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Déjà parus dans la collection « Légendes du sport », dirigée par Jean-Paul Brouchon :

POULIDOR par Raymond Poulidor, 2004 HINAULT par Bernard Hinault, 2005 LE FEU SUR LA GLACE par Brian Joubert, 2006 KOPA par Raymond Kopa, 2006 THÉVENET par Bernard Thévenet, 2006 CARRERE par Christian Carrère, 2006 KIKI par Christine Caron, 2006 JE SUIS UN ENFANT DE LA BALLE, par Jacques Secrétin, 2007 POULIDOR INTIME, par Raymond Poulidor, 2007 LE TEMPS DES BLEUS, par Michel Hidalgo, 2007 RENAITRE, par Maurice Herzog, 2007 FOUROUX ENTRE AMIS, par Alain Gex, 2007

© Éditions Jacob-Duvernet, octobre 2007


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POIRÉE par Raphaël Poirée Avec la collaboration d’Yves Perret

Éditions Jacob-Duvernet


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Sommaire PRÉFACE de Jean-Claude Killy. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 CHAPITRE I

Un gamin du Vercors . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 CHAPITRE II

L’apprentissage du biathlon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 CHAPITRE III

Vers les sommets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 CHAPITRE IV

L’incroyable moisson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 CHAPITRE V

Les médailles olympiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 CHAPITRE VI

Le guerrier devient nounours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 CHAPITRE VII

2005, année difficile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105


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CHAPITRE VIII

L’échec de Turin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 CHAPITRE IX

L’apothéose d’une carrière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 CHAPITRE X

Premier été. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 CHAPITRE XI

Regard sur le sport. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 CHAPITRE XII

Les nouveaux horizons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 POSTFACE

Profondément humain, tout simplement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153

ANNEXES Palmarès de Raphaël Poirée .................................................................................................. 157 Palmarès de Liv Grete Poirée............................................................................................... 159 Biathlon : un peu d’histoire.................................................................................................. 161 Les épreuves ............................................................................................................................................ 165


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PRÉFACE

Il pose les bonnes questions C’était à l’été 2002 à Nice, au congrès de l’IBU, la fédération internationale, et je donnais un coup de main à la candidature de la Haute-Maurienne pour les championnats du monde de biathlon. Raphaël Poirée n’était alors pour moi qu’une image vue à la télévision, un nom sur un classement et une réputation de champion déjà affirmée. Il était là, discret, presqu’effacé, fine silhouette au milieu de la délégation française. Au soir d’une longue journée, nous avons discuté. Chaque question que Raphaël me posait était la bonne. Celle dont il cherchait la réponse parce qu’elle devait le servir dans sa quête. Dans son enquête minutieuse pour pousser encore plus loin sa destinée. Quarante ans auparavant, j’avais parcouru entièrement ce chemin. Je savais ce qu’il recherchait et ce qu’il devait trouver dans mes réponses. Pour des pragmatiques comme nous, il n’y a pas plus beau, plus intense, plus épanouissant que la construction

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d’un être qui doit être supérieur pour s’arrimer durablement au plus haut point de son monde. Raphaël avait Killy sous la main et il en profitait. Cela aurait été Alain Delon, un astronaute ou tout autre individu qui a tutoyé les sommets, il en aurait tout aussi bien tiré des principes destinés à forger l’homme qu’il voulait devenir. Cette recherche est incontournable pour devenir un être et un champion d’exception. Celui qui reste de son côté du mur n’avance pas et, dans la vie, le nombre de murs est illimité. Il faut avoir la force de grimper puis de basculer vers un autre univers. Transmettre un peu de mon vécu à d’autres sportifs est une tranche de vie importante, une sorte de confirmation de mon existence. C’est l’expression totale du bonheur d’avoir été. J’ai avancé dans la vie et, pourtant, j'ai encore beaucoup à apprendre. Chaque fois que l’opportunité d’indiquer la route à un de ces hommes tournés vers l’expression la plus aboutie de la performance s’est présentée, qu’il soit sauteur à la perche, coureur de 110 m haies, tennisman ou skieur, j’ai accueilli cet échange comme un privilège. Cette sensation, je l’ai ressentie avec Raphaël. Derrière ses airs de chamois inaccessible, il est un être fragile, toujours à la recherche d’une phrase, d’une reconnaissance, d’un assentiment, d’un conseil qui le fera progresser encore. Il suffit parfois de trois fois rien. D’un geste, d’un regard. A Turin, lorsque je passe la tête dans le

