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Š Éditions Jacob-Duvernet, Paris, 2007
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Annabelle Cayrol Josyane Chevalley
COURBET L’INSOUMIS
D’après une idée originale de Nadia Rottger
Éditions Jacob-Duvernet
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Remerciements Jean-Charles Bender Ernest Pignon-Ernest Roland Cayrol Élisabeth Dufour Claude Raymond Vanessa-Camille Bensemhoun Frédéric Hosotte Seillier Daniel Savioz Daniel Salzman Danielle Emery-Mayor Jean-François Emery Pascal Thurre Baptiste Lanaspeze Luc Jacob-Duvernet et à Nadia Rottger, qui a eu l’idée de ce livre
Les portraits de Courbet et de la duchesse de Castiglione sont des œuvres originales d’Ernest Pignon-Ernest.
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Sommaire
Préface de Claude Raymond
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I. Roméo et Juliette
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II. Adèle et Gustave
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III. La colonne Vendôme IV. La fuite V. L’exil
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VI. Samuel et Gustave VII. L’idylle
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VIII. Disparitions Épilogue
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Enfant, je m’amusais avec des compagnons de jeu au lieu-dit les Bains, près des gorges de la Salentze, la rivière parfois tumultueuse qui coule à Saillon. D’un rocher, jaillit une source thermale aux qualités reconnues dès l’époque romaine. Je perdis un jour mes camarades et me retrouvai seul. Alors que je levai la tête en direction du mont qui surplombe l’endroit, j’aperçus devant moi une tête monstrueuse et gigantesque que je n’avais jamais distinguée auparavant. Seul un enfant pouvait voir dans l’immense rocher qui surplombait l’endroit un énorme nez pointu, une bouche baveuse entrouverte, des cheveux ébouriffés. Cette gigantesque curiosité naturelle, de plusieurs mètres de hauteur, me fit prendre la poudre d’escampette. Ce n’est que bien des années après que je revins dans ce théâtre de ma frayeur enfantine, dans des circonstances rocambolesques. J’avais décidé de tenter de résoudre une énigme non élucidée depuis le passage de Gustave Courbet dans le Valais. Il s’agissait de retrouver le lieu précis qui avait inspiré le peintre pour son tableau La Caverne des Géants. Différents journaux du XIXe siècle l’avaient décrit. La tradition locale voulait qu’il fût situé dans les environs de Saillon.
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Mes entretiens avec les habitants du village ne m’apprirent pourtant rien. Je ne croyais pas que l’endroit qui avait inspiré Courbet fût, comme certains le pensaient, la grotte du Poteux, ni l’une des carrières de marbre de Saillon. Après des mois de quête, il m’apparut soudain que ce lieu pouvait être celui qui m’avait effrayé enfant. Effectivement, la caverne des Géants est ce gros rocher à visage humain que j’avais aperçu. Un événement tragique s’était déroulé à la même époque dans le théâtre naturel de La Caverne des Géants. Le corps du faussaire Farinet avait été repêché dans les gorges de la Salentze à proximité immédiate de ce lieu. Étonnante coïncidence que confirma Pascal Thurre, mémoire vivante de Farinet et fondateur des « Amis de Farinet », et qui intéressa Nadia Rottger, laquelle eut l’idée heureuse de proposer aux auteurs d’en faire un livre. À la lecture de leur manuscrit, je fus étonné souvent que leur intuition littéraire approchât de si près la réalité probable. Le livre brosse la vie de Gustave Courbet de 1867 à sa mort. Les auteurs ont décrit un Courbet humain, un peintre engagé dans son temps, sensible et sincère, un homme touché au faîte de sa gloire, qui combat pour survivre dans l’art. Cet ouvrage est un roman historique, qui mêle, comme c’est la règle, des éléments de fiction à la vie de Courbet, mais si habilement qu’il est difficile d’y distinguer la réalité du rêve. En Valaisan, j’aime à me dire que la splendeur des paysages de la région de Saillon a aidé le peintre à trouver un souffle nouveau après sa captivité et sa fuite hors de France en 1873. Selon le professeur de botanique F. O. Wolff, qui a rencontré l’artiste français à Saillon, Courbet a passé seul l’été 1873 dans la région. Il fut d’ailleurs le premier client de l’établissement thermal de Sailllon. À cette époque, il a déjà peint le tableau La Caverne des Géants, dont l’histoire sert de trame à ce roman. Après avoir transité par Genève dans la galerie de Paul Pia, un marchand d’art français réfugié en Suisse, ce tableau a été offert par Courbet aux organisateurs d’une vente aux enchères dont le but était de récolter des fonds en faveur des
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inondés du Midi de la France. Acquise par un acheteur anonyme, la toile disparaît du marché de l’art pendant plus de cent ans. Elle resurgit en 1977, elle fait alors partie de la rétrospective consacrée au maître d’Ornans au Grand Palais. On sait peu de choses du passé de cette œuvre, baptisée Paysage fantastique aux roches anthropomorphes. Dans un premier temps, personne n’a émis l’hypothèse que ce paysage ait pu exister réellement, ni envisagé que cette peinture pourrait dater de la période d’exil de Courbet. On rapproche alors la toile de ses réalisations jurassiennes, en particulier du Gour de Conche, exposé au Musée des Beaux-Arts de Besançon. Aucun mot n’a été dit sur les deux personnages qui animent ce décor admirable. Qui est la belle dame sous l’ombrelle, qui occupe le centre supérieur de la Caverne ? Qui est donc l’homme coiffé d’un chapeau et muni d'un bâton de voyageur que l'on aperçoit au-dessus de la tête du géant ? Farinet hanta ces lieux magiques. Courbet et Farinet, le géant et le faussaire, se sont peut-être rencontrés près des sources thermales de Saillon. L’un frappait des pièces de vingt centimes en argent, l’autre peignait des toiles valant de l’or. On décrit volontiers un Courbet fatigué, usé, triste, sans imagination, lors de sa période d’exil. J’aime à imaginer un Gustave Courbet qui, abandonné et rejeté par la France, trouve un certain réconfort, un nouvel élan et une nouvelle dynamique en Suisse. Après sa captivité, il redevient productif, répond à des commandes qui affluent. Ses vues du lac Léman, ses différentes représentations du château de Chillon, ses glaciers, ses paysages enneigés traduisent son attention nouvelle portée au traitement des variations de lumière. L’une des principales raisons pour lesquelles on dévalorise parfois les œuvres de la période suisse de Courbet est le fait que le peintre a créé dans le Valais un véritable atelier de production, dont Cherubino Pata était la principale cheville ouvrière. Cet atelier s’occupait en particulier de la réalisation de paysages. En cela, Courbet reprenait une pratique très ancienne.
