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Gran Canaria l’Île ronde du 22 au 29 mars 2014
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Sommaire Canaries en Macaronésie Climat et alizés Genèse géologique Sud, soleil, tourisme Un mini-désert se perd La communauté arc-en-ciel Complexes hôteliers Sur la route de Mogan Atours cachés de la montagne Le hameau puis la mer Le Port des Neiges Blanche Agaete Falaises d’enfer bleu Factice petit port Quiétude à Fataga Caldera ou chaudron? Noble colosse Après le Port…, le Pic des Neiges Calmes douceurs à Tejada Las Palmas comme une BD Colomb en sa maison Vrai jardin canarien Puis vint Teror la belle Santa Brigida cernée Guanches à Guyadeque
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Annexes
Aborigènes : les origines Aborigènes : résistance Lente conquête Puis vint l’intégration Colomb tel qu’en lui-même Dur… de coloniser Les Canaries espagnoles Architectures canariennes Economie et ressources
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Cette courte bibliographie a éclairé certaines des informations fournies : « Quelques aspects de la géographie des Îles Canaries » par Manuel de Teran, Revue géographique de Lyon 1963 « Les captifs qui furent interprètes : la communication entre européens, aborigènes canariens et berbères –1341-1565 » 2008 « »Les Îles Canaries » de E.B. et J. Onrubia-Pintado dans « Encyclopédie berbère » « The guanches survivors and their descendants » de Jose Luis Conception 15ème édition « Les ïles Canaries 1480-1525, irrigation et première colonisation atlantique : le domaine de l’eau » de Antonio M. Macias Hernandez « Histoire naturelle des Îles Canaries » par Philip Barber Well 1842(?) « The history of the discovery and conquest of the Canary islands » traduit d’un document espagnol trouvé sur l’île de La Palma, par Georges Glas, Juan Abreu de Galindo « Le Petit Futé Îles Canaries 2014 » pour l’économie spécialement
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ésie acaron M n e s Canarie Macaronésie disent-ils… En longeant l’ouest africain vers le sud, avec les moyens de navigation de leur époque, les phéniciens, les carthaginois, puis 25 siècles plus tard, plus hardiment mais encore prudemment les portugais et les espagnols des 14ème et 15ème siècles ont rencontré ces archipels. Les uns commerçaient et en restaient là. Les autres en ont fait un tremplin vers le nouveau monde.
Açores
Madère
Canaries
Tropique du Cancer
Cap Vert
Comme des récifs quand on les observe de là -haut, ils parsèment en quelques groupes principaux l’Atlantique orientale. C’est la Macaronésie, avec du nord au sud : •
les Açores plus au nord-ouest,
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Madère,
•
les Canaries en face du Sahara.
•
les îles du Cap-Vert bien plus au sud,
Canaries et Cap-vert se localisent de part et d’autre du Tropique du Cancer, les unes au nord et les autres au sud.
L’archipel dont nous avons visité l’une des îles après en avoir parcouru 3 autres par le passé (Tenerife, La Gomera, Lanzarote) est celui des Canaries. Comme des rochers affleurant au bord du lac Atlantique sur lesquels un géant joue à cloche-pied, ou bien comme une flottille ancrée à quelques encablures (environ 100 km) à l’ouest de la frontière entre Maroc et Sahara occidental.
Plus exactement, l’île visitée est celle de Gran Canaria (ou Grande Canarie), la plus centrale au sud de l’archipel.
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Climat
és et aliz
Sous la même latitude, le continent africain voisin subit les sèches touffeurs sahariennes et ses extrêmes brutaux. Ici, la douceur est permanente à peine modulée par les saisons sauf exception rapportée par certains visiteurs. Les écarts quotidiens de température restent aussi modérés entre la nuit et le jour. Modération que l’on doit à l’Atlantique où l’on s’immerge et dont les puissants courants restent frais à l’écart du Gulf Stream, mais aussi aux alizés qui ne sont plus ici l’harmattan puisqu’ils ont eu le temps de se charger d’humidité et de douceur. Île volcanique, son sommet atteint 1949 m à peu près au centre du cercle que cette île forme. Parvenu là, les vents prennent une force insoupçonnée, se font blizzard sans neige (ou à peu près puisque ce sommet s’ap-
pelle le Pico de las Nieves, le pic des neiges) et abaissent la température à des niveaux de frimas (8°C sous abri lors de notre passage). Mais s’agit-il des alizés ou de ce puissant vent d’ouest qui cisaille les falaises de la côte occidentale où il faut s’accrocher à la balustrade pour contempler les panoramas écumeux et scintillants de la côte vertigineuse?
