La Revanche de l'opinion

Page 1

LA REVANCHE DE L’OPINION


AUTRES OUVRAGES DE ROLAND CAYROL

FRANÇOIS MITTERRAND, Presses de Sciences Po, 1967 LE DÉPUTÉ FRANÇAIS, avec Jean-Luc Parodi et Colette Ysmal, Presses de Sciences Po, 1973 LA TÉLÉVISION FAIT-ELLE L’ÉLECTION ?, avec Jay Blumler et Gabriel Thoveron, Presses de Sciences Po, 1978 PORTRAIT D’UN PRÉSIDENT, avec Anne Gaillard, film pour FR3, 1985 LA NOUVELLE COMMUNICATION POLITIQUE, Larousse, 1986 LES MÉDIAS, PUF, 1991 LE GRAND MALENTENDU, LES FRANÇAIS ET LA POLITIQUE, Seuil, 1994 MÉDIAS ET DÉMOCRATIE, LA DÉRIVE, Presses de Sciences Po, 1997 SONDAGES, MODE D’EMPLOI, Presses de Sciences Po, 2000 TÉLÉVISION, POLITIQUE ET ÉLECTIONS, publication dirigée avec Arnaud Mercier, Les Dossiers de l’audiovisuel, 2002 LA NUIT DES POLITIQUES, Hachette Littératures, 2006 Sous le nom de Jean Duchateau MEURTRE À L’ÉLYSÉE, Calmann-Lévy, 1987 MEURTRE À TF1, Calmann-Lévy, 1988 MEURTRE À L’ÉLYSÉE II, Calmann-Lévy, 1994

AUTRES OUVRAGES DE PASCAL DELANNOY

LA RÉPUBLIQUE DU 5 MAI, Éditions de l’Aube, 2002 (avec Jean Viard) C’ÉTAIT 2001, Éditions Jacob-Duvernet, 2002 UN SIÈCLE, 100 DATES, CHRONIQUE D’UNE ÉPOQUE, Éditions Jacob-Duvernet, 2001

© Éditions Jacob-Duvernet, 2007


Roland Cayrol Avec Pascal Delannoy

LA REVANCHE DE L’OPINION Médias, sondages, Internet

Éditions Jacob-Duvernet



Table des matières Tous éditorialistes ? par Pascal Delannoy ..........................................................................9 1. MÉDIAS ET OPINION

L’opinion en question .......................................................................17 État des lieux des médias dans la France d’aujourd’hui ............................................................24 L’influence directe des médias et le rôle des éditoriaux.....................................................................36 L’influence indirecte des médias : la hiérarchisation de l’information ...................................................44 La course au sensationnalisme..........................................................49 Le 21 avril 2002, quelles conséquences dans les médias ?...........................................53 2. LES SONDAGES, NOUVELLE ARME MÉDIATIQUE ?

Histoire du sondage ..........................................................................63 La technique du sondage ..................................................................66 Le sondage et la loi...........................................................................72 Sondages et pouvoir, le sondeur et le politique................................78 Sondages et médias...........................................................................82 Les sondages et le citoyen ................................................................86 Le rôle et la responsabilité du sondeur en démocratie .....................92 Vers un rôle accru du sondeur ?........................................................98 3. LA TÉLÉVISION, MÉDIA MAÎTRE ?

L’émergence de la télévision publique comme instrument de l’État français ..............................................105 La télévision de l’après De Gaulle..................................................114


Le rôle de la télévision en période d’élections ...............................118 Le débat d’entre-deux-tours : quand la télévision suit le rythme de la démocratie française .......................................122 Télévision et radio : quel lien ? ......................................................129 Les chaînes internationales, un nouvel outil de mobilisation de l’opinion .................................132 Le journal de vingt heures, messe française et peoplisation du journaliste ..............................133 La starisation du politique, dernier avatar d’un lien étrange entre la classe politique et la télévision .............................136 Les Guignols de l’info, un remède français ?.................................141 4. JOURNALISTE, UN MÉTIER EN MUTATION

Les mutations de la presse : vers l’émergence d’un nouveau journaliste ....................................147 Les nouveautés depuis 1981 ...........................................................151 Les médias, entreprises capitalistes ...............................................155 Les tourments économiques de la presse .......................................163 Le phénomène des gratuits, la fin de la presse écrite ?..................165 5. INTERNET, LA RÉVOLUTION DU JOURNALISME

Internet en campagne......................................................................173 Un monde sans journalistes ? .........................................................177 Internet et l’évolution du métier de journaliste ..............................180 Internet et la presse écrite quotidienne ...........................................186 Les journalistes et les témoins ........................................................189 Les inégalités sur Internet...............................................................193 Les médias et la vie quotidienne des Français ...............................195 Que penser ? Qui croire ? par Roland Cayrol......................................................................................199


INTRODUCTION


TOUS ÉDITORIALISTES ?