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Le Paysage fantastique aux roches anthropomorphes a enfin retrouvé son titre original : La Caverne des Géants. Elle est aujourd’hui accrochée aux cimaises du Musée de Picardie d'Amiens. Cette toile fut exposée (après Paris et Londres en 1977) à Saillon lors de l'été 2003, et ceci en guise de remerciements pour les renseignements qui furent communiqués à monsieur Mathieu Pinette, directeur des Musées d'Amiens. L’histoire que nous racontent Annabelle Cayrol et Josyane Chevalley a pour moi valeur de symbole. J’aime voir dans Courbet l’insoumis une reconnaissance de la période suisse de Gustave Courbet. Puisse-t-il susciter notre curiosité pour les dernières années de création d’un peintre encore excellent. Par ce roman, Annabelle Cayrol et Josyane Chevalley œuvrent à la reconnaissance entière de la qualité de la période suisse de Courbet. Qu’elles en soient remerciées. Claude Raymond*
* Claude Raymond est né en 1963 à Saillon. Instituteur passionné du Valais, d’art et d’histoire, il découvre Gustave Courbet et entreprend des recherches depuis une dizaine d'années sur le maître d’Ornans.
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CHAPITRE I
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Depuis la mort de son mari, Adèle protège ses rêves et sa douleur. Elle dissimule les aspérités de son caractère. Elle sait que peu d’hommes sont accessibles au don de l’essentiel, au mystère intime de la femme, enraciné dans le ventre et dans le cœur. Ils l’exigent, sans le souhaiter vraiment. Ne serait-ce pas trop lourd dans leur vie ? La majorité d’entre eux ravissent ce dont ils ont besoin pour se rassurer, nourrir quelque fantasme, séduire sur un registre éprouvé. La connaissance d’un être donne le vertige. Elle exige des qualités d’aventurier. Adèle aime l’homme qui escalade la montagne à la recherche d’une vue du monde, dans un voyage périlleux. Elle est aussi intransigeante à son propre égard, et ne donne que le meilleur d’elle-même aux autres. Ce mois d’avril réveille des désirs. La gravité qui étreint Adèle depuis la mort de son mari cède depuis peu à un besoin de renouveau, de légèreté. Elle attribue son humeur radieuse au printemps. La présence affectueuse de l’homme qui lui tient délicatement le coude la conforte dans cette euphorie.
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La voiture s’arrête ; le cocher en descend, ouvre la portière. Une bottine de chevreau se laisse entrevoir sous une robe de soie retenue par un coquillet de dentelle. L’homme assis à la gauche d’Adèle se précipite pour lui tendre la main et l’aider à sortir. Elle ferme les yeux, marque un temps d’arrêt et respire le parfum de vanille qu’exhale l’orchidée blanche épinglée à la pointe de son décolleté. Carlo aimait voir cette fleur placée à l’endroit où naît le désir. Il glissait ses doigts le long du sillon, entre les seins, puis doucement les caressait. Elle se cambrait de plaisir, et il l’embrassait. Ce soir, c’est son ami Charles Gounod qui a agrafé la fleur sur son corsage de dentelle ambrée, dans un geste maladroit de tendresse contrôlée. Adèle, duchesse de Castiglione Altibrandi, veuve du prince Colonna, duc de Castiglione Altibrandi, émeut le musicien par sa délicatesse, sa beauté raffinée et sa distinction. L’air froid et hautain, elle avance, à petits pas, aux côtés du maestro. Elle surprend les regards admiratifs qui glissent sur sa silhouette mais elle ne souhaite pas s’y attarder ; l’œil gourmand des hommes la glace. Encore quelques marches, le grand lustre semble osciller, comme entraîné par les prismes de lumière et les milliers de pendeloques de cristal. Leur scintillement ajoute à la solennité du moment. Le Tout-Paris se presse pour cette première organisée dans la précipitation par le directeur du Théâtre Lyrique, impatient de mettre en scène les amours contrariées des amants de Vérone. – J’ai été averti seulement hier soir ! répète Gounod à l’envi. Elle lui sourit, comme on sourit à un enfant qui pose la même question, inlassablement. La présence de nombreux amis, celle de l’élite artistique, flattent et angoissent Gounod. Il a salué Antoine Blanche, le médecin aliéniste qui l’a reçu, parmi bien d’autres patients sensibles, dans sa clinique
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spécialisée de Passy ; beaucoup lui doivent d’avoir retrouvé le goût de vivre. La présence de Pierre Dupont, vieux, malade, désargenté, désespéré, connu pour son aversion des mondanités, surprend. Ce chansonnier appliqué à noyer les misères des hommes dans le rire au long de folles nuits abondamment arrosées, à la Taverne du Père Fricaud, rappelle à Gounod comme à tant d’autres, le souvenir d’heures joyeuses passées en sa compagnie. Le maître pense que la nostalgie l’a poussé à sortir de sa solitude. Il en est profondément touché. Émile Augier, le dramaturge, est là aussi. Ernest Hébert, prix de Rome, portraitiste de la famille impériale, s’entretient avec la princesse Mathilde Bonaparte, entichée de Gounod. Elle aime toujours avec passion, et déteste avec vigueur. – Elle n’aime qu’elle-même, murmure Adèle. Regardez ! Elle toise Zola d’un regard plein de