beaucoup trop nombreuses, qui restent privées des droits et des libertés les plus élémentaires. Dans ce vaste mouvement de changement qui touche toute la société, vous avez, Caroline Aigle, comme quelques autres femmes d’exception, montré la voie en ouvrant de nouveaux horizons. Par votre exemple, vous avez prouvé que les femmes étaient capables de faire aussi bien que les hommes dans les domaines où ils se croyaient à l’abri de toute concurrence. Tous ceux qui ont eu le bonheur de vous connaître ont été émerveillés par votre passion des choses de l’air, par votre énergie et par votre volonté inébranlable. Vous vous

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Caroline Aigle étiez fixé un but très ambitieux, et vous l’avez atteint. Vous avez ainsi fait rêver beaucoup de jeunes filles en montrant que ce qui leur semblait impossible hier est en réalité à leur portée si elles le veulent vraiment. Merci Caroline Aigle d’avoir tant donné. Soyez assurée que votre parcours et votre courage admirables illumineront toute la vie de vos enfants. Général Jean Rannou ancien chef d’état-major de l’armée de l’air

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Une étoile filante

Voici l’histoire d’une étoile filante qui rêvait d’aller sur Mars. Mais elle a filé trop vite, cette petite étoile, et sa lumière s’est éteinte d’un coup, par un matin d’été pluvieux. Voici donc l’histoire de Caroline Aigle, première femme pilote de chasse en France, polytechnicienne, triathlète, qui rêvait de devenir astronaute et que le cancer a soudain foudroyée, à quelques semaines de son trente-troisième anniversaire. Son destin a fasciné ; il bouleverse aujourd’hui. D’abord parce qu’elle était enceinte de son second enfant lorsque la maladie s’est déclenchée. Elle a malgré tout choisi de le faire naître, à cinq mois et demi, avant de mourir quelques jours plus tard. Ne faisons pas dire à ce choix plus qu’elle ne le souhaitait elle-même. Elle a fait le pari de la vie, mais elle ne s’est pas « sacrifiée » pour donner naissance à son fils, comme on a pu l’entendre ici ou là. Certains ont

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cru y lire la traduction d’une foi religieuse ardente. Ce n’est pas le cas, même si nous ne sommes pas dans le secret de son âme. Là encore, gardons-nous de la tentation de faire dire aux évènements plus qu’ils n’en disent. Et ils en disent déjà beaucoup. Cette mort révolte. On se dit : voilà une jeune femme qui a tout pour elle et qui est emportée par la maladie. Mais en quoi cette mort aurait-elle été moins révoltante si Caroline Aigle avait été caissière dans un supermarché ? Et pourtant. Caroline Aigle n’était pas une « surfemme », tombée du ciel au milieu des gens ordinaires. Comme dans la parabole des talents, elle avait simplement reçu plus que d’autres à la naissance. De belles capacités intellectuelles et physiques. Mais surtout, une formidable volonté pour les faire fructifier. Toute sa vie le montre. Elle s’accrochait, se battait, ne renonçait pas. Formidable leçon d’énergie pour tout un chacun. C’est pour cela que Caroline nous touche. Je ne connaissais pas Caroline Aigle lorsque j’ai entrepris d’écrire ce livre. Journaliste spécialisé dans la chose militaire, je savais bien entendu qui elle était : la première femme brevetée pilote de chasse en France. Mais je ne l’avais jamais rencontrée. Rien de personnel, donc, dans ce travail. Au départ, en tout cas, car mon enquête auprès des gens qui l’ont