EN 2006, LE MAGAZINE Time a décidé que la personnalité de l’année… c’était nous ! Vous et moi, ou plus précisément tous les citoyens de la planète Internet. En couronnant quinze inconnus devenus célèbres grâce à la toile, le magazine a fait une entorse à son habitude, qui est de désigner une star de l’actualité. Mais pouvait-on faire moins pour célébrer l’installation du Web en tête des médias ? Internet n’est-il pas officiellement devenu en 2006 la première source d’information dans le monde1 ! Dorénavant, l’information est mondiale, gratuite, instantanée et collaborative. Cette révolution, nul ne sait encore jusqu’où elle va aller. Internet va-t-il trouver une place au sein des médias existants, ou va-t-il tout balayer sur son passage ? Une chose est sûre, de nouvelles habitudes sont prises, de nouvelles exigences sont nées. La génération qui arrive dispose désormais d’un outil pour affirmer directement sa présence et ses opinions, pour contourner des médias dont l’indépendance est plus que jamais mise en doute. Si tous les internautes ne deviennent pas journalistes, beaucoup d’entre eux se transforment en éditorialistes, émoussant ainsi la distinction traditionnelle entre lecteurs et organes de presse. Autant dire que le préau ou la salle de sport du siècle dernier où les fidèles se retrouvaient se sont largement agrandis : ils sont devenus planétaires. 1. Selon une étude publiée le 9 octobre 2006 par le Financial Times. 11


LA REVANCHE DE L’OPINION

Quel impact cette révolution va-t-elle avoir sur le jeu démocratique et sur ses trois acteurs, le citoyen, le journaliste et le politique ? La presse écrite tout d’abord, déjà confrontée depuis quelques années à l’irruption des gratuits, va devoir se réformer pour reconquérir l’opinion. Si les journaux français sont aujourd’hui à la fois les plus chers et ceux qui se vendent le moins bien, c’est sans doute parce qu’ils sont aussi les seuls à faire passer les commentaires avant les faits et l’analyse. Cette spécificité française est son handicap. Du côté des politiques, malgré leurs tentatives de s’approprier les habitudes des internautes (comme les blogs), Internet et ses vidéos intempestives constituent pour eux une menace permanente. Eux qui pensaient s’être suffisamment accoquinés avec les journalistes de la presse écrite et audiovisuelle pour se pouvoir sentir chez eux dans les médias, les voilà désarmés dans l’espace électronique. La télévision, dont la complaisance et l’arrogance ne sont plus à démontrer, va-t-elle demeurer, comme cela semble encore le cas, le maître du jeu médiatique ? Pourtant, aux grands-messes du vingt heures avec leurs animateurs vedettes, les citoyens ont commencé à substituer de nouveaux rituels, plus participatifs. Les forums communautaires ne nous renvoient-ils pas une image d’eux-mêmes plus avantageuse ? L’opinion a donc trouvé de nouveaux canaux d’information et de nouveaux modes d’expression, mais les choses ne sont pas réglées pour autant. Plus d’information ne signifie pas nécessairement une démocratie en meilleure santé. Depuis deux décennies, l’augmentation de la consommation d’information est allée de pair avec celle de l’abstention – qui a atteint 35 % en 2002. Au moment où la presse et les médias traversent une crise majeure de leur histoire, il nous a semblé utile de replacer tous ces enjeux dans leur contexte. Roland Cayrol, à la fois en tant que politologue et directeur de l’Institut de 12


TOUS ÉDITORIALISTES ?

sondage CSA, nous a semblé le mieux placé pour se faire le porte-parole de cette opinion dont il prend le pouls quotidiennement. Excellent connaisseur des milieux de la presse et de la politique, il était à même d’apporter un regard équilibré, mesuré et lucide sur cette problématique sensible, à travers les trois acteurs qu’elle implique 2. Aux journalistes, ce livre veut rappeler l’importance de leur métier, mais aussi la nécessité vitale de préserver plus que jamais leur indépendance. Aux politiques, il rappelle que l’opinion n’est pas une maîtresse facile, et qu’il importe de savoir l’écouter pour garder ses faveurs. Aux citoyens, il aimerait faire prendre la mesure de la responsabilité qui désormais leur incombe. On ne prend pas de revanche impunément. Pascal Delannoy

2. Ce livre est le résultat d’une série d’entretiens avec Roland Cayrol qui se sont tenus entre le mois d’octobre 2006 et le mois de janvier 2007 dans son bureau à l’institut CSA, rue de Choiseul. 13


CHAPITRE 1

MÉDIAS ET OPINION



L’OPINION EN QUESTION Pascal Delannoy : Comment définir votre métier, « sondeur d’opinion » ?

