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Š Éditions Jacob-Duvernet, 2008


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Charles Cogan

La République de Dieu Regards politiques d’un Américain sur les États-Unis et l’islam

Éditions Jacob-Duvernet


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Table des matières

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Chapitre 1. Comment peut-on croire ? .............................................................21 Chapitre 2. Iran 1979 : premier conflit majeur avec l’islam radical....................................................75 Chapitre 3. L’Afghanistan, la lutte contre les Soviétiques et le mythe Ben Laden ...........................................................................................................107 Chapitre 4. Irak 2003 : l’insoutenable légèreté de la décision .................................................................139 Chapitre 5. Israël : la nouvelle Jamestown ? ............................................181 Conclusion. Dilemmes .........................................................................................................201

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217 Notes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219


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INTRODUCTION

Le Bloc-notes [de François Mauriac] réconcilie la veine confidentielle et la dimension politique avec le même bonheur que les Mémoires d’Outre-Tombe. Introduction de Jean Touzot au tome I des Bloc-notes de François Mauriac, Paris, Seuil, 1993, pp. 11-12.

P

our paraphraser le général de Gaulle1, j’ai senti toute ma vie que j’étais comme un chroniqueur, racontant puis classant les jours selon leurs vicissitudes bienvenues ou déplorables. Lorsque j’avais environ douze ans, je me souviens avoir déchiré mon journal et l’avoir jeté, dans un accès d’iconoclasme. Mais bientôt, je repris ma tâche de chroniqueur. Peu à peu, le journal changea de forme et d’esprit. Il cessa d’être un compte rendu du meilleur et du pire qu’apportait chaque jour. Il se transforma, tels les Markings de Dag Hammarskjöld2, en une collection de commentaires et de maximes épisodiques, au gré de ce que m’inspirait l’air du temps. 7


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J’ai toujours eu le sentiment que ce journal (ou, plus exactement, ce bloc-notes) porterait témoignage de mon parcours vers un destin inconnu. Il traçait le fil des méandres de la vie, les lacets du chemin que j’en entr’apercevais, les virages qui changeaient tout. J’ai grandi dans la région de Boston, dans une famille d’un catholicisme assez strict. De leurs fratries respectives, mes parents étaient les seuls à s’être mariés. Les autres devinrent des prêtres, religieuses, enseignants, policiers – métiers typiques dans les familles de souche irlandaise, dont la plupart avaient quitté la mère patrie et rejoint le nord-est des États-Unis lors de la terrible famine du milieu du XIXe siècle. Cependant, le milieu des catholiques irlandais, minoritaire en Nouvelle-Angleterre, n’échappait pas à l’influence de la culture puritaine dominante, celle des milliers de protestants dissidents qui avaient fui les persécutions religieuses de l’Angleterre anglicane. Confronté à ces deux influences hétérogènes, voire conflictuelles, j’ai développé très tôt une réaction doublement réfractaire, rejetant à la fois le carcan de mon identité de souche (très jeune, je me promis d’échapper au « ghetto » irlandais-catholique), mais aussi la culture dominante du puritanisme anglo-saxon. De fait, en dépit d’une inévitable tendance à m’y fondre par mimétisme, j’ai toujours su que je ne pourrais jamais être membre à part entière de cette culture dominante. L’autre leitmotiv de mes « années d’apprentissage » fut l’écriture. J’entrepris d’écrire mon premier roman à l’âge de dix ans, sous l’influence de ma mère qui travaillait pour une maison d’édition de Boston, Houghton Mifflin. Ce petit roman qui, bien entendu, ne fut jamais publié était inti8


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tulé Sportsman’s Grit, dont la traduction française pourrait être « La ténacité du sportif ». À l’époque, je m’intéressais vivement au monde du sport : adolescent, je devins d’ailleurs le correspondant sportif de plusieurs journaux de Boston et de ma ville natale, Melrose. Très tôt, mon frère Jack et moi sentîmes que nous n’étions pas comme les enfants qui nous entouraient, que nous étions capables de transcender les limites propres à notre environnement. Pourtant, notre situation domestique modeste démentait cette conviction – du moins nous contraignait-elle à ne pas en faire étalage. Notre famille avait beaucoup souffert de la Grande Dépression des années 1930, même si l’aide de certains de nos proches, employés dans la fonction publique, nous avait permis de traverser les années noires. L’une des sœurs célibataires de mon père, Anna Micheline Cogan, une enseignante dotée d’une forte personnalité, nous inculqua, à mon frère et moi, le culte de l’excellence. C’est elle qui insista pour que nous fassions tous deux nos études à Harvard. Elle mettait un point d’honneur à ce que nous portions des vêtements sur mesure, dessinés par l’un des meilleurs tailleurs de Boston. Elle nous faisait visiter les monuments et les musées de la ville, et assister aux concerts du Boston Symphony Orchestra. Elle répétait toujours que nous devions rester au-dessus de la mêlée, à l’écart des « hyènes » et des « yahoos » (c’est-à-dire des rustres), envers lesquels elle affichait la même morgue dont certains, aujourd’hui, en France, font montre à l’égard de ceux qu’ils nomment la « racaille » des banlieues parisiennes. J’entrai donc à l’université Harvard. J’y étudiai l’histoire, notamment l’histoire médiévale, ainsi que le français, que 9


