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DU MÊME AUTEUR

POULIDOR par Raymond Poulidor Éditions Jacob-Duvernet, collection « Légendes du Sport », 2004

MERVEILLEUSES HISTOIRES DU TOUR DE FRANCE Éditions Jacob-Duvernet, 2003, rééd. 2007

DANS LA COLLECTION « LÉGENDES DU SPORT » dirigée par Jean-Paul Brouchon

HINAULT par Bernard Hinault THÉVENET par Bernard Thévénet POULIDOR par Raymond Poulidor CARRÈRE par Christian Carrère KIKI par Christine Caron

© Éditions Jacob-Duvernet, 2007


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Raymond Poulidor avec la participation de Jean-Paul Brouchon

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ÉDITIONS JACOB-DUVERNET


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Remerciements Merci à Jean-Pierre Micaud et Claude Louis pour leur contribution à la réalisation de cet ouvrage, aussi bien pour le don de photographies que pour l’évocation de souvenirs. Merci à Claire Larsen, Maïlis Valentin et Baptiste Lanaspeze.


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Table des matières Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9 Une éclosion tardive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11 Marcel Cerdan, mon idole . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .15 Salvador Dali, Michel Audiard et quelques autres . . . .23 Antoine Blondin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .29 René Fallet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .33 Ma fidélité aux cycles Mercier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .39 La mansuétude d’Antonin Magne . . . . . . . . . . . . . . . . .47 Roger Piel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .53 Mes voitures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .57 Parties de cartes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .63 J’ai toujours eu de la chance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .72 Le public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .79 L’art de descendre un col . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .89 La nature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .93 Le cyclisme français d’aujourd’hui . . . . . . . . . . . . . . .101 Et maintenant... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .109 Annexes Raymond Poulidor en bref . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .119 Les coéquipiers de Raymond Poulidor . . . . . . . . . . . . . . . .120 « Course de gentleman », par René Fallet . . . . . . . . . . . . . .128 Portrait d’Antoine Blondin presque par lui-même . . . . . . .130 Rue des Prairies de Michel Audiard : . . . . . . . . . . . . . . . .133 L’ Hymne à l’amour d’Édith Piaf . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .136 « King Raymond Poulidor » par Christian Laborde . . . . . .138


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Avant-propos

La course cycliste n’est pas seulement une discipline sportive pratiquée par des individualités sous le régime de la course d’équipe ; c’est aussi une atmosphère spécifique, liée à la multiplicité des voyages et à la complémentarité existant entre toutes ses composantes. Les coureurs ne sont jamais seuls. L’encadrement les suit, les organisateurs les précèdent, les journalistes croisent les uns et les autres, tissant çà et là des amitiés aussi vraies que viriles. À cette époque, au début des années 60 jusqu’à la fin des années 70, le journaliste côtoyait le coureur dans sa chambre d’hôtel, dans la salle de massage, ou plus simplement à ses côtés dans une voiture. Les soirs d’étape, le coureur venait souvent déguster sa tisane avec un groupe de journalistes encore attablés, pas AVANT-PROPOS

forcément pour parler cyclisme, mais pour évoquer l’air du

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temps et les dernières nouvelles à la mode. Dans un Tour de France, la promiscuité était totale. Tous, du coureur au journaliste en passant par l’organisateur et l’officiel, logeaient dans un rayon d’à peine cinq kilomètres. Cette notion d’amitié était encore réhaussée par ces soirées sans fin où chacun, comme nos grands-parents jadis devant le feu de cheminée, racontait les plus belles histoires du cyclisme. C’est ainsi qu’un soir, alors qu’un essaim de journalistes refait le monde sur la terrasse d’un hôtel de Limoges, à une heure avancée de la nuit, alors que la bouteille d’alcool de prune était déjà passée de main en main, des persiennes s’ouvrirent au premier étage. Un homme en caleçon aparaît entre deux volets, réclame le silence parce que, dit-il, « Moi, demain, j’ai du travail à faire ! » Chacun reconnaît Eddy Merckx. Personne ne bouge, personne ne trouve d’excuse pour ce tapage verbal. Sauf un, Antoine Blondin. Il se lève de sa chaise, appuie ses mains sur la table et s’écrie haut et fort : « Excuse-nous,

