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origines Aborigènes : les
NB- Dans ce qui suit, les habitants de l’archipel avant la conquête par les européens sont appelés Le terme espagnol « Guanchos » serait, selon Núñez « natifs » ou « canariens », puis « guanches » quand de la Peña, une déformation par les espagnols de « Guanchinet », terme indigène signifiant homme la conquête s’achève.
(Guan) de Ténérife (Chinet). Au sens strict les Guanches seraient donc uniquement les aborigènes de l'île de Tenerife. Le terme a ensuite été étendu à l'ensemble des populations indigènes de l'archipel.
1– Les origines Si l’on tente d’établir une échelle chronologique dans la recherche des origines des habitants de l’archipel, trois phases peuvent se distinguer :
• Il est certain que des peuplades de souche Cro-Magnon ont habité l’archipel depuis plus de trois millénaires. Les indices sur les capacités de navigation de la culture mégalithique des 5ème au 3ème millénaire semblent nombreux. • La phase paléoberbère (très ancien berbère) est aussi incontestable. Des études génétiques ont été menées en 2004 -sur 130 dents datées d’il y a 1000 ans- basées sur l’ADN mitochondrial qui trace l’évolution des lignées maternelles, puis en 2009 sur le chromosome Y transmis de père en fils et permettant donc de suivre la lignée mâle d'une famille ou d'une ethnie -sur des restes de momies-. Elles confirment la théorie d’une origine berbère assez massive, avec cependant une forte hétérogénéité génétique même au sein de certaines îles. Une asymétrie entre le lignage maternel berbère encore bien présent et le lignage paternel presque disparu traduit le fait que les unions entre femmes natives et espagnols ont été nombreuses, alors que les hommes étaient envoyés sur le continent ou étaient tués par les conquérants. Les Berbères ont peuplé une grande partie de l'Afrique du Nord depuis l'époque de l'ancienne Égypte. Ils ont pu, à partir des côtes sud du Maroc actuel, traverser cette partie de l'Atlantique -à peine plus de 100 km-, avant les premiers siècles de notre ère, où le peuplement de l'île est reconnu. Mais on ne sait ni les conditions de ce passage, ni si elle se fait en une ou plusieurs fois. La grande diversité ethnique qui ressort de l’étude génétique de 2004 plaide pour plusieurs vagues migratoires et non pas des fondations massives et rares. L'absence de toute trace de l’islam parmi les populations rencontrées par les espagnols à leur arrivée alors que la Reconquista n’était pas encore achevée –elle le sera en 1492- en Espagne place bien sûr ces migrations berbères au moins avant le 7ème siècle. Et très probablement à partir de 1000 ans avant JC. Les témoignages de leur langue, la ressemblance de certaines expressions, de certains noms de lieux et de noms propres, l’analogie de certaines coutumes, de certaines nourritures (lait, lard, jusqu’au « gofio ») et même la manière de travailler les céramiques renforcent la vraisemblance de ces origines berbères. • Dans un passé à peine plus récent, les origines phéniciennes et carthaginoises, ces marins commerçants hardis qui sont allés bien au-delà des Colonnes d’Hercule dès le 5ème siècle avant JC, sont aussi très probables.
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Le premier voyage connu vers l'archipel est le « Périple de Hannon », entre 630 et 425 avant JC. Hannon est un riche carthaginois parti chercher de nouvelles routes commerciales ; par hasard, il trouve par là une île, vide d'habitants, mais dotée de ruines importantes. Un demi-millénaire plus tard, le second voyage a lieu sous Juba II de Maurétanie (ouest de l’Algérie et Maroc actuel), 25 avant JC. Ce roi lettré dont la mission est conduite par l’érudit Euphorbe, veut y recenser la faune et la flore, ce que rapporte Pline l’Ancien au premier siècle. Mais il ne visite que deux des sept îles de l'archipel. C’est Juba II qui donne son nom aux Canaries, en raison du grand nombre de chiens qu’il y trouve. Sauf à la Gomera et à Tenerife, on a retrouvé partout ailleurs des inscriptions rupestres. Elles sont toutes d'origine maurétanienne. Les deux îles qui font exception présentent aussi une plus grande homogénéité ethnique. On pense donc que les Guanches de Tenerife ne connaissaient pas l'écriture. Des traces de présence sémite ont été identifiées sur les autres îles. Une hypothèse plausible est que des numides des environs de Carthage, mêlés aux sémites dominants dans la colonie phénicienne sont venus dans les îles Canaries et qu'ils sont à l'origine des écritures rupestres de Hierro et de Gran Canaria notamment. Certains chercheurs semblent savoir différencier les deux types Cro-Magon d’une part et méditerranéen d’autre part -cromagnoïde et protoméditerranéenne-, même dans la population canarienne moderne. L’isolement maritime entre les îles semblait la règle. La relative homogénéité des types ethniques à Tenerife, la diversité des langues d’une île à l’autre, l’absence totale de trace de bateau à l’arrivée des conquérants européens vont dans ce sens. Mais les indices de navigabilité depuis plusieurs millénaires avant JC, la colonisation par diverses populations issues forcément du continent voisin s’y opposent. Même si les nefs étaient rudimentaires, peu utilisées, elles ont existé ; en supposant même que le passage du continent vers l’archipel fut le seul fait du hasard -à l’occasion d’une tempête, de la poussé des alizés…-, se peut-il que les explorateurs improvisés aient perdu toute connaissance nautique dès l’accostage? Dans l’archipel, chaque île voit au moins une île voisine ; comment comprendre qu’au travers des siècles, la curiosité n’ait pas prévalu sur la crainte de la traversée et la prudence. Quand Hannon le riche carthaginois découvre l’une des îles de l’archipel, il n’y trouve aucun habitant mais des ruines importantes : épidémie, famine radicale, ou migration vers d’autres îles? Les historiens conviennent en tout cas que le peuplement originel des Canaries s’achève vers les 1000 ans avant JC. 2– Les natifs à l’arrivée des espagnols Quand les français en 1402 (re) découvrent les Canaries, les natifs en sont au néolithique, et ont développé la poterie et une certaine forme d’architecture. D’après les chroniques espagnoles, les groupes aborigènes ont le teint hâlé, les yeux bleus ou gris, et les cheveux plutôt blonds. Un demi-siècle plus tard, en 1455, au cours d'une escale involontaire au sud du Portugal, Alvise Ca'da Mosto, jeune vénitien cherchant fortune, se laisse convaincre par Henri le Navigateur depuis le Portugal de tenter l'exploration africaine. Recherchant honneur et richesse, il mène deux expéditions maritimes jusqu'aux côtes à peine connues du Sénégal et de la Gambie. Au passage, il découvre les Canaries et certaines îles du Cap-Vert.