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j’avais commencé à apprendre vers douze ans à l’école secondaire. À cette époque, et tout particulièrement en NouvelleAngleterre, le français était encore la langue étrangère la plus enseignée. L’histoire médiévale que l’on étudiait à Harvard traitait principalement de la France et de l’Angleterre. J’eus la chance d’avoir deux professeurs de renom, Charles H. Taylor et Maude Cam. Sur les plans intellectuel et culturel, Harvard me marqua profondément – d’autant plus que, par la suite, je revins plusieurs fois à l’alma mater. Je quittai l’université sans bien savoir vers quelle carrière me tourner. Je ne disposais pas, comme d’autres, d’un réseau de patrons, de conseillers, voire de maîtres à penser qui eussent pu m’aider à faire le choix. Du moins étais-je certain que je ne voulais pas poursuivre mes études supérieures. Le démon de l’écriture aidant, je décidai, un peu par défaut, de devenir journaliste. Je me lançai alors dans un voyage en auto-stop vers New York, pour tenter ma chance. L’aventure tourna court, et je me repliai rapidement vers ma NouvelleAngleterre natale, où je trouvai un emploi de reporter pour le compte d’un journal régional de Hartford, dans le Connecticut. La guerre de Corée interrompit cette balbutiante carrière de journaliste. J’y fus envoyé avec le grade de sous-lieutenant, spécialiste des transmissions. Après l’armistice de 1953, je revins à Harvard, où le bureau d’orientation pourrait m’offrir son assistance. On m’envoya, lettres de recommandation en poche, tenter ma chance au département d’État et de la Défense, à la United States Information Agency et à l’Agence centrale de renseignement – la CIA – qui tous me firent des propositions. Mon choix se porta sur la dernière. Le monde du journalisme, qui me cantonnait à un rôle d’obser10


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vateur trop passif à mon goût, ne m’attirait plus guère. Après mon expérience militaire en Corée, je cherchais une profession qui me permette d’agir. De 1954 à 1991, je fus donc officier de la CIA. Pendant ces 37 années, dont 23 passées à l’étranger, je fus successivement affecté à New Delhi (1957-1962), Kinshasa (19631965), où j’étais chef de poste adjoint, puis en tant que chef de poste à Khartoum (1965-1968), Rabat (1971-1975), Amman (1975-1979) et Paris (1984-1989). En outre, de 1979 à 1984, je fus chef de la division Moyen-Orient et Asie du Sud dans le directorat Opérations. Bien que tous deux opèrent depuis leur ambassade, une profonde différence de tempérament distingue un diplomate d’un officier de renseignement. Alors que celui-là s’efforce de résoudre les problèmes par la négociation, ce qui implique d’adopter une attitude conciliante et d’éviter les questions par trop conflictuelles, celui-ci a pour tâche de porter sa main vers les plaies à vif, tel un saint Thomas moderne, autrement dit de décrire et traiter le monde tel qu’il est, sans ambages et sans concessions. Cette formation et cette expérience expliquent ma tendance à apprécier les événements sans illusions, et à les décrire de façon décapante, quelles que soient les idées reçues dominantes. À l’exception de cette différence de perspective, on peut légitimement se demander dans quelle mesure un homme des « services » peut, autant qu’un diplomate, parler avec autorité de la haute politique et des enjeux stratégiques entre États. Dans ce contexte, il faut souligner que les chapitres de cet ouvrage consacrés aux « études de cas » se situent dans le Tiers Monde, en particulier dans le monde musulman – des pays 11


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dans lesquels le chef de la CIA, en raison de l’influence prétendument omniprésente de l’Agence, occupait une position quasi proconsulaire. Ce n’est pas sans raison que la division Moyen-Orient et Asie du Sud à l’Agence avait reçu le surnom de « Division des rois et des présidents ». En 1989, mon chemin me conduisit de nouveau à Harvard. La CIA m’envoyait à la Kennedy School en qualité de Research Fellow. Deux ans plus tard, je quittai l’Agence, et restai à la Kennedy School, où je suis aujourd’hui associé au Belfer Center for Science and International Affairs. Je suis, en outre, affilié au Centre d’études européennes, ainsi qu’à l’Institut Olin pour les affaires stratégiques. Mon retour à Harvard me permit de reprendre la plume : je rédigeai d’abord ma thèse de doctorat, sous la direction des professeurs Stanley Hoffmann, Ernest May et Graham Allison ; puis je l’adaptai pour publier un livre, intitulé en français Alliés éternels, amis ombrageux : les États-Unis et la France depuis 1940 3. Stanley Hoffmann est devenu pour moi un « gourou ». Après ma thèse, quatre de mes livres ont bénéficié de son soutien et de ses commentaires. Il en va ainsi de mon récent ouvrage, Diplomatie à la française4, qui prend sa place dans une série parrainée par le United States Institute of Peace (USIP), puisque c’est Stanley Hoffmann lui-même qui recommanda que je sois chargé de ce volume. Au cours de la genèse et de la rédaction du présent ouvrage, j’ai toujours eu conscience qu’il s’agissait d’un projet atypique et inclassable – ni autobiographie, ni livre d’histoire, ni traité de géopolitique. Pourtant, c’était tout cela à la fois. De fait, je n’aurais pu mener à bien ce livre si Luc Jacob-Duvernet n’avait pas démontré la même inventivité (et la même affa12


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bilité) dont il avait déjà fait preuve lors de la publication de mon précédent ouvrage. J’ai aussi pu compter sur l’assistance d’Erwan Lagadec, jeune chercheur français formé comme moi à l’histoire médiévale et aux relations internationales, et passé par la Sorbonne, Oxford et Harvard. Il partageait mon approche intellectuelle, à la fois multiculturelle, polyglotte et pluridisciplinaire, ainsi que mon goût pour les perspectives historiques de long terme. Notre collaboration à distance sur le style et la substance du livre n’était pas sans me rappeler, parfois, les échanges épistolaires entre « honnêtes hommes » dans l’Europe du XVIIIe siècle5. Et, last but not least, je voudrais saluer le travail de mon éditrice aux éditions Jacob-Duvernet, Pauline de Ayala. Dans l’esprit du Bloc-notes de François Mauriac, la vie que je viens brièvement de retracer éclaire ce livre, comme ce livre l’éclaire. Ce jeu de miroir, ce mariage expliquent ses caractères inhabituels, notamment le fait qu’il conjugue réflexions philosophiques – voire théologiques – et observations politiques sur mes sujets de prédilection – ceux qui ont forgé mon expérience, tels que l’Iran, l’Afghanistan, l’Irak et le problème israélo-arabe. J’ai conçu ce livre comme une série d’essais sur des sujets assez disparates, mais qui tous se réfèrent à l’idée globale de l’influence de la religion sur l’action humaine. Le genre de l’essai ayant plus d’impact en France qu’aux États-Unis, je pensais qu’un tel livre rédigé en français par un Américain aurait un intérêt tout particulier pour le public de l’Hexagone. À divers titres, j’ai côtoyé les événements et les notions dont il sera question ici d’assez près pour qu’ils contribuent à façonner ce que je crois, voire ce que je suis. Sans me 13


