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© Éditions Jacob-Duvernet, 2005


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Daniel Bernard

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Éditions Jacob-Duvernet


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Les Miroirs du Prince Collection dirigée par Nicolas Domenach Nicolas Domenach, Sarkozy au fond des yeux, 2004 Marc Fauchoux et Christophe Forcari, Le Pen, Le dernier combat, 2007

Cet ouvrage s’inscrit dans la collection Les Miroirs du Prince. Au XIVe siècle, en Italie et en France, les temps de crise ont nécessité des réflexions sur le pouvoir politique. Ce genre littéraire n’a pas perdu de son actualité.


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Avertissement de l’Editeur

Le samedi 27 août 2005, nous avions diffusé à la Rochelle auprès des participants de l’Université d’été du Parti socialiste un journal tabloïd de 4 pages entièrement dédié à Madame Royal, la première biographie consacrée à Ségolène Royal. Dans ce petit journal distribué à 2 000 exemplaires, on pouvait lire en première page : « Présidentielle 2007 : Royal, l’outsider ? ». L’auteur du livre, Daniel Bernard, répondait par l’affirmative, l’imaginant déjà à l’Elysée. Cela nous avait valu des sourires amusés. Deux mois plus tard, un entretien public dans l’hebdomadaire Paris Match reprenait l’hypothèse, qui allait se confirmer quelques semaines après. La candidature Royal était soudain prise au sérieux. L’expérience nous a appris qu’en politique, tout est parfois écrit à l’avance. Lorsque nous avons décidé avec Nicolas Domenach de créer la collection « Les Miroirs du Prince », nos deux premiers sujets d’étude ont été Nicolas Sarkozy (février 2004) et Ségolène Royal (août 2005). Nous pensions qu’ils feraient un beau duel au second tour de l’élection présidentielle. Mais par prudence, ou par intuition, nous avons jugé nécessaire de faire une place dans cette collection à un trublion. Aussi, en février de cette année, publions-nous un essai consacré à Jean-Marie Le Pen à la veille de son dernier combat. Voici donc la deuxième édition remise à jour de Madame Royal. De larges parties ont été remaniées, mais le souffle qui traversait l’ouvrage est intact. L’ensemble du livre prend aujourd’hui un relief particulier, eu égard à la brillante prémonition de l’auteur. Luc Jacob-Duvernet, janvier 2007


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Table des matières Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Chapitre 1 Madame enfant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Chapitre 2 Madame avant Madame . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 Chapitre 3 Madame Maman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 Chapitre 4 Madame chez les hommes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 Chapitre 5 Madame et l’autre François . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 Chapitre 6 Madame veille à tout . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Chapitre 7 Madame est servie (par la télé) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 Chapitre 8 Madame croit au ciel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Chapitre 9 Les chasses de Madame . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 Chapitre 10 Sa majesté Carnaval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183 Notes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201


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Remerciements Merci tout d’abord à Ségolène Royal qui a accepté de me recevoir. Les quelques fragments de vie qu’elle a laissés échapper m’ont servi d’indices pour deviner une personnalité qui s’épanouit dans la brume. Merci aussi à ses frères, amis, camarades et mauvais camarades, adversaires aussi, de Lorraine, des Deux-Sèvres et d’ailleurs, plus de cent dix témoins au total qui ont pris le temps de me livrer les pièces du puzzle. Merci encore à toutes les personnalités qui m’ont fait l’honneur de commenter une photographie. Merci enfin à Nicolas Domenach, qui m’a incité à entreprendre cette enquête, me tenant amicalement la main pour me permettre de la mener à terme. J’ai découvert dans cette épreuve que ma petite famille nombreuse, finalement, s’était habituée à ma présence sèche et taiseuse.


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Introduction

Quand avez-vous pris votre décision ? François Mitterrand, le 23 mars 1988, à l’heure de briguer un second mandat, répond dans un souffle : « Je n’en sais rien moi-même ». Quand Ségolène Royal a-t-elle déclenché la bataille qui la conduira peut-être au second tour de l’élection présidentielle et, qui sait, au-delà ? Elle affirme n’avoir « jamais rien programmé ». Le hasard, pourtant, occupe une part modeste dans l’engagement de cette fille de fer. La volonté, la soif de revanche, le désir de régner plus encore que de gouverner, la consonance entre les stridences d’une femme à vif et le grondement d’une France en bataille ont compté cent fois plus. Sans doute même davantage. Il faut relire la vie de Madame Royal comme une longue préparation au métier de souveraine. Tout se tient, comme elle dit. L’intuition et la spontanéité sont ici le produit d’un long travail visant à capter, le moment venu, l’instant décisif. Pour saisir le ressort de celle qui n’aurait pas dû être là, il faut commencer par cette enfance hors d’âge. Interroger la résistance d’une adolescente impéné9