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quotidienne Aborigènes : vie Le vénitien consacre aux Canaries quelques pages brèves mais denses. Marchand sans préjugé, il n’est pas un chroniqueur officiel, mais curieux de tout, il a un œil critique, réaliste et d'une surprenante ouverture d'esprit. Ses récits rédigés avec grande liberté de ton et allégresse de style ont un intérêt ethnologique évident. Sur le peuplement et la langue : « ils parlent des langues si différentes qu’ils ont du mal à se comprendre les uns les autres […] Grande Canarie qui possède 7000 à 8000 âmes et Tenerife, la plus grande des trois qui possède, dit-on, 14000 à 15000 âmes. Palma n’est guère peuplée, mais elle est fort belle à voir. Notons que ces trois îles, pour être aussi peuplées et par conséquent armées de gens pour les défendre, avec leurs montagnes escarpées et leurs sites forts et périlleux, n’ont jamais pu être subjuguées par les chrétiens (p.35 ) ». À propos de l’habitat et du mode de vie : «Rien n’est fortifié sur ces îles hormis quelques villages ; du reste, les habitants ont coutume de vivre dans les montagnes qui sont très hautes et imprenables, sinon par la faim […] ils ne bâtissent ni maisons de pierre ni de paille et vivent dans des grottes et des cavernes dans la montagne. Ils se nourrissent d’orge, de viande et de lait de chèvre, qu’ils ont en abondance, de fruits et particulièrement de figues. Ils font leurs récoltes aux mois de mars et avril à cause de la chaleur de leur pays (pp. 35-36 ) »… « ils vont toujours nus, sauf quelques uns qui s’affublent de peaux de chèvres devant et derrière. Ils enduisent leurs corps de suif de bouc qu’ils mêlent au jus de certaines herbes pour endurcir leur peau et se protéger du froid, au reste peu rigoureux dans ces terres australes […] Quant à la complexion des Canariens, ils courent et sautent excellemment, pour s’y être accoutumés dans ces îles scabreuses et escarpées. Ils s’élancent de roc en roc comme des chevreuils et font des sauts prodigieux. Ce sont également de très bons tireurs qui ne manquent jamais leur cible, outre qu’ils ont le bras d’une vigueur telle qu’avec un ou deux coups de poing ils mettent en pièces un bouclier […] En somme ce sont les hommes les plus agiles et les plus lestes qui se puissent trouver au monde. Hommes et femmes ont coutume de se peindre la peau avec certains sucs d’herbe verts, rouges et jaunes et ils tiennent ces couleurs pour une très belle devise : elles sont pour eux ce que sont nos vêtements (pp.36-37 ) ». Leur habitat est principalement constitué de cavernes et de grottes, et à défaut de huttes. À Gran Canaria dont certains disent que des civilisations plus avancées y ont accosté, outre les habitations troglodytes, les natifs construisent des huttes de pierre plus ou moins rassemblées en hameaux. Les lits sont faits d’herbe séchée où ils s’enroulent dans des peaux de chèvre ou de mouton. Quand ils ne sont pas nus, les natifs portent des vêtements (« tamarcos ») en peau de chèvre ou en fibres textiles, retrouvés dans des tombes de Gran Canaria. Ils apprécient les colliers en bois, en pierre ou de coquillages pour lesquels ils utilisent principalement des perles de céramique de formes variées, lisses ou polies, en général noires et rouges. Ils se peignent le corps (voir ci-dessus). Ils fabriquent des poteries grossières, décorées rarement à l'aide des ongles. Leurs outils, leurs armes ignorent l’usage du fer. Ils ressemblent à ceux des anciens peuples du sud de l'Europe : hache en pierre polie sur Gran Canaria, et plus fréquemment hache en pierre ou en obsidienne taillée à Tenerife. Ils utilisent aussi la lance, la massue, parfois garnie de pointes en pierre, ainsi que le javelot. Il semble qu'ils aient connu le bouclier. Ils sont pasteurs, bergers et agriculteurs. Ils cultivent des céréales (orge, blé, haricots,…) en creusant la terre avec des cornes de chèvre, que les femmes ensemencent. Ils tirent partie de l’eau courante pour faire un peu d’irrigation. L'alimentation de base des natifs est le « gofio », un aliment à base de céréales (orge, blé, haricots, rhizome de fougère,…) écrasées dans une meule à main puis grillées dans une sorte de four d’argile, dont l'origine est berbère. Ils mangent des figues, de la sève de certains arbres, des dattes, mais aussi des coquillages, du poisson. Les chèvres, moutons qu’ils élèvent leur donnent le lait, le fromage et le lard. Ils mangent aussi le porc, même si certains chercheurs prétendent que l’animal est considéré comme sacré. Les chiens font partie de leur environnement domestique.