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Préface

vestiaire où il se prépare, je croise juste ses yeux et je m’éclipse. Je ne fais pas l’erreur de lui parler car, à ce moment-là, il sait mieux que quiconque ce dont il a besoin. Il est le Petit Prince et je lui dessine un mouton. Raphaël est parti au sommet de son art, bien campé sur les marches du podium. Cette capacité à se projeter dans le temps et dans l’espace est l’humble orgueil des grands. Dire « Je m’en vais » alors que tout vous sourit, que la maîtrise reste complète, est la marque d’une lucidité totale. Le sportif réalise alors qu’il est mortel, qu’il doit retourner sur terre et qu’il a perçu le moment de la fin des choses. Il est aussi LE champion parce qu’il a poussé l’auto-critique suffisamment loin pour décider de lui-même l’heure de sa propre fin. Cela, aussi, confirme la grandeur du bonhomme, en tout cas de celui que j’aime. Être champion, gagner, pas une fois, un jour de réussite maximale, mais durant des mois et des années, est un exercice compliqué. Être un champion de biathlon l’est encore plus. C’est, à l’image de ce qu’est devenu le slalom en ski alpin, être tout à la fois un boxeur et un funambule qui marche au dessus du vide. Tant de variables entrent en jeu – de la qualité de la poudre à la forme du jour, de l’harmonie entre les skis et les chaussures à la consistance de la neige – pour rendre cette discipline foudroyante de complexité avec cette dimension mentale que je compare au golf quand il est pratiqué par les plus grands.

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Comment devient-on un champion ? Grâce à quelles valeurs ? À quelles qualités ? Ce sont les questions fondamentales pour ceux qui sont passionnés par la perfection du geste sportif. Qu’est-ce que le sport de haut niveau si ce n’est une quête de l’absolu ? Quête qui ne peut apporter que des déconvenues, sauf pour quelques-uns assis sur l’Olympe, monde raréfié où très peu se retrouvent. Raphaël Poirée est passé par là et, à travers ce livre de sa vie, plus que de se contenter de raconter les courses qui l’ont faites roi, il apporte des réponses, ses réponses, là où l’on pensait qu’il n’y en avait pas.

Jean-Claude Killy


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AVANT-PROPOS

Un matin de janvier 1994 J’ai rencontré Raphaël Poirée pour la première fois un matin de janvier 1994. Il n’était pas encore champion du monde juniors. C’était dans une petite salle communale de la Chapelle-en-Vercors, ce village martyr où l’on ne peut s’arrêter sans avoir le cœur serré. L’interview n’avait pas été simple. Le gamin, pas encore 20 ans, avait le verbe rare « Pas bavard, le gars », avais-je dû penser en filant sur les routes étroites qui dégringolent du Vercors. Il avait pourtant dans le regard une étincelle qui ne laisse pas indifférent. « Il dégage quelque chose », ai-je sûrement pensé au virage d’après pendant qu’un vieux truc de Springsteen m’aidait à réfléchir. Le biathlon, déjà, m’intéressait et ceux de la génération d’avant m’avaient initié à ce drôle de sport qui, par la grâce de la victoire des filles du relais aux Jeux d’Albertville, commençait à faire parler de lui. Pourquoi, ce matin-là, croire que ce môme ténébreux que je n’avais jamais vu skier avait une gueule de champion ?

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Vaste question, mélange d’intuition, de hasard et de coup de poker à laquelle je ne possède aucune réponse rationnelle. Il est facile, aujourd’hui que Raphaël Poirée a terminé sa carrière après avoir laissé une trace profonde dans l’histoire de son sport, de clamer : « Je vous l’avais bien dit ! » De ces treize années au sommet, on peut retenir la longue liste des victoires et des titres, ce palmarès incroyable bâti avec acharnement ou sa belle histoire d’amour avec Liv Grete, fraîche et naturelle comme une aurore boréale. En effaçant la longue litanie des chiffres ou les images sur papier glacé d’un couple en or, apparaît alors la personnalité attachante d’un petit gars de la Chapelle, devenu roi de son monde. Derrière l’athlète et ses performances, il y a un écorché vif qui a tiré des vicissitudes de son entrée dans la vie cette incroyable rage de vaincre. Raphaël Poirée ne sera jamais un homme lisse et policé. « Pas toujours politiquement correct », rigole-t-il parfois. Ses aspérités, ses convictions, ses silences ont contribué à ciseler l’homme et le champion. Derrière son air mystérieux, « Raph’ », profondément espiègle, joue à brouiller les pistes pour que l’image que l’on ait de lui conserve toujours une zone d’ombre. Du jour où il a décidé que sa vie glisserait sur deux planches de ski de fond, une carabine accrochée au dos, il n’a eu qu’une obsession : réussir. Pour y parvenir, il a foncé, beaucoup travaillé, a cherché en permanence comment optimiser son