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résoudre à une approche purement subjective et impressionniste, je ne prétends pas les traiter comme un expert académique – et je ne souhaite pas le faire. Ainsi, on pourra se demander quelles sont les qualifications qui me permettent de commenter légitimement l’état du monde islamique. Et il est vrai que je ne suis pas musulman et ne puis parler arabe, même après les années que j’ai passées dans les pays arabophones. Mais ce que je dis, je le dis d’expérience et parce que je l’ai vécu. J’observe le monde arabo-musulman depuis mon arrivée à New Delhi en 1957. J’ai vécu mon premier Ramadan en mars 1958, à Hyderabad. Quelques mois plus tard, j’assistai en témoin ébahi aux excès de férocité du tempérament irakien, alors que les diplomates de Bagdad en poste à New Delhi épousaient la révolution baassiste dans toute sa violence. C’était aussi le moment des interventions conjointes – américaine au Liban et britannique en Jordanie – où l’on frôlait la crise internationale. Presque dix ans plus tard vint la guerre des Six-Jours. Alors en poste à Khartoum, j’assistai à la réaction des Soudanais, une réaction « plus arabe que celle des Arabes », même si, évidemment, les Soudanais du Nord, majoritaires dans le pays, étaient en effet des Arabes. Et bien qu’ayant été dénoncé devant l’assemblée parlementaire comme « un Juif qui avait été expulsé du Congo » (ni l’une ni l’autre de ces allégations n’étaient vraies), je pus rester sur place en dépit de la rupture diplomatique du Soudan avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, suite à la guerre. Six ans plus tard éclata la guerre du Kippour (que l’on désigne, dans les pays anglophones et arabophones, sous le nom de « guerre du Ramadan »). Je me trouvais au Maroc, 14


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où le gouvernement avait envoyé avant la guerre une unité d’infanterie au Golan pour appuyer les Syriens. À la même époque, j’assistai à l’amorce de contact entre les États-Unis et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) par l’entremise du roi Hassan II. À la fin des années 1970, je me trouvais à Amman, où j’observai de près la consternation croissante du roi Hussein devant le crépuscule de son ami le shah d’Iran, ainsi que ce qui fut pour le roi la « mauvaise surprise » de l’initiative unilatérale d’Anouar el-Sadate vers Israël. Rentrant à la Centrale de la CIA peu de temps après en tant que chef de division, je fus le témoin de maintes crises et l’un des principaux acteurs de la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan et de la crise de 444 jours dans l’affaire des otages à Téhéran. Depuis mon retour à Harvard en 1989, j’ai eu le loisir d’approfondir ma connaissance du monde islamique sur un plan académique et ai écrit plusieurs articles sur le sujet6. Un demi-siècle d’interactions et d’apprentissage : voilà ma qualification. De la même manière, les questions théologiques dont je traite dans le livre me sont familières depuis longtemps : depuis mes études d’histoire médiévale à Harvard, dans un lointain passé. Mais, au fond, le seul « droit d’en dire » que je revendique sur les grands sujets théologiques est tout simplement d’en être conscient, de m’en préoccuper, au plus profond de moi-même, depuis toujours. À ce propos, George Bernard Shaw remarquait avec justesse que les personnes véritablement religieuses partagent avec les athées et les agnostiques leur intérêt pour la réflexion théologique. Tous les autres, les « gens du milieu », y sont indifférents. 15


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Certains estimeront que le rapprochement, dans les pages qui suivent, entre commentaire géopolitique et autobiographie ne se justifie pas. Il est vrai que cette approche serait vaine, et artificielle, si elle ne relevait que d’un exercice narcissique. Mais ce n’est pas le cas. Dans cet essai, je cherche à instruire, à transmettre, à sauvegarder. Après cinquante ans de vie active, me voilà le témoin privilégié des mondes qui ont produit le 11 Septembre : le témoin du passage du XXe au XXIe siècle. L’histoire de cette transition, des événements, des morts et des renaissances qui ont produit le monde actuel, il importe au plus haut point de la dire aujourd’hui. Le traumatisme du 11 Septembre a incité à penser qu’un nouveau monde avait émergé. Alexandre Adler prétend ainsi avoir, ce jour-là, vu « finir le monde ancien ». Depuis, la seconde moitié du XXe siècle menace de s’effacer de nos mémoires, ou du moins d’en être réduite à une préhistoire sans relief, sans influence, sans signification. Par exemple, et comme me l’a confirmé une visite en Russie à la fin de l’année 2007, on ne peut pas revenir sur le communisme. Bien qu’il en existe une certaine nostalgie parmi l’ancienne génération en Russie, le long chapitre de cette morne idéologie est définitivement clos. Comme je le dis plus haut, l’histoire est affaire de subjectivité, d’autant plus lorsque le fait religieux s’en mêle. Pour ma part, j’ai exprimé ma consternation devant cette insoluble dialectique dans un poème sur la tragédie du 11 Septembre, écrit le 25 juin 2004. La notion d’un Créateur bienveillant et omnipotent me semble, depuis, irréconciliable avec les horreurs de ce monde. 16


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9/11 Le monde s’exclama : « Que Dieu bénisse l’Amérique ! » – Tandis que les murs s’effondraient. Mais comment pouvait-Il bénir ce qui s’était produit À moins qu’Il y soit indifférent ? Et s’Il est indifférent, À quoi bon implorer Sa protection ? Ce dilemme échappe aux fidèles Et peut-être est-ce préférable, Puisque l’autre vision n’est que celle du néant, Et du désespoir. Personne ne peut nous révéler pourquoi Il semble n’exister qu’un Dieu cruel et implacable Jusqu’au jour où la mort Mettra fin au mystère de la vie7.