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Eddy, on commence seulement à réciter ton palmarès. »

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UNE ÉCLOSION TARDIVE

« Quel est ce coureur plus applaudi que moi, et que tout le monde appelle la Pouliche ? » Louison Bobet


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Si je n’avais pas appartenu à un petit club du comité du Limousin, je pense qu’en 1956, soit à l’âge de vingt ans, juste avant mon départ pour le service militaire, j’étais en mesure de disputer le Tour de France. À cette époque, je battais des coureurs professionnels. J’étais déjà très populaire dans ma région. On me réclamait un peu partout. Durant la semaine, je travaillais quinze heures par jour dans les champs, puis j’allais m’entraîner durant deux heures. Le dimanche, pas de travaux agraires. La traite des vaches était assurée par ceux qui restaient à la ferme. Pour moi, la journée était consacrée à la course cycliste. Une fois, il m’est arrivé de faire 80 km – à vélo bien sûr – pour me rendre au départ d’une épreuve, de disputer la course – 120 km –, puis de rentrer à la maison, toujours en vélo. Soit 280 km dans la journée. Et le lendemain, lever à six heures. C’est sûr qu’avec un entraînement plus poussé, j’aurais pu passer professionnel dès 1956, et alors mon service militaire aurait sans doute eu une durée de POULIDOR INTIME

deux ans et demi, mais sûrement pas moitié en Allemagne

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et moitié en Algérie... Tout simplement au Bataillon de Joinville ! Le bataillon permettait en effet à l’élite nationale du sport de pratiquer leur discipline tout en étant militaire sous la direction des entraîneurs nationaux. Toujours en 1956, le 2 août, lors du Bol d’Or des Monédières, à Chaumeil, je suis sur la ligne de départ en tant que meilleur coureur régional aux côtés de Louison Bobet, Raphaël Geminiani et quelques autres coureurs professionnels. Bobet est alors la grande vedette du sport cycliste national. Son palmarès est fourni. Trois fois vainqueur du Tour de France, champion du monde et bien d’autres victoires de renom. Cependant, tout au long du parcours, je suis le plus applaudi. On me surnomme alors « la Pouliche ». Lorsqu’à mi-course, dans le Col de Lestards, Louison Bobet porte une offensive, je suis le seul à prendre sa roue, sous les applaudissements d’une foule en délire. Au tour suivant, toujours dans l’ascension de ce col, je me dégage, laissant presque sur place les Bobet, Geminiani et leurs confrères. Pour les nombreux spectateurs, ce n’est qu’un seul cri, maintes fois répété : « La Pouliche… La Pouliche… » Je termine finalement sixième. À l’arrivée, Louison Bobet, mi-figue mi-raisin, demande à l’organisateur Jean Segurel : « Qui est ce cou“la Pouliche” ? »

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reur plus applaudi que moi, et que tout le monde appelle

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Quelques semaines plus tard, juste avant de partir en Allemagne pour la première partie de mon service militaire, je remporte une épreuve avec huit minutes d’avance sur le premier professionnel, Maurice Guitard qui vient de disputer le Tour de France. Dès 1956, c’est sûr, j’avais déjà les qualités nécessaires pour disputer le Tour de France. Lorsque je suis revenu du service militaire, en décembre 1959, je pesais 85 kg, et pourtant j’avais fait attention à ne pas trop fréquenter les bars de la caserne. C’est lorsque la Grange Rouge a changé de propriétaire que mes parents se sont retrouvés à Saint-Léonard de Noblat, en Corrèze. Et là, tout a changé. Les chevaux remplacent les vaches comme animaux de trait, la terre est beaucoup plus riche. Il y a besoin de moins de bras pour faire tourner l’exploitation. Je décide alors, avec l’accord de mon père, de me consacrer uniquement au cyclisme. Grâce à un entraînement plus poussé et à une alimentation plus soignée, je n’ai pas tardé à retrouver ma condition physique de 1956. Habitué depuis toujours à travailler dur et longtemps, je n’ai pas éprouvé les difficultés rencontrées par beaucoup d’autres coureurs en passant professionnel. Je dis même que mes débuts dans la carrière au sein de la formation Mercier m’ont paru facile. J’étais soigné, massé. Mon matériel était fourni. Il ne me restait plus qu’à pédaPOULIDOR INTIME

ler. Et ça, je savais le faire.