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s Aborigènes : rite
À propos de leur religion, les natifs semblent avoir été monothéistes : explorateurs espagnols et chercheurs actuels s’accordent à dire qu’ils vénéraient le soleil et l’eau, synonymes de vie ou de survie dans une société basée sur l’agriculture et l’élevage :
« ils n’ont pas de foi, ne reconnaissent pas de Dieu, mais certains adorent le soleil, d’autres la lune, d’autres encore les planètes et ont de singulières fantaisies d’idolâtres »… « Tenerife mérite une attention particulière, étant la plus peuplée
et l’une des îles dont l’altitude est la plus élevée au monde, de sorte que, par temps clair, on l’aperçoit de très loin en mer (p.35 ) ».
Un Être suprême est nommé Acoran à Gran Canaria, Achihuran à Tenerife,... Les femmes de El Hierro adorent une déesse nommée Moneiba. Dieux et déesses vivent au sommet des montagnes d'où ils descendent pour écouter les prières des fidèles. La croyance aux démons est générale. Le démon de Tenerife s'appelle Guayota ; il vit au sommet du volcan Teide, qui est l'enfer nommé Echeyde. En temps de troubles, les natifs conduisent leurs troupeaux dans des prairies consacrées où les agneaux sont séparés de leurs mères dans l'espoir que leurs bêlements plaintifs attireront la pitié du Grand Esprit. Pendant les fêtes religieuses, toutes guerres et même toutes disputes personnelles sont suspendues. A Gran Canaria spécifiquement, des sortes de prêtres appelés « harimaguadas » pratiquent la prière et l’instruction. Leur résidence s’appelle « tamogantes » et leur église « almogaren ». À propos des rites funéraires, les natifs embaument leurs morts selon plusieurs procédés. À Tenerife et Gran Canaria, le cadavre est enveloppé dans des peaux de chèvre ou de mouton ; sur d'autres îles un produit résineux est employé pour conserver le corps, ensuite placé dans une caverne difficile d'accès ou enterré sous un tumulus. Le travail d'embaumement est réservé à une certaine classe, de femmes pour les femmes et d'hommes pour les hommes. L'embaumement n’est pas systématique et des cadavres sont parfois simplement dissimulés dans des grottes ou inhumés. Le caractère globalement rudimentaire de l’embaumement, comparé à celui de l’Egypte antique par exemple, n’a pas permis de conserver de momies plus anciennes que l’an 1000 de notre ère. Les canariens déposent leurs morts dans les cavernes le plus souvent inaccessibles (ci-contre, des espagnols au 18ème siècle découvrent des cavernes abritant de nombreuses momies). Certains disent que cette inaccessibilité mettait les momies hors d’atteinte des mâchoires des nombreux chiens souvent errants qui peuplaient l’île. Les sépultures collectives sont courantes et compartimentées en niches avec des murets (ci-contre à Gran Canaria). Nobles et notables bénéficient de tumuli ou de grottes artificielles selon le cas, tous très fréquents sur l’île de Gran Canaria. Les tumuli sont inexistants sur Tenerife ; les grottes artificielles de Gran Canaria sont généralement regroupées en nécropoles.
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ganisation Aborigènes : or S’il reste peu d’éléments sur leur culte des morts, on connaît quelques pratiques quand un seigneur était nouvellement élu, notamment à Gran Canaria :
« quand l’un de leurs seigneurs prend possession de sa seigneurie, certains de ses sujets sacrifient leur vie pour honorer la
fête. Tous se rendent à une vallée profonde où, après avoir accompli des cérémonies rituelles et prononcé certaines paroles, celui qui veut mourir pour l’amour de son seigneur se précipite dans le vide et son corps est mis en pièces. C’est ainsi qu’on célèbre, disent-ils, la fête du seigneur, lequel seigneur est ensuite tenu d’honorer et de récompenser les parents du défunt (p.37 ) ».
À La Palma, les vieillards sont abandonnés seuls pour mourir, s'ils le souhaitent. Après avoir fait leurs adieux à leurs proches, ils sont emmenés dans une caverne sépulcrale avec un bol de lait. Organisation sociale : l'organisation sociale et politique des canariens diffère d'une île à l'autre. Certaines sont soumises à une autocratie héréditaire, dans d'autres, les autorités sont élues. À Tenerife, chacun des neuf royaumes a un « mencey » à sa tête et toutes les terres appartiennent aux chefs, qui les louent à leurs sujets. Sur Gran Canaria, les chefs s’appellent « guanartemes ». Des sortes de règles ou de lois régissent chaque île différemment. Ainsi du point de vue de la justice, à El Hierro, on arrache un œil à un voleur, le second en cas de récidive. À Gran Canaria, les meurtriers sont mis à mort et les voleurs emprisonnés ; le suicide est considéré comme honorable (voir plus haut). A Tenerife, la peine de mort n’existe pas ; les voleurs et ceux qui manquent de respect envers les femmes sont sévèrement punis ; le meurtrier est dépossédé de ses biens qui sont attribués en compensation aux familles des victimes puis bannis ; à La Palma, le vol n’est pas puni, car il aurait été considéré comme un art. La résistance aux européens doit beaucoup à leur organisation et à leur culture guerrière : « ces îles sont gouvernées par neuf seigneurs, qu’ils appellent ducs. Ce ne sont pas des seigneurs naturels, qui se succèdent de père en fils : est seigneur qui peut le plus. Ces seigneurs se font parfois la guerre et se tuent bestialement, n’ayant d’autres armes que des pierres et des massues en forme de dards, à la pointe desquelles ils fixent, à la place du fer, une corne aiguisée. Quand ils n’ont pas de corne, ils brûlent la pointe, dont le bois devient aussi dur que le fer (p.36 ) ».