Roland Cayrol : Je suis un politologue devenu sondeur d’opinion. À l’origine, je suis un chercheur : j’essaie d’étudier la politique, française et européenne, suivant les méthodes de la recherche scientifique. Pour mener à bien ces travaux, je me sers depuis longtemps des enquêtes d’opinion, car il m’a toujours paru important d’inclure le niveau de l’opinion dans l’analyse du phénomène politique, d’autant plus qu’une partie de mes recherches portait sur l’influence des médias. Les moyens de l’Université étant limités, il s’est révélé de plus en plus compliqué de se procurer des données d’opinion. J’ai donc accepté d’en produire, en me disant que cela servirait pour mes travaux ! C’est ainsi que le sondeur a quelque peu grignoté le politologue. Mais j’essaie en permanence de placer le résultat des sondages dans une grille d’analyse politique, et de rester ainsi sociologue de la politique. C’est là que réside tout l’intérêt de ce poste d’observation : je fais de la zoologie politique ! Je regarde ces animaux que sont les politiques et les gens des médias, qui vivent dans ces étranges cages. Bien sûr, on s’attache à eux, même si l’on enrage bien souvent devant leur comportement ! Je n’ai pas la moindre envie d’entrer dans la cage avec eux : ma position se veut résolument « scientifique », c’est-à-dire du côté de l’observation. Et mon souci, c’est que l’opinion participe à ce jeu des politiques et des médias. 17


LA REVANCHE DE L’OPINION

Parfois, mus par leur carrière et leur intérêt, les animaux politiques oublient l’opinion. Les médias, qui sont censés faire un lien permanent entre les politiques et les citoyens, ont tendance à être sinon complices, du moins de connivence avec l’animal politique. À mon goût, ils ne jouent pas toujours assez le rôle de relais entre l’opinion et le monde politique, dans les deux sens. Par déformation professionnelle, je me considère comme l’ambassadeur de l’opinion. À force d’ausculter les Français, de les faire parler, de tenter de comprendre leurs attentes, j’ai de mon rôle l’image un peu orgueilleuse de celui qui doit porter les attentes de l’opinion auprès des décideurs. Platon écrit dans La République : « L’opinion est quelque chose d’intermédiaire entre la connaissance et l’ignorance. » Est-ce vrai dans la France de 2007 ? Et quelle est la fonction des médias, entre la connaissance et l’ignorance ?

Bien sûr, l’opinion se situe toujours dans cet espace énorme qui sépare la connaissance de l’ignorance. Dans un pays comme le nôtre, les gens ont désormais un savoir plus vaste, d’une part parce que l’enseignement a bien rempli sa mission, mais aussi parce que les médias ont joué un vrai rôle de vulgarisation, faisant connaître les institutions, le système, la vie sociale, les autres. Si l’on n’est pas toujours devant des « citoyens experts », pour reprendre la formule de Ségolène Royal, on est du moins devant des citoyens qui n’ont pas, tels des analphabètes, des réactions purement affectives et qui sembleraient perpétuellement découvrir les problèmes. Dans les « réunions de groupe » des études qualitatives – que les sondeurs tiennent tous les jours avec des citoyens pour essayer de comprendre comment se forment les attitudes –, les Français « de base » avec qui nous parlons sont vite enclins, lorsqu’on aborde le domaine politique, à parler de mondialisation, d’Union européenne, de jeu des marchés financiers, de latitude


1. MÉDIAS ET OPINION

d’action de la sphère politique par rapport à ces grands ensembles et à ces mécanismes. Les Français sont au fait de beaucoup de choses. Ce ne sont pas des citoyens vierges et nus devant la propagande électorale. Si les médias jouent insuffisamment leur rôle d’éducation citoyenne, ils ont en revanche apporté un irremplaçable rôle d’information. Nous baignons dans une société d’information et de connaissance. Comment peut-on définir l’opinion collective par rapport aux opinions individuelles ? Est-elle la somme des opinions individuelles ?