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Madame Royal trable. Suivre l’itinéraire d’une étudiante plus avide d’indépendance que de savoirs. Prendre le temps d’écouter des années de silence incongru dans des cercles où la parole est l’arme du pouvoir. Ségolène Royal n’a pas toujours irradié la virginale sérénité, au contraire. Elle a même longtemps cherché son registre avant d’adopter cette verticalité blanche qui a fasciné la France de 2006. Cependant, même dans ses années d’initiation, conseillère du conseiller d’un chef d’État, jusque dans les ministères trop petits pour abriter son ambition, elle n’a cessé d’être celle qui ne se soumettait pas. Elle n’a bravé aucune dictature — exceptée celle de son papa. Elle n’a soutenu aucun bras de fer, mais défié néanmoins une caste socialiste hors-sol. Ses rébellions, de pacotille aux dires de certains experts, l’ont néanmoins qualifiée pour surmonter la crise d’une gauche de gouvernement devenue gauche de renoncement. Sa détermination, insolite à une époque de dérision, l’a désignée pour affronter le champion d’une droite qui, elle-même, ne sait plus qui elle défend, ni pour quoi faire et encore moins comment. Les précédents candidats à l’élection présidentielle étaient le produit de stratégies compliquées, d’alliances plus ou moins audacieuses, de manœuvres parfois géniales. Royal, elle, s’est juste donné la peine de demeurer le miroir des ambiguïtés françaises. Ses propres doutes, ses lacunes et ses incertitudes l’ont placée en phase avec l’ultime certitude des Français : les épreuves sociales et identitaires qu’ils affrontent sont les produits des dogmes de leurs gouvernants. D’instinct, Ségolène Royal est de tous les camps. Tailleurs chics la semaine et jean le dimanche. Le sourire et les coups de règle sur les doigts. Conservatrice par le sang et agitatrice par les tripes. Partisane par son homme et individualiste comme son homme. Europe et nation. État et région. Chabichou et Internet. Hezbollah et Likoud. Femme et général. Madame Royal cumule, par nature et par stratégie. Au fond, sans chercher à la connaître vraiment, chacun 10


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Introduction retrouve un petit rien de lui-même dans cette figure familière. Ce n’est pas un hasard si les Français l’appellent par son petit nom, « Ségolène ». À l’aveugle ou presque, ils songent à confier le destin de leur nation à cette femme politique d’un nouveau genre. Jusque dans son entourage intime, nul ne prétend savoir si elle est une reine qui fait la révolution ou une putschiste qui guigne une couronne d’empereur à vie. Si d’ailleurs on l’interrogeait, sans doute Madame Royal répondrait-elle avec aplomb : « Je n’en sais rien moimême ».


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Madame enfant

« Ségolène, c’est la meilleure de mes enfants. » Fallaitil qu’elle le mérite, ce compliment : la compétition était féroce et le jury coriace. Son rang dans la fratrie, pour corser l’exercice, n’était pas un atout. Quatrième d’une couvée de huit, la petite ne pouvait prétendre aux préséances dues aux premiers-nés. Las, l’indulgence parfois concédée aux cadets par les parents attendris lui était également refusée ! La fine demoiselle pouvait juste se consoler en observant qu’au sein de cette famille taillée plein silex, dans sa tribu où une naissance chassait l’autre, il n’y avait place ni pour l’indulgence ni pour les privilèges. Ségolène, la plus jeune des sœurs, était née après Marie-Odette, Marie-Nicole et Gérard, ses aînés, juste avant Antoine, Paul, Henry et Sigisbert, son carré de petits frères. Heureusement pour elle, toutefois, le colonel Royal avait été formé à jauger les hommes. Au moment de porter un jugement sur sa petite troupe, il ne se laissait donc pas égarer par l’importance de l’effectif. Et cette fille-là, pour sûr, avait de la valeur. 13


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Madame Royal Elle n’était pas la plus jolie, non. Pas même la plus souriante. Ni la plus affectueuse. Marie-Ségolène — de son prénom chrétien — n’avait pas de don particulier pour la couture, la cuisine ou le dessin. Elle jouait passablement du piano et de l’orgue, grattait la guitare et poussait la chansonnette, mais les fées penchées sur son berceau ne l’avaient pas faite virtuose. L’avaient-elles lésée pour autant ? La fillette se débrouillait en tout sans exceller en rien. Même en sport, elle n’était pas ridicule, sans toutefois se distinguer à l’effort. À bicyclette, les garçons de Chamagne qui suivaient la petite reine n’ont pas souvent vécu l’enfer. D’ailleurs, tous ces talents, si elle les avait eus, n’auraient pas suffi à arracher le moindre éloge de la bouche d’un homme qui en était des plus avares. Plus que les autres Royal, pourtant, Ségolène possédait une qualité qui justifiait la louange paternelle : le caractère. Un sujet sur lequel Jacques se voulait un maître. L’enfance de Madame Royal, et toute sa vie, tiennent dans ce jeu de miroir entre deux âmes fortes. Le père, comme un laminoir pour modeler ses enfants, et celle-ci en particulier, selon ses canons. La fille, acier trempé, résistante, récalcitrante et, finalement, conforme aux plans du père bien au-delà de ce qu’il aurait espéré. Lucide et décidée, comme lui. Inébranlable en apparence, aussi. Armée, hérissée même de certitudes ancrées dans une morale. Volontaire et corsetée, verrouillée de l’intérieur, singulière. Impitoyable avec les autres et avec elle-même. Insupportable, forcément. Inhumaine, parfois. Tout comme papa. En dépit d’années d’efforts de démarcation, les traits communs de la rebelle avec son anti-modèle s’accusent même avec l’âge. Ce rapprochement inéluctable de l’élue socialiste et de son point fixe est une leçon pour les parents. Une histoire édifiante qui vaut tous les grimoires d’une Dolto ! Car on ne saurait, dans une éducation, rater son coup de façon aussi magistrale que Jacques Royal avec Ségolène. Être alors persuadé d’atteindre la perfection dans 14


