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© Éditions Jacob-Duvernet, 2006

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Georges Neyrac

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Table des matières

La leçon de Judith .........................................................................................11 Journal officiel .....................................................................................................27 La bâche bleue .....................................................................................................37 Elle ...........................................................................................................................................53 Visite inutile ............................................................................................................65 Seul .........................................................................................................................................73 Un proconsul .........................................................................................................83 Le bibliothécaire de Strausberg...............................................99 Francis et les livres ....................................................................................113 Vietnam Veterans Memorial ...................................................121 Selim ................................................................................................................................129 Li Dao ...........................................................................................................................141 Une photographie .....................................................................................147 Soldat Hans Kr..............................................................................................171 Portraits de campagne ........................................................................183


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À Constance, Marie Solène et Aurélien


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« Il reste une seule ressource : se souvenir, se recueillir. Là où on ne peut rien “faire”, on peut du moins ressentir inépuisablement. » Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible

« Personne ne peut devenir ce qu’il cherche en vain dans sa mémoire. » Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment


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La leçon de Judith

En cette matinée calme de lac alpin, les membres du séminaire posaient pour la traditionnelle photographie. On essayait de trouver la bonne place, les grands derrière, les petits devant. On s’amusait de la situation après trois longues journées fort intellectuelles. Chacun allait bientôt repartir chez soi, gavé de tous les enseignements reçus au cours de séances consistantes. Il y avait Fabrice, Jean, Daniel, Jean-Eudes, Isabelle et Carole, Charles et Johan, Pierre et Sylvain, quelques autres encore, experts, patrons de laboratoires de recherche, docteurs ou doctorants, tous spécialistes dans leur domaine. Et Judith. C’était notre vieille dame, notre doyenne, que nous plaçâmes d’office au centre de la photo, autant par respect que par fascination pour cette prodigieuse intelligence. Judith passa une main ridée dans ses cheveux blancs. Elle lissa son tailleur marine, ajusta son collier de perles, ses bracelets, le col de son chemisier de soie. Malgré l’usure du temps, elle avait conservé une distinction et une classe remarquables, un style particulier qui forçait le respect. Elle glissa une plaisanterie qu’elle avait relevée dans un quotidien du Colorado : « Vous 11


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ne trouvez pas que Dominique de Villepin ressemble exactement à ce à quoi on voudrait qu’un diplomate français ressemble ? Je ne sais pas ce qu’il connaît à l’Irak, mais je suis sûr qu’il peut vous dégoter une très bonne bouteille de Bourgogne. » L’effet était réussi et on se décontracta devant le photographe qui s’impatientait. Judith était américaine, professeur de géopolitique à l’université de Harvard où elle enseignait également la philosophie, l’éthique politique et religieuse. Elle parlait couramment le russe et l’allemand, et un français très pur avec un accent marqué mais agréable, qui chantait peut-être la Louisiane et l’ancienne France. Elle appartenait aussi à un think tank, un réservoir de pensées et de réflexions financé par une fondation privée et proche de la Maison Blanche. On disait qu’elle y était très écoutée. C’était Judith qui, dans quelques instants, allait conclure le séminaire par un exposé magistral de plus d’une heure, un condensé de bonheur, de perspicacité, de conviction et de sens, marqué par une hauteur de vue réjouissante. J’en avais besoin, car cette rencontre de chercheurs et de directeurs de sciences molles était consacrée aux soubresauts contemporains du jus ad bellum (le droit de faire la guerre). « Y a-t-il encore aujourd’hui une doctrine de guerre juste et comment s’interprètent les interventions armées ? », tel était le thème de ce colloque auquel je m’étais rendu à contrecœur. Les organisateurs m’avaient promis que mon expérience dans les Balkans, en Afghanistan et ailleurs apporterait de toute évidence un regard neuf à la quinzaine d’universitaires et de scientifiques en mal d’interrogations existentielles sur un phéno12


