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ÉLISABETH CHAMONTIN
LA BOUCHE DE BÉCASSINE ———
Le nez de Cléopâtre, il n’y a que Pascal pour penser qu’il aurait pu changer la face du monde. Les yeux d’Elsa, à part Aragon, honnêtement, qui les trouve extraordinaires ? Les oreilles de Zemmour, on sait bien depuis le Trocadéro qu’elles nécessitent une visite chez Amplifon. La bouche de Bécassine... la bouche de Bécassine... la bouche de Bécassine ? mais au fait, Bécassine a-t-elle une bouche ?
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Le personnage imaginé par Joseph-Porphyre Pinchon est né il y a cent dix-sept ans dans le numéro 78 de La Semaine de Suzette. C’est une très jeune fille de la campagne bretonne, portant le costume de son pays — très inspiré du costume traditionnel de Pontivy — dont la tête toute ronde, les sourcils haut perchés et le petit nez lui donnent un air naïf et étonné qui la rendent d’emblée sympathique. La bouche est apparemment absente.
Lors de la parution des premières semaines de Suzette et des premiers albums de Bécassine, cette absence apparente de bouche ne posait absolument aucun problème. C’est qu’on voit bien qu’elle n’est qu’apparente ! Car Bécassine boit et se nourrit comme tout le monde, baille quand elle s’ennuie et prononce de nombreuses réparties comiques qui montrent qu’elle n’a pas sa langue dans sa poche ! En effet, elle la tire « tout au long » lorsqu’il faut la montrer pour voir si elle est malade.
Certains de ses compatriotes, qui ne perçoivent pas le côté sympathique du personnage, ne supportent pas qu’il se trouve perpétuellement dans des situations qu’ils jugent ridicules ; pensent-ils
Bécassine à Clocher-les-Bécasses.
que cette absence de bouche leur fait injure ? Toujours est-il que le 18 juin 1939, à 15 h 30, trois « Bretons autonomistes » s’introduisent dans le musée Grévin et s’attaquent férocement à la statue de cire de Bécassine : ils la jettent à terre, la piétinent, et la défigurent, selon l’expression employée dans l’un des journaux relatant le fait divers.
Bécassine baille et boit. Il faut soigner Bécassine.
Nettement plus tard, après les événements de 68, il est de bon ton d’affirmer que si Bécassine n’a pas de bouche apparente, c’est qu’on lui interdit de parler. Des Bretons de gauche ou de droite, militant pour l’enseignement de leur langue à l’école, la considèrent comme une insulte à leur peuple réduit au silence et font allusion à la fameuse affichette « Défense de parler breton et de cracher par terre », dont l’authenticité fait d’ailleurs toujours débat. Les féministes quant à elles la voient comme le prototype de la bonniche exploitée qui n’a qu’à se soumettre et obéir sans dire un mot. Leur position atteint un sommet quand dans une interview au Huffington Post, Catel Muller, qui a repris après d’autres le personnage, (mais en le dotant d’une large bouche assez hideuse, déclare sans rire : « C’est ce qui m’a toujours dérangé […]. C’était une petite Bretonne idiote et le dessinateur n’a pas pensé à lui donner une bouche puisqu’elle ne pouvait pas prendre la parole. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui ajouter une bouche. […] Aucun homme ne lui en a donné une et ça continue de me choquer. » L’ancien rédacteur en chef de Fluide glacial et pataphysicien Yves Frémion, un spécialiste de la B.D. qui adore aller systématiquement à
la fausse bouche de Bécassine.
l’encontre des idées reçues, tombe, lui, dans l’excès inverse en assurant que Bécassine a toujours eu une bouche !
Dans un article de 2015 intitulé « Huit idées fausses sur Bécassine », il écrit même : [idée reçue no 2 ] : « Ce macho de Pinchon ne lui a jamais dessiné de bouche, confortant ainsi l’idée qu’il vaut mieux que les femmes “la bouclent”. Pas du tout, Bécassine a toujours eu une bouche, souvent représentée par un point quand elle se tait. Elle est dessinée en entier, sauf quand Bécassine
Sur certaines couvertures, la bouche de Bécassine est esquissée.
baisse la tête, ce qui arrive cependant souvent. » Toujours eu une bouche ? Non. Il a certes raison dans de très rares exemples, comme les couvertures de Bécassine en aéroplane ou Bécassine en apprentissage.
Mais la plupart du temps il suffit de chercher une image où Bécassine lève la tête pour constater qu’Yves Frémion fait preuve là de parti pris ou de provocation. Car le menton en l’air, Bécassine n’a toujours pas de bouche apparente, même symbolisée par un point… alors que le dessinateur prend une fois la peine de lui dessiner deux fossettes, ce qui montre que Bécassine peut sourire sans bouche.
On l’aura compris, la bouche de Bécassine, dans son inexistence apparente, est une bouche imaginaire, une bouche suggérée, une bouche omniprésente qu’on devine, une bouche que l’on ne voit que lorsqu’on regarde à côté d’elle, une bouche d’une expression infiniment plus riche que toutes celles qu’on a pu dessiner, bref une bouche bien plus réelle que celle de tous les autres personnages.
Élizabeth Chamontin • Avril 2022
Le sourire de Bécassine.