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Madame enfant l’échec. Et pourtant, finir par réaliser son but — élever une femme de sabre et de goupillon — sans jamais en prendre conscience, ni pouvoir en tirer une légitime fierté ! Madame Royal, il est vrai, a tout fait pour brouiller les pistes, empruntant des chemins anticonformistes pour mieux se conformer à l’esprit de la famille. Ceux qui ignorent jusqu’à l’existence de la plus populaire des socialistes savent au moins une chose : tout est de la faute de son artilleur de père. Chez Michel Drucker, chez Mireille Dumas, chez Henry Chapier, sur tous les divans de la télévision française, Ségolène n’a pas varié dans son « analyse » : elle s’est propulsée en réaction. En réaction à la réaction, plus précisément. Jamais comme mon père, égaré dans son siècle tel un poisson hors de l’eau, conservateur à la folie, y compris politiquement ! Jamais comme ma mère, ménagère trop docile. Il y a du vrai dans cette légende si soigneusement sculptée. Sur une vieille photo aux bords ondulés, Jacques Royal s’amuse. Son regard vif, qui perce l’objectif, le classe de prime abord parmi les pères solides, mais bonasses. Autour, ses enfants rient. Ségolène rit aussi. Mais les apparences sont trompeuses. Jacques n’aime pas qu’on lui tire la moustache. Pas le genre à se laisser monter sur la tête. Ni sur les épaules, d’ailleurs. Une place pour chaque chose, chaque enfant à sa place et l’église au centre du village. Le dimanche, les dix Royal gagnent la nef en peloton. Filles à gauche de l’autel, garçons à droite. « On ne manquait ni la messe, ni les vêpres », se souvient Ségolène Royal. Cette procession militairement ordonnée, sur les soixante mètres qui séparent la maison familiale de la maison de Dieu, ne ressort nullement de la tradition lorraine. Enfant, Jacques lui-même n’avait pas défilé ainsi. Mais a-t-il jamais été enfant ? Il paraît si peu s’en souvenir, si rarement s’émerveiller, tendu en permanence vers l’objectif vain d’être respecté, obéi, jusque dans les parties d’échecs qu’il déteste perdre. Tous les gens du 15


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Madame Royal village, les soiffards qui fréquentent le bistrot d’en face ou les belles personnes qui le tiennent au contraire pour un repère de mécréants, tous observent et s’étonnent. C’est l’idée de Jacques Royal, c’est tout. L’unique méthode infaillible, selon l’autocrate, propre à domestiquer huit mioches chahuteurs, bagarreurs, rêveurs, effacés, bref huit loustics différents les uns des autres mais sauvages, chacun à sa manière. À surveiller. À canaliser. À dompter. Des marottes de ce triste genre, le trapu au monocle n’en manque pas. Tout gamin pris en défaut de bonne conduite a le crâne rasé. À zéro, comme celui du colonel. Presque quarante ans plus tard, une image d’Antoine, le cinquième de la couvée, revient à l’esprit du père Félicien Chevrier, curé du village : « Il avait dû rapporter une mauvaise note, alors son père l’a tondu, tondu à l’œuf. On l’appelait “Antoine ! Antoine !” en pensant à ce chanteur qui avait les cheveux longs. Ça nous faisait rire. » Pas les enfants. Le père non plus, convaincu que l’humiliation fait partie du traitement. « Mon père, c’était Folcoche », commente Antoine lui-même, se souvenant de Vipère au poing. Il est vrai que la mère d’Hervé Bazin, personnage haineux, tondait aussi ses garçons – avec la tondeuse de l’âne Cadichon, d’ailleurs ! Jacques, cependant, n’est pas pervers. Il ne mitonne pas, sadique, des soupes épouvantablement salées ni n’oblige ses rejetons à avaler de la nourriture avariée. « Il n’y a pas eu d’inceste, pas de maltraitance psychologique », précise Ségolène Royal, qui tente désormais de corriger l’image effroyable de son père qu’elle a donnée à voir au début de sa carrière. En quelques phrases, une poignée de mots répétés pour valoriser son parcours et justifier son engagement à gauche, Ségolène Royal a surtout montré la face sévère de la personnalité paternelle. Avec la maturité, elle tente aujourd’hui de nuancer ses propos, insistant volontiers sur la transmission des valeurs d’honnêteté et de rigueur. En réalité, Jacques Royal est plutôt un tyran du bien, un despote éclairé, une âme de croisé. Sigmund Freud aurait reconnu en lui le père de la horde primitive 16