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mène auquel ils ne connaissaient pas grandchose : ni le tumulte des armes, ni les cortèges de réfugiés fuyant leurs maisons incendiées et leurs églises ravagées, ni les charniers de Raçak et de Srebrenica, ni les mouroirs sordides des prisons d’Abidjan et de Kaboul. La guerre, ici, se limitait à l’étude exhaustive de saint Augustin, de saint Thomas d’Aquin, de Vitoria, des premiers penseurs romains et de quelques autres philosophes venus du Moyen Âge, dont j’avais cherché en vain l’existence dans le dictionnaire. Les intervenants étaient très sérieux et assez ennuyeux. Avec un aplomb désarçonnant et sans le moindre trait d’esprit, une normalienne revêche avait commencé par nous asséner un historique pénible de la « juridicisation » de la guerre et de la définition de l’ennemi. Un philosophe allemand nous avait ensuite parlé de la juste cause de guerre et des controverses dominicaines à propos des Indiens d’Amérique à l’époque où les conquistadors, tout de catholicisme vêtus, découvraient le Nouveau Monde et pillaient sans vergogne temples et cités en se demandant a posteriori si ces sauvages avaient une âme. Assez vite, j’eus l’impression que nous tournions en rond, que la pensée s’échappait dans des spirales infernales et profondes sans trouver d’issue acceptable. J’espérais retomber sur mes pieds et sur quelques certitudes grâce à l’intervention d’un maître de conférences, spécialiste de droit public, qui devait aborder les théories et les pratiques des interventions armées. Las, tout cela demeurait pénible ! Le verbiage succédait à une diarrhée rhétorique. Je m’ennuyais. J’écoutais d’une oreille distraite et je songeais aux différents quartiers de Sarajevo, à l’ancien village 13


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olympique transformé en passoire, à Dobrinja, au lycée de Mostar criblé d’impacts de mitrailleuses et aux réverbères pliés en deux, comme s’inclinant au passage de la mort. Je me souvenais des enfants soldats du quartier Commerce de Bouaké et je me demandais si, pour eux, le mot « juste » signifiait quelque chose. Par bonheur, le paysage des Alpes dont je percevais les cimes à travers les baies vitrées était un délice pour les yeux. Alors que le conférencier dissertait sur les « métamorphoses de la normativité internationale et l’absence de paradigme explicatif à propos du Kosovo », je rêvais à des pistes de ski immaculées et savourais de délicieuses pâtisseries sur des terrasses ensoleillées. Je me demandais ce que j’étais venu faire au milieu de ces esprits universitaires. Je me sentais très éloigné de tous ces efforts de conceptualisation. Sans douter que tout cela fût très utile, je percevais qu’il me manquait la connaissance livresque et la perspective intellectuelle pour apprécier à sa juste mesure toute cette application louable à poser, avec une froide exactitude, les fondements du droit international. Il manquait un chaînon dans ce fatras philosophique, il manquait un lien entre la théorie et la « pratique », entre la déclaration d’intention et l’engagement sur le terrain, entre la réflexion légitime et l’action. Trop d’opérations militaires, trop de confrontations avec la misère et les ravages de la guerre m’empêchaient de saisir la pertinence de toutes ces contributions. Des images me revenaient : les villages de réfugiés roms aperçus à proximité de Mitrovica, les hameaux de tentes en plastique bleu baignant dans la boue et les déjections, les enfants sales et 14


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pouilleux, les marmites de soupe claire et les quignons de pain rance qu’ils s’arrachaient. Mais aussi les premières pages des quotidiens ivoiriens exhibant les cadavres de villageois découverts au petit matin, le crâne fendu à coups de machette, dans l’indifférence. Sans doute y a-t-il un temps pour ce genre de séminaire, pour les études et les déclarations lumineuses. Mais ces dernières sont assez éloignées de la réalité humaine, de ses chagrins et de ses douleurs intimes. Ces réflexions me rappelèrent un autre conférencier que j’avais écouté quelques mois auparavant et qui parlait doctement de l’Afghanistan, des régimes successifs, de la capitale ravagée et des seigneurs de la guerre. Il avoua finalement ne s’être jamais rendu à Kaboul, ni dans le Panshir, ni chez les Pachtouns. Comment pouvait-il faire ? Comment alors parler de la situation d’un pays, comment oser asséner ces vérités, privé de représentations visuelles et olfactives ? Après chaque intervention, mes collègues disparaissaient dans leur chambre, probablement pour lire et potasser d’autres théories. J’espérais des éclaircissements, des confrontations, des jeux de questions-réponses. Mais à l’évidence, chacun préférait coucher sur le papier ces concepts tout frais. Moi, je déambulais sur le ponton de bois, je regardais de petits voiliers tirer des bordées sur le lac bleu acier, en fumant des cigarettes légères et mentholées dans la lumière douce de ce printemps savoyard. Une seule fois, le matin du deuxième jour, je vis Judith suivre le même itinéraire que moi, remonter vers le petit manoir audelà de l’hôtel, s’installer sur un banc brun et fermer les yeux pour profiter des premiers rayons tièdes. Je n’avais pas osé l’approcher. Peut-être 15