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Avant-Propos

potentiel. Il s’est trompé, parfois. A heurté, il le sait, ceux qui n’arrivaient pas à saisir les mécanismes d’un bonhomme sans concession qui avait envie de hurler au monde entier ce qui était enfoui au plus profond de son être. En décidant d’écrire cet ouvrage, Raphaël Poirée ouvre sans détour et avec sincérité les portes de sa vie, de sa carrière. Il offre un témoignage sincère et franc sur sa destinée et donne à ceux qui voudront les attraper les clés de sa méthode, « le système » qui lui a permis d’être le meilleur. En travaillant à ses côtés durant quelques mois, j’ai saisi un peu plus encore la profondeur du personnage et ce qui a fait que, à l’image de son incroyable fin de carrière, il sera toujours imprévisible et attachant. Dur et sans concession lorsqu’il s’agit de biathlon. Doux et sentimental quand Anna ou Emma, petits bouts de bonheur, lui sourient. J’ai compris un peu plus tard pourquoi, un matin de janvier 1994, luisait au fond d’un regard noir une petite étincelle. Yves Perret

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Chapitre I

Un gamin du Vercors

« On ne naît pas champion, on le devient ! » Cette phrase, je l’ai retournée des milliers de fois dans mon esprit durant toutes ces années. Aux heures de l’adolescence, lorsque j’ai compris que ma vie d’homme, je la construirais sur deux skis de fond, une carabine dans le dos. Plus tard, lorsque je suis devenu un des meilleurs au monde dans ce sport si exigeant qu’est le biathlon. « On ne naît pas champion… » Tout, dans mon parcours, me l’a prouvé, des temps difficiles de l’enfance aux ultimes mètres de ma carrière, lorsqu’il a fallu se battre jusqu’au dernier centimètre pour partir par la grande porte. « On ne naît pas champion. » Parce que rien, dans les premières heures de mon existence ne me prédestinait à devenir sportif de haut niveau. Encore moins en biathlon, sport totalement confidentiel en France lorsque je suis né le 9 août 1974, à Rives, petite cité de l’Isère, coincée entre Grenoble et Valence. 17


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Carmen, ma mère, a vu le jour en 1952 à la Chapelle-en-Vercors, village de 770 habitants du Vercors drômois, encore traumatisé, à l’époque, par le souvenir des furieux combats de la résistance. En août 1944, le village avait été totalement rasé par une division de SS qui avait atterri en planeurs sur le plateau pour prendre à revers les résistants du Vercors. Trente-deux habitants de tous âges avaient alors été massacrés et la sauvagerie de cette tragédie est toujours un souvenir très vivace pour tous les habitants de la Chapelle. Après ma première victoire en coupe du monde en 1998 à Ruhpolding, en Allemagne, un ancien maquisard du Vercors m’a écrit pour m’exprimer toute sa fierté de voir un petit-fils de résistant s’imposer là-bas. Les rancœurs, fort heureusement, se sont estompées au fil du temps mais les drames de la guerre font partie de l’histoire collective de mon village. Henri et Rosita Lamberton, mes grands-parents maternels, ont eu six enfants, trois garçons et trois filles. L’un d’eux, Janot, est un des plus fameux glacionautes mondiaux et certaines de ses expéditions arctiques, avec son fils Maël, font référence. Thierry, le fils de Joël, un autre de mes oncles, a pratiqué le patinage de vitesse à haut niveau et il a été le premier sélectionné olympique de la famille, en 1992 à Albertville. Henri était agent SNCF et, durant sa jeunesse, il a été un très bon skieur de la région, champion du

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Dauphiné de ski alpin. Il a toujours été discret sur la période de l’Occupation, lâchant de temps à autre, la voix émue, de rares anecdotes sur cette période troublée. Nous savions que, durant la guerre, il se cachait dans la montagne, sous un porche naturel. Avec Maël, nous avons passé des heures à le chercher puis à nous y aventurer, fascinés par les inscriptions qui bravaient le temps sur les parois de roche et par les histoires que ce lieu nous inspirait. Rosita, sa femme, a fui l’Espagne franquiste en 1936 et elle a débarqué avec son frère et sa sœur à Valence, où elle est tombée amoureuse de mon grand-père qui l’a « montée » dans le Vercors. Tous les deux tiennent une place très importante dans ma jeunesse. De mon père, je n’ai aucun souvenir et je ne sais finalement pas grand-chose. Il s’appelait Maurice Poirée, était né à Senlis, en Picardie, en 1946. C’était un enfant de la DDASS que ma mère, apprentie fleuriste, a rencontré à Chamonix au début des années 1970, après qu’elle eût quitté le Vercors pour faire sa vie. Il était boulanger, pratiquait la course à pied avec une certaine réussite… Pour le reste, je ne connais de son histoire que quelques bribes qui expliquent peut-être la manière dont je me suis construit et dont j’ai avancé dans l’existence. Maurice et ma mère se sont mariés en 1972, l’année où Karine, ma sœur aînée, est née. Le couple s’était installé à Grenoble avant de prendre la direc-