Comme en Europe au néolithique, les natifs vouent une importance particulière à l’élément féminin, à la fertilité et la fécondité : « ils ne partagent pas leurs femmes, mais chacun a le droit d’en avoir autant que bon lui semble. Cependant, un homme ne prendra jamais une femme vierge qui n’ait été déflorée par son seigneur, ce qu’ils réputent en grand honneur (p.36 ) ».
Celle-ci jouit d’une place privilégiée au sein de cette communauté fortement hiérarchisée, dont témoignent les rituels de momification et la richesse des matériaux ( peaux essentiellement ) dans les sépultures. Sur quelques îles, on pratique la polyandrie et sur les autres, la monogamie. Partout les femmes sont respectées et tout coup porté à une femme par un homme armé est puni comme crime.
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sistance Aborigènes : ré
3– La conquête, la lutte, la soumission Pendant les presque cent ans de cette conquête (1402 à 1496), qui a précédé la découverte des Indes occidentales par Colomb, et à la modeste échelle des Canaries se développe une colonisation à outrance, avec ses exactions, ses injustices et ses cruautés envers les natifs. Parfois tempérées au nom de la religion et de la christianisation par les rois européens et les papes, l’attitude des conquistadors, sous couvert de plus nobles motivations, est de fait guidée par l’appât du gain, la recherche utopique mais forcenée de la richesse, dont l’immédiate et sombre conséquence est la mise en place de l’esclavage des natifs. Traîtrise et duplicité, inhumaines férocités, vaillance et dignité se côtoient, aussi bien du côté des natifs que dans une moindre mesure de celui des envahisseurs. Mais ces derniers, qui partent à l’assaut du monde au nom du roi et de dieu, se comportent rapidement dès qu’ils s’éloignent de l’un en oubliant l’autre, comme des gens sans foi ni loi. Ce microcosme est représentatif de ce qui sera ensuite déployé à une échelle au moins intercontinentale après 1492 avec les Amériques. Jusqu’en 1402, l’archipel n’a connu que quelques raids et missions d’exploration (catalans, portugais, génois…) à l’occasion desquels certains habitants sont capturés et amenés. Souvent, ils deviendront médiateurs et interprètes, finissant toujours par trahir un camp pour être loyal à l’autre. L’un d’eux, Fernan Guerra, traversera une bonne partie de la période de conquête.
Lanzarote 1402 En 1402, le baron normand Jean de Béthencourt, son lieutenant castillan Gadifer de la Salle, deux prêtres et quelque 50 soldats débarquent à Lanzarote. Ils sont accompagnés de deux interprètes natifs, Isabel et Fernando achetés à des pirates et capturés des années plus tôt. A leur arrivée, la population s’enfuit dans la montagne. L’île a pour roi Guadarfia. Lors du 2ème débarquement, environ 300 natifs se rapprochent, admiratifs et craintifs. Les européens parlent d’amitié. Guadarfia accepte qu’ils restent là et qu’ils construisent un château, mettant même ses sujets à leur disposition. Les français vont ensuite reconnaître l’île. Béthencourt repart chercher des renforts en Espagne pour poursuivre la conquête, après une mutinerie contenue, provoquée par le manque de vivres et la mauvaise volonté de ses hommes. Pendant son absence, un de ses lieutenants Bertin de Berneval capture quelques indigènes et repart sur le seul navire encore disponible vers l’Espagne pour les vendre comme esclaves. Gadifer, sans bateau, manque là de mourir de soif. Sur ce, les natifs se révoltent et tuent quelques européens dont l’autre partie se réfugie dans le fort.
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Lente conquête
Gadifer, avec l’aide d’Atchen, un natif traître à son roi capture Guadarfia. Atchen prend à sa place la couronne de l’île. Alors Atchen, traître jusqu’au bout, se retourne contre les européens. Mais Guadarfia s’échappe, capture Atchen, et le fait lapider puis brûler vif. Gadifer affronte alors Guadarfia dans un combat sauvage où il veut tuer tous les natifs mâles, hors les enfants. Les prêtres l’en dissuadent, se hâtant de baptiser les natifs alors réduits en esclavage. L’île conquise est annexée à la Castille. Quand Béthencourt revient un an et demi après avec plus de 300 soldats, Guadarfia se rend volontairement avec quelques hommes puis se fait baptiser, ce qui lui permet de rester libre. Il reçoit comme d’autres natifs une terre. Presque deux siècles plus tard, l’île si proche de l’Afrique sera occupée en 1569 et 1586 par des corsaires berbères marocains puis Soliman en 1618. Puis de 1730 à 1736, enfin en 1824, de violentes éruptions volcaniques embrasent l’île, aperçues de tout l’archipel.