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aurais-je dû tenter une discussion, mais je craignais d’entendre une nouvelle fois des dissertations sur l’engagement de la force ou la différenciation des principes d’ordre. Le réceptionniste nous avait demandé de libérer nos chambres pour la fin de matinée, juste après l’allocution de Judith. Beaucoup de participants se méfiaient de cette dernière conférence. J’avais volé quelques phrases qu’échangeaient deux auditeurs entre un couloir et un ascenseur, et j’avais senti chez eux une méfiance au sujet de cette intervention. Selon eux, sa nationalité américaine ne lui donnait en rien le droit d’avoir une idée sur tout et il fallait prendre garde à cette pensée écrasante et unique. Judith s’installa derrière le pupitre, se servit un verre d’eau fraîche et ajusta ses lunettes cerclées de plastique bleu ciel avant de commencer. Elle adressa les remerciements d’usage au président de l’université, aux auditeurs, à l’hôtelier. Les organisateurs étaient parvenus à la faire sortir de son cottage malgré son grand âge et une arthrose tenace, et elle ne regrettait pas le déplacement. Elle insista sur la beauté de la région, sur la qualité des travaux présentés et la pertinence des allocutions. Mais je sentis que ces remerciements annonçaient des propos moins agréables. Elle souhaitait en effet conclure le séminaire par une réflexion sur l’existence ou non des guerres justes. Elle déclara avoir souscrit sans réserve aux différentes analyses faites de Vitoria, de saint Augustin et des philosophes politiques. Néanmoins, avec une douceur mêlée d’une surprenante fermeté pour une femme de son âge, 16


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La leçon de Judith

elle prit à partie l’auditoire en soulignant que nous conduisions en regardant le rétroviseur. Elle s’excusa de la formule en espérant ne choquer personne. En tentant de lire le passé, de comprendre les expériences de l’histoire, de les mettre en perspective sur le plan tant philosophique que politique, nous nous étions arrêtés au milieu du gué. Mais pourquoi chercher à comprendre hier si ce n’est au profit de demain ? Les différentes théories énoncées étaient pertinentes et d’une évidente perspicacité, mais, sans une projection vers l’avenir, tous ces concepts n’étaient-ils pas vains ? C’était sans doute là une différence culturelle essentielle entre l’ancien et le nouveau monde. Selon elle, les Américains avaient la prétention d’aller toujours de l’avant, d’avoir des projets pour leurs enfants et pour leur nation, et tout cela paraissait très naturel et cohérent. Ils pensaient que leur modèle de société était le meilleur – elle ne dit pas qu’il était parfait – et que beaucoup de nations devraient s’en inspirer car il incarnait une forme aboutie de liberté, de paix et de justice. Judith précisa qu’ils avaient pour mission de le faire savoir au monde entier et de rallier autour d’eux tous ceux qui n’avaient pas la chance de bénéficier de cette liberté, de cette paix et de cette justice. Sans doute ses propos résonnaient-ils à nos oreilles comme une arrogante provocation, mais l’histoire des dernières décennies nous démontrait que les vieilles démocraties européennes avaient souvent été incapables de se renouveler, de se remettre en question sur le fond, sur leurs propres valeurs, et de développer une analyse critique de leur mode de fonctionnement. Ainsi, pourquoi 17