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tion de Rives où ils ont racheté une boulangerie. C’est dans cette petite cité un peu triste que j’ai vu le jour en août 1974. Déjà, à cette époque, les relations entre mes parents s’étaient détériorées. Il avait, m’a-t-on dit, de mauvaises fréquentations, un problème avec l’alcool et des troubles psychologiques qui le rendaient parfois violent. Très vite, vu ce contexte difficile, je fus confié à mes grands-parents et je passais les trois premières années de ma vie à la Chapelle-en-Vercors. Mes premiers souvenirs d’enfant, c’est donc avec Henri et Rosita que je les ai partagés, heureux comme un coq en pâte. Dans la grosse maison à la sortie du village, j’étais choyé, pas encore conscient que ma famille était en train de se disloquer. La boulangerie familiale ne marchait pas et les rapports entre mes parents n’arrangeaient rien. En 1976 naît Lydie puis deux ans plus tard, Gaël, mon frère. Le commerce avait sombré, mon père n’était plus qu’un fantôme dans la vie de sa famille. En 1977, ma mère, au chômage, s’est installée à Valence, dans le quartier de Fontbarlettes, un des plus chauds, déjà à l’époque, de la région RhôneAlpes. Nous vivions à cinq, dont un bébé, dans un petit appartement. C’était un univers violent, régi par la loi du plus fort où, après chaque Noël, mes cadeaux partaient entre les mains de petits caïds en culottes courtes. J’ai quelques souvenirs de ces temps-là, notamment des premières conneries avec des gosses à peine

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plus âgés que moi et je me dis vraiment que si j’étais resté plus longtemps dans cette atmosphère de violence urbaine, mon destin aurait pu tourner différemment. Ma mère a vu pour la dernière fois mon père quelques jours après la naissance de Gaël, lorsque les gendarmes l’ont amené de force à la maternité pour le reconnaître. Ensuite, il a complètement disparu de notre univers. Plus tard, on a retrouvé ses papiers dans une poubelle en Suisse, où il avait toujours rêvé de s’installer. Il y a quelques années, devenu militaire à l’École militaire de haute montagne, j’ai demandé à un officier qui avait servi pour la DGSE d’essayer de retrouver sa trace. Il serait passé par l’Australie mais rien n’est sûr. Est-il toujours en vie ? Sait-il qui je suis devenu ? A-t-il pensé un jour, en voyant mon nom dans les médias, au mal qu’il nous a fait ? En a-t-il honte ? Est-il fier de ce qu’a accompli son fils ? J’ai dû grandir et vivre avec les stigmates de cette enfance « pas comme les autres » qui a eu, je le sens au plus profond de mon être, une réelle influence sur mon cheminement, ma manière de penser et mes rapports avec les autres et notamment ma famille. Avec Gaël et Lydie, cette vie sans géniteur nous a liés à jamais. J’ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi mes rapports avec Karine, ma grande sœur, qui, elle, possède de vrais souvenir de notre père, ont toujours été plus compliqués. J’aimerais tellement

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qu’aujourd’hui, adultes et parents, ma carrière achevée, nous parvenions enfin à nous rapprocher. Alors que je suis père de famille, que j’ai réussi la première partie de ma vie d’homme, je me demande parfois ce qui aurait pu advenir si j’avais eu une entrée dans la vie plus équilibrée. Je ne sais rien de mon géniteur ou, du moins, seulement ce que ma mère a bien voulu m’en dire. Mes relations avec elle ont été rendues difficiles par le fait que, durant trois ans, alors que je n’étais qu’un bébé, elle m’a confié à l’amour de mes grands-parents. J’ai certainement souffert de tout cela. Aurais-je vraiment aimé avoir des nouvelles de mon père ? Aurais-je voulu le voir ressurgir au bout de toutes ces années ? Peut-être que ce qui me manque vraiment, c’est de savoir pourquoi il a agi ainsi avec nous. En 1980, ma mère décide de rentrer au bercail, à la Chapelle-en-Vercors, avec ses quatre gosses et c’est certainement la meilleure décision qu’elle ait prise. C’est pour elle un retour aux sources, à ses origines et la vie, si difficile, est plus douce au milieu des siens. Je passe toujours beaucoup de temps chez mes grands-parents et j’en garde des images et des saveurs sucrées. Leur maison est pour moi synonyme de bonheur. Et je ne peux pas passer devant, sur la route qui mène à Vassieux-en-Vercors sans penser aux bons moments lorsque, chaque soir, je m’allonge sur le canapé, la tête sur les genoux de Rosita, qui a 87 ans aujourd’hui, ou lorsque Henri, souvent les