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connue m’a rapidement convaincu que Caroline Aigle n’était pas une héroïne. C’était une jeune femme, avec ses failles et son caractère pas toujours facile. Et, sous le vernis des diplômes, des médailles et des brevets, son humanité s’est imposée. Elle n’est ni Jeanne d’Arc, ni Lara Croft. Ni une Sainte patriote, ni une pin-up hollywoodienne. Au fil des jours, le commandant Aigle est devenue Caro, avec sa pudeur, sa grande sensibilité et l’amour de ses proches. On aurait tort, pourtant, de négliger l’aspect militaire de son destin. Au fond, l’armée était son milieu naturel, l’écosystème dans lequel elle s’est épanouie. Petite-fille, fille, sœur, belle-sœur de médecins militaires, épouse d’un ancien pilote de l’armée de l’air, elle a passé l’essentiel de sa vie « sous les drapeaux », dès son entrée au lycée militaire, à l’âge de quinze ans. Dans ce milieu, comme dans d’autres, elle est un modèle pour des milliers de femmes. Sans en rajouter, désarmante de simplicité comme elle l’était, elle est parvenue à faire accepter le fait qu’une femme peut valoir autant qu’un homme. Elle a gagné. Elle est passée trop vite, notre étoile filante, sans même avoir le temps d’aller dire bonjour aux astres. On l’a vu filer de loin et on en garde de la lumière plein les yeux. Versailles, le 28 octobre 2007

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CHAPITRE 1

Jeunesse d’une baroudeuse

Sa maman se souvient : « Elle avait sept mois lorsqu’un soir, on a cassé son biberon. J’ai dû lui faire boire son lait dans un bol, et évidemment, elle en a mis partout. Le lendemain, j’en rachète aussitôt un autre. Mais c’était fini ! Elle n’en a plus jamais voulu, de son biberon. » Elle affirmait déjà un solide caractère et une belle détermination, la petite Caro. Et ça va tout simplement continuer comme cela. Elle a quatre ans, lorsqu’un jour elle rentre de l’école en disant à sa maman : – J’ai une récitation. – Viens, nous allons l’apprendre ensemble – Mais je la sais déjà ! Le pli était pris. Il va falloir s’accrocher.

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La préfecture du Tarn-et-Garonne est une ville de garnison, et c’est l’unique raison pour laquelle l’étatcivil de la mairie de Montauban enregistre, le 12 septembre 1974, la naissance de Caroline (c’est son unique prénom), fille de Marc Aigle et de Marie-Jeanne Decheppe, épouse Aigle. Son père, qui est médecin militaire avec le grade de capitaine, y sert alors au 17e Régiment de génie parachutiste. Une unité prestigieuse, dont les démineurs ne cessent de s’illustrer dans toutes les opérations militaires à l’étranger. Les vieux copains du toubib le surnomment Spatz, « le moineau » en allemand. Il n’est pas de la région. Les Aigle sont des Lorrains, de Metz. Aigle ! Un nom que l’on pourrait croire prédestiné pour l’aviation. Pourtant de pilotes, il n’y en a jamais eu dans cette famille. Des militaires, d’accord, mais médecins. Et encore, un seul jusqu’à lors : le grandpère de Caroline, lui-même fils d’un instituteur pas très riche qui, pour faire médecine, avait choisi de porter l’uniforme à l’École de santé de Lyon. Au hasard d’une affectation, Marc, l’aîné d’une fratrie de sept enfants, naît en Allemagne en 1947. Il sera le seul des fils à suivre les traces professionnelles de son père. Ce qu’il veut, c’est conjuguer la médecine et l’aventure : l’action avec les paras et la découverte de grands horizons grâce aux séjours outre-mer que la carrière militaire favorise. Un médecin de brousse, bien plus qu’un mandarin de clinique.