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renoncer aux racines chrétiennes de l’Occident dans la construction européenne ? Pourquoi nous détourner de ce qui avait fait notre civilisation ? Certes nous étions les champions du monde du concept, des chartes, de l’humanisme, des droits de l’Homme, des déclarations universelles. « Encore faut-il s’y tenir », suggéra-t-elle. Elle concéda que les Américains n’étaient pas exempts de tout reproche et qu’ils commettaient des erreurs politiques, à la satisfaction de certains auditeurs qui laissèrent alors échapper un léger soupir de contentement. Mais les États-Unis disposaient de quelques veilleurs, au nombre desquels les médias qui, même si parfois ils ne faisaient pas preuve de très bon goût, montaient la garde comme des molosses. Elle nous rappela le Watergate et la démission de Nixon, l’affaire Lewinski, le réseau Echelon, les tortures d’Abou Grahib, les avions secrets de la CIA. Étions-nous capables, en Europe et en particulier en France, de faire le ménage aussi promptement ? N’avions-nous pas été scandalisé par l’affaire du Crédit Lyonnais qui avait coûté à chaque Français plusieurs centaines d’euros ? La fille secrète de Mitterrand ou la maladie cachée du président, était-ce là de la bonne gouvernance ? Judith souffla que la pudeur qui animait les milieux intellectuels et façonnait une partie de l’opinion s’assimilait davantage à une douce et hypocrite faiblesse qu’à une réelle sincérité. Selon elle, il manquait à l’Europe une vision du monde. Aux États-Unis, au contraire, les think tank travaillaient constamment à un projet de société et d’organisation du monde à dix, vingt ou cinquante ans. Elle ne parlait pas de l’exportation systématique de la démocratie, parce qu’elle était 18


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La leçon de Judith

convaincue que ce régime politique n’était pas nécessairement transposable à toutes les cultures et à toutes les nations. Nous avions beau vivre avec nos illusions démocratiques et nos droits de l’Homme exacerbés, nous ne pouvions pas grandchose contre les tyrans, les terroristes et les malfrats en politique. Saddam Hussein était un tyran sanguinaire. C’est pourquoi les États-Unis faisaient la guerre en Irak. Oui, il y avait du pétrole en Irak, et les Américains préféraient le voir entre leurs mains ou celles d’un régime libéral plutôt qu’entre celles de mouvements terroristes au pouvoir. Oui, ils avaient déclaré la guerre au terrorisme parce qu’ils avaient choisi la liberté des peuples contre les dictatures et, devait-elle encore le rappeler, les avions du 11 septembre étaient tombés sur les Twin Towers de New York et non sur la tour Montparnasse ou sur le Vatican… Ground Zero ne fut pas le commencement d’une reconquista, mais l’affirmation d’une identité américaine et démocratique. Judith préférait une Europe libre à une Europe islamisée dans vingt ans. Elle préférait des partenaires économiques libéraux à des trafiquants de mort. Comme nous, elle haïssait les génocides et les pogroms, les nettoyages ethniques et les arrestations arbitraires. Comme nous, elle haïssait les exécutions insolentes que diffusaient des chaînes de télévision complaisantes, elle détestait les preneurs d’otages, quelles que soient les victimes, journalistes, chauffeurs de taxis ou simples manœuvres. Mais au lieu de gloser sur le sexe des anges, sur le droit à la guerre, sur la compassion et les déclarations d’hommes politiques de peu de foi, les Américains entraient en action avec tous les 19