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mains dans ses poches, en extrait une pièce avec laquelle j’achète des bonbons. Deux ans après son retour dans le Vercors, ma mère se remarie avec Didier Steunou, un gars du village, fils de restaurateurs, qu’elle connaît depuis son enfance. Didier, un grand gaillard, est à l’époque déménageur de pianos. Il pend sous son aile toute la famille, change même de boulot pour devenir agent d’entretien au collège et être plus présent auprès de nous. Didier est un mec exceptionnel. Derrière son allure de gros nounours, il assume ses responsabilités de chef d’une famille dont les enfants ne sont pas les siens. Il a su me protéger, m’a laissé m’épanouir et a réussi à adoucir les relations parfois douloureuses que j’entretenais avec ma mère. J’ai aimé mon enfance à la Chapelle. C’était l’heure de l’insouciance, de la découverte de la nature et de la liberté, à parcourir les prés et les bois. Nous n’avions pas beaucoup d’argent mais je n’ai jamais manqué de rien. J’étais un enfant chétif et timide, plutôt solitaire et sensible, que tant de choses parvenaient à émouvoir. Pendant que les garçons de mon âge jouaient au foot, je partageais la compagnie des filles. Ce qui était évident, c’est que je manquais de confiance en moi et je préférais suivre les autres. À onze ans, l’entrée au collège de la Chapelle-enVercors me permet de faire mes premiers pas de sportif. Didier et Carmen travaillent là-bas et j’intègre la section sports et nature qui offre aux élèves l’oppor-

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tunité de s’initier à des activités aussi variées que la spéléo, la course d’orientation, le ski de fond, l’équitation… Je suis un élève moyen qui fait ce qu’il faut pour passer en classe supérieure. En cours, j’ai une technique infaillible : je me mets au premier rang et je rêvasse. Comme j’ai une tête d’ange, les professeurs ne s’en rendent pas souvent compte. Le ski, à l’époque, est pratiquement absent de ma vie, à part un petit coup de main que je donne de temps à autre au foyer de ski de fond de la Chapelle et des balades dans la forêt. Pourtant, à onze ans, je gagne la première course de ma vie. Elle se dispute au col du Carri, un petit site de ski nordique du Vercors. À l’époque, la terreur de toutes les courses de gamins s’appelle Emmanuel Sagnal, que je côtoierai ensuite jusqu’en équipe de France juniors. Il est costaud, skie bien et moi, le freluquet de la Chapelle, je n’ai pas l’ombre d’une chance. Il part devant, me distance mais je m’accroche car je rêve de la grosse médaille avec un ruban promise au vainqueur. Dans la dernière descente, Manu casse sa fixation… et, contre toute attente, je passe, pour la première fois de ma vie, une ligne d’arrivée en vainqueur. Au sommet du podium, sous les yeux de mon grand-père tellement fier de son petit-fils, je savoure ce clin d’œil du destin. Mon heure de gloire, c’est plutôt le cross du collège, que je remporte assez souvent, ce qui me permet d’être pendant quelques jours la petite

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vedette que les filles regardent. C’est éphémère mais cela m’aide à prendre confiance en moi. En quatrième, j’intègre la section de biathlon du collège. J’ai treize ans, je suis toujours aussi malingre et introverti. Je me souviendrai toute ma vie de mon premier entraînement avec Philippe Cuier, le responsable de la section sport, un test de Cooper, exercice qui consiste à parcourir le plus de distance possible en douze minutes. J’ai souffert ce jour-là comme jamais. En rentrant à la maison, j’ai chialé toutes les larmes de mon corps, cherchant le réconfort auprès de ma mère. Sa réponse est sans équivoque : « Arrête ! » Mais je veux faire du sport. Pourquoi ? Comment ? Je ne sais pas très bien mais, très vite, le biathlon, avec la dualité du ski de fond, très exigeant et physique, et du tir, qui réclame de l’adresse et beaucoup de maîtrise de soi, me plaît. Les quatre kilos de la carabine semblent peser des tonnes, je ne suis pas très bon en ski mais je suis capable de passer des heures dans un garage du collège où nous habitons désormais à faire du tir à air comprimé. Il y a dans cette discipline une recherche de la perfection qui me procure beaucoup de plaisir. Dans le même temps, je prends une licence à Vercors Ski de Fond, le club de la Chapelle. À partir de ce moment-là, je découvre le plaisir par le sport grâce à l’entraîneur bénévole du club, Jacky David, un homme exceptionnel, l’inséminateur du village,