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és et aliz t a im l C
D
Zon tempérée
60° N
Zon tropicale
30° N
La zone tropicale (entre équateur et 30° de latitude nord), est le domaine des alizés. Rappel : c’est à l’équateur que l’air est le plus échauffé par le soleil et s’élève vite. Dans notre hémisphère, comme une immense cheminée, ce tirage appelle les flux d’air de surface plus frais provenant des régions les plus proches au nord, celles du Tropique du Cancer. La rotation de la Terre entraîne ces flux vers l’ouest (effet Coriolis). Ainsi dans cet hémisphère, ces flux appelés alizés sont -ils orientés du nord-est.
Dans la zone tempérée (entre 30° et 60° de latitude nord) juste au nord de la précédente, se succèdent depuis l’ouest des dépressions et des intervalles de beau temps. L’anticyclone des Açores y joue un rôle majeur. Quand se crée une dépression, tout en se déplaçant vers l’est en direction de l’Europe, elle tourne sur elle-même dans le sens opposé des aiguilles d’une montre, et donc au sud porte des vents orientés d’ouest. En fonction de l’importance de ces dépressions, la position des Canaries un peu au-dessus du tropique du Cancer (zone subtropicale) subit donc des vents variables selon les saisons. Quand les dépressions sont modérées ou absentes, c’est-à-dire quand l’anticyclone des Açores joue pleinement son rôle, ce sont les alizés orientés du nord-est avec leur belle régularité qui s’imposent. Mais qu’une dépression se gonfle au nord en débordant vers le sud et voilà de puissants vents d’ouest qui prennent le dessus. En moyenne donc, les îles de l’archipel des Canaries les plus à l’ouest (La Palma, El Hierro, Ténérife…), et particulièrement leur côte nord-ouest subissent ces vents d’ouest. L’effet de ces derniers s’atténue pour les îles les plus à l’est (Grande Canarie, Fuerteventura, Lanzarote) et particulièrement pour leur côte sud-est où prédominent les alizés. Pour Gran Canaria, les alizés et l’anticyclone des Açores expliquent la végétation subtropicale (douceur constante, peu de pluies) de la côte nord -est, notamment autour de sa capitale Las Palmas. Avec les vents d’ouest nord-ouest chargés par les dépressions qui bavent de la zone tempérée et apportent la pluie, cette région est assez verdoyante et son ciel plus fréquemment couvert qu’ailleurs. Même s’il n’y a de pluies qu’en dehors de l’été, et que même alors la pluviométrie reste faible. C’est aussi ces effets qui expliquent la sécheresse de sa partie sud-est, protégée par les reliefs qui s’interposent.
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és et aliz t a im l C Mais ces explications simplificatrices ne suffisent pas pour comprendre la diversité climatique ; l’effet des multiples microclimats dont l’île bénéficie ajoute une couche de complexité. Ils sont induits par ces vallées-ravins, les barrancos, parfois larges et profonds comme celui de Guayadeque. La puissante et millénaire érosion les a tracés en rayonnant autour du sommet central. On les aperçoit nettement sur la photo satellite ci-contre. Mais aussi par les calderas (chaudrons, cirques…) volcaniques qui trouent le relief. Ces chaudrons proviennent de l’effondrement sous l’effet du poids du cône des cratères, comme celui de Los Marteles. Celui-ci n’était qu’un petit cratère secondaire d’environ 550m de diamètre et 80m de profondeur ci-contre à droite ; vrai cratère provenant d’une éruption explosive récente quand la lave entra en contact avec une réserve souterraine aquifère. Beaucoup plus important est celui de Tirajana au nord-ouest immédiat du sommet de l’île, couronné d’une colossale falaise qui constituait les parois du cratère (vue partielle en bas à gauche). Quand le soleil est au plus haut et par jour clair, il peut très vite se former d’épaisses brumes résultant de la condensation de l’humidité des pentes sous le vent, par effet de foehn poussé par les alizés. Il en résulte donc ici et là de nombreux microclimats qui ajoutent des variantes, enri-
chissent et complexifient les grandes caractéristiques du climat global de l’île, bien connus des autochtones dans leurs particularités locales.