Il me semble opportun d’éclairer la deuxième strophe de ce poème. À cet égard, rappelons la phrase de François Mauriac : Les hommes n’ont pas eu à choisir entre l’espérance chrétienne et une autre espérance, mais entre cette espérance et le néant ! Combien ont préféré le néant. Et pour la plupart ils ont coupé les ponts derrière eux8.

Dès lors, est-il légitime de conclure que perdre la foi est dangereux parce que nous n’avons rien d’autre à lui substituer ? Pour quelques-uns, au premier chef Friedrich Nietzsche, la référence et l’explication centrale ne résident pas dans la foi en un principe transcendant, mais dans la vie pure et simple : [le message de Zarathoustra] tient en quelques mots : rien n’est extérieur à la vie. En elle tout se trouve, d’elle tout provient – grâces sublimes, atrocités sanglantes, douceurs et violences, cruautés et enthousiasmes9.

De fait, et comme l’évoque mon poème, même les individus les plus dévots (et les plus avertis) semblent prendre conscience de ce dilemme. René Char écrivait 17


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Cessons de miroiter. Toute la question sera, un moment, de savoir si la mort Met bien le point final à tout. Mais peut-être notre cœur n’est-il formé que de la Réponse qui n’est point donnée10 ?

Et à ce propos, une ancienne maxime me revient en mémoire : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien » – de façon plus aiguë et plus personnelle, je lui fait écho : « Je me dirige cruellement vers un destin inconnu. » Or, René Char invite le lecteur à reconnaître et à accepter que nos vies soient précisément fondées sur l’absence de réponse – et à percevoir la beauté qui procède de cette incertitude même. Quant à moi, je n’aimerais pas refaire ma vie : je serais trop impatient d’en connaître le dénouement. Qu’y aura-t-il « après » – ou n’y aura-t-il rien ? Mauriac demanda à l’un de ses amis à quoi il pensait en sortant des tranchées en 1914, baïonnette à la main, certain d’être tué. Celui-ci, qui survécut à la guerre, répondit : « Maintenant, je sais ! » Certes, il faut reconnaître que si le monde était inchangé, il perdrait beaucoup de son intérêt. Ce qui fait la beauté de la vie, c’est le fait même qu’elle ne dure pas. Mais par là même, l’homme prend conscience que la vie s’achèvera dans la mort. Ainsi peut-on dire que la vie est une tragédie qui attend son heure. Du moins, tant que nous sommes en vie et que nous sommes confrontés à des choix, même s’ils sont parfois douloureux, nous pouvons nous consoler en nous répétant qu’ils ne sont pas si mal, car finalement, il nous faudra mourir. Si le mouvement de la vie se termine dans le néant, alors la vie n’a pas de sens. L’être humain n’est alors qu’un passager sur cette planète, embarqué pour un voyage dont il ignore la durée. S’il en est ainsi, le plus important est de ne pas se soucier du temps… Il nous faut cultiver une 18


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sublime indifférence face à une vie qui s’évanouit de jour en jour. Nous avons tendance à voir en notre mort la fin du monde : il faut cultiver la modestie de n’y voir que la fin de nous-mêmes. Les humanistes du XVIe siècle voulaient à toute force clore le « Moyen Âge » qui les précédait ; leur monde en restait pourtant l’héritier. Aujourd’hui, c’est l’articulation profonde entre le XXe siècle et l’ère de « l’après-11 Septembre » que nous risquons de perdre de vue. Dans les chapitres qui suivent, j’expose les leçons que j’ai tirées de mon parcours personnel parce que notre siècle, en réalité, trouve son origine profonde dans les univers que j’ai connus : le New Delhi des années 1950, le Khartoum des années 1960, les Rabat et Amman de la décennie suivante, le Paris et le Moyen-Orient des années 1980. L’époque que je décris conjugue elle-même la géopolitique et la théologie. Elle a vu le religieux offusqué par des idéologies abstraites et forcenées ; puis la résurgence colossale du fait religieux, en particulier dans le monde arabo-musulman. Ce « réveil islamique » a pris son essor au cours des années 1970, pour partie en réaction à l’échec du mouvement nationaliste arabe qui culmina avec la cuisante défaite des armées arabes dans la guerre des Six-Jours et la mort de Gamal Abdel Nasser trois ans plus tard. On observait, au cours des années 1970, les visites que rendaient aux hommes d’État et aux intellectuels les jeunes gens avides de conseils susceptibles d’alimenter leur nouvel intérêt pour les études coraniques. Puis, à la fin des années 1970, la fureur islamiste a éclaté un peu partout : en Arabie saoudite, au Pakistan, en Afghanistan et surtout en Iran, où le premier conflit entre 19


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les États-Unis et ce nouvel extrémisme religieux fit partie intégrante d’une révolution réussie. Sur le plan individuel, le siècle actuel, comme le précédent, doit son histoire, son architecture et ses inflexions aux convictions philosophiques, aux visions du monde et aux élaborations doctrinales et théologiques de grands protagonistes. La géopolitique des dernières décennies est traversée, percluse de philosophie : voilà aussi pourquoi il est légitime de conjuguer les deux. Enfin, je parle dans cet essai de mon expérience et j’y expose mon point de vue propre, parce que si l’écriture de l’Histoire se veut scientifique et rationnelle, il importe de comprendre que ses matériaux, eux, ne le sont pas. Le passé n’est pas désincarné. Chaque événement résulte de décisions simultanées, passionnelles et contradictoires, prises par plusieurs milliards d’êtres humains, décisions qui n’éliminent pas les passions et les contradictions de ceux qui les dirigent. L’univers que je décris, dans lequel j’ai tracé ma route, est lui-même fait de points de vue subjectifs et enchevêtrés. Je ne peux le décrire qu’en expliquant quel est le mien. Le rôle de la religion dans l’esprit collectif et la politique américaine est un exemple frappant de cette interpénétration entre théologie, passions collectives et géopolitique, au XXe siècle comme aujourd’hui. Citoyen, mais aussi spectateur toujours étonné de la « République de Dieu », il me faut commencer par examiner une question qui m’accompagne depuis toujours, et que, paraphrasant Montesquieu, je ressassais alors que je traçais ma route hors du carcan de la culture américaine dominante : « Comment peut-on être chrétien ? » Ou, plus simplement : « Comment peut-on croire ? »


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CHAPITRE 1

COMMENT PEUT-ON CROIRE ?