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métier dont l’évocation me faisait toujours sourire. Aujourd’hui encore, alors que nos contacts se sont espacés, il reste la personne qui a influencé ma destinée. C’est un gars formidable, qui aurait pu être mon entraîneur toute ma carrière s’il avait eu plus de temps. Il m’apprend à me dépasser, à croire en moi. « Un jour, tu seras champion du monde », m’a-t-il dit au cours d’une de nos séances. Beaucoup, à l’époque, auraient crié : « au fou ! » Il y a quelques mois, je lui ai demandé s’il croyait vraiment ce qu’il affirmait. « Il fallait bien te faire rêver » m’a-t-il rétorqué en souriant. Le rêve, c’est peut-être là, plus encore que la technique, la clé de la réussite que beaucoup d’éducateurs doivent avoir en tête lorsqu’ils transmettent un message à des mômes. Avec lui, s’entraîner est un plaisir, jamais une contrainte. Il faut quitter le village pour aller disputer des compétitions. La nuit précédente, je me réveille toutes les heures de peur de rater le rendez-vous. À six heures du matin, je suis déjà dehors et, parfois, je me perche sur le toit d’une cabine téléphonique pour l’attendre. Je monte dans sa BX et nous filons, pied au plancher, vers des journées qui ne peuvent être que belles. Je suis un des rares biathlètes de la Chapelle. Les autres apprentisskieurs viennent des villages voisins, de Vassieux-enVercors, notamment, un autre lieu meurtri par les exactions de la guerre, avec lequel règne une solide rivalité.

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Piètre skieur, j’éprouve des complexes face aux « costauds », Emmanuel Sagnal ou Julien Robert, notamment, taillés comme des armoires à glace et tellement plus forts que moi. Si nos villages et nos clubs sont rivaux, je ne suis pour ma part pas très dangereux pour eux. Je ne suis alors presque jamais qualifié pour les championnats de France de jeunes et être retenu pour les championnats du Dauphiné est déjà un exploit. Je me tais, renfermé, bien décidé à montrer un jour de quoi je suis capable mais je suis frustré lorsque je vois les meilleurs partir à l’automne s’entraîner sur le glacier de Tignes alors que je reste dans mon village. Cela me semble injuste mais aujourd’hui, avec le recul, je sais que je n’y avais pas ma place… et qu’il fallait travailler. Toujours et encore. « On ne naît pas champion, on le devient… » À cette époque, je suis loin d’imaginer que ce vœu pieux serait un jour exaucé. Je redouble ma troisième mais je commence à faire partie des meilleurs Français. J’ai intégré l’équipe du comité du Dauphiné, la structure qui regroupe les meilleurs espoirs de la région, sous la houlette de Christian Pfingstag, qui m’a fait découvrir le biathlon au collège. Il est charismatique, perfectionniste jusqu’au moindre détail et il m’a appris à me structurer. J’ai quinze ans et j’ai envie de faire du biathlon sérieusement. Je trouve une force dans le tir, activité

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fascinante où tout se joue à quelques millimètres. Une petite voix au fond de moi me dit de persévérer, qu’un jour, je réussirai. C’est dans le sport, dans l’entraînement, que je suis moi-même, que je crie tout ce qui est enfoui au plus profond de mon âme et que je cache même à mes proches. Les sportifs qui me plaisent alors ne font pas de biathlon car je n’ai aucune culture de la discipline que je pratique. C’est Carl Lewis à la foulée si pure ou Ari Vatanen ardent pilote aux trajectoires parfaites qui savoure ses victoires un verre de lait à la main qui m’inspirent. Cette image m’a poursuivi jusqu’au bout de ma carrière et je me suis toujours reconnu dans ces scènes de triomphe tranquille. C’est certainement pour cela que je n’ai jamais célébré avec exubérance mes succès, que j’ai rarement offert le champagne les soirs de victoire. Pour moi, l’esprit du sport est ailleurs et la plus belle récompense d’un champion à son entourage et au public, c’est de toujours donner le meilleur de lui-même. Mes parents ne comprennent pas alors complètement la place que le sport de compétition prend dans ma vie. Pour eux, l’important est que je me fasse plaisir, que je m’épanouisse et que je trouve ma place dans la société. Alors que je me bats pour la gagne dans le championnat de France espoirs, je n’ai pas le matériel adéquat. Je demande à Didier une paire de chaussures. Ma famille n’a pas trop d’argent et il ne perçoit pas à quel point cette course compte

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pour moi. Jusque-là, à ses yeux, c’était plus un passetemps, un moyen de profiter de la nature et de l’adolescence. Finalement, devant mon insistance, il cède, un peu étonné lorsque je lui annonce que je suis capable d’être champion de France. Le lendemain, je termine deuxième. Le biathlon vient d’entrer dans la vie des miens. L’été, je m’amuse à la Chapelle, avec une bande de copains, tous plus âgés que moi, qui me protègent. Il y a parmi eux Raphaël Saint-André, un rugbyman, frère de Philippe le capitaine du XV de France. Nous sommes insouciants, toujours prêts à nous amuser, parfois avec des excès. J’en profite aussi pour remporter des courses en montagne*, une discipline méconnue mais très exigeante, pour laquelle je possède de vraies qualités. Paradoxalement, c’est là que je gagne mais c’est en biathlon que je veux réussir. Pourquoi ? Je me suis parfois posé la question. Le tennis me plaît aussi beaucoup mais pour devenir Agassi, il ne faut pas naître à la Chapelle. Question de culture. Et puis il y a le tir, qui me fascine sans pouvoir encore expliquer la sensation de plénitude qu’il me procure. En 1990, j’intègre le lycée de Villard-de-Lans. C’est un ski-études, où bon nombre d’apprentis* Les courses en montagne sont des courses à pied hors stade où moins de 20 % du parcours doit se dérouler sur des routes avec, en général, un fort dénivelé. Très populaire dans les Alpes, cette discipline compte un championnat de France, d’Europe et du monde. En juniors, Raphaël Poirée avait été présélectionné en équipe de France.