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Madame enfant décrit dans Totem et tabou ; l’officier est le tout-puissant, le Dieu qui possède toutes les femmes et empêche, par la force, tous les autres de les posséder. Quand la dextre paternelle s’abat sur une joue, elle y laisse une empreinte de la couleur des quetsches. C’est surtout de ces tartes-là que se souviennent les Royal. Pour les filles, les punitions sont moins sévères. Elles n’ont même pas droit aux heures bouclées dans la cave. Les psychanalystes, dans ce contexte, diraient que leur immunité relative n’est guère plus confortable que la violence réservée aux mâles. La clémence de Jacques, en effet, n’est pas un aveu de faiblesse ou une manifestation de tendresse. Simplement, à ses yeux, l’enjeu de l’éducation des filles ne mérite pas le même engagement viril. Les garçons serviront la patrie, Ségolène et ses sœurs ne serviront que leur époux. À chacun selon son sexe. La poule ne doit point chanter avant le coq, c’est tout. Discipline pour les uns, assujettissement pour les autres. Militaire ou domestique. Le choix est rude, si l’on peut appeler ça un choix. Marie-Odette et Marie-Nicole plient ou consentent à leur sort. « J’ai vu qu’elles étaient sacrifiées », raconte la cadette, entre apitoiement et commisération. Le début d’une prise de conscience. Dans les récits d’enfance, Ségolène Royal ne ménage aucune place pour l’innocence, la rêverie ou la quête du grand amour. Le cinéma du jeudi est encore évoqué en chuchotant ; « SLC », Salut les copains, l’émission culte des yé-yés, qu’elle écoutait comme tous les garçons et les filles de son âge, semble dans sa bouche aussi subversive que Radio-Londres sous l’occupation. L’élève appliquée qui dévorait les classiques n’aurait donc jamais cédé aux sentiments ? Comme si la future ministre n’avait pu s’éveiller au féminisme que par la politique, et non à travers des romans d’éducation sentimentale. « Il y a des citoyens. Il n’y a pas de citoyennes. C’est un état violent. Il faut que cela cesse », a écrit Victor Hugo. Dès que se dessine une inégalité de traitement, la petite chicane, 17


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Madame Royal pinaille, s’oppose, héritière inconsciente du créateur de Cosette. Dans les récits de Ségolène Royal, il est peu de place pour le grand amour, même en rêve. La revendication du droit à l’égalité entre les sexes est à la fois sa première expérience de femme et sa première expérience politique. « Pourquoi les hommes et les femmes n’ont-ils pas les mêmes droits selon l’Évangile alors que nous sommes tous enfants de Dieu ? », demande-t-elle au père Chevrier, dans la logique implacable de ses 12 ans. Acculé, le curé sent qu’il ne s’en sortira pas avec l’encyclique consacrée au mariage qui tente de poser ainsi cette hiérarchie : « L’homme est la tête de la femme comme le Christ est la tête de l’Église1. » Il cherche alors dans l’Ancien Testament, celui des Juifs, l’origine de cette distinction. « Chez les sémites », explique-t-il, « la femme est esclave. Pour les chrétiens, l’homme et la femme sont égaux devant Dieu, ce qui n’empêche pas la femme d’avoir des qualités propres. L’éducation des enfants et les soins aux malades, par exemple, conviennent mieux à sa nature que les travaux de force ou le maintien de l’ordre ». Pas convaincue, la petite fille se refuse à être l’auxiliaire de l’homme, conteste cette « manière de sujétion domestique justifiée par l’ordre des choses ». Une révolte fondatrice. Le décalage entre les bons sentiments proclamés à l’Église et le mépris des femmes fut, affirme-t-elle, son « premier éveil au combat des idées ». Éveil difficile, douloureux, car c’est la figure paternelle qui se veut ainsi dominante. Écrasante. Sinistre. « Mon père, se plaindra la future ministre2, m’a toujours fait sentir que nous étions, mes sœurs et moi, des êtres inférieurs. » Inférieurs, peut-être, mais qu’il convient d’éduquer bourgeoisement, religieusement. Jacques Royal ne s’intéresse pas uniquement aux fusils et à ceux qui les manient. Il n’a pas l’intention de laisser en friches les cellules grises de Ségolène, au contraire. À 6 ans, sa fille lui paraît mûre pour sa communion, mais le curé de Chalons préfère attendre. « Ségolène est prête, 18