Fuerteventura 1405 En 1404, au cours de plusieurs combats auxquels participe Guadarfia au côté des européens, de nombreux natifs meurent ou sont exilés à Lanzarote. Ceux qui se sont réfugiés dans la montagne se rendent bientôt. En janvier 1405, les deux princes de Fuerteventura et leurs peuples se rendent, se font baptiser et vivent sur l’île après avoir reçu des terres. Béthencourt achève la conquête de Fuerteventura où deux forts avaient été construits.
Extrait de « Voyageurs anciens et modernes, édition de 1855 », qui reproduit l’ouvrage « Le sieur de Béthencourt, histoire de la conquête des Canaries ».
« Jean de Béthencourt, né vers 1339, baron de Saint-Martin-le-Gaillard, dans le comté d'Eu, en Normandie, chambellan de Charles VI, avait appris la guerre et la navigation sous l'amiral Jean de Vienne, l'un de ses parents. Sa femme appartenait à une branche de la famille des Fayel. Si considérable que fût sa position, il ambitionna plus de renommée et plus de richesse. Au commencement du quinzième siècle, la démence du roi, les rivalités des maisons d'Orléans et de Bourgogne, jetaient le trouble dans toutes les provinces de France et rendaient incertaines toutes les fortunes. Il paraît aussi que Béthencourt ne jouissait pas d'une paix inaltérable dans son ménage. Au milieu de ces circonstances, cédant à sa passion pour de grandes entreprises, et encore dans la maturité de l'âge, il conçut le projet de conquérir les îles Canaries. On croit qu'il avait été encouragé ou même appelé à cette entreprise par son parent Robert de Braquemont, qui avait servi Henri III de Castille, et avait obtenu de ce roi l'autorisation de faire la conquête de ces îles. Il est probable d'ailleurs qu'à cette époque, où se réveillait si vivement l'ardeur des découvertes, plus d'une imagination convoitait les Canaries qui, entrevues par les voyageurs anciens, avaient reçu d'eux le nom d'îles Fortunées, et qui depuis, côtoyées ou touchées, sur quelques points, de siècle en siècle, par des navires égarés, avaient paru, à ces rares et rapides explorateurs de hasard, des séjours délicieux, riches de tous les charmes et de tous les dons de la nature ». En 1344, Luis de La Cerda, prince sans terre apparenté à la famille royale de Castille, reçoit du pape le titre de roi des îles Canaries. Titre bien virtuel puisque la conquête n’a pas commencé : De la Cerda n’y met pas les pieds. Le titre passe alors au Normand, Robert de Bracamonte (de Braquemont ci-dessus), qui n'en profite pas davantage, mais qui va motiver l’expédition de son parent Béthencourt. En pleine guerre des Armagnacs contre les Bourguignons, c’est donc de sa propre initiative, tirant parti de son expérience de navigateur et pressentant un potentiel d’enrichissement que Jean de Béthencourt part vers les Canaries depuis La Rochelle (ci-contre). Son exploration se déroule ainsi à titre privé, mais ses conquêtes sont faites pour le compte du roi de Castille. En effet, opportunisme ou allégeance, quand Béthencourt rencontre ce roi à Séville pour quémander à ce dernier les très indispensables ressources pour poursuivre ses conquêtes, il lui « rend hommage de celles-ci ». Les ultimes conquêtes, celles des trois dernières îles, les plus importantes, Gran Canaria, Tenerife et La Palma se feront, elles, au nom du roi d’Espagne. Le parallèle, toutes dimensions gardées avec la démarche de Ch. Colomb parti d’abord à titre semi-privé puis débordé par l’initiative de La Couronne ensuite, est intéressant. À noter qu‘en 1402, lorsque les Normands de Béthencourt occupent l'île de Lanzarote, ils y trouvent « ung vieil chastel que Lancelot Maloesel avoit jadiz fait faire, celon ce que l'on dit ». Lancelot Maloisel est un marin génois d’une puissante famille de la République de Gênes, qui serait à l’origine du nom de l’île et qui y vient en 1312. Béthencourt constate aussi l’absence de bateaux chez les natifs à son arrivée.
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pts Traîtrises et ra
El Hierro 1405 Sur El Hierro, par l’intermédiaire du frère du roi capturé par les européens quelques années avant, ces derniers promettent la paix et convainquent le roi de se rendre. Bien sûr dès qu’il apparaît, il est fait prisonnier. Les terres et les natifs réduits en esclavage sont répartis entre les 120 colons présents.
La Gomera À La Gomera, seuls deux princes sur quatre se soumettent à Béthencourt. Les natifs ici sont si courageux, si résistants que ni ce dernier, ni son neveu Maciot ne pourront achever de conquérir l’île. Ce n’est que 80 ans plus tard qu’elle est finalement intégrée pacifiquement sans jamais avoir été conquise. Après ces conquêtes et le demi-échec de La Gomera, Béthencourt retourne définitivement en France, laissant le pouvoir à son neveu Maciot. Rapidement perçu comme un incompétent, Maciot de Béthencourt se heurte à une rébellion d’esclaves à El Hierro provoquée par la tyrannie qu’ils subissent de la part des colons. Ces derniers ont en effet organisé la capture d’esclaves sur Gran Canaria, méconnaissant l’avertissement de l’évêque de Rubicon (de Lanzarote) qui dénonce leurs agissements à la Couronne de Castille. Pour cette raison, en 1430, Enrique de Guzman est chargé de déposséder Maciot des îles conquises pour les confier à un espagnol Guillen de las Casas. Cinq ans plus tard, Fernan Peraza en hérite. Maciot fait bien appel mais en vain aux Portugais pour reprendre Lanzarote (avec Hernan Peraza en 1445). D’autres péripéties émaillent sa conquête, notamment en 1488 où les natifs tuent Fernan Peraza. Son gendre, Diego Herrerra lui succède et partage les îles entre ses enfants. En 1477, c’est sous l’égide de la Couronne que se poursuit la conquête des autres îles, ce qui marque un tournant par rapport aux conquêtes précédentes. Les 3 îles restant à conquérir sont les plus importantes et les plus redoutables : Gran Canaria, Tenerife et La Palma d’est en ouest. De 1420 à 1479, Portugais et Espagnols se disputent plus ou moins l’archipel. Le traité d’Alacaçovas attribue les Canaries à l’Espagne.