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champions ont mêlé sport et cours. Pour moi, c’est un choc. Je quitte la maison et même si moins d’une trentaine de kilomètres séparent la Chapelle de Villard, j’ai l’impression de basculer dans un autre monde. C’est le signe que le biathlon grignote de l’importance dans mon existence. Je dois au départ partager ma chambre avec un skieur alpin mais il se blesse et je me retrouve seul. Pour moi, c’est une chance. Je suis toujours aussi renfermé et j’éprouve du mal à nouer des relations avec mes camarades. Pourtant, j’en connais un certain nombre avec qui je suis au lycée, que je fréquente sur les pistes. Malgré tout, je vis en marge, à des années-lumière des préoccupations et des loisirs des adolescents de mon âge. Déjà, durant l’été, mes parents sont obligés de me mettre dehors les soirs de bal, avec interdiction de rentrer avant minuit. Et là, pendant que mes copains de cours et de glisse s’amusent et font les 400 coups, je passe mes soirées dans ma chambre, à faire des abdos et des pompes. Ce caractère solitaire dérange, surtout à un âge où les jeunes ont tendance à vivre en bande, au point que j’ai même failli me faire virer du bahut où l’on ne comprend pas mon fonctionnement. Suis-je atypique ? Je ne le pense pas. Je ne ressens pas le besoin de partager mon quotidien. C’est tout. Comme d’habitude, ma gueule d’ange m’aide à tisser des liens avec les filles, qui me prennent sous leur aile et font de moi leur confident.

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Peu à peu, je fais connaissance avec mon corps. Je le sculpte, apprends à gérer son mécanisme. J’adore les longues sorties de ski de fond, heure de bien-être à écouter les battements de mon cœur, les skis qui crissent sur la neige. Sportivement, je progresse et j’intègre l’équipe de France juniors. Pour moi, c’était la suite logique de mon investissement et je voulais grimper encore plus haut. Mon premier équipement tricolore, je l’ai acheté à Thierry Dusserre, un Drômois comme moi, médaillé olympique à Lillehammer. En enfilant celui que j’avais mérité grâce à tous mes efforts, je me suis senti plus grand. L’été de mes dix-huit ans est celui d’une belle histoire d’amour. Elle a deux ans de plus que moi, vient de Paris. Elle aime bien sortir le soir, faire la fête et je l’accompagne. Je passe deux semaines à bringuer, sans m’entraîner, jusqu’au jour où j’ai l’impression que mon corps me crie d’arrêter de l’empoisonner. Je sens à quel point, j’ai besoin de l’effort physique. Je réfléchis. Ce petit mec qui sort et qui fait le con, ce n’est pas moi. Si je veux réussir, je dois écouter mon métabolisme, obéir à ses signaux. Le choix est difficile car, d’un côté, il y a les pulsions d’un amour d’adolescent, le quotidien de tant de jeunes de mon âge et de l’autre, la plénitude physique que me procure le sport. Dans mon esprit, il n’est pas question de victoires et de performances. Juste de bien-être et de cohérence avec soi-même.

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Ne pas persévérer dans cette voie, cela aurait été repartir en arrière. Un choix, encore. Deux routes qui partent à l’opposé. Je romps avec ma jolie copine. À partir de ce jour-là, ma réussite sportive a pris le pas sur tout. J’ai choisi mon chemin. Désormais, je cours sur le circuit international juniors. Peu à peu, j’élargis mon horizon, je m’ouvre sur d’autres pays, d’autres cultures. J’adore rencontrer des étrangers, essayer de communiquer avec eux en anglais. Moi si longtemps enfoui dans ma coquille, je redécouvre les autres. J’ai l’impression de vivre et d’exister différemment. Avec les Jeux olympiques d’Albertville et la victoire d’Anne Briand, Corinne Niogret et Véronique Claudel dans le relais, le biathlon prend une autre dimension en France. Il se passe quelque chose dans notre sport, mis sur les rails par cette médaille. Enfin, nous sortons de l’anonymat et pour ma génération, c’est une opportunité incroyable. Mais si, sportivement, l’équipe de France lutte désormais avec les meilleurs, c’est aussi grâce à tous les bénévoles qui ont patiemment posé ses fondations, ainsi que grâce à la pugnacité de David Moretti, un grand gaillard d’Autrans, toujours le Vercors, entraîneur de l’équipe de France depuis de nombreuses années. Avec sa grosse barbe noire et sa voix forte, David dégage un charisme incroyable et, pour nous les jeunes, ses mots comptent. Je me souviens du jour où il m’a dit : « Poirée, tu bois trop de café. Ce n’est pas bon pour un sportif. » Depuis,