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risques que cela comportait, risques calculés et assumés. Elle affirmait, à la suite de Vitoria, que la guerre était le pire des maux, mais qu’une nation pouvait y recourir pour éviter un mal plus grand. Il restait alors à définir précisément quel pouvait être ce mal. On pouvait reprocher aux Américains d’être cyniques ; et il est vrai qu’il leur arrivait parfois d’utiliser des moyens peu recommandables, mais, insista-t-elle en pesant sur chaque mot, c’était « pour la bonne et juste cause ». Elle poursuivit : « L’un de vos auteurs, que je trouve admirable mais dont j’ai oublié le nom, comparait les faillites démocratiques aux cathédrales que vous avez su construire et que vous avez abandonnées à des chaisières et à des sacristains. Nous, nous ne voulons pas laisser nos cathédrales, nos temples et nos presbytères, nos parlements et nos banques à des mécréants, à de grossiers personnages qui confondent fanatisme et civilisation, foi et intégrisme, don de soi et terreur. » Cette dernière déclaration plomba l’atmosphère. Les auditeurs se figèrent sur leurs sièges et on sentit que des tempêtes se levaient sous certains crânes. Judith, de nouveau, souligna bien que les Américains n’étaient pas exempts de tout reproche, que les circonstances de l’intervention militaire en Irak avaient été mal « contrôlées » (elle mima des doigts les guillemets). Je craignais cependant qu’elle n’ait dépassé les limites acceptables par ces universitaires fiers de leurs prérogatives comme de leurs concepts, et drapés dans leurs certitudes. Je n’écoutai plus Judith. Je songeai à mon séjour au Kosovo et aux débats qui précédèrent l’intervention militaire contre la Yougoslavie de 20


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Milosevic. Avions-nous eu raison d’intervenir et au nom de quel principe ? Le droit d’ingérence humanitaire défendu par des universitaires inspirés, tels que Mario Bettati, était-il suffisant ? Nous recevions à Pristina des délégations d’intellectuels, et ces penseurs inspectaient les villes et les campagnes pour trouver des justifications à leurs théories. Mais était-il possible de classer aussi simplement les guerres en « guerres justes et injustes », comme se l’est demandé, dans un essai homonyme, le philosophe Michaël Walzer ? Probablement s’agissait-il d’une question de point de vue : séminaires, conciles et conseils de sécurité permettaient de déterminer à coup sûr ce qui était juste ou injuste. En revanche, les réfugiés, les moribonds, les familles de suppliciés et les prisonniers pouvaient jurer, les yeux fermés et les poings rageurs, que toutes les guerres étaient injustes. Je me rappellai également des discussions que les officiers d’état-major tenaient, au mess de Pristina. Chacun pouvait raisonnablement admettre que tout le monde soutiendrait sans sourciller une guerre juste et que chacun était opposé aux guerres injustes. En revanche certains de mes camarades souhaitaient la création d’une véritable force internationale capable d’intervenir partout sur la planète. Beaucoup avaient séjourné en Bosnie et avaient constaté l’inutilité des forces de l’ONU, corps d’interposition d’une redoutable inefficacité. Au Kosovo, nous remarquions chaque jour que, sous les bons sentiments et les déclarations incantatoires, les grandes multinationales occidentales mettaient la main sur des marchés juteux, se livrant à un nouveau type de colonisation. Et la présence de troupes armées 21


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semblait légitimer cette exploitation économique. Nous ne savions plus si notre mission était juste ou non : des convois « ethniques » erraient à travers le pays, les camps de « déplacés » sortaient de terre comme des champignons, les réseaux mafieux s’engouffraient allègrement dans la brèche pacifiste. Nous étions là pour faire la paix et nous constations quotidiennement l’impuissance de notre intervention. Six ans plus tard, la question n’est toujours pas réglée. Judith continuait de parler et d’admonester gentiment les auditeurs devenus curieusement très silencieux. Je trouvai quand même osé de sa part de venir expliquer à un parterre d’intellectuels français les raisons américaines des guerres modernes. Et, par la même occasion, de mettre le doigt sur nos propres faiblesses. Avec son petit air de vieille dame sage, elle n’hésitait pas à appuyer sur les points douloureux. Son discours était d’une pertinence à faire frémir. Avions-nous encore une âme ? Je captai des mots de son monologue « la place de l’homme et son intégralité », « rêve américain et absence de rêve européen », « la guerre juste et légitime ». Je ne savais rien de cette petite femme, je ne connaissais rien de son parcours, ni des raisons qui la déterminaient à vouloir convaincre une quinzaine d’enseignants et de chercheurs. Quelles pouvaient être ses motivations, son histoire ? Qu’est-ce qui poussait une petite vieille femme, dont les loisirs auraient dû se circonscrire aux soins de ses rosiers ou à la garde de ses petits-enfants, à asséner autant de réflexions crues et percutantes ? Quelle était la tension qui l’animait et dont chacun percevait l’intensité ? Quelles seraient les conséquences de telles décla22