mépris. Lui s’en moque ! Son esprit, j’en suis convaincue, ne peut se hasarder dans les dédales de la superficialité. Quant à moi, je l’apprécie beaucoup. Gounod masque sa surprise. Cette élégante aristocrate lit un écrivaillon ! Appuyé contre une colonne, Zola se lisse la moustache. Il semble lointain. Il pense à la prochaine parution de sa dernière œuvre, Thérèse Raquin. Dans quelques mois, les chroniqueurs seront sévères, fulmineront, certains le traiteront même de pornographe. On lira dans la presse : « Des personnes dominées par leurs nerfs et qui n’écoutent pas leurs têtes. C’est à donner des frissons ! » En face de lui, Tourgueniev s’ennuie de Pauline Viardot, cantatrice et sœur de la Malibran, restée à Bougival. Toute la journée, dans leur villa des Frênes, ils se sont amusés. Pauline écrit des opérettes qu’ils jouent en famille. Tourgueniev chante et danse, ne prenant du monde que ce qui le sauve du désespoir. Il n’apprécie pas le réalisme de Zola, « ses tristes décors
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et ses personnages désespérés… » Mais il ne souhaite pas mêler sa voix au chœur des détracteurs de son confrère ; il connaît trop bien la douleur d’écrire et celle d’être lu. Plus loin, les sopranos Adelina Patti et Christine Nilsson, talentueuses et jalouses l’une de l’autre, s’avancent dans de doux froufrous. Les femmes semblent belles, la chaleur et l’excitation colorent leurs joues de rose, à moins que ce ne soit la poudre dont elles se sont parées. Les hommes ont les gestes élégants et protecteurs. Les costumes noirs frôlent les épaules nues, dans une chorégraphie apprise depuis l’enfance. Des senteurs orientales se mêlent à l’Eau de Cologne impériale. Pour un peu, on se croirait à la Maison dorée. Les conversations s’entremêlent. Les propos s’envolent dans un brouhaha plaisant et futile : – Sa voix est céleste, mais son caractère impossible… – Vous savez que Carvalho est tellement romantique… – Pauvre Empereur… Maximilien, il le sait, risque d’être exposé à de graves ennuis au Mexique !… – L’ambassadeur vient de me dire qu’il était présent à la signature de la fin de la guerre de Sécession en avril 1865… – Étiez-vous ces derniers jours à l’Exposition ?… On en parle assez peu ! Une brune élégante sussure à l’oreille d’une petite blonde corsetée de soie sauvage : – Je me suis entretenue avec ce cher Gounod à l’occasion de la remise de sa Légion d’Honneur. On raconte qu’il est amoureux. C’est possible, il avait un bien étrange regard ! – L’objet de sa flamme serait-il cette duchesse qui l’accompagne ? Elle est étonnante, et veuve… – Savez-vous qu’elle se fait appeler Marcello et qu’elle sculpte les bustes de ses admirateurs ? On dit qu’elle est suisse…
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Ignorant tout de ces rumeurs, Adèle et Gounod se sourient, complices et amusés par les mondanités qui se déploient autour d’eux. Elle laisse échapper un de ces petits rires qui déclenchent toujours chez elle un léger accès de toux aussitôt retenu, et dont elle a fait une coquetterie. La maladie qui la tuera a commencé son œuvre pernicieuse. – Petit condensé de vérité humaine, lui glisse Gounod à l’oreille, en se penchant. La douceur de la nuque de la duchesse le bouleverse. Il se redresse presque effrayé. La duchesse et le maître échangent un regard. Leur amitié grandit sur un terreau romanesque. Ils tiennent avec une volonté farouche à un idéal de vie où le beau côtoie le bien. Ils se voudraient à l’abri du commun, de l’ordinaire. Peu leur importe le regard des autres, leur quête de spiritualité les préserve des tentations superficielles. Ils s’appliquent à construire leur vie comme une œuvre d’art, une vie consacrée à l’art. Leur relation particulière n’est toutefois pas dénuée d’ambiguïté. Gounod s’efforce de contenir l’attirance qu’il éprouve pour cette femme singulière. Elle sait, et se surveille. Avec lui plus encore qu’avec les autres, elle doit faire montre d’une nécessaire distance. – Le Beau, le Bien… Qui sommes-nous pour en définir les règles ? lui a-t-elle demandé un jour. Tout cela me paraît parfois d’une telle prétention, d’une telle vacuité… une sorte d’enfantillage ! Cette réflexion revient à l’esprit de Gounod à cet instant où il la trouve belle, et magnétique. Il ne sait pas lui dire qu’il l’aime, il ne peut pas. Les convenances l’ont figé à jamais dans le silence. Il ne parvient qu’à lui glisser d’une voix enjouée : – Ce soir, l’atmosphère me semble joyeuse. Le bruissement de cette brillante assemblée a quelque chose d’enivrant. Devant eux, maintenant, on