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MARCEL CERDAN, MON IDOLE

« Je me demande si je n’étais pas destiné à être boxeur plutôt que coureur cycliste. » R. P.


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À l’école communale d’Auriat, l’instituteur, monsieur Vialeville, ne cherche pas seulement à faire des enfants qui lui sont confiés des garçons qui sauront lire et compter, mais de futurs hommes, durs au mal et aptes à prendre du plaisir en exerçant leur futur métier, sans doute celui de la terre. Pour atteindre ce but, monsieur Vialeville nous développe aussi bien le corps que l’esprit. C’est ainsi que certains après-midi sont consacrés à l’activité physique. Utilisant notre force, il nous a fait creuser un sautoir et a confié au menuisier du village la confection et l’installation d’un portique. Cela lui permit d’organiser des épreuves de courses à pied, de sauts et de grimper de corde. Le meilleur, pour récompense, peut feuilleter à sa guise l’hebdomadaire Miroir Sprint auquel il était abonné. À cette époque, j’étais déjà bien charpenté, jamais malade et apte aux exercices physiques. Très souvent, je sortais vainqueur de ces joutes amicales et filais à la maiPOULIDOR INTIME

son, très fier de moi, pour compulser, le plus souvent en

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famille, les précieuses revues. C’est ainsi que mon père, mes frères et moi-même découvrons par l’image celui dont nous entendions parler à la radio et qui était déjà notre sportif préféré : le boxeur Marcel Cerdan. À la réflexion, je me demande, tant ma passion pour ce boxeur est grande et ne s’estompe pas au fil du temps, si je n’étais pas destiné à être boxeur plutôt que coureur cycliste. Si d’aventure, quelqu’un s’était proposé, lorsque j’étais adolescent, pour me faire pratiquer la boxe, je n’aurais pas répondu par la négative. Tout jeune, j’avais le gabarit d’un athlète. Le travail des champs m’avait endurci. Charrier des monceaux de fumier ne m’a jamais fait peur, bien au contraire. D’ailleurs, dans un coin d’une grange, nous avions installé avec mes frères et mon père un sac de sable sur lequel nous tapions à loisir. Le plus souvent, nous frappions à mains nues. Le travail des champs avait rendu nos mains fermes, viriles, tannées et calleuses. Parfois, « pour faire boxeur », nous enveloppions nos mains dans des chiffons, comme s’il s’agissait de gants. Je m’appliquais alors à adopter la position favorite de Marcel Cerdan, la position dite « en crouch », bien calé sur les jambes (la jambe gauche légèrement en avant), les coudes le long du torse, le poing droit en avant pour détourner l’attaque adverse, le poing gauche prêt à MARCEL CERDAN

partir avec autant de précision que de vitesse.

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Si nous étions beaux et forts, c’était bien sûr parce que nous étions heureux. Nos parents n’étaient pas riches, mais nous n’avions pas besoin de beaucoup d’argent. À l’époque, dans le département de la Creuse, la vache est la priorité. Le terrain rocailleux et accidenté lui est consacré, les rares plateaux sont réservés aux habitations. La vache est tout pour l’agriculteur creusois. Elle fournit chaque jour le lait, sert au travail des champs et finit sa carrière dans l’assiette non sans avoir donné quelques veaux. Les vaches nous procuraient beaucoup de travail mais nous permettaient de vivre sans confort, certes, mais dans la joie. Rien ne manquait à la ferme. Nous avions la viande, la charcuterie, les œufs, le lait et même le pain. Un pain très blanc, beaucoup plus blanc que celui de maintenant. On allait porter le méteil chez le meunier. Le méteil, c’est le mélange du blé et du seigle. Suivant la qualité de l’un ou de l’autre, le pain est plus ou moins blanc. Nous avions toujours du pain admirablement blanc. Je me souviens du meunier. Il devait peser à peine 45 kg tout mouillé, mais n’avait pas son pareil pour soulever les « balles » de méteil pourtant fort lourdes. Il savait s’y prendre avec ses balles. Il avait les gestes adéquats pour manipuler le méteil, et cela compensait sa petite taille. Son moulin était caché au fond d’un vallon au creux d’un POULIDOR INTIME