« Pourquoi as-tu permis cela ? » Même les individus les plus dévots (et les plus avertis) semblent prendre conscience du paradoxe d’un dieu indifférent, et dont on trouve un surprenant écho dans le discours du pape Benoît XVI lors de sa visite à Auschwitz fin mai 2006 : Dans un lieu comme celui-ci, les mots manquent, et dans un silence effrayant, le cœur crie à Dieu : Seigneur, pourquoi es-tu resté silencieux? Pourquoi astu permis cela1 ?

Ce qui frappe est moins la remarque elle-même que son auteur. Car ce sentiment de consternation devant le mal absolu et la mise en doute de la bienveillance de Dieu qui en procède sont des serpents de mer qui hantent la culture occidentale et réémergent lors de chaque désastre, en particulier naturel. Selon Marie Lemonnier, la destruction de Lisbonne par le tremblement de terre de 1755 mettra […] à l’épreuve la foi déiste de Voltaire […]. En privé, selon Mallet du Pan, il déclare carrément que « la Providence en a dans le cul »2. 21


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J’ai évoqué le dilemme d’un dieu indifférent aux souffrances humaines dans une conversation avec un prêtre à l’université Harvard, peu après le 11 septembre 2001. Le fond de son discours fut le suivant : il faut imaginer deux sortes de dieux, l’un « interventionniste », l’autre pas. « Personnellement, ajouta-t-il, je crois au deuxième. » Cette réponse n’est pas vraiment satisfaisante, puisqu’elle élude la question centrale : comment Dieu, s’Il existe, même ce Dieu qui ne détermine pas le cours du monde par Sa providence, aurait-Il pu, dans Sa bienveillance, permettre les atrocités commises le 11 Septembre ou les autres avatars historiques du mal absolu ? Quoi qu’il en soit, la plupart des croyants semblent bien se fier à un dieu de providence, un dieu qui intervient dans les affaires du monde. D’Andrew Jackson à George W. Bush, la majorité des présidents américains – y compris les plus notables, comme Abraham Lincoln ou Franklin Roosevelt – semblent avoir eu la conviction, à des degrés divers, que leurs actions étaient guidées par la main de Dieu. Quelquesuns laissèrent même entendre qu’ils entretenaient une relation personnelle avec Dieu. À travers les âges (et dès avant l’époque judéo-chrétienne), les hommes et les femmes ont essayé d’entrer en contact avec Dieu dans l’espoir de recevoir ses commandements et ses conseils. Certains pensent y être parvenus. Cliniquement, leurs affabulations relèvent parfois de la maladie mentale – pourtant, puissants et faibles, riches et pauvres, ils les ont crues vraies, en dépit des preuves concrètes qui démontrent qu’il n’y a pas de Providence, et que l’impénétrable Dieu ne se soucie guère des vicissitudes de nos vies, de nos souhaits et de nos prières. Ces preuves sont cependant partout, dans 22


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tous les aléas de l’existence, dans la tragédie qui accable inexplicablement ceux qui pouvaient, l’instant d’avant, sembler bénis de Dieu. Personne n’a vu Dieu. Il reste, quoi qu’on dise, un être insaisissable, excepté dans notre imagination. Ses soi-disant apparitions ne sont que des affabulations, produites dans des états psychologiques altérés, telle la transe des chamanes. Seuls des charlatans ont prétendu prouver la réalité des « miracles ». L’être humain a soif d’un autre monde et s’y projette souvent avec passion – mais sans y accéder jamais. L’aventure d’Orphée à la recherche d’Eurydice comme la visite de Virgile aux Enfers que décrit Dante ne sont que des songes. Nul ne peut affirmer avec certitude qu’il existe un autre monde. De ce fait, l’agnosticisme est un signe d’humilité : je n’ai pas la présomption de savoir. Toutes ces inventions échappent à la logique. Elles relèvent d’un univers mental pré-rationnel – en d’autres termes enfantin, rapporté au plan individuel. Ces pulsions reposent sur un substrat mélangé de peur et d’envoûtement. La peur de l’inconnu, la peur de mourir sans avoir donné gage d’une foi qui pourrait garantir le salut espéré dans l’outre-monde. Beaucoup, à l’approche de la mort, incités par une angoisse irrationnelle, retournent au bercail de la religion mère, y compris parmi les puissants de ce monde. Comment ne pas rester perplexe lorsqu’un François Mitterrand, laïc déclaré de longue date, accepte d’être enterré dans le cadre de sa religion de jeunesse, le catholicisme ? (La veille de sa mort, il demanda à recevoir l’extrême-onction3.) Les raisons de ces « conversions sur le lit de mort » ne tiennent pas seulement au poids des environnements culturels : elles relèvent aussi, fondamentalement, d’angoisses indivi23


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duelles – la peur de l’inconnu, la peur d’un possible Dieu. Au moment de vérité, qui peut dire qu’il pourra surmonter cette peur ? Il ne reste à l’agnostique, devant cette incertitude, que l’ironique prière : « Seigneur ! Le moment venu, donnez-moi la force de défier Votre autorité supposée ! » Ce que je décris ici est une appréhension catholique de la mort et de Dieu, avec tous ses relents de culpabilité. L’approche semble différente dans le cas d’autres religions. Je me rappelle avoir été frappé par une photographie : celle des visages des officiers généraux qui avaient comploté contre le roi Hassan II à la garden-party de Skhirat, en juillet 1971. Leur expression reflétait une tranquillité béate, au moment même où on les emmenait en camion vers le peloton d’exécution et où ils récitaient le shihada, la prière des agonisants.