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Madame enfant vous lui ferez faire sa communion », ordonne-t-il au curé de Chamagne, qui s’exécute lors d’une cérémonie privée. Après quelques années passées en Martinique, affectation militaire oblige, le pater familias veut l’inscrire en 5e au collège de Charmes. La directrice s’y oppose, prétextant que le niveau est plus élevé dans son école vosgienne que dans celles des îles. Papa est furieux et refuse de laisser freiner les progrès de sa fille – « une surdouée », se rengorge-t-il. Un cœur paternel battrait donc dans cette poitrine ? Oui, mais si discrètement, si froidement… « Il manquait de souplesse et de diplomatie, [mais] il aimait profondément ses enfants », a écrit Paul Royal, antépénultième de la fratrie dans une lettre ouverte destinée à démonter le « mythe » du père indigne véhiculé par sa sœur. De son enfance tradi, en effet, Ségolène ne retiendra rien de cette vigilance paternelle qui vaut marque d’affection. La — modeste — aisance matérielle de la nichée ne l’a pas marquée non plus. À Chamagne pourtant, les dix Royal habitent une grande maison d’angle, au cœur de ce village de 400 habitants. « Une maison triste et sans jardin », écrira Ségolène Royal à la façon lapidaire d’une enfant capricieuse. Une jolie bâtisse sur trois étages, pourtant, avec du lierre sur la façade et un résineux dans la cour intérieure. Un ancien pavillon de chasse des ducs de Lorraine, avec neuf grandes fenêtres protégées par des persiennes, un toit de tuiles rouges, une grille peinte en crème, et une cheminée monumentale dans le salon. Sur la droite, un porche cintré donne accès au garage qui abrite l’estafette familiale ainsi qu’une voiture de sport rouge, une Opel Manta — ou était-ce plutôt une Commodore ? Sur ce point, les versions d’Antoine et Henry Royal divergent... Jacques avait « la galette », comme on commère dans le village. En deux générations et deux jolis mariages, en effet, les Royal sont devenus des notables dans le village. Moins riches que les Trompette, mais suffisamment nantis pour faire des envieux. « La bourgeoisie militaire s’était 19


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Madame Royal acoquinée avec la bourgeoisie immobilière », commente François Hollande, chroniqueur amusé du passé de sa compagne. L’ascenseur social s’est mis en marche en 1919 quand Florian, le grand-père de Ségolène, est revenu d’Allemagne, méconnaissable. Fils d’Émile, simple cultivateur devenu modeste garde champêtre, il était parti dix ans plus tôt, parrainé par un officier nancéen sans descendance. Il avait décroché un bicorne de polytechnicien — promotion 1912 —, des galons de lieutenant et deux citations à l’ordre de l’armée. À 28 ans, endurci au feu de la Grande Guerre, le petit homme — « 159 centimètres, cheveux châtains, front vertical, nez cave petit, yeux orange verdâtre, visage osseux », selon son dossier militaire — était devenu grand. Il se sentait de taille, en tout cas, à demander la main de Marie-Thérèse, la très élégante fille Carage. « Ça toquait dans mon cœur plus fort que sur la porte », racontait-il plus tard. Favorablement impressionnés par l’officier, devinant peut-être sa bienveillante autorité, les parents, riches propriétaires terriens, consentirent au mariage. Une union prolifique : sept enfants, dont Jacques, l’aîné, né en 1920. « Le chiffre parfait », disait Florian. Dix ans plus tard, un huitième nassait, que le général surnommait, sentencieux ou grivois, son « bâton de vieillesse ». Bon fils, le père de Ségolène Royal mettra ses godillots bien cirés dans les pas de son père galonné. Il a tout juste ses deux bacs en poche quand éclate la Seconde Guerre mondiale ; Jacques fait une croix sur l’X, il s’engage. Il opte, imitant Florian, pour l’artillerie. Toujours comme papa, le jeune béret vert attendra d’avoir quelques barrettes à l’épaule pour se mettre en quête d’une digne épouse. Après sa guerre d’Indochine, il « toquera » à la porte d’Henri Dehaye, un ingénieur chimiste devenu rentier à Nancy. Hélène, la cadette, lui est présentée. Mariage arrangé ? En tout cas, il s’agit d’abord de l’union de deux familles, décidée par les patriarches. Alliance renforcée, quelques années plus tard, par les épousailles d’une sœur Royal, Marie, avec un fils Dehaye, André. Dans ces noces, 20