bois. Pendant la guerre, l’occupant n’est jamais venu voir

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de près ce qui se passait dans le moulin. Ce qui a permis à toute la région de fournir en pain les maquisards. Le soir venu, les devoirs faits, les leçons apprises, la dernière traite effectuée, nous nous plongions, mon père, mes frères et moi, dans la lecture de Miroir Sprint pour tout connaître de Marcel Cerdan. Né à Sidi Bel Abbes en Algérie, boxeur dès l’âge de 17 ans, Cerdan gagnait avec tant de rapidité ses combats qu’il était surnommé « le Bombardier ». Sa particularité était d’être en position d’attaque dès le coup de gong. Il avait commencé sa carrière au Maroc, devant son public, son père étant à la fois son entraîneur et son manager. S’il ne gagnait pas chaque combat par KO, c’est parce que son adversaire l’implorait de ne pas le détruire physiquement. Admirablement respectueux de ses rivaux, conscient de sa supériorité, Cerdan baissait alors sa garde et conduisait le combat à sa guise jusqu’à son terme. Fin 1937, il est à Paris. Il a alors 21 ans, et boxe sous la direction de Lucien Roupp, par ailleurs garagiste. Il s’entraîne dans une salle située au premier étage du garage de Roupp. Rapidement champion de France puis champion d’Europe, il est pressenti pour le championnat du monde. Il doit battre toutefois les quatre meilleurs boxeurs du monde non-américains avant d’affronter l’Américain Tony Zale, à MARCEL CERDAN

Jersey City. Le titre mondial est en jeu. Cerdan devient

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champion du monde. La France chavire de bonheur. Sa liaison avec la chanteuse Édith Piaf remue les foules. Neuf mois plus tard, à Detroit, Cerdan, blessé à l’épaule, perd son titre mondial face à un autre boxeur américain, Jack La Motta. Il abandonne à la dixième reprise. Je me souviens de ce combat diffusé sur les ondes de la radio alors qu’il faisait encore nuit en France. Nous étions avec mon père en train de traire les vaches. Jamais traite ne fut aussi silencieuse. Nous écoutions Pierre Crenesse avec attention. Lorsque le combat s’est terminé, nous étions tristes et ne pensions qu’à la revanche que La Motta devait accorder. Prévue en septembre 1949 puis reportée au 2 décembre de la même année en raison d’une blessure, pense-t-on imaginaire, de l’Américain, Cerdan rentre à Paris. Comme toujours, il reçoit des lettres enflammées d’Édith Piaf. « Bats-toi pour ta mère, pour tes fils, pour les tiens, pour Paris qui t’adore et pour moi qui suis folle de toi, qui n’aime que tes yeux, que tes mains, ta bouche, tout toi. Je t’envoie tout ce que j’ai de meilleur en moi, prends seulement ce que tu aimes. » Le 27 octobre, Cerdan embarque à bord du Constellation FDA-ZN à destination de New York pour rejoindre Édith Piaf qui donne une série de concerts au Versailles, une salle de spectacle de New York, avant de POULIDOR INTIME

regagner son camp d’entraînement.