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Marc a épousé une fille de la Lorraine, MarieJeanne Decheppe, son aînée d’un an. Les Decheppe sont des agriculteurs de Gimécourt dans la Meuse. Des petits notables : le grand-père maternel de Caroline fut une personnalité locale. Conseiller général et maire de sa commune, sa porte toujours ouverte à ses administrés, pour lesquels il mènera à bien le très délicat remembrement des terres agricoles. Sa fille Marie-Jeanne est bonne élève. Elle s’inscrit en fac de Sciences naturelles à Nancy dans l’idée de devenir enseignante. Pas facile pourtant de travailler lorsqu’on est femme de militaire. « Elle exercera son métier en fonction des mutations de papa » constate sa seconde fille Sophie. C’est le sort des épouses et des enfants d’officiers. Tous les deux ou trois ans, une nouvelle affectation oblige la famille à déménager. Il faut changer les enfants d’école et, pour madame, tenter de retrouver un emploi. À cette vie nomade qui est le lot des militaires, la famille Aigle n’échappera pas. Une contrainte, mais aussi une formidable ouverture sur le monde. C’est donc par hasard qu’à Montauban, en 1974, la famille s’agrandit à nouveau. Car l’année précédente, Marc et Marie-Jeanne ont eu leur premier enfant. C’est un garçon, on l’appelle Luc. Quatorze mois plus tard, la petite Caroline pointe son nez. Quasi-jumeaux, le frère et la sœur vont rapidement devenir inséparables. Mais il faut déjà déménager

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avec les deux bébés, direction cette fois l’île de La Réunion, où le toubib est affecté au 2e Régiment parachutiste d’infanterie de marine, à Saint-Pierre. C’est là qu’en 1976 naît Sophie, la petite dernière. La famille est désormais au complet. Pour les enfants, La Réunion, c’est la vie rêvée sous les Tropiques. D’un côté de la maison, l’océan indien, de l’autre le volcan de la Fournaise. Le soleil, la plage, les fleurs. « Caro » – tout le monde l’appelle ainsi – fête ses quatre ans. A l’école, tout va déjà bien, très bien même. Ses parents n’ont jamais besoin de lui demander de faire ses devoirs, ni même de ranger sa chambre toujours en ordre. Elle ne force pas pour autant son talent. Elle est une enfant appliquée, qui fait très bien et très vite ce que l’on attend d’elle. Puis elle court jouer avec son frère. Elle a quatre ans quand elle décide un jour qu’elle ne veut plus mettre de robe. Cela désole littéralement sa maman. Rien à faire, ce n’est pas avec sa fille qu’elle parlera chiffon ! Pour sa communion privée, où il est quand même difficile d’aller en jeans, des amis de la famille lui prêteront une robe, tant il semblait inutile à tous de se mettre en frais pour en acheter une neuve, vouée à rester au fond d’un placard. Surtout que ses copains ont la bonne idée de lui dire qu’ils la trouvent « plus jolie » en pantalon. En 1978, c’est le départ pour la Guyane. À Cayenne, le climat équatorial est plus dur que celui

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de l’île Bourbon. Mais c’est aussi un incroyable terrain d’aventures pour les enfants : « On se baignait dans les caniveaux, il y avait des mygales » raconte Sophie. Les parents emmènent les trois petits découvrir la forêt vierge, qui est quasiment au bout de leur jardin. Dès leur petite enfance, ils sont bercés par l’appel des grands espaces. Jamais plus ils ne se satisferont d’une vie étroite, banale, ordinaire. Il y aura toujours entre eux et les autres – ceux qui n’ont pas quitté leur coin de terre française – cette petite chose, l’exotisme, qui les rend différents. Mais il faut parfois rentrer. En 1980, c’est le coup de gong ! Le père de Caroline est muté à Bar-le-Duc, charmante cité lorraine, mais moins riante que l’outre-mer… Lorsque leur mamie Aigle accueille les enfants à la descente de l’avion, les deux filles l’interrogent : « C’est quoi, ce qu’il y a sur les toits des maisons ? – Des cheminées », doit-elle leur expliquer. Elles n’en avaient jamais vues. En Lorraine (1980-1982) puis à Guyancourt dans les Yvelines (1982-1985), elles vont en voir, des cheminées ! Et même apprendre la signification du mot hiver. Ouf ! Une nouvelle mutation tombe en 1985. Le médecin militaire part cette fois pour la Mauritanie. Fini la province ou la banlieue, voici le Sahara. Un choc. Les Aigle habite dans la capitale, Nouakchott. Capitale est un bien grand mot pour cet immense village posé aux portes du désert, où l’on peut acheter