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ique géolog e s è n Ge Petite île d’environ 50 km de diamètre, Gran Canaria est après Tenerife la plus grande de l’archipel. Comme une mosaïque pressée d’afficher sa diversité, aucune de ces îles n’est semblable à sa voisine. Un seul trait commun, leur origine volcanique, encore visiblement très présente avec le Teide à Tenerife, plus haut sommet d’Espagne, et dans ses témoignages encore très palpables à Lanzarote. Mais elle s’exprime de manière bien différenciée d’une île à sa voisine. Et donc parfois, Gran Canaria se prend pour sa sœur jumelle là-bas à l’opposé exact de l’Afrique dans l’hémisphère sud, l’île de la Réunion. Si ses dimensions et sa forme sont très comparables, le Piton des Neiges là-bas dépasse de plus de 500m celui de notre île. Jusqu’à certaines calderas qui évoquent un peu sans en avoir toute l’ampleur et la profondeur ni la violence des dénivelés, les cirques fameux de Cilaos ou de Mafate.
Le schéma ci-dessus décrit en synthèse la genèse géologique de l’archipel (dans « Mémoires thématiques n°4 » de l’association LAVE, les volcans des ïles Canaries, novembre 2003). Les bienfaits et la constance du climat, cette topographie où l’on peut passer en peu de temps du niveau de la mer jusqu’à 2000m, le bon état des routes et leur pittoresque, l’agrément des paysages, enfin la proximité de l’Europe expliquent ces nombreux groupes de cyclistes continentaux qui sillonnent la chaussée. Ils partent tous les matins depuis le sud et la mer où ils sont hébergés à l’assaut des sommets ; ils sont hollandais, allemands, anglais, espagnols… Manifestement, des habitués aguerris au rang desquels quelques femmes. Pas de français par contre dans les langues que nous avons pu entendre, même si l’on rencontre sur internet des relations de pérégrinations à vélo de groupes de cette origine.
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i sm l, tour i e l o s Sud,
e
Au long du parcours depuis la pointe sud, ils s’élancent en vagues successives, groupés au début, puis s’égrenant quand la montée se fait dure, mollet d’acier, souffle de forge. Prenant des pauses en groupes bavards là où un belvédère, par exemple celui qui s’intitule Degollada de las Yeguas (« les gorges de la jument »), permet de contempler le paysage, ils repartent à l’assaut d’un autre palier plus haut, s’arrêtant dans un village ici, se couvrant là quand l’altitude refroidit l’air. Enviables sportifs dans la force de l’âge et au sommet de leur forme, qui savent tirer parti des conditions optimales de l’île en toutes saisons, quand l’Europe grelotte ou s’exténue de chaleur. Ce sont pour les mêmes raisons que d’autres européens moins sportifs, pour la plupart plus âgés, sont attirés par les séductions touristiques de l’île, qui en retire l’essentiel de ses ressources. Oisiveté, farniente, sous un soleil très clément, rarement mis en défaut ici au sud de l’île. L’archipel de « l’éternel printemps » que les anciens nommaient « les Îles Fortunées », et l’origine volcanique de ces îles justifient probablement aussi l’histoire somme toute assez simple de ses populations. Depuis les autochtones des origines, les Guanches, jusqu’aux normands, espagnols, portugais qui ont cherché à la conquérir, l’ont conquise, Gran Canaria était cet indispensable relais de vivres avant le départ vers les Amériques, puis de fil en aiguille une plateforme commerciale des denrées tropicales entre Amériques et Europe. On cultivait en effet dans ses terres volcaniques quelquesunes des productions tropicales comme la canne à sucre, le vin, et maintenant encore la banane et nombre d’agrumes. Les serres sont aujourd’hui nombreuses sur la côte sud-est autour de l’aéroport. On devine au travers de cette sorte de toile à maille étroite et tendue des plantations de bananes, d’agrumes. Mais d’autres serres paraissent à l’abandon. Des lambeaux de toiles déchirées flottent au vent et les fines carcasses métalliques de l’ossature rouillent à l’air marin, décharnées comme de grandes échardes. Sans savoir s’il s’agit d’un effet persistant, par exemple celui de la crise, ou seulement d’un effet saisonnier, entre deux récoltes.