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je n'en ai plus jamais touché une tasse pendant les périodes de compétition. Je suis un instinctif et ma vie a toujours été guidée par les préceptes, même parfois anodins, d’êtres à la personnalité affirmée. David s’est longtemps battu contre le cancer, sans rien dire, sans rien montrer. Il est mort au printemps 1994, après que Patrice Bailly-Salins eût été le premier Français à remporter le classement général de la coupe du monde. Son rôle a été capital dans l’histoire du biathlon français. J’intègre alors le lycée d’été d’Albertville. C’est l’école des champions du ski français. Les cours démarrent au printemps et, l’hiver, nous sommes libérés pour les compétitions et l’entraînement. Avant moi, Franck Piccard, Luc Alphand et bien d’autres y ont passé le bac. Nouveau choc, nouvelle rupture… Je quitte le Vercors pour la Savoie, un autre rythme de vie, d’autres ambitions. Je me retrouve avec d’autres skieurs nordiques, Vincent Vittoz, le fondeur, ou Guillaume Braud, qui est toujours un de mes meilleurs amis. Nous sommes sérieux, assidus à l’entraînement, toujours à faire attention à notre hygiène de vie. Les skieurs alpins nous prennent pour des extraterrestres et, au bout de quelques semaines, parviennent à nous convaincre de partir en virée avec eux. Je conserve de mes années à Albertville un sacré souvenir, heures joyeuses du temps des copains. En 1994, je deviens double champion du monde junior. Osrblie est une petite ville un peu triste, en

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Slovaquie, au plein cœur des Tatras. Quand on y arrive, la première chose qui saute aux yeux, c’est une immense usine sidérurgique avec ses poutrelles rouillées et ses bâtiments défraîchis. La ville, elle, se résume à une place carrée où se concentrent les quelques commerces. Le mur de Berlin est tombé depuis quelques années mais on sent encore tout le poids de l’histoire dans ce village sans âme. Pour monter jusqu’au stade, il faut emprunter une petite route étroite qui semble mener nulle part. Les pistes sont dures mais elles me plaisent. J’ai une technique un peu spéciale, adaptée à ma morphologie. Je ne suis pas un glisseur, je sautille à l’opposé des puristes scandinaves. À force d’entraînement, j’ai gagné de la puissance dans les jambes. En tout cas, cela marche : je m’impose deux fois, réalisant enfin le premier de mes rêves. Sur le podium, je me souviens des mots de David Jacky, dans nos interminables têteà-tête en montagne. « Un jour, tu seras champion du monde. » C’est fait et je ne veux pas m’arrêter là. Quand je rentre à la Chapelle, tout le village me fête. Mes parents sont fiers de ce qu’il m’arrive. Je sens que j’ai apporté de la joie à beaucoup de monde mais j’ai du mal à exprimer mes émotions car seul le futur m’intéresse. Autour de moi, les habitants du village se mobilisent. Le boucher a été mon premier sponsor, il m’a donné 5 000 francs. Le conseil général m’a offert une voiture pour faciliter mes déplacements et éviter à Didier de faire sans cesse le chauffeur.

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Dans les mois qui suivent Osrblie, avec ma prime de victoire, je commande une auto. Une Citroën ZX TDI rouge. Un petit bolide. Pendant deux mois, je pense chaque jour au moment où je pourrai m’asseoir à son volant. Quand je la reçois enfin, je file à Grenoble. Au volant, je suis comme un fou. Je fais vrombir le moteur et dans les virages qui basculent vers la capitale du Dauphiné, je me prends pour Vatanen. Quand j’arrive en ville, je regarde autour de moi. Je vois des jeunes de mon âge dont certains semblent galèrer. Ce qui devait être une plaisante promenade se transforme en calvaire. Est-ce trop facile ? Ai-je suffisamment travaillé ? J’ai 20 ans. Je fais du sport. Je suis champion du monde et grâce à cela j’ai pu me payer une voiture trop belle pour moi alors que mes parents n’ont jamais eu les moyens de s’offrir une voiture neuve. Je me mets à chialer, submergé par des sentiments contradictoires. En quelques heures, j’ai compris un peu plus ce qui sera la ligne directrice de ma vie : je dois travailler encore et encore pour mériter de mieux vivre. Ce principe, je l’applique toujours, je suis fier de ce que ma réussite sportive m’a permis d’acquérir et je n’ai aucun complexe à l’afficher.

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