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son cheval dans la rue. Évidemment, ils en achètent, et les petits apprennent à monter. Dès que possible, la famille part en voiture découvrir le pays, trimballant les enfants partout. Ils ont acheté une grande tente de nomade et la plantent le soir pour dormir. Direction le cratère d’une météorite ou les dunes de Chingetti. Dans cette région, le Sahara est truffé de vestiges archéologiques, des débris de poteries et des silex taillés. Il n’est pas rare d’observer des peintures rupestres. La petite dernière, Sophie, les repère au premier coup d’œil ; Caro, moins contemplative, a plus de mal. Plus tard, elle découvrira l’écrivain et naturaliste Théodore Monod qui avait fait de cette région du Sahara son domaine de prédilection. Elle ne cessera plus de le lire, pour parcourir à nouveau, un bouquin à la main, ces vastes étendues désertiques. Mais, alors, elle n’est qu’en sixième au lycée français de Nouakchott. Premier mini-drame : elle avait commencé l’allemand en première langue et voilà que l’option n’existe pas à Nouakchott. Elle trépigne, exige de prendre des cours par correspondance, puis se résout à apprendre l’anglais. À Nouakchott, on lui dégotte un prof de piano pour faire ses premières gammes. Sa maman est musicienne et elle tient à ce que ses enfants jouent d’un instrument. Par la suite, Caro grattera un peu de la guitare. Comme les garçons, comme son frère.

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Il faut dire qu’ils se ressemblent, ces deux-là. Des Aigle, dit-on dans la famille. Sophie, plus douce et plus féminine, moins baroudeuse et moins sportive, reste un peu à l’écart de ses deux aînés. Caro veut faire comme son grand frère, qu’elle admire sans réserve. À cette époque, Elle est alors un vrai garçon manqué. Petite, elle n’a jamais joué à la poupée. « Elle préférait s’amuser avec les Légo ou les Playmobils des cousins. » Elle aide Luc à construire des maquettes de motos et de voitures, joue aux petits soldats. Si son frère fait du foot, elle veut en faire, même si sa mère trouve que ce n’est pas très féminin. Dans sa chambre de pré-ado, elle colle au mur des photos de joueurs de foot… Ah, le foot ! A Nouakchott, elle s’inscrit en cachette au club du collège. Puis, de retour à Rennes, elle trépignera à l’idée de trouver un club, traînant sa mère à un entraînement féminin. Pour la contraindre à renoncer, les parents trouvent le prétexte de la trop grande distance entre le stade et leur maison… Rien n’y fait : elle cherche à monter une équipe de foot féminin dans son collège. En vain. En 1988, il leur avait fallu à nouveau faire les valises pour un retour en France, à Rennes cette fois-ci. Pour Caro, c’est le retour définitif en métropole. Elle ne le sait pas encore. Luc doit entrer en seconde. On l’envoie au lycée militaire de Saint-Cyr l’École, à côté de Versailles (à ne pas confondre avec l’École