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Le 28 octobre au matin, nous apprenons par la radio que le Constellation s’est écrasé sur le Pic de la Redonta aux Açores. Il y a peut-être des survivants. Nous sommes alors certains que Cerdan est parmi les rescapés. Un champion tel que lui ne peut pas mourir dans un accident d’avion. Cerdan, pour nous, est surnaturel. Les informations se précisent. Cerdan est mort. L’abattement saisit alors la maisonnée. Ce n’est même plus de la tristesse. C’est une grande douleur, un déchirement, un supplice. Je n’ai que treize ans mais je me souviens que ce soirlà, avec mon père et mes frères, nous avons pleuré en mangeant notre soupe. Les soirs suivants aussi, nous avons pleuré. Nous nous sommes précipités sur le journal local qui ressemblait à un faire-part de décès. Un voisin nous a passé L’Équipe, où un journaliste racontait sa vision des débris de l’avion disséminés dans la montagne et au milieu de ceux-ci, l’archet intact de la violoniste Ginette Neveu, elle aussi passagère de l’avion. De Marcel Cerdan, rien. Pas même un vêtement. Pas même une photo, un passeport. Rien. Seules restent les photos de Miroir Sprint pour apaiser notre douleur et sécher nos larmes. J’ai souvent parlé de Cerdan avec Louis Caput, mon dernier directeur sportif, qui avait bien connu le boxeur. MARCEL CERDAN

Bien des années après, nous avons refait ses combats.

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Jean-Claude Bouttier, autre boxeur de talent, m’a lui aussi beaucoup parlé de Cerdan, m’a expliqué son style. Marcel Cerdan ne m’a jamais quitté. Un peu plus tard, j’ai appris combien Édith Piaf avait aimé Marcel Cerdan, combien Marcel Cerdan avait aimé Édith Piaf. Un amour d’à peine deux ans, interrompu par une mort brutale. J’ai lu leur correspondance. De grandes et belles lettres d’amour. À peine deux ans plus tard, Édith Piaf, inconsolable, écrit « L’Hymne à l’amour ». Cette chanson dédiée à Cerdan, elle a le courage de la chanter en public, les larmes aux yeux, sans avoir besoin de faire le moindre effort pour l’interprétation. Mise en musique par Marguerite Monnod, cette chanson est un chef-d’œuvre. C’est une déclaration d’amour. C’est la tristesse d’une femme. C’est aussi immense espoir avec l’idée de se retrouver dans l’éternité. Quel courage pour cette petite bonne femme, si petite, si menue, cette miniature, de chanter avec tant de force et de talent ce qu’elle ressent au plus profond d’elle-même après la mort tragique de son amant. « L’Hymne à l’amour » est

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l’une de mes chansons favorites.

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SALVADOR DALI, MICHEL AUDIARD & QUELQUES AUTRES

« Les gens qui n’aiment pas le vélo nous emmerdent, même lorsqu’ils n’en parlent pas. » Michel Audiard


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J’ai rencontré beaucoup de personnages illustres, présidents de la République, hommes politiques de tous bords, et intellectuels. Parfois les circonstances de ces rencontres étaient purement fortuites. Cela s’est produit avec deux Présidents de la République en exercice. Nous sommes en 1970. Eddy Merckx domine tant et plus l’épreuve. Il gagne même les deux étapes, dont l’arrivée est jugée à Divonne-les-Bains. Ce soir-là, avec l’équipe Mercier, nous sommes logés au Grand Hôtel de Divonne, un établissement de luxe fréquenté par de richissimes personnages qui viennent dépenser leur argent au casino attenant à l’hôtel. Tranquillement, en survêtement, je gagne la salle à manger où nous allons prendre notre dîner. Tout d’un coup, un cri résonne dans l’immense hall : « Poulidor, Poulidor ! » Je me retourne et me trouve nez à nez avec le président de la Tunisie Habib Bourguiba. Je suis un peu étonné et salue le président. Nous engageons la conversation. Il a l’air très au courant du déroulement du Tour que je suis en train de vivre. Il me demande comme un service de bien vouloir accepter de prendre la pose à POULIDOR INTIME