Par construction, oui. Il n’y a pas d’opinion collective mesurable autre que l’opinion « sondagière ». En 1973, Pierre Bourdieu écrivait dans un article des Temps modernes qui a fait date : « L’opinion publique n’existe pas. » C’est un point sur lequel je suis d’accord avec lui, même si je partage peu les conséquences qu’il en a tirées. On ne rencontre jamais l’opinion publique. Elle se manifeste quand la volonté s’exprime, quand on passe à l’action (vote, manifestations, grèves). En tant que telle, elle n’existe pas, elle ne prend corps que lorsque d’opinion, elle devient volonté générale. Dans une démocratie, on ne mesure la volonté démocratique que dans les urnes. L’hypothèse selon laquelle la somme des opinions individuelles d’un échantillon représentatif de la population constitue l’opinion collective est donc une pure convention. Le sondage donne donc son existence à l’opinion publique. Est-ce pour autant un artefact, une construction artificielle ? Je ne le crois pas. Dans un sondage, on mesure l’état statistique des opinions dans un pays, à un moment donné. La manifestation de la volonté générale ne peut se faire qu’à partir d’un état de l’opinion. Le sondage représente le regard le plus basique qu’on puisse porter sur l’état d’esprit d’une société. Or, l’état d’esprit public et l’opinion collective ne se fabriquent 19


LA REVANCHE DE L’OPINION

qu’à partir d’opinions individuelles. Et les opinions individuelles que sont nos propres regards sur le monde sont liés à notre socialisation, à nos appartenances familiale, religieuse, régionale, générationnelle, sociale, mais aussi à notre personnalité et à notre consommation des médias, qui permettent de nous faire une idée de ce qui est en jeu. Les individus sont enserrés dans une série de réseaux sociaux et influencés par le jeu des acteurs politiques et médiatiques. Mais ils sont également des personnes. C’est à partir de cette addition d’opinions personnelles qu’on dessine l’état de l’opinion d’une société. Dans une France de plus en plus éclatée, votre métier est de plus en plus difficile…

Nous devons être sûrs de pénétrer dans tous les milieux et que toutes les variables explicatives d’un comportement individuel sont prises en compte. On peut se dire, par exemple, que l’appartenance à une classe sociale est importante. Pour construire nos échantillons, nous disposons de statistiques fiables sur le nombre de personnes appartenant à telle ou telle classe. Cette exigence ne pose donc pas vraiment de problème. Mais si l’on me dit qu’il serait fondamental, pour comprendre le vote d’un certain nombre de personnes, de connaître le genre de musique qu’elles écoutent, je me heurte à une difficulté majeure, car je n’ai pas de statistiques fiables pour constituer un échantillon valable des goûts de la société en matière de musique ! L’essentiel est de savoir qu’au total nous avons bien pris en compte au sein de nos échantillons l’essentiel des variables qui peuvent expliquer les comportements des individus. Notre loi, ici, est la recherche permanente. L’opinion est-elle d’abord une émotion ou une information ? 20


1. MÉDIAS ET OPINION

C’est une question compliquée. On l’a dit, nous sommes tous socialisés, nous appartenons tous à des réseaux d’influence. Notre personnalité, qui subit ces influences, réagit à des chocs émotionnels et à des arguments. Ce n’est pas toujours l’émotion qui fait changer d’opinion, ce sont souvent aussi les arguments échangés dans le débat public. Je pense, par exemple, qu’il y a trois principes qui permettront d’expliquer comment les Français vont voter à la prochaine élection présidentielle. Le premier, ce sont les enjeux, c’est-à-dire les problèmes perçus comme importants par les électeurs à ce moment-là, et les solutions que proposent les politiques. C’est le modèle d’explication du vote qu’a proposé l’université du Michigan. Les citoyens considèrent les enjeux et évaluent pour chacun d’eux les réponses apportées par les hommes politiques en lice. Parfois, cela explique bien le comportement électoral. En 1981, le chômage devient le sujet de préoccupation numéro un des Français. En terme de personnalité, Valéry Giscard d’Estaing est perçu comme le candidat le plus apte à gouverner la France et à la représenter ; mais en terme de capacité à résoudre le problème du chômage, François Mitterrand le dépasse dans les espérances des électeurs : il gagne l’élection. Le choix sur les enjeux est alors décisif. En 1981, on attendait d’abord des médias qu’ils expliquent les enjeux et qu’ils exposent les arguments des uns et des autres. Dans ce cas de figure, il y a peu de place pour l’émotion : ce sont les arguments, les programmes, les solutions proposées pour résoudre les enjeux qui priment. Le deuxième principe est celui de la personnalité des candidats en compétition, qui prend une place plus importante que par le passé, car les électeurs ont été déçus, sur le fond, par une impression très forte de « promesses non tenues ». De plus, dans une période de difficultés comme celle que nous vivons aujourd’hui, on veut connaître celui à qui on va donner les clefs de la maison. C’est un élément qui joue : il s’agit avant tout de savoir si l’on peut faire 21