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Madame enfant l’amour est second. « Pourtant Jacques et Hélène ont vraiment accroché », certifie un proche du couple. À compter du mariage, au gré des affectations paternelles, dans les colonies ou en métropole, la famille vit au large, à l’aise, confortable. À Dakar, où Ségolène voit le jour le 22 septembre 1953, le couple emploie des boys. À la Martinique, des doudous. À Chamagne, Hélène Royal ne brise pas la glace du lavoir avec les autres femmes, pendant les mois d’hiver. Dès que le village est raccordé à l’eau courante, en 1967, Jacques, grand seigneur, a offert à sa femme une machine à laver le linge. Ségolène & Cie sont parmi les premiers à avoir la télé, échappant au téléclub municipal. Pour les vacances, les grands-parents Dehaye accueillent la marmaille dans leur manoir de Villers-sur-Mer, en Normandie, ou sur la Côte d’Azur, dans une autre résidence secondaire. Au fil des interviews où elle se livre à peine, Ségolène insiste sur d’autres détails, moins ensoleillés. « Pour Noël, mes parents m’offraient les poupées de mes sœurs aînées », confie-t-elle. Le quotidien lui fut pénible. « Peu de loisirs et de confort quand une retraite de commandant doit faire vivre une famille de huit enfants », écritelle3. Les premières années ont ainsi imprimé leur cruelle empreinte : « Nous étions très complexées parce que nous étions très mal habillées, ajoute-t-elle encore4. Ça marque l’enfance. Surtout quand on est la quatrième, on a toujours les habits des frères et sœurs », se souvientelle toujours. Et si l’album photo familial que Ségolène Royal ouvre régulièrement contredit apparemment ses souvenirs, elle précise : « Là, on allait aux mirabelles. On m’avait mis ma belle robe, pour la photo5 ». Sur ce cliché, pourtant, la mignonne aux couettes roulées en macarons porte encore une jolie tenue blanche brodée. Et sur ce troisième instantané, pris le 12 août 1959 à Domrémy : sa robe à fleurs avec son col rond ne paraît pas plus usée que celles des copines du patronage. Démodée, vraiment ? Si Marie-Ségolène l’était, toutes les jeunes filles en tenue printanière l’étaient aussi ! 21


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Madame Royal Communication ? Dramatisation ? Manipulation ? Pointer les galéjades de l’élue poitevine serait facile. Légèrement injuste aussi, car Jacques, même rendu à la vie civile, impose une économie de guerre. Nœuds papillon et robes à smocks ne sortent des placards que le dimanche. Les six autres jours, les rejetons usent jusqu’à la trame leur blouse de coton gris. Le bermuda des garçons fait aussi l’automne et l’hiver. Il faut, certains soirs, se changer sous l’édredon pour échapper à la froidure des chambres. Maman recompte les pièces de vingt centimes quémandées à papa. C’est la complainte de la vie spartiate. Lundi, des patates. Mardi, des patates. Mercredi, jeudi, vendredi et samedi, des patates aussi. Les dimanche, jour du seigneur, on mange des patates au beurre. Tout ce qui n’est pas nécessaire est superflu, comme il sied dans les bonnes familles catholiques. Jacques n’a qu’un seul vice, le chant grégorien, et se paye parfois le luxe d’un disque que la famille écoute religieusement. Madame Royal n’a donc pas inventé ses souvenirs de pauvrette. Qu’importe d’ailleurs si elle en a rajouté dans le mélo, car l’aisance d’une famille ne suffit pas, jamais, à adoucir une enfance. Et celle des petits Royal, assurément, fut amère, froide et âpre. « Nous n’avons pas connu la tendresse, même de la part de notre mère », témoigne Antoine, dont le cuir est pourtant réputé le plus dur. Hélène, en effet, n’a pas su compenser en affection l’aridité paternelle. Toujours accaparée par l’un, elle a manqué à tous. Même lorsque son militaire d’époux part en mission, maman continue à régir la maisonnée au rythme de la caserne. Il n’est jamais l’heure de rompre les rangs. « Violence morale et violence physique, c’était violent », atteste Henry. « On était tous à vif », confirme Antoine. Tous les petits Royal resteront marqués par cette brutalité, cette animalité – dont ils sont d’ailleurs plutôt fiers aujourd’hui. Dans le village, les garçons font la loi, à coups de poing. Les frères batailleurs ne connaissent pas la peur. Aujourd’hui encore, Antoine et Henry donnent à 22


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Madame enfant qui les aborde l’impression inquiétante de se trouver en contrebas d’un immense barrage prêt à céder. « Chacun de nous est toute sa vie habité par son enfance », a dit Ségolène Royal6. En elle, cette enfance survit telle une présence tumultueuse, une insoumission têtue et musclée, une agressivité mal dissimulée par un sourire constant. Ceux qui l’ont connue gamine ont d’ailleurs remarqué cette singularité. « Marie-Ségolène n’était pas commode, elle était personnelle », se souvient Suzanne, la vieille fille en charge du patronage. « Ses sœurs venaient avec nous aux champs. Elles s’occupaient des bêtes. Elles nous parlaient. Pas Ségolène », corrobore Jean Cargemel, l’ancien maire du village et ami de Jacques Royal. « J’étais une petite fille assez discrète, assez secrète et qui aimait beaucoup l’école », confirme Royal. Ainsi forgea-t-elle, en catimini, à couvert, son sacré caractère. Enfant, François Mitterrand « ne confiait ses chagrins à personne. Il marchait, allait au grenier, regardait les paysages et haranguait intérieurement un peuple invisible7 ». De Gaulle, avant lui, rejouait les batailles napoléoniennes et regagnait Waterloo en inventant de judicieuses manœuvres. La tendre Ségolène, elle, semble plutôt découvrir les vertus de la résistance passive, cette façon mutique de préparer l’offensive, avant d’attaquer brutalement. Une technique de combat déstabilisante. Le ressort d’une réussite politique qui ne cesse de surprendre les adversaires de la députée socialiste, si portés à la sousestimer. Son apparence, si féminine, si douce, est tellement trompeuse… Sur les photos prises par papa, on la voit le front haut, le cheveu bien arrangé en une natte sage, le sourire légèrement mélancolique, attendant de grandir. Elle ne joue pas à la poupée. Elle ne tient pas dans ses mains un cerceau. Elle prend son mal en patience. Ce mal d’une jeunesse sous surveillance, sous exigence étouffante. On dirait qu’elle s’ennuie.