L’inaccessible outre-tombe Malgré les témoignages de ceux qui croient résolument avoir vu Dieu, avoir conversé avec Lui ou Ses intermédiaires, comme la Vierge Marie, le mur demeure, infranchissable, entre ce monde humain et l’outre-tombe – pour reprendre le mot de Chateaubriand. Ceux pour qui il est dans l’ordre des choses de pouvoir aisément franchir cette barrière se nourrissent de pathétiques illusions. Ainsi, dans les années 1990, un jeune Palestinien, la ceinture bourrée d’explosifs, pénétra dans Tel-Aviv et déclencha sa machine infernale. Mais seul le détonateur explosa, et le jeune fanatique, bien qu’assommé par l’explosion, ne fut que légèrement touché. Lorsqu’il reprit conscience, il regarda autour de lui et, ne voyant que des hommes, demanda : « Où sont les vierges ? » Lorsqu’on lui répondit qu’il n’y en avait pas, le jeune homme 24


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insista, posant et reposant la question. Les hommes qui l’entouraient finirent par lui montrer leurs cartes d’identité du Shin Beth, prouvant au jeune homme qu’il n’avait décidément pas rejoint le paradis. Il est propre à la nature humaine de chercher ainsi éperdument à connaître l’outre-tombe – sans pourtant jamais y parvenir. Nous avons besoin de la quête elle-même, faute de quoi il ne nous reste plus que le désespoir de vivre dans les étroites limites de ce monde-ci. À l’instar de la chanteuse Peggy Lee, qui évoquait la vie elle-même, nous pourrions demander : « Est-ce que c’est tout ce qu’il y a ? » Il faut qu’il y ait quelque chose d’autre, quelque chose au-delà de soimême et du monde terrestre, faute de quoi il ne reste que le désespoir du néant, le désespoir d’une vie qui ne tend vers rien.

Sur l’absurdité de la providence universelle Pour un observateur qui croit à la prééminence de la Raison, le fait qu’un dirigeant politique puisse invoquer le nom de Dieu et chercher à le consulter quant aux actions qu’il doit poursuivre paraît étrange et mal venu. Comme l’a noté Bruno Tertrais4, la formule « Que Dieu m’aide » (« So help me God ») est devenue presque rituelle pour les présidents américains au moment de leur prestation de serment. Quel est ce Dieu qui, parmi plusieurs milliards d’individus, pourrait ainsi s’intéresser aux actions et au succès d’un seul ? En outre, comment la divine Providence pourrait-elle être universelle, et favoriser simultanément les projets contradictoires des individus ou des groupes humains en guerre ? Pendant la Seconde Guerre mondiale, des écoliers en 25


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Allemagne criaient : « Gott strafe England », tandis que, dans le camp adverse, on demandait l’aide du même Dieu pour repousser les barbares (« les Boches ») qui menaçaient la civilisation occidentale. Ceux qui invoquent ainsi le nom de Dieu le font en vain, cherchant aveuglément une justification transcendante à leurs actions, sans pouvoir ou vouloir se rendre compte des fondements irrationnels et illogiques de leur attitude. Le proverbe « God is an Englishman » trouve toute sa saveur dans le poème de William Blake, A War Song to Englishmen, dont voici quelques extraits : Préparez-vous ! Préparez-vous! Préparez vos cœurs au toucher glacial de la mort. Préparez vos bras pour une glorieuse victoire. Préparez vos yeux à rencontrer un Dieu de Sainteté. Préparez-vous ! Préparez-vous ! Les flèches de Dieu tout-puissant sont prêtes ! Soldats, préparez-vous ! Notre cause est celle du Ciel ; Soldats, préparez-vous ! Soyez dignes de notre cause : Préparez-vous à rencontrer nos pères dans les cieux. Préparez-vous, bataillons, qui tomberez aujourd’hui5!

Sans mettre en question l’existence de Dieu Lui-même, le président Abraham Lincoln a reconnu l’absurdité de deux prières contradictoires adressées à Dieu. Dans le discours qu’il prononça à l’occasion de sa seconde investiture, il fit l’observation suivante, à un moment où la guerre civile entre Nord et Sud touchait à sa fin : Les deux camps [Unionistes et Confédérés] lisent la même Bible et prient le même Dieu, et chacun des deux lui demande assistance contre l’autre. Il peut sembler étrange que d’oser ainsi demander au Dieu de Justice qu’Il l’aide à tirer sa subsistance de la sueur d’autres hommes – mais ne jugeons pas, de peur d’être

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jugés en retour. Il était impossible que les prières des deux camps fussent exaucées. Aucun des deux camps n’a vu les siennes entièrement entendues. Le ToutPuissant avait ses desseins propres.

L’anti-Dieu ? Comment résoudre ces mystères ? Comment Dieu peut-il permettre les désastres qui frappent les innocents ? Comment peut-Il soutenir simultanément deux ennemis – comme on l’a vu, par exemple, dans un Liban dévasté, en juillet 2006, déchiré entre les « Fous de Dieu » et les soldats de la guerre industrielle ? Au cours de l’Histoire, beaucoup ont pu trouver l’explication en imaginant que l’omniprésence des malheurs est le fait d’un anti-Dieu. La tradition juive a inventé le diable qui, plus tard, a été incorporé à la pensée chrétienne. Dans cette perspective dualiste, tous les maux du monde proviennent de Satan. L’idée trouvait son expression ultime dans la religion zoroastrienne, le manichéisme, et ses avatars historiques comme le catharisme médiéval, qui appréhendait l’existence de deux principes transcendants antinomiques en conflit permanent, le Bien et le Mal. Ainsi l’imagination humaine inventa-t-elle un pouvoir maléfique qui lutte contre Dieu. Mais, en définitive, Lucifer n’est-il pas tout aussi flou que Dieu lui-même ? Saint Augustin, après s’être éloigné de la tradition manichéenne, proposa une interprétation des rapports entre Bien et Mal qui s’inscrit fondamentalement dans la tradition chrétienne. Selon lui, le Mal n’existe pas, au sens où le mot « Mal » ne recouvre aucune substance réelle, mais désigne en fait une absence ou diminution du Bien, donc un non27


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être – provoqué tout particulièrement par le libre arbitre humain. Ainsi, toute la Création divine reste de l’ordre du Bien, et tout principe du Mal se trouve éliminé. Beaucoup ont catégoriquement rejeté cette explication. Il en est ainsi du philosophe polonais Leszek Kolakowski, dans un essai intitulé Le Diable dans l’Histoire : Le diable fait partie de notre expérience. Notre génération l’a suffisamment vu à l’œuvre pour que nous le prenions au sérieux. Je maintiens que le Mal n’est pas une contingence, il n’est pas l’absence ou la déformation ou la subversion de la vertu (ou n’importe quoi d’autre qui lui serait opposé), mais un fait têtu et irrémédiable6.