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spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, qui forme, en Bretagne, les officiers de l’armée de terre). L’ancienne École de jeunes filles nobles fondée par Madame de Maintenon accueille les enfants de militaires en internat, à deux pas du parc de Versailles. L’entrée se fait sur concours. Le niveau est élevé, et les classes préparatoires sont la voie royale pour les grandes écoles militaires. A Saint-Cyr, les élèves portent l’uniforme, sont encadrés par des militaires, apprennent à saluer et à marcher au pas. Surtout, ils font beaucoup de sport. Mais, pour Caroline, il faudra attendre puisque qu’elle se retrouve en troisième à Rennes, loin du Sahara, loin de son « grand frère ». Pas facile pour cette ado de quatorze ans. D’autant qu’elle enrage toujours de ne pouvoir s’inscrire dans un club de foot féminin ! Sa décision est prise : elle rejoindra son frère à Saint-Cyr l’année suivante. En seconde C. Rentrée 1989. Alors que le mur de Berlin s’apprête à tomber, voilà ce petit bout de femme devant la porte du lycée militaire. L’armée – un univers qu’elle ne quittera désormais plus jamais. De loin, les bâtiments ressemblent à une caserne. De près aussi. Mais elle aime cela, du haut de son 1,60 m et de sa quarantaine de kilos toute mouillée. Le milieu « mili », elle connaît. Depuis son enfance, elle a l’habitude de fréquenter les amis de ses parents. S’ils ne sont pas des expatriés repliés sur leur milieu, on croise tout de

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même beaucoup d’officiers à la maison. Et puis, SaintCyr l’École, ce n’est plus l’ambiance des Enfants de troupes d’avant guerre, qui par certains côtés s’apparentaient à des Maisons de correction ! Ouverts aux filles depuis le début des années 80, les six lycées militaires se sont « normalisés », même s’il faut reconnaître que, parfois, les idées de certains y restent encore aussi courtes que les cheveux des « cornichons », le surnom des élèves de corniches, les classes préparatoires. Mais cela passe, dit-on, avec l’âge… « Le Coldo » – le surnom que les élèves donnent à leur établissement – reste malgré tout un univers très masculin, avec à peine une cinquantaine de filles pour 600 lycéens. Pour ce garçon manqué qu’est alors Caroline, ça ne compte pas. L’un de ses copains se souvient : « Le jour de la rentrée, nous étions sur le Marchfled (une grande étendue en pelouse devant l’École) et, parce qu’elle était très musclée, je lui ai demandé presque instinctivement : Tu es une fille ou un garçon ? Au fil des années, le corps de Caroline est évidemment devenu celui d’une femme, mais elle m’a donné de sacrés coups lors de mémorables batailles de polochon ! » Ni minette ni mijaurée, elle plaît aux garçons, ne nous y trompons pas. Au lycée, elle « sortira » avec un autre élève, Didier – se souviennent ses copines. « Caro a accepté tout doucement de se féminiser » raconte Axelle, une amie des années lycée. On se sou-

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viendra toutes de la séance aux Halles, à Paris, pour lui acheter sa première robe, bal des cadets oblige ! Quelques mois plus tôt, elle n’aurait pas osé mettre une robe, elle détestait danser. » Une timidité qui passera avec l’âge : adulte, elle adorera danser ! Dans les fêtes, elle s’arrange pour s’occuper de la sono. Et ses copines s’interrogent encore pour savoir qui d’entre elles avait réussi à lui faire lire Jeune et Jolie, comme en témoigne une photo d’époque. « Lorsqu’elle est arrivée, elle était comme un petit lion en cage » raconte Céline qui, trois ans durant, va partager la même chambre qu’elle, avec quatre autres filles. On la surnomme Brutus. « Elle était différente de nous, c’était une baroudeuse qui nous parlait sans cesse de la Mauritanie où elle avait vécu dans une grande liberté, sans trop travailler à l’école. » Elle décore sa chambre avec des photos de surf et raconte des histoires de requin qui croquent les surfeurs. « C’était sa phase : J’adore la plongée en dehors du surf… » Évidemment, le régime du lycée militaire est assez différent. En seconde, ses copines la trouvent parfois un peu « taciturne ». Dans la chambre « elle se couchait la première », passant pour la dormeuse de service, alors que les autres papotent. Dormeuse ou timide ? Trois années au Coldo à bûcher et à faire du sport. Surtout à faire du sport d’ailleurs, tant elle a