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Madame Royal Sa Lorraine, il est vrai, n’est pas des plus riantes. Chamagne et ses abords ressemblent aux Flandres, ce plat pays qui fit souffrir Jacques Brel. Un canal s’est perdu, ici aussi, à quelques kilomètres du clocher à bulbe. Les castors s’y font les dents ; les juniors s’y baignent l’été. Jacques envoie ses fils couper du bois pour l’hiver dans les forêts de frênes et d’aulnes. Dès 12 ans, ils apprennent à manœuvrer des tronçonneuses trop lourdes pour eux. À conduire le tracteur. À braconner. Ils montent aussi, les bons jours, les canassons paternels. Le charme de la vie au grand air, mais l’œil bleu de Ségolène, encore ébloui par les paysages antillais, n’y perçoit rien qui mérite de s’y attarder. De fait, il faut pousser jusqu’à Socourt, sur la rive gauche de la Moselle, pour admirer les premiers mirabelliers blanchir au printemps. Les vignobles mosellans, eux, poussent nettement plus au nord. Et la montagne vosgienne, celle des pistes enneigées et des cristaux de Baccarat, brille bien loin à l’est. Sur cette cambrousse, la mythologie ouvrière des bassins sidérurgiques n’a pas pris, bien sûr. Chamagne est une terre à pommes de terre, célèbre au XIXe siècle pour faire fuir ses jeunes… Colporteurs, ils arpentent par tradition les routes de France en racontant des histoires à dormir debout. Ils vendent leurs images d’Épinal à deux sous. Jusqu’à Orléans, des foules se pressent pour les écouter, intriguées et méfiantes. « Chamagnons, marchands de mensonges » prétend l’adage. Outre les tubercules, l’unique gloire qui ait jamais poussé là est un peintre paysagiste du XVIIe siècle, Claude Gelée dit le Lorrain. Instruit à Rome, sa peinture tristement classique donnerait plutôt des envies d’évasion ! Mais pour rallier Nancy ou Épinal, c’est déjà l’expédition. Le plus gros bourg des environs, Charmes, 4 800 habitants aujourd’hui, porte un nom quelque peu usurpé depuis que l’armée allemande en retraite y a mis le feu le 5 septembre 1944. Charmes, sa brasserie Kanterbraü, son monument aux morts. Charmes, ville natale de Maurice Barrès. 24


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Madame enfant La « colline inspirée » est là, en effet, à un coup de pédale. Inutile de marcher à la topette pour atteindre son sommet et sentir « l’âme ancienne de la Lorraine » : on y accède par un simple faux plat à travers la forêt, une fois franchie la Moselle. Barrès a vu, humilié, cette terre occupée par l’ennemi teuton ; il magnifiera ce paysage en un de ces « lieux où souffle l’esprit ». Marie-Ségolène parcourt parfois, lors de la ballade obligatoire du dimanche, ce « vaste ensemble de pierrailles, d’herbages maigres, de boqueteaux, de halliers toujours balayés du vent, tapis barbare où depuis des siècles les songeries viennent danser ». A-t-elle jamais partagé l’exaltation de l’auteur des Déracinés ? La jeune Lorraine rêve-t-elle de la France ? « Mon père, précise Antoine, ne savait plus où il en était avec la France. » Comment aurait-il pu transmettre sa France, lui, l’officier d’une armée déchue ? Sous l’Occupation, Jacques n’a pas participé à la lutte secrète des maquisards. En 1940, il est coincé au Fort de Longchamp, près d’Épinal, et assiste quasiment l’arme au pied au déferlement des chars nazis. Prisonnier en Prusse orientale, il reviendra finir la guerre chez lui à la faveur d’un échange entre soldats et travailleurs STO. À l’image d’une majorité de Français, Jacques Royal est encore trop nationaliste pour collaborer avec les Allemands, mais pas assez patriote et trop discipliné pour résister. Après les accords de Genève signés par Mendès-France en 1954 sur les décombres de Dien Bien Phu, après le « largage » de l’Algérie en 1962, la France, dans la maison Royal, ne sera plus l’objet d’un culte. Seulement un sujet d’affliction, un long soupir, le ferment d’une colère contre les politiciens, les bolcheviks, les Juifs et de Gaulle, tous coupables d’avoir piétiné, ou laissé piétiner, le drapeau tricolore. Le dimanche, à la table familiale, la tolérance est de mise envers les quelques oncles ou aïeuls qui défendent l’honneur du maréchal Pétain. En 1965, pour la première élection présidentielle au suffrage universel, Jacques vote pour Jean-Louis Tixier-Vignancourt, tenant de l’Algérie française. Sept ans plus tard, il glisse dans l’urne un 25