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rations pour des esprits dont la prétention est souvent de se considérer en dehors du monde réel et supérieurs aux autres ? Quelques applaudissements me firent quitter mes réflexions. Judith avait terminé et chacun se levait comme si de rien n’était. Pas de questions, aucune. Chacun récupéra sa valise dans le hall de l’hôtel, puis s’engouffra dans sa voiture ou un taxi. Ils avaient l’air de fuir la leçon, peut-être pour mieux l’oublier. Ils en avaient trop entendu, trop d’idées qui les renvoyaient probablement à leurs propres incertitudes ou à l’indigence de leurs engagements politiques ou scientifiques. Une doctrine bulldozer renversant quelques principes qu’ils croyaient infaillibles et générant sans doute quelques dommages collatéraux. Personne ne souffla mot. Pas un ne se leva pour clamer un désaccord, pour crier sa colère ou son ressentiment. Trop de pudeur ou de faiblesse, trop d’atermoiements devant tant de foi et d’évidence. Je me retrouvai sur le perron de l’hôtel, mon sac à la main et la tête pleine d’idées révolutionnaires. Et si Judith avait raison ? Si nous étions effectivement faibles, permissifs, livrés aux marchands du temple, si nous avions perdu nos convictions sous le couvert d’une société superficielle et gavée de consensus ? Je demeurai dubitatif en regardant les auditeurs s’enfuir avec leurs cartables en cuir bien ciré et leurs complets veston de tweed ou de velours. Ils allaient rejoindre leurs étudiants et leurs laboratoires, et peut-être que pour eux rien n’aurait changé. Ils se sentiraient sans doute renforcés dans leurs dogmes en se disant que les Américains étaient vraiment des dégénérés. 23


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Je m’installai dans le train qui me ramenait vers Lyon lorsque Judith apparut dans l’étroit couloir du wagon. Elle tirait une valise bien trop lourde pour elle et paraissait exténuée par l’effort. Sa coiffure n’était plus aussi sage qu’à l’instant de la photographie, son chemisier était un peu froissé, mais elle conservait son regard à la fois tendre et déterminé. Rien ne semblait lui résister, ni les esprits faibles ni les portes automatiques de la voiture. En soufflant, elle parvint jusqu’à mon compartiment. Elle me reconnut, me sourit et je lui demandai si je pouvais l’aider à hisser sa valise. « Bien entendu, mais elle est très lourde, faites attention, il y a trop de livres. Je le sais mais à chaque fois que je pars en voyage, je ne peux m’empêcher d’emporter avec moi un peu de ma maison et de ma mémoire. Je me promets à chaque fois de faire un effort, mais je ne sais pas résister. Vraiment, soyez prudent ! » C’était une chance pour moi de rencontrer en tête à tête cette jolie grand-mère et j’avais déjà mille questions à lui poser, des éclaircissements à lui demander. Mais j’avais surtout envie qu’elle me parle de son village, de sa vie quotidienne, de ses petitsenfants, de son chat. Savait-elle préparer une confiture d’oranges amères aussi bonne que celle de ma grand-mère ? J’étais certain qu’elle confectionnait des brownies aux noix comme personne. Est-ce qu’elle reviendrait bientôt en France pour un séjour à Paris ou à Lyon où nous pourrions, à l’occasion, déguster ensemble des quenelles de brochet et des tabliers de sapeur ? M’autoriseraitelle à lui rendre visite ? Judith m’aida à soulever la valise pour la hisser dans le compartiment à bagages. À l’instant précis où nos bras se levaient pour accompagner 24


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la charge, pendant la fraction de seconde qui figeait ce mouvement, je distinguai très nettement à l’intérieur de son avant-bras un sinistre tatouage, une succession de numéros que le temps n’avait pas effacés. En un éclair, je compris qu’il y avait d’autres campagnes à parcourir, d’autres luttes à mener une vie durant et que oui, il y a des guerres justes.


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