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des facilités scolaires. Pas besoin pour elle de « s’arracher » pour réussir en classe. Dans un bassin ou sur une piste, c’est une autre histoire. Son petit gabarit ne la prédispose pas à devenir une championne. En arrivant, elle choisit l’option natation, elle qui adore l’eau, mais cela ne l’empêche pas d’aller s’entraîner au cross. A peine le déjeuner expédié, « avec son paquet de frites sur l’estomac », elle chausse ses baskets et s’en va faire du fractionné sur la piste d’athlétisme de l’École entre 12 h 15 et 13 h 15. Toujours partante pour un entraînement ou une compétition. « Ouais, ouais, je viens », lâche-t-elle avec un sourire jusqu’aux oreilles. « C’était quelqu’un qui aimait découvrir et s’étalonner, se mesurer », se souvient le major Daniel Henry, qui fut, avec Henri Gaudry, son coach sportif durant ses années de lycée. « C’était une petite perle. On avait envie de lui tirer sur la couenne ! » Avec de très beaux résultats : en trois ans, elle décroche 24 titres sportifs dans des compétitions scolaires ! En cross, en biathlon (natation-course), en triathlon et parfois même avec l’équipe de volley du lycée. En terminale, elle est championne de France scolaire de biathlon. Au lycée militaire, on se souvient encore de la famille Aigle : son frère Luc est, au même moment, le capitaine de l’équipe de foot, également très bon coureur et nageur.

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Les parents Aigle sont repartis à l’étranger – au Gabon, cette fois. Caro passe de nombreux weekends à Cergy chez sa jeune tante, Anne, l’épouse de Pascal, un frère de son père. Anne n’a que dix ans de plus qu’elle. Entre les deux, le courant passe depuis leur première rencontre en Mauritanie, et la jeune ado découvre en elle une sorte de grande sœur. Caroline est alors un vrai moulin à paroles, racontant tout ce qu’elle fait et, plus encore, tout ce qu’elle envisage de faire. Une soif permanente de projets. Mais pas question pour elle de livrer un secret personnel, de s’épancher sur ses états d’âmes. Parler, parler pour ne rien livrer d’essentiel. « C’était vraiment une ado très sympa. Elle n’a pas eu de crise d’adolescence », confirment tous ses proches. Mais c’est quelqu’un de très secret, qui ne se livre pas. D’adolescente, elle a en revanche… le coup de fourchette. « Elle dévorait. Un ogre ! » se souvient Anne. Il faut bien en effet nourrir la machine qu’elle sollicite à 200 à l’heure, sans jamais prendre le moindre gramme de graisse. Quant à faire les magasins pour s’habiller, pas question. « C’était un supplice. Il fallait la traîner. » Elle n’aime s’habiller qu’en tenue de sport. Pas de chichis, mais une insatiable soif d’activités et de désir d’apprendre. De « faire des trucs ». Comme si, plus qu’à d’autres, le temps lui semblait compté.

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En juin 1992, elle passe le Bac C. Elle aura dixhuit ans en septembre : d’un point de vue scolaire, elle n’est ni en avance ni en retard. Pas l’un de ses petits monstres d’intelligence et de travail qui décrochent leur bac à quinze ans. Une fille brillante, certes, mais normale. Et le jour des résultats, c’est un peu la cata. Elle est évidemment reçue, mais avec une mention Bien. Il y a devant elle sept mentions Très Bien ! Et cette mention TB est indispensable pour entrer dans une classe préparatoire à Polytechnique, la grande école de statut militaire qu’elle veut intégrer. Aïe, aïe, aïe. De toute façon, il va lui falloir quitter Saint-Cyr. En 1992, les corniches n’y sont pas encore ouvertes aux filles et, qui plus est, il n’y a pas de prépa à l’X dans cet établissement. Car malgré sa déception au bac, elle n’a pas renoncé ! Direction le Prytanée national militaire de La Flèche dans la Sarthe, dont les classes de Math sup et Math spé sont ouvertes aux filles. Et où l’on peut préparer le concours d’entrée à Polytechnique.

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