Dépêches Kaboul
Du même auteur : Les Larmes du Kosovo, éditions du Cerf, 2002 (prix Jacques Chabannes, 2003).
© Éditions Jacob-Duvernet, 2004
Georges Neyrac
Dépêches Kaboul
Éditions Jacob-Duvernet
À tous les journalistes rencontrés, petits et grands, connus et inconnus. Au peuple de Kaboul, véritable acteur de cette histoire.
« Aimer la vertu, estimer les belles actions, être reconnaissant des bienfaits reçus, et souvent même réduire notre propre bien-être pour accroître l’honneur et l’avantage de ceux que nous aimons et qui méritent d’être aimés ; tout cela est très naturel. » Étienne de la Boétie Discours de la servitude volontaire
« Un journaliste n’est pas un enfant de chœur et son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. » Albert Londres
« … voir des cours et des armées, fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, recueillir diverses expériences, s'éprouver soi-même dans la fortune… » Descartes Discours de la méthode
CHAPITRE 1
Départ
Il a peur. Il a peur, avant même de partir, avant même de savoir quel sera son travail, son espace futur, son environnement, ses relations, son bureau, avant même de fouler le sol afghan poussiéreux. Il ne s'agit pas de cette peur immédiate, comme celle des films policiers, ce sursaut, cette vilaine surprise, mais davantage d’une angoisse ou plutôt d’une terreur, d’une peur intime et sourde, impossible à formuler et qui l’empêche de s'endormir paisiblement. Une peur qui le tenaille au plus profond de sa personne, de façon inintelligible, comme une douleur lancinante qui revient sans cesse, une sorte de marée qui le tient éveillé, sur ses gardes en quelque sorte, comme si une menace indescriptible l'enveloppait. Il a peur de souffrir comme ces autres journalistes, ses amis, capturés, torturés, abattus, retrouvés sans vie dans des caniveaux, dans la fange nauséabonde de la traîtrise, il a peur de mourir, de ne plus voir le visage de son épouse, de sa petite fille, à peine un bébé, de ne plus contempler la ville qui s'étend au pied de sa maison plantée sur la colline. Il a peur de l'absence, du
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vide, du départ, de la séparation… Il croit qu'il ne pourra plus revenir, qu'il perdra d'un seul coup tout ce qui compte pour lui : les repas en famille qui s'éternisent, ses amis qui aiment passer à l'improviste, le souffle chaud de la trompette de Miles Davis ou les incroyables variations Goldberg, ses livres précieusement rangés et conservés, dont il aime respirer l’odeur, le nez plongé entre les pages, les photos en noir et blanc encadrées de Capa et de Nachtwey, les unes de quotidiens retraçant des situations qu'il a vécues à l'excès – la première page du journal Oslobodenje annonçant la libération de Sarajevo, Jérusalem terrorisée – et jusqu'au chat siamois qui tourbillonne dans le bureau... Dans un étrange fatras mental, il se voit englouti, disparu à jamais, sombrant dans une errance perpétuelle, incapable de s'accrocher à une certitude… Il a peur, cédant à la terreur ambiante, à la peur du terrorisme, à l'ignominie, aux immeubles écrasés, aux communiqués assassins, aux images fulgurantes… Il voit en tout le visage sordide de la mort. C’est survenu du jour au lendemain, exactement trois semaines avant son départ. Pourtant, lorsqu'il y réfléchit, cette peur lui apparaît comme le résultat d’une longue maturation, d’une crainte lancinante et diffuse, une sorte de résurgence cachée, comme si le sentiment de la guerre avait lentement pris une consistance, une réalité qui dormait en lui. Car il s’agit bien de la guerre, de la lutte, des combats et de toutes les formes de violence parmi lesquelles il faudra qu’il trouve tout de même une information, un semblant de véracité – il en sourit –, pour rédiger à la hâte une dépêche qui en appellera une autre, et ainsi de suite, tous les jours et toutes les nuits, comme s’il mettait sa rédaction sous perfusion. C’était quelques mois après la tragédie de New York et il savait que sa vocation de journaliste le poussait à partir 10