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s’écarte. On leur adresse de petits gestes de sympathie, de connivence et parfois de charmante hypocrisie. Charles Gounod et la duchesse de Castiglione avancent dans le grand hall du Théâtre Lyrique. On attend le Maître. Amis, curieux, journalistes les suivent en procession. Par les portes passent les esquisses grinçantes des violons qui s’accordent. L’effervescence des soirs de « première » est perceptible. Le journaliste du Figaro Gustave Claudin pose une question à Gounod qui ne l’entend pas et lui sourit. Le chroniqueur à l’intuition légendaire pressent que l’histoire d’amour de Roméo et Juliette, portée par la voix de Caroline Carvalho, va être un succès. – Allons saluer nos peintres, chère duchesse ! propose Gounod à Adèle, l’entraînant vers deux individus. Celui qui leur fait face est un personnage de belle prestance. C’est Courbet, un homme qu’on remarque. D’une stature imposante, il est parfaitement à l’aise dans ce décor, prompt à engager la conversation avec ses amis, connaissances ou admirateurs. Il observe les gesticulations mondaines avec un sourire carnassier. Âgé de quarante-huit ans, portant cheveux longs et barbe fournie, l’artiste-peintre Gustave Courbet jouit d’une solide notoriété. Sa réputation est due à sa production artistique, mais aussi à son tempérament de bon vivant, fort en gueule. Il n’hésite jamais à clamer ses opinions républicaines et à revendiquer sa fascination pour les idées de Proudhon. Pour un commanditaire turco-égyptien, Khalil-Bey, le peintre a osé. Il a réalisé ce qui restera l’une des plus célèbres œuvres de l’histoire de l’art, L’Origine du monde. D’aucuns disent que le sein de la femme tronquée, son ventre, ses cuisses écartées, le sexe agressivement exhibé, les poils pubiens, toute cette provocation chargée d’érotisme, constituent l’irreprésentable. C’est moins le sujet que son aspect provocateur qui
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choque. L’éloquence du corps renversé et la disponibilité sexuelle de la femme répondent à une intention précise du commanditaire : provoquer une excitation sexuelle. Et Courbet, consommateur plutôt que blasphémateur, impie ou adorateur, en effet montre tout. Mais le peintre qui a tout dévoilé a souhaité protéger la dignité de la femme. Son impudique composition joue donc sur des effets de réalité sans en dépasser les limites. Faut-il y déceler le besoin de l’artiste d’exorciser ses rapports anxieux aux femmes ? Gambetta raconte qu’à l’occasion d’un dîner, Son Excellence Khalil-Bey a montré le tableau. Courbet était présent et y est allé avec fierté de son commentaire avec un accent franc-comtois dont il ne se défait pas : – Vous trouvez cela beau… Et vous avez raison. Oui, cela est très beau, et tenez, Titien, Véronèse, leur Raphaël, moi-même, nous n’avons jamais rien fait de plus beau. Courbet puise sa force dans une inébranlable foi en son talent. La duchesse de Castiglione voudrait dire à son auteur qu’elle a aimé ce tableau troublant, lui dire qu’elle y a trouvé sans doute une réminiscence de son amour à peine vécu, qui l’a rendue à jamais nostalgique. Courbet, en discussion avec Manet, retire de sa bouche sa pipe éteinte. – Désolé, mon ami, il me faut mettre fin à notre conversation ! – Voilà une bien belle demoiselle, Courbet ! Vous auriez pu l’installer dans Les Demoiselles de village, à condition de ne pas l’affubler d’un panier de paysanne ! Quelle fière allure ! Je comprends que notre discussion ait soudain perdu de sa saveur ! La duchesse a surpris le murmure de leur échange sans en saisir la teneur. Elle est frappée par l’énergie que dégage la voix de Courbet, par la douceur de son regard.
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Adèle a vu certaines de ces toiles et s’est émerveillée devant l’exploration des variations de lumière, passant des tons gris de la roche aux couleurs froides et verdâtres de l’eau. Les effets de matières liquides, à la fois denses et légers, l’ont fascinée par leurs contrastes. Elle a admiré des versions de La Source de la Loue, représentant une des curiosités mentionnées par les guides touristiques du XIXe siècle, sur laquelle Courbet s’est concentré dans les années 1863-1865. Et Courbet connaissait par cœur les vers de Max Buchon qui ouvraient son recueil de Poésies franc-comtoises. Dans les Voyages pittoresques, Nodier avait observé et écouté ladite source. L’utilisation solide et ferme du couteau à palette qui imprègne tous les éléments, les touches de couleur directes et âpres, la renvoient à son propre travail de la matière. Elle s’est dit alors qu’ils avaient quelque chose en commun. Une même façon de saisir la nature à bras le corps. Elle a senti derrière l’artiste connu et flatté, derrière l’insoumis, un personnage décidé à empoigner le monde tel qu’il se présente à lui. Au même instant Courbet ressent l’envie d’étreindre cette femme, paisible mais frémissante, au port bien éloigné des postures de muses. Depuis un moment déjà il observe le brillant équipage qu’elle forme avec Gounod. Ils se sont déjà croisés. Mais dans le souvenir de Courbet, Adèle était une artiste talentueuse et sauvage, s’habillant parfois en homme. Aussi la découvrir toute de dentelles vêtue, parée de bijoux remarquables, au bras de Gounod, l’impressionne et l’intrigue. Lui, l’amateur de femmes pulpeuses et écervelées, se sent écrasé par la distinction de cette aristocrate, faite de douceur et de dédain. Il est, quelques instants, subjugué par Adèle, sans voix. « Méfiance, Courbet, se dit-il. L’intelligence d’un homme mûr, n’est-ce pas de savoir qu’avec certaines femmes l’échec cuisant et destructeur est prévisible ? »
