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JEAN-MICHEL BAUDOUIN
PAIMPOL EXPRESS ———
Trois étudiants niçois, exilés en banlieue parisienne. Un géant barbu de deux mètres, prénommé Philippe, silhouette de colosse sibérien. Alain, binoclard malingre et malicieux, féru d’escalade. Et moi, chevelu frisé, belle gueule et dragueur impénitent. Les premières douceurs du printemps, la légèreté de l’air du Bassin parisien, vendredi soir, et un week-end vide de tout projet.
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« Si on allait voir la falaise de Paimpol ? »
La proposition est adoptée à l’unanimité.
Nous possédons une 2 CV 1959, acquise à nous trois pour la somme colossale de 600 Francs. On est fauchés comme les blés, mais motorisés. Le samedi matin avant l’aube, avec un sens aigu de l’inorganisation, nous empruntons la nationale 12, direction l’Ouest, le vrai. Aucune planification. Peu ou pas de viatique. Il fait beau, nous fonçons vers notre destin, à l’allure modérée par les limites du flat twin de notre totomobile.
À la sortie de Dreux, nous sommes autostoppés par une nana blonde, vêtue d’une sorte de sari blanc orné de fleurs. Elle est Suisse et elle s’appelle Fabienne. Dans une France où les trois quarts des filles se prénomment Martine, Isabelle ou Catherine, c’est déjà exotique. En plus, elle habite le Tessin où elle élève des chevaux. Où va-t-elle ? Nulle part. Ah, si : elle veut voir la mer.
On achète du pain, des boîtes de pâté, un kil de rouge. On pique-nique au bord d’un petit ruisseau, dans l’air frais du côté de St-Hilaire-duHarcouët, Fabienne relève son sari pour ne pas le tacher dans l’herbe, elle a les jambes roses et musclées. Alain, penché sur la carte de France : « Hé ? On n’est pas loin du Mont-St-Michel ! »
On a du pot, on arrive à marée basse. Attention, il faut finir à pied, le chemin est submersible, faut pas s’éterniser. On crapahute. Philippe, avec ses grandes canes, est loin devant, c’est pas juste. Fabienne est déçue, on ne voit pas la mer. Rien qu’une étendue de sables plus ou moins mouvants. Et plein de brume.
La saison touristique n’est pas commencée. Dans les ruelles pentues aux pavées disjoints de la huitième merveille du monde, pas âme qui vive, pas un troquet ouvert, hormis une sorte de crêperie aux prix prohibitifs. À peine arrivés en haut, on jette un œil sur la brume par les créneaux et demi-tour. Je suis chaussé de sabots en bois, je me tors les chevilles à qui-mieuxmieux. « Fissa ! Je ne veux pas être emporté par la marée qui monte à la vitesse d’un cheval au galop ! » flippe Philippe. Fabienne se marre, elle aimerait bien vérifier, montée sur un de ses canassons.
Plus tard, nous faisons des ronds dans l’eau depuis le barrage de l’usine marémotrice de la Rance. Cette fois, on la voit, cette fichue mer, et elle monte. Alain, décidément très agence de voyages, a repéré le Cap Fréhel. « Il paraît que c’est une réserve d’oiseaux. Ça vous branche ? ». Si c’était moi, on éviterait. Mais la Fabienne est
enthousiaste, et je ne veux pas déchoir. La deudeuche lâche la départementale et s’engage sur une route de terre qui grimpe. Heureusement, je contrôle les subtilités de l’embrayage centrifuge. La route ne va pas plus loin. On abandonne à nouveau Titine. Il est plus de quatre heures, le soleil décline, le vent est de la partie.
Les panneaux indiquent : « Tour du cap 2h » Alain fait l’hypothèse que c’est le temps estimé pour vieilles à phlébites. « De cheval » ajoute Philippe, ça fait rire la blonde cavalière. Pendant ce temps, le sentier taille sa route au flanc de la falaise, nous sommes dans l’ombre du Cap. Personne n’a le vertige. Sauf moi. Avec mes sabots, dondaine.