mes côtés. Je suis bien sûr d’accord. Bouguiba était à

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Divonne pour préparer une rencontre internationale relative au développement de son pays. Même maintenant, avec le recul, je pense que cette rencontre tout à fait fortuite indique combien ceux qui font le Tour frappent les imaginations, même des plus grands. Autre rencontre, en 1975. Pour la première fois, le Tour se termine sur les Champs-Elysées. C’est la première victoire de Bernard Thévenet. Valéry Giscard d’Estaing, Président de la République, est dans la tribune d’honneur. Il remet le dernier maillot jaune à Bernard. Ensuite les coureurs, tout du moins ceux qui se sont distingués, doivent être reçu à l’Élysée pour une réception amicale. Giscard en a accepté le principe à condition que je sois présent. Promesse lui a été faite que je serais présent. Mais au dernier moment, comme je n’ai terminé, malade, ce Tour qu’à la 19e place, les organisateurs ne font plus attention à moi. Personne ne vient me confirmer ma présence à l’Élysée. J’organise donc mon emploi du temps d’une autre façon. Quelques semaines plus tard, à l’occasion de l’ouverture d’un salon, un personnage fonce sur moi. C’est Giscard. « Alors, Monsieur Poulidor, vous ne vouliez pas venir me voir à l’Élysée ? » Giscard n’a pas oublié. Je lui explique les raisons de cette méprise et le prie, avec retard, de bien dit-il au moment de prendre congé.

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vouloir accepter mes excuses. « Je vous ai regretté », me

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Mes rencontres avec les intellectuels sont également empreintes de remarquables souvenirs. Elles sont plus longues, car il n’y a alors aucun protocole en vigueur. Je me souviens en particulier de mon entrevue avec le peintre Salvador Dali. C’était un homme que l’on remarquait. Le jour où je lui fus présenté, il portait une immense cape noire sur un habit richement décoré et s’appuyait sur une canne à pommeau finement ciselé. Sa moustache, artistiquement découpée, à l’inverse de celle en guidon de course des coureurs du début du XXe siècle, semblait être la source de son inspiration. En martelant des mots inattendus dans la bouche d’un être normal, mais habituels chez lui, il m’avait expliqué qu’il voulait « crétiniser » le monde. Il donnait l’impression de tout savoir et, grâce à des pouvoirs surnaturels, de pouvoir dominer beaucoup plus que le monde de l’art. J’ai aussi eu l’occasion d’engager de plus longues conversations avec Michel Audiard, René Fallet et surtout Antoine Blondin, qui est devenu mon voisin du Limousin. Je me souviens bien de Michel Audiard. Il habitait Dourdan, à l’orée de la Vallée de Chevreuse, et était venu me voir, en 1969, non loin de là, à Villebon-sur-Yvette, alors que je venais de remporter le prologue de ParisNice aux dépens d’Eddy Merckx. Je me souviens de sa POULIDOR INTIME

petite taille, des casquettes qui ornaient son chef

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dépourvu de cheveux, et de la gauloise qu’il triturait de la main gauche avant d’en extirper de grosses bouffées. Je me souviens aussi de son langage. Il parlait comme les personnages de ses films, un peu comme les banlieusards, en oubliant des voyelles ou des consonnes en cours de route. C’était un vrai passionné de cyclisme. Il m’avait raconté que, son parrain lui ayant offert pour son seizième anniversaire un splendide vélo de course, il avait voulu devenir coureur. Licencié au Vélo Club du XIXe arrondissement de Paris, il a alors disputé bon nombre de courses sans réussir à en gagner une, car les côtes étaient pour lui un obstacle insurmontable. Il se tourne alors vers la piste, car « il n’y a pas de bosses », et devient l’ami de Robert Chapatte et d’André Pousse. Son palmarès est resté mince, mais sa passion du cyclisme, elle, est demeurée vive. Lorsque je le rencontrais, il voulait tout savoir des braquets que j’utilisais. Dans sa propriété « l’Enclos », un peu à l’écart de Dourdan, il y avait une pièce entièrement réservée au cyclisme. Il y avait en particulier une impressionnante collection de maillots que Robert Chapatte alimentait à chaque fin de Tour de France. La malice au coin de l’œil, il m’a raconté pourquoi Jean Gabin l’appelait « le p’tit cycliste » et comment lui pour Gabin un rôle d’ancien coureur qui, dans une scène