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S’il la peignait, quelle émotion choisirait-il ? S’il la prenait dans ses bras, ce serait pour étreindre non seulement la femme du monde, mais aussi la sculptrice. Courbet se souvient de la ferveur avec laquelle il l’a vue manier le ciseau dans son atelier, avant le Salon de 1863 où elle exposait ses premières œuvres. Et l’année suivante, lorsqu’elle sculptait le buste de sa mère. Marcello, puisque c’est sous ce nom que la duchesse s’est fait connaître depuis la présentation de ses œuvres au Salon, a le talent d’arracher à la pierre des expressions d’une vérité, d’une humanité émouvantes. Une force l’habite quand elle se mesure au marbre. Elle sculpte dans une intimité si charnelle avec son matériau qu’elle s’en trouve métamorphosée. – Bonsoir, chère duchesse, vous paraissez bien calme, au milieu de cette agitation. – Ce n’est qu’une apparence, mon cher Courbet, une apparence… Un frisson le parcourt. Il est dérouté par cette réponse banale et équivoque. Comme sa peinture, l’homme exhale l’odeur des sous-bois, et expriment la force de la nature. Le contact avec Courbet apporte à Adèle une plénitude étrange, un frémissement délicieux. Lui ressent la certitude fugace de toucher du doigt le point vers lequel les quêtes de sa vie pourraient enfin converger. – Vous ressemblez à vos toiles ! murmure-t- elle. On annonce le début du spectacle. Adèle et Gustave se séparent et gagnent chacun de leur côté leur place. La lumière se fait pénombre. Derrière le rideau rouge, les invités au festin des Capulet s’installent. En ce 24 avril 1867, la première représentation de Roméo et Juliette commence. ***
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Bravant une forte chaleur, inhabituelle pour un début de mois de septembre, Gounod est venu rendre visite à la duchesse de Castiglione. Il est introduit dans le salon. Elle se lève pour l’accueillir. Elle est belle dans cette lumière de fin d’été. De ses cheveux retenus par un large peigne de nacre, s’échappent des mèches désordonnées, qui enlacent son visage et mettent en valeur son regard. Un parfum de musc flotte. Ils s’assoient dans la partie la plus fraîche de la pièce, où domine le clair-obscur. Sur le piano, une partition traîne, celle d’un prélude de Bach, celui qui lui a inspiré un lancinant Ave Maria. Adèle verse du thé venu de Chine dans des tasses de porcelaine. Gounod se sent le plus heureux des hommes. Il s’est donné pour tâche de garder leur tendresse comme un trésor et de la polir comme un bronze. Quitte à étouffer les élans profanes qui souvent le secouent. Tout laisse accroire qu’Adèle veille à ne s’entourer que d’hommes qu’elle ne désirera jamais. Pour l’heure elle virevolte, paisible et égoïste. Les deux amis s’écrivent ou se parlent, selon leur humeur. Leurs lettres sont longues ou courtes, leurs échanges graves ou légers. Alors que Gounod entame un résumé circonstancié du contenu des louanges qu’il a reçues après le triomphe de son opéra, il est interrompu par l’entrée dans la pièce de la servante suisse d’Adèle. Elle porte un plateau d’argent sur lequel une enveloppe est déposée. « On m’a dit que c’était urgent, Madame. » Adèle reconnaît l’écriture de Courbet. Depuis la première de Roméo et Juliette, elle entretient avec lui une correspondance fournie. Ils y évoquent l’art, la politique, parlent de leurs terres d’origine. Ils y glissent aussi des phrases plus intimes, sur leurs jubilations, leurs inquiétudes et les exigences qu’ils voudraient imposer au monde.
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Courbet peut exprimer son trop-plein de vie dans des propos excessifs, truculents et vulgaires. Adèle se maîtrise, comme on sait s’acquitter d’un devoir. Elle n’oublie ni son rang ni sa condition de femme, de veuve. En compagnie de Gustave, elle trouve aussitôt la sérénité. La duchesse apprécie les relations épistolaires. Séductrice, elle l’est par la pertinence de ses propos, la vivacité de ses raisonnements, la générosité de son amitié. Mais le désir des hommes la laisse indifférente. L’intensité du souvenir de son défunt mari la préserve de toute passion, croit-elle. Son désir pour Carlo l’a épuisée et elle ne veut plus revivre une telle folie. – Me permettez-vous de vous abandonner le temps de lire cette lettre ? demande-t-elle à Gounod en souriant. Un peu agacé, Gounod se lève et sort un carnet de musique de sa poche. Il lui tourne le dos, la laissant à sa lecture. Au fur et à mesure qu’elle lit, ses traits se ferment, son visage se durcit. – Courbet m’informe que ce malheureux Baudelaire n’a pas survécu à la lente agonie qui a suivi sa chute dans l’église de Saint-Loup, à Bruxelles. Il a été, vous le savez sans doute, frappé d’hémiplégie, puis d’aphasie. Ne plus pouvoir bouger, ne plus pouvoir s’exprimer… Pauvre homme ! Madame Aupick, sa mère, doit être effondrée. Courbet est très affecté. Il a souffert de leurs années de brouille. Il me propose de l’accompagner demain à la cérémonie qui se tiendra en l’église St-Honoré-de-Passy. L’inhumation aura lieu au cimetière du Montparnasse. – Qu’allez-vous faire ? demande Gounod ébranlé par la nouvelle. – Je vais y aller. ***