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erd rt se p e s é d iUn min L’attraction réputée, celle qui se doit d’être vue, et qui le mérite aussi, ce sont les dunes du fameux « désert » de Playa del Ingles. Elles occupent au bord de l’océan ce promontoire entre, à l’est Playa del Ingles, et à l’ouest la Charca de Maspalomas, cette rivière aux eaux saumâtres, paradis des oiseaux avant le point de ralliement du phare de Maspalomas. L’ensemble s’insére dans une Réserve Naturelle bien agréable. Depuis Playa del Ingles, plutôt que de longer la rive, sa traversée par-dessus les dunes accumulées, formées comme dans le désert véritable, avec ses crêtes tran-
chées modelées par le vent, ses petites dépressions, ses vaguelettes figées, la manière dont le pied s’affermit ou s’enfonce dans le sable chaud est une agréable récréation. D’autant que la foule est ailleurs. Bien sûr, désert miniature de seulement 400 ha, car il suffit d’atteindre le sommet d’une crête (maximum 12 à 13 m) de quelque dune que ce soit pour apercevoir au nord la barre des petits immeubles à touristes et les monts ocres. Mais vers le sud, avec le vent qui cingle de sable les mollets et l’intense trait du bleu marin, pour un peu on se rêverait au bord d’une rive mauritanienne du Sahara, l’absolue solitude et l’éreintante et brûlante sécheresse en moins. De là à voir surgir une lente et altière méharée , il n’y a qu’un pas… de dromadaire. Puis après, avec soin, nettoyer le sable des chaussures : impossible de marcher pieds nus, tant il est brûlant déjà en mars.
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é munaut La com
-ciel arc-en
Parmi tous les touristes, est-ce une bienveillance particulière des hébergeurs du sud dont la notoriété a pu gagner au moins toute l’Europe, ou à nouveau la douceur du climat et le haut degré d’ensoleillement? On ne peut en tout cas manquer d’observer une densité originale du peuple gay des deux sexes, dès qu’on entre même dans l’avion, mais qui n’atteint cependant pas celle du Marais à Paris. Peut-être est-ce aussi cette
longue plage de sable blond bien piétinée à laquelle s’adosse le vrai microdésert de dunes déjà parcouru. Une partie de cette plage est réservée aux naturistes. C’est donc devenu, entre le phare et la Plage des Anglais une promenade très prisée où les touristes sagement dévêtus parcourent la plage sur 3 kilomètres, l’œil hypocrite très en coin, arpentant le sable, se faufilant entre ces nudistes souvent gays qui n’évitent pas de jouer les exhibitionnistes. Jusqu’où le lesbianisme va-t-il même se nicher : voyez ce couple enlacé de deux jeunes filles s’embrassant à bouche que veux-tu sur la haute terrasse de la cathédrale de Las Palmas, dans l’encadrement parfait de l’immense dais de pierre central. Peut-être une mise en scène pour une revue gay? Ainsi finit-on par se sen-
tir un peu voyeur.
Ailleurs, c’est un très jeune au col té, pochette soiavec son jeune sur le muret de
couple improbable d’un artiste plus savamment ouvert sur vieille pilosignée et l’œil désabusé, qui trinque une flûte d’un vin rosé du pays amant très chic tendance bohème, face à face assis en amoureux bord de mer dans le soleil couchant.
Romantisme forcé, prendre la photo.