Gran Canaria 1483 La grande île pouvait devenir une base stratégique essentielle vers l’Afrique occidentale dans la lutte de la Couronne espagnole contre celle du Portugal. Sa richesse en hommes (natifs) et en ressources présentait des avantages financiers mûrement pesés. Première attaquée donc des trois, Gran Canaria est cependant celle qui résiste le plus ; les victoires des natifs sont longtemps nombreuses. En 1478, quand arrive un nouveau conquérant espagnol, Juan Rejon (le scaphandre cicontre), l’île est gouvernée par deux rois (« guanartemes »), Semidan à Galdar et Doramas à Telde. Ils joignent leurs forces pour attaquer les espagnols dans leur campement à Las Palmas qui avait été fortifié. Au nom de la Couronne, ceux-ci veulent convertir les natifs ; sinon, ils annoncent qu’ils les tueront et réduiront en esclavage ceux qui en réchappent. Les natifs attaquent les espagnols le lendemain dans la bataille de Guiniguada. Ils perdent 30 ou 300 hommes (selon les historiens). Les portugais venus secourir les natifs avec 17 caravelles à Agaete sont repoussés par ces derniers qui les prennent pour des castillans. Puis natifs et portugais sont repoussés à leur tour par Rejon. Les mois passent, les espagnols continuent de fortifier la place, mais des dissensions apparaissent entre eux, ce dont la Couronne est informée. Elle remplace alors Rejon qui retourne en Espagne par Pedro de Algaba, nommé gouverneur.
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Algaba décide de lancer une offensive contre les natifs à Tirajana le 24 août 1479. Ces derniers, observant l’arrivée des espagnols, fondent sur eux par surprise : 36 chrétiens sont tués, plus d’une centaine blessés et 80 faits prisonniers. De retour d’Espagne, Rejon le frustré tient sa vengeance ; il ordonne qu’Algaba soit décapité. Alors, la Couronne nomme Pedro de Vera gouverneur en 1480, qui amène avec lui hommes et chevaux. Vera attaque le roi aborigène Doramas à Galdar et le tue dans une bataille sans merci. Les natifs se réfugient dans la montagne. Vera décide la construction d’un fort à Agaete dont il confie la garde à Alonso de Lugo avec 30 hommes. Ils lancent une autre attaque à Tirajana. Mais les natifs bien retranchés leur infligent des pertes ; les espagnols se réfugient à Las Palmas où ils subissent plusieurs assauts des natifs conduits par Bentagay. Celui-ci y vient un jour et annonce sa volonté de devenir chrétien ; sous ce prétexte, il reconnaît les lieux ; reparti chez les siens, il revient de nuit, tue des espagnols et leurs chevaux en causant de grands dégâts. Vera continue cependant la conquête et surprend le guanarteme Semidan avec 15 natifs dans une caverne. Faits prisonniers, ils sont amenés en Espagne, jugés et baptisés. Leur chef est renvoyé à Gran Canaria pour convaincre ses compatriotes de se rendre. Ce que ces derniers refusent après avoir constaté les mauvais traitements infligés aux baptisés. Vera tente alors de prendre un site escarpé de montagne où femmes et enfants natifs sont réfugiés ; incapable de vaincre, il doit battre en retraite au bout de 15 jours après avoir perdu des hommes et que d’autres aient été blessés par les rochers et les pierres jetés par les natifs depuis leur refuge. Mais la forteresse naturelle que constitue la montagne finit par être infiltrée par les espagnols avec l’aide du natif converti Fernando. Ivres de vengeance, les espagnols tentent d’assaillir la forteresse d’Ajodar. Le groupe y perd la vie devant une armée de 300 natifs venus là renforcer leur compatriotes. Vera, à nouveau réfugié à Las Palmas, rassemble des troupes de Lanzarote, Fuerteventura et La Gomera, déterminé à en finir avec la conquête de cette île. Une ultime forteresse des natifs dans les montagnes entre Tirajana et Galdar reste à prendre. Fernando, voyant son peuple avec femmes et enfants dans une impasse les implore de se rendre pour éviter la mort. Après avoir obtenu la promesse d’être bien traité, ils rendent les armes ; cependant, deux des chefs et deux femmes se suicident en se jetant par-dessus la falaise au cri de «Atistirma! ». Il restait à conquérir Tenerife et La Palma, ce qui revient à Alonso Fernandez de Lugo. La Palma L’île est divisée en 12 provinces. Elle a déjà subi quelques assauts espagnols, sans succès, notamment de la part du fils de Fernan Peraza qui meurt dans une bataille ainsi que 200 de ses hommes. A son arrivée à La Palma, Lugo envoie un interprète natif pour qu’il convainque ses compatriotes, au prix de fausses promesses de ne pas résister. Quatre des 12 provinces se rendent. Arrivé à Tigalate, Lugo doit cependant vaincre deux princes insoumis, puis poursuit la conquête sans grande difficulté ; la population se retire dans la montagne.