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était venu l’idée, dans le film Rue des Prairies, d’écrire

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mémorable, explique à son auditoire comment il faut faire pour remporter un sprint sur la piste. Il m’avait également appris que Gabin aurait bien voulu devenir coureur cycliste. Il a d’ailleurs commenté le Tour en 1939 sur les ondes d’une radio de l’époque, Radio 37. Audiard m’avait aussi raconté qu’avant de devenir homme de cinéma, il avait été journaliste durant quelques mois. Doté d’une imagination fertile et débordante, il s’était fait passer pour l’Étoile du Soir, son journal, pour le correspondant à Pékin. Il avait même publié une savoureuse interview de Madame Tchang Kaï Tchek, femme d’un dirigeant chinois, sans jamais l’avoir vu, bien entendu. Audiard détestait ceux qui n’aimaient pas le cyclisme. Pour eux, rien que pour eux, il avait trouvé une formule : « Les gens qui n’aiment pas le vélo nous emmerdent, même lorsqu’ils n’en parlent pas. » Atteint d’un cancer, il a lutté avec la ténacité et l’opiniâtreté d’un vrai coureur contre la maladie. À sa mort en 1985, quelques jours après la fin du Tour de France, quelqu’un a dit à son sujet : « Quand un type comme ça s’en va, il n’y a plus de place à prendre. C’est la fin d’une

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époque. »

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ANTOINE BLONDIN « J’écris sous la dictée du Tour de France. » A. B.


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J’ai connu Antoine Blondin lorsqu’il est venu s’installer à Linards, tout près de chez moi, pour fuir les grandes tentations de son quartier parisien, Saint-Germain des Prés. À l’époque, je n’étais pas un grand lecteur. Le vélo et la famille étaient mes seules préoccupations. Je connaissais Antoine de réputation, mais je ne pensais pas devoir le fréquenter. Ce sont Claude Louis, longtemps conseiller technique régional du Limousin, et Louis Perrier, président du Comité du Limousin, qui m’ont présenté à lui. Tout de suite, le courant est passé. On s’est retrouvé plusieurs fois dans des soirées entre amis pour jouer aux cartes. Il savait bien jouer à la belote et aux tarots. Je n’ai jamais pu lui rendre totalement son amitié. Sa propension à boire fut pour moi un obstacle majeur. Parfois, au hasard de l’entraînement, je m’arrêtais dans des bars où je savais qu’il avait ses habitudes. Antoine était toujours là, entouré de ses nombreux amis. Je m’arrangeais toujours pour offrir une tournée générale parmi les premiers avant de vite m’éclipser, le régime des coureurs POULIDOR INTIME

n’ayant jamais fait bon ménage avec l’alcool.

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Je ne suis jamais allé chez lui. Je savais que c’était un vrai traquenard. Dans le pays, on raconte que la fille d’un président de la République en exercice, venue quelques heures pour mieux le connaître, est restée trois jours à discuter et à vider des bouteilles. Cependant, certains soirs après l’étape, j’aimais me rendre à la salle de presse. Pas pour rencontrer une nouvelle fois les journalistes, mais pour voir, rejoindre, contempler Antoine. Il était là, assis derrière une table vulgaire, tout seul dans son coin, les yeux fermés, avec devant lui une page blanche, et un verre qui ne demandait qu’à être rempli. Il était là, immobile, comme dans les nuages, à moitié endormi. Tout d’un coup, il sortait de sa torpeur, buvait un coup, décapuchonnait son stylo et, de sa belle écriture ronde et fine, sans aucune rature, noircissait les pages. Le lendemain, pas un suiveur ne prenait le départ de l’étape sans avoir lu le « Blondin ». Plusieurs fois, je lui ai dit mon émerveillement, mon admiration de l’avoir vu écrire, en salle de presse, au milieu de ses confrères. Invariablement, il me répondait : « Quand je prends place face à ma feuille blanche, je sais ce que je vais boire, c’est à peu près la seule chose dont je suis assuré. Quant au reste, j’écris sous la dictée du Tour de

ANTOINE BLONDIN

France. »

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