Une attitude différente de celle d’Augustin permet de dénier l’existence d’un principe du Mal : revenant à Nietzsche, il s’agit tout simplement de ne plus faire dépendre les contingences du monde de principes extérieurs, qu’ils soient bons ou mauvais. Dans tous les cas, il est difficile de concevoir un univers dans lequel le Mal soit une contingence dégradée du Bien par l’entremise du libre arbitre humain. Certaines manifestations du Mal, comme les désastres naturels, ne mettent pas en jeu la volonté de l’Homme. C’est pourquoi ces événements, comme le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 ou le tsunami survenu en Asie du Sud-Est en 2004, ont toujours déstabilisé les croyants plus sérieusement que le mal d’origine humaine. Finalement, devant les tragédies et le malheurs obscurs et inexplicables, il est difficile de postuler que ce monde a été créé par un Dieu bienveillant. Il convient mieux à la raison, et il est, au fond, plus noble, de prendre le monde tel qu’il est, dans son désordre et sa confusion mêmes, et d’accepter qu’il n’a pas de finalité apparente. 28


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Une longue interrogation Un autre problème me paraît tout à fait limpide, mais semble échapper aux fidèles : le concept, culturellement construit, que nous appelons Dieu a été formulé par les hommes ; son caractère a été modifié par les hommes, dans des circonstances chronologiques et culturelles précises et contingentes – autrement dit, dans un cadre fini. Dieu n’importe que si l’homme importe, Il n’existe que si l’homme, qui Le conçoit, peut dire ce qui existe et a existé. Mais ce que dit l’homme n’importe, dans ce sens, que si l’origine de l’homme est contemporaine de celle du monde7. C’est pourquoi le mythe de la Création en sept jours est décisif. Or, il est bien entendu scientifiquement infondé. Face à l’histoire humaine se trouvent les milliards d’années du temps sans hommes. Rapporté à l’immensité du temps, l’homme importe peu, et Dieu, qui n’est « dit » qu’avec l’homme, est donc un détail. Voilà que les chrétiens vénèrent le fils d’un charpentier né au Proche-Orient il y a deux millénaires. Si nous allons au-delà de l’aura et de l’évidence culturelle de ce fait, il ne peut qu’apparaître étrangement contingent – d’autant plus que notre notion de « Jésus » varie selon les courants chrétiens, et, en définitive, est due à des discussions obscures, souvent politiquement contaminées, tenues entre des hommes avec lesquels nous ne partageons rien, au IVe siècle (concile de Nicée), au XVIe (Réforme et concile de Trente) ou au XXe (Vatican II). De ce point de vue, « Jésus » n’a rien de transcendant. Croire en Lui signifie croire en un concept élaboré dans des circonstances culturelles et historiques contingentes. Face à ceux qui voudraient ainsi leur faire ouvrir les yeux à la non-transcendance, à la contingence culturelle de leur 29


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dogme, les fidèles répondent qu’il s’agit d’une question de foi et que celle-ci est séparée de la raison et supérieure à elle : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Mais peut-on soustraire Dieu à la raison, pour le réduire du même coup à ne plus être qu’une chimère ? La question demeure : comment peut-on arguer qu’un monde de quatre milliards d’années se conforme à des constructions religieuses vieilles de quelques millénaires au plus ? Benoît XVI, lorsqu’il n’était encore que le cardinal Ratzinger, admettait que la terre fût âgée de quatre milliards d’années et que la théorie de l’évolution fût correcte. Mais le Vatican a, depuis, témoigné son inévitable nervosité devant ces notions, qui ramènent la validité des descriptions bibliques à une construction humaine historiquement contingente et chronologiquement négligeable : Dominique Tassot, directeur du Centre d’études et de perspectives scientifiques au Vatican, affirme aujourd’hui que le pape « souhaiterait qu’on réexamine ces thèses8 ». Le Vatican démontre ainsi qu’il hésite à rendre le Dieu dit par l’Homme immensément postérieur à l’origine du monde, donc à ramener le texte sacré et le Dieu qu’il décrit au rang de simple métaphore. L’univers présente un tel niveau de complexité qu’il est tentant d’y voir l’action de la main de Dieu ou d’un être suprême, selon la formule de William James : « Le monde visible fait partie d’un univers plus spirituel9. » Le plus grand argument en faveur de l’existence d’un Créateur suprême est que chaque individu est différent : aucun ne ressemble tout à fait à un autre. Citons encore Mauriac : Devant un jeune visiteur inconnu, j’éprouve l’étonnement de ce miracle qui n’étonne personne : que chaque être soit un autre, et ce seul autre à jamais. Quand je pense à mes amis morts, et à tant de visages dont un 30


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demi-siècle de vie les a recouverts en surimpression, leur singularité en sens absolu me frappe : ce regard, cette voix, je pourrais vivre encore durant des siècles, ils resteront sans réplique, l’exemplaire est pour toujours, et à jamais unique… Ce qui ne prouve pas qu’il est éternel, j’en conviens. Pourtant, c’est ce qui m’aide à croire […], leur étrangeté défie la mort10.