LA REVANCHE DE L’OPINION

confiance aux prétendants. Or, la confiance est un acte personnel, on accorde sa confiance à un individu, pas seulement à un parti ou à un programme. Entre dans cette démarche une part de raison, mais aussi des éléments émotifs, affectifs. En France comme ailleurs, cette dimension est plus importante qu’auparavant, et les médias sont sollicités sur ce terrain par le public. Ils sont donc conduits à accepter une couverture forcément plus « people », en tout cas plus personnalisée. Le troisième principe est celui des valeurs : sur quelles grandes références peut-on compter ? Dans ce monde qui change terriblement, quelle position les candidats prennentils sur l’autorité, la discipline, l’ordre, la religion, les rapports entre communautés, la place de l’islam, etc. ? Quel monde nous préparent-ils ? On attend de l’homme politique qu’il nous dise sur quelles valeurs on pourra compter demain. Quelles grandes références d’aujourd’hui conservera-t-on dans les années qui viennent, pour nous, pour nos enfants ? Et lesquelles, s’il y en a, faudra-t-il adapter, corriger, revisiter ? C’est un parfait mélange d’arguments et d’émotions. Les dernières élections américaines et espagnoles se sont largement faites sur ce terrain : il s’est agi de l’avortement, des mœurs, de toutes les questions d’une société qui change, qui en partie épouse le changement, et en partie y résiste. Les médias ont du mal à « couvrir » ce phénomène, car il est difficile de parler des valeurs à travers le reportage d’actualité. Il est plus simple de traiter des positions de Bush et de Kerry sur l’Irak ou des problèmes du terrorisme à Madrid que des arguments contradictoires sur l’avortement ou sur les techniques de procréation artificielle. La seule solution alternative consiste à se réfugier dans le reportage auprès de « gens concernés », et le risque de tomber dans l’émotion pure est alors permanent, avec les dérapages que cela peut comporter. En France, on est dans le même mouvement. Ce n’est pas un hasard si Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal sont tôt apparus comme les candidats préférés des Français. Ils 22


1. MÉDIAS ET OPINION

ne sont pas seulement les représentants d’une nouvelle génération et des personnalités qui paraissent « parler vrai » et rompre avec la langue de bois idéologique des appareils politiques. Ils se placent aussi, tout naturellement, sur le terrain des valeurs. Les médias sont donc invités non pas à « traiter » des valeurs (c’est techniquement impossible), mais à aborder des sujets en rapport avec ces valeurs, qui illustrent ces valeurs. Or, il est plus simple de traiter de ces sujets sur le mode de l’émotion que sur celui de l’argument rationnel. Il est plus facile de faire un reportage sur une brigade de police, la nuit, ne parvenant pas à « boucler » une cité, que de traiter de l’insécurité. Il est plus aisé de mener une enquête dans un hôpital, où des hommes musulmans refusent un médecin-homme pour leur épouse, que d’analyser les problèmes de l’insertion de l’islam dans la société française. Comprendre les mécanismes de l’opinion dans la campagne présidentielle suppose donc d’identifier la demande du public qui, dans deux cas sur trois – ceux de la personnalité et des valeurs –, fait beaucoup appel à l’irrationnel, à l’irruption dans la « vraie vie ». Ce mode de fonctionnement nous éloigne de la couverture classique d’une campagne électorale. L’invitation est là, les médias ne peuvent l’ignorer. Ils doivent y répondre sans déraper, sans tomber dans le piège d’une politique émotive, fondée sur des critères moins repérables et qui risque de favoriser selon certains les extrêmes, selon d’autres ceux qui savent le mieux jouer avec leur image. Ne nous y trompons pas : ces éléments sont autant de facteurs qui pourraient faire changer la nature même de notre système politique… et médiatique.

23


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.