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Cependant, sa route est coupée par un prince plus redoutable, Tanausu (« l’obstiné »). Lugo lui envoie un interprète de sa famille pour le convaincre de se faire baptiser, et qu’à ce prix il sera bien traité et pourra rester dans ses terres. Tanausu accepte le dialogue mais exige le retrait des troupes. Malgré les conseils d’un cousin méfiant, quand Tanausu vient au devant de Lugo, le piège espagnol se referme : un violent combat s’engage alors à l’issue duquel Tanausu, hurlant à la traîtrise, est capturé après des pertes de chaque côté (ci-dessus, la reddition de princes guanches à Lugo). Lugo envoie ensuite Tanausu et ses compagnons vers l’Espagne (ci-contre, Lugo présente au roi et à la reine des prisonniers guanches), mais le fier prince préfère se pendre sur le bateau après avoir perdu de vue son île, au cri de « Vacaguare! » (je veux mourir). Tenerife 1496 Il restait à conquérir Tenerife. Cette grande île impressionnante par son volcan a déjà aussi subi de nombreux assauts depuis les autres îles déjà conquises, sans succès jusque-là. À sa tête, le puissant Benchomo gouverne 9 provinces. Quatre mencey « pacifiques » ont déjà établi un pacte avec les conquérants et commencent à être évangélisées. Trois autres provinces se sont alliées et les deux dernières assurent elles-mêmes leur défense. Tirant parti de la neutralité des 4 premiers menceys, Lugo arrive avec 1200 hommes presque tous espagnols et des natifs. Benchomo vient à sa rencontre avec 300 hommes. Lugo l’assure qu’il vient amicalement, pourvu que lui-même et son peuple se fassent baptiser et se soumettent au Roi d’Espagne. Benchomo lui répond : « concernant l’amitié, tout homme qui n’est pas provoqué par un autre ou en colère ne peut fuir ni décliner cela, puisque c’est une valeur commune ; j’accepte cet acte de bonne volonté à condition que les espagnols quittent le pays, le laissent en paix…. Quant à être chrétien, je ne sais pas ce qu’est la chrétienté, ne comprends pas cette religion, et ne peux donner de réponse qu’après en savoir plus. La soumission au Roi d’Espagne est hors de question, car personne n’a jamais accepté de se soumettre à d’autre qu’a moi. » Puis Benchomo repart. Lugo pénètre plus avant dans l’île sans rencontrer de résistance, puis rassemble des vivres par la rapine avant de faire demi-tour. Sur le chemin soudain, une troupe de 300 hommes commandés par le frère de Benchomo se jette brusquement et violemment sur les espagnols dont ils dispersent les vivres volées, sans qu’ils aient le temps de saisir leurs armes. Benchomo arrive immédiatement et fond sur le combat, tuant 900 espagnols. Les 300 autres s’échappent avec les natifs engagés. Déguisé en canarien et blessé, Lugo s’enfuit et quitte l’île.
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tion Puis vint l’intégra
En 1494, il y revient avec des forces renouvelées, 700 espagnols et au moins autant de natifs. Il se dirige vers La Laguna. Benchomo de son côté a rassemblé plus de 5000 hommes. La bataille est féroce. Un grand nombre de guanches sont tués ainsi que Benchomo lui-même. Les guanches se retirent, nomment pour nouveau mencey le fils de Benchomo, Bentor. Les espagnols envoient la tête de Benchomo aux guanches, pour les inciter à capituler. En vain. Après cet épuisant affrontement, Lugo se retire pendant quelques mois à Santa Cruz de Tenerife. Ses troupes sont démoralisées. Enfin en 1495, Lugo se résout à affronter les guanches dans une autre bataille, celle d’Acentejo. Là il harangue ses troupes : ce sera la victoire ou la mort. Après une issue longtemps incertaine, et grâce à l’avantage des armes à feu, la victoire espagnole se dessine le 25 décembre 1495. Les guanches qui ne sont pas faits prisonniers fuient vers les montagnes où ils se cachent. Le mencey Bentor, tout espoir perdu, se suicide selon le rituel guanche en se jetant dans un ravin.
Dans tout l’archipel, les natifs réfugiés dans les montagnes, de par leur connaissance des lieux seront les derniers à s’intégrer, quelques décades après la fin de la conquête. Il aura donc fallu 94 années (1402—1496) pour parachever celle-ci ; les espagnols ont fini par admirer ces hommes qui ont combattu avec tant de vaillance pour préserver la liberté de leur pays, préférant souvent se donner la mort en se jetant du haut d’un ravin ou en se laissant mourir de faim dans une grotte plutôt que de subir l’esclavage. Après ce siècle de conquête, les quelque 70 000 Guanches estimés en 1402, dont environ 30 000 sur Tenerife et autant à Gran Canaria, avaient étaient réduits au tiers au début du 16ème siècle. Cette baisse drastique de leurs effectifs est due moins aux guerres contre l’envahisseur qu’à leur asservissement en esclavage vers l’Espagne :
« les habitants des quatre îles chrétiennes [ El Hierro, Fuerteventura, Gomera, Lanzarote au moment de la relation de Alvise le vénitien ] ont coutume de débarquer la nuit par surprise et d’assaillir les Canariens idolâtres et d’enlever des
hommes et des femmes qu’ils envoient ensuite en Espagne pour les vendre comme esclaves. Il arrive aussi que des Blancs soient faits prisonniers. Dans ce cas, les Canariens ne les mettent pas à mort, mais leur font tuer, écorcher et dépecer les chèvres, car ils tiennent le métier de boucher pour très vil et humiliant et le leur font faire jusqu’à ce qu’ils puissent se racheter de quelque manière (p.37) ».