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Le lendemain, Adèle et Courbet se retrouvent sur le parvis de l’église. La chaleur s’obstine. Aucun membre de la Société des gens de lettres, ni du ministère, ne s’est déplacé. Courbet transpire. Il est pâle. En la voyant, il esquisse pourtant un sourire. Il a juste le temps de la remercier d’être venue avant que ne commence la cérémonie. Le service funèbre est célébré devant une centaine d’hommes de lettres et d’amis. Dies irae. L’air est saturé de fumées d’encens. Madame Aupick tressaille de lourds sanglots. Verlaine pleure discrètement. FantinLatour contemple fixement l’ange d’une fresque. En étudie-t-il la structure pour déjouer sa tristesse ? Manet, blême, s’est figé dans son effroi de la mort et regarde ses mains croisées dans une sorte de prière. Après l’envoi, tous sortent lentement, chacun à ses pensées. Il fait toujours plus chaud. Courbet éponge son front. Adèle et lui se joignent au maigre cortège qui s’ébranle en direction du cimetière du Montparnasse. La duchesse de Castiglione pense à son jeune mari. Depuis la mort de Carlo, emporté subitement après leur bref mariage, elle a fui les enterrements. La température ne convient pas aux cimetières. Les fleurs s’étiolent. Sur la tombe, un abbé distribue les bénédictions d’usage. Banville, le journaliste et ami de Baudelaire, debout devant le cercueil du poète drapé d’une couverture noire, la voix cassée, salue en Baudelaire le novateur, celui qui, dit-il, « n’a pas transfiguré l’homme, ne l’a pas déguisé pour correspondre à une image idéale mais qui a, dans sa nature tourmentée, eu le courage d’accepter l’homme moderne, avec ses défaillances, avec ses aspirations déçues… » Il cite Baudelaire : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. »
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Asselineau, le littérateur, rend à son tour un hommage au maître, qu’il termine en déclamant quelques vers du Voyage : « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » Quelques adieux encore. L’air est étouffant. Les fossoyeurs, armés de leurs outils, s’interpellent déjà. Il faut partir. La duchesse a pris le bras de Courbet. Ensemble ils marchent. Le jardin du Luxembourg n’est pas très loin. Ils vont se réfugier sous ses arbres, se laissent presque tomber sur un banc. L’un et l’autre voudraient parler, chasser de leur tête l’image des pierres tombales et l’odeur entêtante des fleurs moites. La mort est entre eux, dont l’horreur les fige. – Pourquoi avoir mis Baudelaire à droite de L’Atelier ? demande finalement Adèle. Sur cette grande toile sous-titrée Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique, le peintre a exprimé l’âme de son atelier. Beaucoup de ses amis, écrivains, critiques, peintres figurent sur cette toile, ainsi que des amateurs de son art, qu’il appelle ses « actionnaires ». Courbet se penche en avant, met un genou à terre et se concentre, pour brosser rapidement la composition de L’Atelier sur la terre sèche du Luxembourg. Il se lance dans l’énumération des personnages, comme il l’a fait dans une longue lettre à Champfleury : – Une partie du tableau représente les gens qui me servent, me soutiennent dans mon idée et participent à mon action. Ce sont les gens qui vivent de la vie, qui vivent de la mort. C’est la société dans son haut, dans son bas, dans son milieu. En un mot, c’est ma manière de voir la société dans ses intérêts et ses passions. C’est le monde qui vient se faire peindre chez moi. Je suis au
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milieu peignant. À droite sont les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l’art. À gauche, l’autre monde de la vie triviale, le peuple, la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort… Sur mon chevalet, il y a une toile sur laquelle je peins avec le côté assyrien de ma tête. Derrière moi se trouve un modèle de femme nue. Elle est appuyée sur le dossier de ma chaise, me regarde créer un instant. Ses habits sont à terre en avant du tableau… À la suite de cette femme se tient Promayet, avec son violon sous le bras… Par derrière lui sont Bruyas, Cuenot, Buchon, Proudhon… – Parlez-moi de lui, s’il vous plaît ! demande Adèle, fasciné par la réputation sulfureuse de ses idées. – Sa pensée est juste. Il veut affranchir l’art de ses servitudes. Il défend un art qu’il appelle « art de situation ». La société actuelle s’éloigne de l’art, elle s’en fait un moyen de plaisir et d’amusement, un passetemps, un luxe, somme toute. Courbet s’anime quand il évoque ce sujet. Il défend avec une conviction sincère les thèses de Proudhon. – Montrez-moi vos autres amis, lui demande encore Adèle. Les amis d’Ornans continuent à défiler sur la toile imaginaire qu’il dessine sur la terre sèche du jardin du Luxembourg. – Les principaux sont là, bien sûr. Bruyas, le mécène, et Cuénot, aussi, venu à Paris pour étudier la peinture. Marlet et moi avons partagé un logement de bohème à Saint-Germain-des-Prés. Et puis Buchon, ah Buchon, nous avons longtemps cherché notre voie ensemble. L’atmosphère du collège nous suffoquait. Champfleury, assis sur un tabouret, son chapeau posé sur ses jambes croisées. Toubin et moi avons lancé Le Salut Public. Il défend bien ma peinture dans ses articles. C’est parfois plat, mais sincère toujours.