Parvenus à une sorte de col, nous sommes accueillis par le vent fou, le soleil aveuglant et une cacophonie assourdissante de cris d’oiseaux. Sous la crête, ils sont des milliers et des milliers, piquetés sur la paroi criblée de trous, jusqu’en bas, où les rochers attendent qu’on se casse la gueule. Grandiose. Jamais vu. Sur la paroi, une sorte de vire étroite descend de biais. Je n’ose imaginer qu’on puisse marcher là-dessus. Alain s’y engage, léger, casse-cou, Fabienne itou, mes tripes se nouent.
Philippe et moi, on préfère mater la mer verte et ses blancs moutons. Un cri nous tire de la contemplation. C’est Fabienne. Elle est environnée d’une nuée d’oiseaux. Des fans d’Hitchcock, à coup sûr. Alain est loin, il n’entend pas, Fabienne se débat, elle crie, merde, elle pourrait dévisser, je fonce, sans réfléchir. Je fais des moulinets, les piafs se barrent un moment. Fabienne est blanche, elle tremble. « Ta main ! » Je l’empoigne, me retourne et je tire sans ménagement. Elle suit. On remonte, on titube, on s’affale sur le sentier. Ouf !
Philippe, statue impassible, ne fait pas un mot de commentaire. « Bon, on y va ? Ça caille, putain. » Un ours. Il s’est barré côté Ouest, au soleil. Nous, on attend Alain, adossés au rocher. Fabienne me sourit. J’effleure ses cheveux, elle attrape ma main, la porte à ses lèvres, la mordille. Nous nous roulons un palot, un autre, plusieurs. Du temps passe. Alain est là, debout, narquois. Je suis rouge comme une crête de coq.
On a retrouvé Titine, encore éblouis du coucher de soleil sur la baie de Saint-Brieuc. Alain conduit, l’ours à ses côtés. Fabienne et moi, on roucoule à l’arrière. On traverse Saint-Brieuc, on passe un pont, on voit un panneau. Paimpol par la côte : 42. « On ira voir la falaise demain. »
On fait du feu sur la plage. Le vent s’est calmé, la marée est haute. On est heureux. On dévore les restes du midi, appuyés sur des barques retournées, gisant sur le sable. Fabienne distribue des abricots séchés. « Hé, les mecs ! On dort à la belle étoile ? » Ça tombe bien, on n’a pas la thune pour l’hôtel. On n’a pas de couverture, non plus. Au début, on voit le ciel, on en prend plein les mirettes. Mais la brume se pointe, l’humidité gagne. On fuit sous les barques.
Au moins, la fille et moi, on se tient chaud. Je lui caresse les seins, on se tripote. La liberté de mouvements est limitée, là-dessous. Se dépoiler est un vrai cassetête. Le sable joue les intrus. Ça caille. C’est la maison des courants d’airs. On s’étreint du plus fort qu’on
BRETAGNE
peut. Après l’amour, pas moyen de fermer l’œil.
Dans la nuit, on craque. On s’extrait, on se secoue, on reflue vers la deux-pattes. Mince, Philippe a eu la même idée. Couché sur la banquette arrière, en dépit de la barre, il ronfle comme un sonneur. Je m’installe au volant, Fabienne sur le siège passager. Si Alain se pointe, il négociera avec l’ours.
Il fait encore bien noir. Tous les quatre attablés dans un troquet de Paimpol, chiffonnés, hirsutes, yeux cernés. On a commandé des doubles cafés et des tartines. La serveuse arrive. Philippe pointe sa barbe dans sa direction. « Dites, Madame elle est où, la fameuse falaise ? » La serveuse se redresse : « Dans la chanson, c’est sûr. Mais nous, on l’a pas encore trouvée. »
On rentre direct. Philippe conduit, un roc. On est que tous les trois. Fabienne voulait voir la Pointe du Raz. Tchüss ! Seul à l’arrière, je somnole, secoué par l’inimitable suspension. Passé Dreux, les embouteillages commencent. « Hé ? La nana ? J’ai pas son adresse. J’ai pas son nom de famille, non plus. » Alain et Philippe se marrent. « Tu l’appeleras la Paimpolaise ! »