Cependant dans tous les cas, le nombre de colons européens, même après la conquête, reste assez longtemps inférieur à celui des natifs, toutes îles confondues. 4– L’intégration Au fur et à mesure des conquêtes, le sort des guanches (puisqu’après la conquête, le nom des natifs de Tenerife est étendu à tout l’archipel) varie beaucoup selon les îles. En 1423, Lanzarote, Fuerteventura et El Hierro sont converties. À Gran Canaria, la partie « pacifique » de la population est respectée par les conquérants. A La Palma et Tenerife, seules les zones géographiques « paisibles » restent libres. Les peuples des autres régions sont réduits en esclavage. Lugo ne respecte ni les natifs qui l’avaient soutenu, ni ceux qui restent neutres. Il capture plus de 1000 natifs des régions pacifiques, en garde 300 à Tenerife à son service et celui de ses lieutenants, maintenant qu’ils sont propriétaires terriens. Informée de ces comportements, la Couronne ordonne que ces guanches, puisque chrétiens, soient libérés. Ce qui est fait rapidement à Tenerife, mais plus tardivement pour ceux qui ont été exilés en Espagne.
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Guanches Ainsi furent les
En 1477, quand Fernan Peraza capture plusieurs centaines de Gomeros et les envoie à Séville, l’évêque Juan de Frias plaide devant la Couronne leur libération, ce qui est fait y compris le paiement de leur voyage de retour. Pedro de Vera, après le retour des Gomeros capturés, les retient néanmoins à Las Palmas en juin 1478 ; la reine le condamne à les ramener à La Gomera. Ces exactions conduisent une commission d’enquête chargée de la défense des peuples indigènes à des décisions qui leur sont favorables. Isabelle la Catholique dit ainsi : « … nous avons été informés que quelques personnes, des canariens
ont été emmenés… qui sont chrétiens… et d’autres en voie de se convertir… et qu’on les vend en tant qu’esclaves… ce qui est un mauvais exemple et peut dissuader les gens de se convertir…. Nous ordonnons que chacun ici emmené … il ne soit jamais consenti qu’il soit vendu... ». Les Gomeras, longuement maltraités par le gouverneur Fernan Peraza, décident d’assassiner celuici. Apprenant qu’il a pour maîtresse la princesse Yballa, une native, ils le trucident en 1488. Trompée et humiliée, la femme de Peraza, Béatrice de Bobadilla en appelle à Vera pour punir les assassins de son mari. Celui-ci en tue un certain nombre, en capture 400 autres qu’ils soient coupables ou pas et les vend comme esclaves. Sur ordre de la Couronne après une longue enquête, ils seront libérés et la dame Bobadilla condamnée à leur verser 500 000 maravedies (la monnaie castillane de l’époque). Vera est ensuite remplacé par un autre gouverneur à Gran Canaria. De même, le fils d’un prince de Gran Canaria, capturé par Lugo, est libéré sur ordre de la Couronne en 1501 qui condamne Lugo à payer 90 000 maravedies aux enfants de ce dernier. Les 300 esclaves au service de Lugo sont aussi libérés et des voix s’élèvent en faveur des natifs oppressés de La Palma et de Tenerife. Cependant l’esclavage persiste, par exemple à Tenerife où en 1500, le « cabildo » (Conseil) stipule qu’aucun guanche homme ou femme ne pourra être libre sans avoir donné 16 ans de service à son seigneur. La fuite des esclaves est punie de mort pour un homme, de cent coups de fouet pour une femme avec bannissement. Les guanches qui vivent dans les villes sont mal adaptés au contexte urbain. Ils restent très solidaires, chapardant les vivres au bénéfice de leurs compatriotes. Les bergers guanches sont accusés d’être des voleurs que le « cabildo » décide de remplacer par des bergers castillans. En l’absence de candidats, le « cabildo » autorise les esclaves guanches à circuler en dehors de la propriété de leur maître. Le sud de l’Espagne garde aussi sa part de guanches exilés et esclaves. La Couronne demande en 1485 au maire de Séville de protéger les Canariens de tout danger, de désigner des maîtres assurant ce rôle sans séparer mari et femme. Dans les îles, l’évêque Juan de Frias répartit les enfants natifs garçons et filles entre les îles pour être endoctrinés. De fait, la culture des premiers Canariens, à part quelques legs agricoles et linguistiques, disparaît rapidement. Aux 16ème et 17ème siècles, de nombreux sujets castillans, principalement andalous, basques et galiciens, colonisent les îles et développent la culture de la canne à sucre et des vignobles réputés (le vin de Malvoisie). Ainsi se crée progressivement une nouvelle structure économique et sociale, malgré les outrages et les injustices commis. Aujourd’hui, les patronymes comme Perdomo, Bencomo, Guanarteme, Doreste,... témoignent de leur héritage. Celui de Béthencourt, très répandu, signe le caractère prolifique de cette lignée dès le départ.