Ainsi, complexité et individualité rendent esthétiquement plaisante l’hypothèse que le monde ait été créé par une force externe « raisonnante », selon le « dessein intelligent » que reconnaissent les évangélistes aux États-Unis. Cependant, passé le stade des visions poétiques, la vérité est que nous n’en savons rien, et ne pouvons pas le prouver. Nous n’en saurons rien, en tout cas pas de ce côté de la mort. Il y a loin entre l’évocation passagère et métaphorique de l’intelligence informant le monde et le postulat que les dieux des diverses religions inventées par les hommes sont cette intelligence même. Du reste, si cette « force intelligente » existe bien, il n’est pas exclu qu’elle soit tout aussi complexe que le monde qu’elle a créé – et, par conséquent, inaccessible à l’imagination humaine et entièrement différente des déités que celle-ci a postulées pour rendre compte de ses effets. En somme, si l’on s’en tient à la Raison, tous ceux qui croient à l’existence de Dieu entretiennent des chimères : aucun d’entre eux ne L’a jamais vu. Répétons-le : l’agnosticisme est témoignage d’humilité : n’ayons pas l’arrogance de prétendre savoir. La seule argumentation rationnelle convaincante poussant à postuler l’existence de Dieu (mais sans pour autant la démontrer, ni permettre d’établir ce qu’Il est) est celle, éminemment « utilitaire », qui sous-tend le fameux pari de Pascal. Vers elle peuvent se replier ceux qui penchent vers 31


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l’agnosticisme, mais ne supportent pas l’incertitude qui en procède. Le raisonnement de Pascal est le suivant : en l’absence de toute preuve de l’existence de Dieu, la raison n’invite positivement ni à croire en Lui, ni à ne pas le faire. Le choix restant libre, il est rationnel de pencher par calcul contre l’agnosticisme. C’est-à-dire de décider de croire en Dieu et de vivre en conséquence. Si on mène une vie en conformité avec une croyance en Dieu, cela garantit des bienfaits inestimables s’il se révèle, après la mort, que Dieu existe en effet – et ne coûte rien s’Il n’existe pas. Tandis que l’agnosticisme, dans ce dernier cas, n’apporte aucun bénéfice, mais est payé des peines infernales si Dieu existe bien. Il est donc rationnel de se fier à une croyance en Dieu et de mener une vie qui y conforme. Au mieux, il est rationnel de faire comme si Dieu existait et de décider de croire qu’Il existe. Mais est-ce satisfaisant ? Richard Dawkins apporte un raisonnement implacable à ce dilemme qui nous hante à tout moment de la vie : Aussi longtemps qu’il n’y a pas de certitude soit pour soit contre l’existence de Dieu, quelques hommes intelligents continueront à croire en Lui, ainsi que d’autres hommes intelligents croiront en d’autres choses pour lesquelles ils n’ont pas une argumentation probante […]. Quelle preuve pourrait vérifier ou infirmer l’hypothèse de Dieu ? […] La seule chose qui pourrait résoudre la question est une expérience audelà du tombeau. […] Si les options de l’après-mort sont soit une vision béatifique (Dieu), ou le néant (pas de Dieu), il est poignant à considérer que les croyants ne découvriront jamais qu’ils ont tort, tandis que les athées ne découvriront jamais qu’ils ont raison11.

Il est important d’examiner les principes fondateurs, religieux et autres, des États-Unis, et comment ces principes tendent 32


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à créer un climat de précipitation, surtout en ce qui concerne des actions supposément « vertueuses » conduites à l’étranger. Le dernier exemple en date est l’invasion de l’Irak en 2003. Étant donné que l’actuel président des États-Unis semble croire avoir reçu l’investiture d’en haut, peut-être n’est-ce pas trop s’avancer que de dire que nous sommes rentrés dans le domaine de « la République de Dieu ». Les certitudes qui semblent habiter l’esprit dudit président et qui donnent une coloration messianique aux appels de Washington à l’instauration d’une démocratie à l’américaine sont à comparer avec d’autres certitudes antinomiques qui émanent de différentes religions. En particulier, en ce qui nous concerne, de l’islam : celui-ci enseigne des certitudes basées sur une parole divine, comme le Coran est supposé l’être, et donc plus puissantes et peut-être plus inébranlables que celles de la religion chrétienne, dont le Livre saint n’est pas vraiment sacré, puisqu’il s’agit des contes de quelques dévots désignés sous le nom… d’apôtres. Que le Livre soit considéré comme divin – comme le Coran et la Torah – ou pas – comme la Bible –, les religions basées sur des principes et des certitudes sont vouées à des confrontations, parfois larvées, voire même paisibles, parfois violentes. C’est un fait d’histoire, c’est un fait d’actualité. Ainsi, et curieusement, on trouve deux civilisations – celle de l’Occident, et des États-Unis en particulier, et celle de l’islam – qui se trouvent dans une situation antinomique, largement due à des considérations religieuses. Plus de trois siècles après les Lumières, à l’issue d’un siècle de conflits laïcs entre libéralisme et totalitarismes, nous sommes de nouveau, à l’aube du XXe siècle, aux prises avec la religion. L’antinomie entre l’islam et les valeurs occidentales – à 33


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l’origine chrétiennes –, parfois larvée, parfois violente, est de plus en plus présente sur la scène internationale. Un travail d’idéologie devient nécessaire pour comprendre ce nouvel essor de l’islam et en particulier celui de l’islamisme radical. Il y a, bien sûr, le passé colonialiste qu’il faut prendre en compte, mais aussi l’ère postcolonialiste du XXe siècle et la période de la Guerre froide, dont les rivalités idéologiques avaient pour effet d’attiser les haines des populations dans un arc stratégique qui menait de la Méditerranée à l’Asie du Sud et même au-delà. Une haine renforcée par une occupation étrangère, parfois directe (l’Afghanistan), parfois perçue comme indirecte (l’Iran). En réaction, s’est développée une impression diffuse de retrouver l’ancienne unité de la communauté islamique, l’oumma, et, pour l’islam sunnite, de rétablir le califat, une sorte de gouvernement religieux. Ces thèmes seront évoqués, racontés et analysés dans cette étude.

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