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Madame Royal bulletin marqué Jean-Marie Le Pen, ou en tout cas le laissera dire. Sa façon personnelle, discutable, malheureusement banale, de cautériser le souvenir harcelant des vains combats au corps à corps dans la jungle indochinoise, de venger ses amis harkis massacrés après le départ de la troupe d’Algérie, de se consoler de n’avoir connu au cours de sa carrière, finalement, qu’une succession de sales guerres conclues par d’humiliantes défaites. Ces faiblesses, ces écarts ne font pas pour autant des Royal une famille d’extrême droite, Croix-de-feu-VichyOAS. Une famille monarchiste ? Pas davantage, même si quelques cousins célèbrent la mort du roi et vénèrent Charles le Téméraire. En fait, nul n’entretient vraiment, devant la future conseillère de François Mitterrand, la flamme de la France éternelle, celle de Clovis, Saint-Louis, Jeanne d’Arc ou Maurice Barrès. Quant à Jules Ferry, bien que lorrain de naissance, il est tout bonnement ignoré, effacé avec Sieyès, Condorcet, Robespierre, Napoléon et les autres héros révolutionnaires nés sous d’autres cieux. Ce n’est pas dans ces épopées-là que l’adolescente puise l’inspiration de sa vie ou même le goût de la politique. Ségolène est trop raisonnable pour concevoir d’autre émancipation qu’individuelle. Cette terre ne lui inspire que l’envie de s’enfuir, au moins jusqu’à ce que, ministre de l’Environnement, elle ose défendre les « territoires » et les « terroirs ». Ce n’est que trente ans plus tard qu’elle se dira dotée d’un « instinct rural », sorte de passeport immatériel pour les Deux-Sèvres, la France des haies de pierre et des clochers. En attendant, Mademoiselle s’applique à l’école, unique échappatoire. Dès qu’elle détectera une brèche dans le monde clos des Royal, en tout cas, Ségolène fuira ce morne paysage de Chamagne. Il lui faudra pour cette respiration attendre ses 15 ans, quand son père la place aux bons soins des chanoinesses de Saint-Augustin, à l’institution NotreDame d’Épinal. La jeune fille part alors sans se retourner. Elle a trouvé sa voie, oubliant vite les copines du village qu’elle ne s’était jamais faites. En quelques années, sa vie 26


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Madame enfant bascule, au grand dam de son géniteur qui voit dans le même temps sa famille exploser, son monde s’évanouir et sa santé décliner. « À compter du jour où elle est entrée à Sciences Po, commente le père Chevrier, Jacques Royal ne m’a plus jamais parlé de Marie-Ségolène. Il ne m’a plus jamais dit qu’elle était la meilleure de ses enfants. » Jusqu’à ce qu’il succombe à un cancer des poumons, en 1982, à 62 ans seulement, l’autodidacte vit isolé. Antoine, seul des huit à demeurer encore dans les Vosges, l’accompagne parfois à la chasse. « Il écoutait en permanence des chants religieux », raconte-t-il. « S’il avait pu vivre plus longtemps, il serait peut-être devenu moine. » Henry rendra une unique visite à son ermite de père. Mais jamais l’officier ne composera le numéro de l’Élysée pour joindre sa fille, qui ne reviendra à Chamagne qu’au jour de l’enterrement, pour une cérémonie célébrée par un aumônier militaire. Ségolène Royal n’a pourtant rien oublié de ce père qu’elle ne visite pas, mais dont elle a choisi de conserver le patronyme. Au-delà de la brouille finale, des heurts et des douleurs, elle est restée étonnement fidèle à l’esprit de celui qui repose sous la sobre dalle anthracite. L’homme de fer avait à cœur de transmettre à ses enfants ses valeurs d’ordre et son sens de l’honneur ; la fille de fer ambitionne de convertir la France entière au respect des règles morales qui la structurent. Elle n’utilise pas de cravache pour faire taire ses enfants à table. Elle ne porte ni bottes de cuir, ni pantalon de cheval. Mais sur les bancs de l’Ena, la petite Marie-Ségolène qui savait obéir a appris à commander. Elle commandera donc, gouvernée comme son père par une insatiable, dangereuse, admirable soif du bien.

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