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– Continuez, l’encourage Adèle. Elle se penche à son tour comme pour regarder de près. Il reste donc Baudelaire. – Il est à l’extrémité droite, assis sur une table, et lit dans un grand livre. Puis sont représentées les femmes, poursuit Courbet. Virginie Binet, que j’ai épousée. Pauvre imbécile que j’étais ! Je savais pourtant que le mariage était la mort de l’art… Elle est partie, avec l’enfant qu’elle a eu de moi. Elle l’a prénommé Désiré ! On ne pouvait mieux me provoquer ! Désiré, Désiré Binet. – Et la mulâtresse qui se regarde dans une glace serait Jeanne Duval, la maîtresse de notre pauvre ami Baudelaire, n’est-ce pas ? – Elle lui aura donné de bien belles heures… répond-il songeur. L’évocation de Baudelaire produit sur Courbet un curieux sentiment de panique et une étrange joie. Baudelaire est mort, mais, grâce à ses œuvres, il vit encore. Et lui, Courbet, a immortalisé pour l’éternité les traits de son visage sur la toile. – Au fond, reprend Adèle d’un ton doux, dénué d’ironie, quelle était votre intention véritable en peignant ce tableau, sinon de vous mettre en scène ? – Me traiteriez-vous de prétentieux ? Un prétentieux puéril, de surcroît ? répond-il piqué. – Un peu démonstratif, sombre. Mais vous peignez la mort et la beauté du modèle… Courbet est traversé par l’idée que la jalousie la rend sévère. Mais quelle sorte de jalousie pourrait habiter cette femme si maîtresse d’elle-même ? À cause de son amour des femmes et des modèles ? De son passé chargé d’aventures passionnelles ? Quelle femme ne souhaite pas, dans un instant d’égarement, être la seule, l’unique amie d’un homme ? Elle le surprend soudain, tant sa voix est grave : – Je connais bien ce tableau et j’y ai vu surtout votre profonde solitude. Vous êtes seul au milieu des tous ces
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gens que rien ne lie sinon l’attente ! Vous, au centre, vous peignez un paysage, et votre modèle n’est pas dans le tableau, il est derrière vous ! Il attend ? Pourquoi ? – L’attente permet la réflexion, ma chère Adèle. – Le sous-titre Allégorie réelle est en un sens très ironique, ajoute-t-elle. Vous mettez en scène votre culture de la peinture, on retrouve la culture païenne, profane et religieuse, tout un répertoire symbolique. – Est-ce que je vois aujourd’hui le monde différemment ? C’est la question que je dois me poser. C’est semble-t-il ce que vous me suggérez. Plus je vieillis, plus je le trouve complexe. Il n’a plus envie de parler de sa peinture. Du pied, il efface les sillons qu’il a tracés dans le sable et lance à Adèle : – Comment va votre mère ? – Elle va bien. Elle prend soin des roses du parc, parle aux oiseaux. Je crains parfois qu’elle soit un peu fatiguée. Il me semble que son écriture vacille. Courbet connaît l’attachement puissant des deux femmes. À l’évocation de la maison familiale, Givisiez, un manoir dans le pays de Fribourg, en Suisse, une vague de mélancolie a noyé le regard de la duchesse. Ils ont l’un et l’autre la nostalgie de leur campagne. – J’irais bien m’asseoir sous les arbres de ce parc, tailler des roses avec Madame votre mère et, pourquoi pas, titiller les truites de ces ruisseaux dont vous m’avez parlé. Si je me souviens bien, ils avaient des noms de comptines enfantines. Redites-les moi ! Adèle éclate de rire. – Comme vous êtes touchant, Courbet, et comme vous avez une belle mémoire. Les ruisseaux de mon village s’appellent Chandolan, Lavapesson et Tiguelet. Elle a chantonné les noms plus qu’elle ne les a dits. – Chandolan, Lavapesson, Tiguelet répète Courbet. Et leurs milliers de truites à pécher, à peindre, à dévorer !
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– Voyez-vous, il n’y a pas chez nous ce je-ne-saisquoi d’artificiel qui me contrarie à Paris. Mes origines champêtres, sans doute, m’inclinent parfois à rejeter toutes ces mondanités. J’ai besoin de solitude pour sculpter. Besoin d’ôter mon chapeau, mes gants, mes souliers quand je suffoque de chaleur. Besoin de liberté ! – Souvent il m’arrive de croire que je suis né uniquement pour transformer un arbre et un peu de terre en un chef-d’œuvre ! Mais la politique m’intéresse aussi, la société dans laquelle nous vivons ne me convient pas, j’ai envie d’y être actif. – Cela vous honore, mais je ne crois pas que ce soit votre rôle, ce serait dangereux pour vous ! ll y faut un cynisme ou un aveuglement dont vous êtes exempt ! La duchesse ne s’étend pas sur le sujet. Elle est embarrassée, elle sait que Courbet n’apprécie pas son amitié pour Napoléon III et qu’il la trouve incompatible avec leur propre complicité politique. Un silence s’installe. – Vous ai-je dit, Courbet, que je me suis plongée dans les gravures de Piranèse ? Ses escaliers me fascinent. Je dois avouer un vrai penchant pour les mystères. Courbet est, lui aussi, passionné par les phénomènes qui dépassent l’entendement. La chouette qui hulule trois fois pour annoncer un malheur. Les clés des maisons qui se meuvent toutes seules. La nuit des quatre temps, une nuit au cours de laquelle, dit-on, le vent, la pluie et le tonnerre se mêlent aux étoiles. Son âme paysanne lui fait attribuer toutes ces manifestations bizarres à un monde surnaturel. Le somnambulisme le fascine. Il y a une douzaine d’années, il a peint La Voyante, une somnambule selon Théophile Sylvestre, dans un égarement énigmatique, un état de transe hypnotique. Il y a quelque chose de charnel dans la vision que Courbet se fait de l’au-delà. Il y pense en
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ce moment même, au surnaturel, et formule sa conception animiste du monde : – Le surnaturel n’est-il pas la part sophistiquée de la nature ? Mais trêve d’interrogations métaphysiques et graves, ma chère Adèle. La chaleur et les obsèques assurément nous ont plongés dans un drôle d’état ! On m’a rapporté que vous alliez au Jardin des Plantes. Est-ce vrai ? – C’est vrai, glisse-t-elle dans un sourire. Je dessine des animaux. Gustave Courbet et la duchesse de Castiglione sont paisibles à présent. Du kiosque, un peu plus loin, s’évade la musique entêtante de l’orgue de Barbarie. Ils aiment tous les deux ces vieux refrains populaires. Ils se taisent. – Irez-vous en Bavière prochainement ? – Que pensez-vous de Ludwig, mon ami ? s’enquiert Adèle. – Il rêve ses rêves, me semble-t-il. C’est là tout un charme que peu de ses sujets comprennent. J’ai beaucoup d’amitié pour lui et pour Sophie, sa jolie promise. Et une véritable affection pour Élisabeth. Elle tousse un peu ces derniers temps. La Hongrie la préoccupe. Ce métier de souveraine ne convient pas vraiment à Sissi. C’est joli, Sissi, ne trouvez-vous pas ? Cela lui va bien. Louis, lui, voudrait consacrer ses journées à la musique. Ah, la musique de Wagner, un véritable engouement qu’il s’est découvert là, avec la chasse. Les pensées se bousculent dans l’esprit de Courbet. Il se sent bien avec les êtres en marge, aux côtés de ceux que son ami Vallès nomme les « réfractaires » ou les « irréguliers », à cause de leur sincérité, de leurs passions, qu’ils soient aubergistes ou souverains, musiciens ou mendiants. Il revoit Adèle lorsqu’elle façonnait le buste d’Elisabeth d’Autriche. Les images de Sissi et Adèle se confondent un instant dans son esprit.