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pour Kaboul, comme si, lui aussi, il devait, à son niveau, avec ses propres moyens, participer à cette lutte mondiale contre le mal désormais clairement nommé. Paradoxalement et de manière presque inexprimable, il avait souhaité ce départ, il voulait connaître ce pays, empli qu’il était d’une vision romantique, d’une forme de mythologie livresque dépeignant une Asie centrale lumineuse, secrète, exotique, puisée dans ses lectures : Kessel bien sûr, Buzatti, Kipling et les livres ou les reportages de Christophe de Ponfilly sur Massoud, héros désormais légendaire, icône naissante du sacrifice et de la lutte contre le mal. Il avait lu aussi les témoignages de certains de ses confrères, de moins bonne qualité selon lui, et qui profitaient de l’actualité pour restituer des souvenirs de voyage datant de plus de vingt ans… Cette mission, il l’espérait comme une nouvelle aventure, comme un goût tu jusqu’alors pour ces départs lointains, ces paysages inconnus à découvrir, ces hommes à rencontrer et à connaître, une certaine sensation du risque, inexplicable et excitante. Mais cette rupture provisoire avec son univers familier – à peine quelques mois, lui avait promis son rédacteur en chef – le terrorisait. Il a peur. Il prie. Et il doute. S’agenouillant parfois sur le carrelage froid comme pour une mortification précaire, il exhorte le Ciel, la Vierge et tous les Saints de lui redonner force de croire et courage, mais sa prière est volage malgré la douleur, futile, absente de sincérité et d’abandon, toujours rattrapée par cette angoisse qui le ronge à l’intérieur. Il sombre alors dans une indécision effroyable, un amalgame d’appréhension, de faiblesse morale et physique, de lassitude et de fuite éperdue. Ses dévotions sont nombreuses et inutiles, dévorées par les rares nouvelles alarmistes qu’il reçoit de Kaboul et par l’absence curieuse d’informations en provenance de ce pays inconnu et lointain. Aussi tremble-t-il lorsqu’il apprend – est-ce d’ailleurs 11
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vrai ? – que les soldats internationaux, et les Occidentaux en général, ont vu leur tête mise à prix par les derniers Talibans : 50 000 dollars pour un soldat mort, 10 000 pour un soldat capturé… Ou encore lorsqu’un soldat britannique décède dans une embuscade. Il prie pour lui ; de plus en plus, il recherche ce quelque chose qu’il ne parvient pas à nommer, qu’il ne réussit pas à trouver, indicible et secret. Et chaque contrariété, chaque nouvelle, bien qu’elle soit souvent incertaine, voire incomplète, ne fait qu’alourdir ce fardeau, développer cette redoutable appréhension. Ainsi, il y a les larmes de son épouse, une fois de plus trop loin, trop seule, qui ne comprend pas, qui ne veut pas de ce départ, qui veut, elle aussi, renoncer, rejeter l’absence qui s’annonce, combattre cette injuste séparation, qui lui tend des mains invisibles comme un appel au secours, une supplique et presque déjà des reproches, dernière tentative de le conserver auprès d’elle... Et le trouble persiste, et les prières n’y font rien… Il succombe à ce qu’un prêtre, qu’il s’est enfin décidé à rencontrer, lui décrit comme la plus terrible des épreuves : l’absence de confiance, le découragement, le renoncement à soi. Le vieux curé le reçoit quelques jours avant son départ pour Kaboul. D’une voie chantante et rocailleuse, il lui rappelle tout simplement quel est le plan de Dieu sur l’homme et sur lui en particulier. Il lui souligne que l’amour qu’il lui porte est insoupçonnable, entier, total et impénétrable pour les êtres humains et que personne ne peut mesurer la pureté et la qualité de cet amour. Il ne faut donc pas avoir peur... Le curé lui conseille de se faire tout petit, humble, modeste, mais courageux, de ce courage qui fait les hommes droits et sincères, et de s’en remettre totalement, pleinement au Seigneur. Il lui glisse dans la main une petite prière à la Vierge qu’il a l’habitude de distribuer aux enfants et il le bénit. A-t-il été complètement rasséréné par cette confession et 12
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par cet accord intérieur enfin trouvé ? Vraisemblablement. Sa vie lui est apparue plus simple, ses projets réalisables, l’amour pour sa femme et sa fille lumineux, son départ proche comme un défi personnel à relever. Ses soucis quotidiens et domestiques – trois fois rien se dit-il enfin – s’effacent. Il comprend où est son devoir : vivre pleinement les échéances qui l’attendent et se nourrir totalement de cette nouvelle mission en homme debout, serein, redressé par la foi, à l’image du tuteur de l’arbre. Ce jour-là, il a l’impression de devenir libre. Le départ est proche. Il faut dire au revoir au bébé, à son épouse qui va une nouvelle fois porter seule la famille, aux amis de la rédaction rassemblés pour l’occasion, couper pour ainsi dire le cordon matériel qui le lie à ses racines. Et il rit beaucoup, touché par tant d’attentions. Chacun lui témoigne l’espérance qu’il porte et le vide que son départ crée. Tous promettent de lui écrire, de donner des nouvelles du quartier, de la rédaction, de s’occuper de sa petite fille, de la maison, d’être présents, ici et là-bas... Et tous ont tenu promesse.