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– J’aime aussi beaucoup Elisabeth, murmure-t- elle. L’impératrice et la duchesse ont en commun la petite toux qui scande leurs conversations. Courbet de son esprit chasse la peur que lui inspirent ces petits refroidissements, la tuberculose que l’on dit incurable. Il a vu galoper Elisabeth, cheveux au vent, assise en amazone sur un cheval noir dans le parc de Neuschwanstein, et Adèle est si belle. La mort est loin, se convainc-t-il, avec une ferveur presque mystique. – Louis construit ses châteaux pour mettre en scène la mythologie scandinave, mais surtout pour se mettre en scène lui-même, comme vous dans L’Atelier, bardé d’ors et d’épées. Les rois et les peintres ont ceci de commun qu’ils peuvent tenter de concrétiser leurs désirs. Il est maladroit avec les femmes. – Moi aussi ! Mais pas pour les mêmes raisons, sourit Courbet. Adèle est soudain gênée. – Il faut que je rentre. J’ai très soif ! Elle se lève lentement. Courbet est songeur. Quand il a vu Marcello dans son atelier, perdue dans un vaste tablier ajusté par une cordelette, grise de poussière, avec des empreintes de marbre sur les pommettes, il a pressenti qu’entre eux deux naîtraient des affinités électives. Il ne s’était pas trompé. Les fins de journée sont belles en septembre. La lumière déjà moire les arbres. L’automne sied à merveille à Courbet et à la duchesse. C’est le temps des embrasements et des douceurs. Adèle pense soudain à la beauté de Carlo, à Carlo, l’homme-enfant endormi. Courbet la sent perdue dans d’autres pensées. S’il osait, il la prendrait dans ses bras. Il lui propose de la raccompagner. – Non, merci, ma voiture est proche. Merci pour ce moment délicieux. Au jardin du Luxembourg, les ombres se profilent. Adèle s’éloigne rapidement. On dirait qu’elle ondule entre les rayons du soleil couchant.
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La gorge sèche, légèrement contrarié de s’être peutêtre abandonné à trop de confidences, Courbet rejoint Laveur, le café de la rue des Républicains. Il apprécie sa mousse rafraîchie par des blocs de glace recouverts de jute. La bière est une preuve du génie humain. Les Francs-Comtois comme lui en boivent des litres dans les cafés de Saint-Germain. L’ivresse est moins prompte, plus douce qu’avec le vin ou les eaux-de-vie. Il boit goulûment, la tête renversée. Sa belle l’attend. Il est déjà en retard. Lorsqu’il ouvre la porte de son atelier du 32, rue Hautefeuille, il lui reste un peu de mousse sur la barbe, juste au-dessous du menton. D’un coup de langue habile, il la lape et savoure l’amertume du houblon. La fraîcheur de la pièce le surprend. Les murs épais et les persiennes baissées opposent une digue à la chaleur. Une fumée blonde s’effiloche dans les rais de lumière. Une odeur de cigarette russe imprègne la pièce. Un mégot de papier doré mal éteint se consume dans l’assiette rouge posée sur la table. La femme est allongée sur le canapé, les bras relevés. Elle est nue, belle, voluptueuse, somnolente. La masse de cheveux roux s’étale autour de son visage. Joanna n’a pas vingt-cinq ans. Elle offre son corps à la peinture et à ceux qui la font, pour autant qu’ils aient une belle tournure et quelques moyens. On raconte que le peintre Whistler, dont elle était la maîtresse, l’a prêtée à Courbet comme modèle. Elle n’est jamais revenue vers lui. Jo est la luxure et la liberté faites femme. Il la regarde et sent des forces vivantes l’envahir. Il s’avance, porté par le désir. Quelque chose de violent et qui ne s’embarrasse pas d’émotion. Pas de formalités courtoises entre eux. Jo accueille Courbet avec ce sourire à la fois narquois et provocant que les femmes affichent quand elles ne sont pas amoureuses. Courbet se penche. Toutes les tensions de la journée se transforment en
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énergie, en un besoin impérieux d’un corps chaud et suave. Jo s’abandonne aux jeux de mains de Courbet. Quand il entre en elle, il se sent, l’espace d’un instant, un géant. Jo voudrait lui dire, comme à tous ses amants, « Non, vous n’êtes pas en cet instant un géant », mais elle se tait, par tendresse pour cet homme. La nuit est tombée. Courbet ferme enfin les yeux et la silhouette fine d’Adèle s’éclipsant à petits pas dans le crépuscule se dessine sous ses paupières. Il croit sentir ce dont cette femme aurait besoin. Il ne le dira pas, il ne le veut pas, et il ne le peut pas. Il sait qu’il s’exposerait à une douleur incoercible. Il repousse avec force cette idée. Non, l’ambiguïté des sentiments n’est pas une trahison envers soi, elle l’est simplement envers les autres. C’est sur un sentiment d’insatisfaction que Courbet rejoint le monde bavard des rêves.
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