quand tu les tiens… Mais pas osé jouer les voyeurs au point de
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lier e hôte x le p m Co
Et les mêmes dans l’avion au retour, hâlés à journées pleines, ayant pris celui-ci du poids, celui-là un peu d’embonpoint, fatigués et heureux, poussent parfois un cri d’orfraie (cet oiseau piscicole aussi appelé pygargue à queue blanche, - en tout cas à l’aller -) dans les secousses aériennes. Un de ces couples d’hommes avait même emporté la mère de l’un d’eux dans ses bagages, moderne et compréhensif chaperon qui s’intercalait mine de rien entre son fils et son amant. Souvent flotte ici et là le drapeau arc-en-ciel qui signe le ralliement de la communauté, comme dans le petit village bien pittoresque et agréable de Fataga. Pour ceux qui n’en sont pas, voilà au fond une sorte de néo-exotisme où le dépaysement n’est pas vraiment ce que l’on croit. Hors cette communauté, effet de saison, habitudes décennales, qua-
lité de l’accueil, la masse des touristes se compose majoritairement d’allemands et d’anglais, de belges, de hollandais et de suisses, très peu de français, quelques américains, tous âgés à de rares exceptions. Casaniers, la journée se passe au bord des vastes piscines, en attendant le repas du soir, souvent recherché ; là on se vêt d’atours les plus chics, on prend une infusion ou plus canaille un whisky le soir en assistant à l’un des spectacles de l’hôtel. D’un bon niveau moyen, l’attraction ne se déclare « internationale » qu’ici même sans plus de notoriété que celle des hôtels du coin qu’ils parcourent d’un soir à l’autre. Le triangle à l’est de la pointe sud, la Playa del Ingles est couverte de complexes hôteliers, de lotissements de vacances, de centres commerciaux assez modernes, très internationaux, où on promeut le souk savamment désordonné et les bistrots façon Disney. Rien n’échappe au mauvais goût des sites ultra-touristiques, sans cependant aller jusqu’au degré de concentration et d’extrême densité du boulevard de la côte sud de Tenerife à la Playa de America ou bien encore de l’affreux centre de Torremolinos.
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elie x e hô t Comple
r
L’autre complexe hôtelier au pied du phare de Maspalomas à l’ouest du désert de sable est plus spacieux, plus récent. Là se dressent des hôtels cossus, feutrés, parfois luxueux. Leur architecture est souvent originale, comme celui qui
prend l’air d’une église de l’époque coloniale aperçue de loin. Le regard intrigué cherche en vain une croix à son sommet. Il a été conçu délibérément comme tel par les architectes. La nef monumentale avec ses très hauts piliers, dont les couleurs sont patinées pour faire plus vrai n’est autre que le hall d’accueil. Un autre très voisin offre une architecture dont le cubisme moderne monumental s’inscrit dans celle d’immenses cases africaines reproduites ici. Tapissé de grandes claies de bambous et orné de bassins artificiels décorés d’une faune africaine de stuc avec flamants roses figés et même quelques crocodiles, son emblème est le baobab. Impressionnant de luxe. Tout y est ; un spectacle en soi quand on le traverse, mais à imiter et à trop montrer....
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x Comple
lier e hôte
Le nôtre dans cette aire a la blancheur de la chaux et se surmonte d’une multitude de merlons pointus qui rappellent probablement une architecture arabo-andalouse ou mudéjar. Architecture hybride assez indéfinissable moyennement réussie. Les pergolas enchevelées de somptueux bougainvillées font le délice de
vieux touristes affalés. Plus en retrait dans un espace encore dégagé, un palais des congrès futuriste assez réussi sert de premier plan aux proches montagnes ocres qu’escarpent de sombres arêtes. Pourtant là et tant qu’on ne parvient pas au petit désert de sable à l‘est, pas de plage, mais une côte de rochers volcaniques noirs et de gros galets, et 3 m au-dessus, une longue promenade qui longe le ressac. Sur l’un de ses petits promontoires, a été découvert un minuscule site ancestral guanche dont les quelques pierres sont délimitées et protégées. De là se contemple le lent coucher du soleil, qui laisse à l’ouest ce qui semble être les hautes ruines d’une ville fantomatique, en fait une probable raffinerie de bord de mer.
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elie x e hô t Comple
r
La belle et vaste promenade part depuis le pied du grand phare de Maspalomas, point de ralliement repérable de loin, là où se
tient un commode site terminal pour les lignes locales des bus et des taxis. À la manière du Pont des Arts à Paris, voici que commencent à apparaître ici aussi des cadenas sensés sceller des amours éternels que le lendemain oublie, mais qui font le bonheur de certains commerçants improvisés quincaillers. La promenade se dirige en sinuant vers l’ouest jusqu’à une modeste falaise friable faite de petits rochers et de galets au-dessus de laquelle a été aménagé un terrain de golf manifestement récent, dont certaines parties de pelouse peinent à verdir. Les galets polis qui font ici un décor naturel agréable façon fond d’écran, sont par endroit rassemblés pour former un muret en demi-lune. Groupes de jeunes fêtards, amoureux ou encore un naturiste intégral, viennent là-dedans s’immerger de soleil à l’abri tout relatif du vent et des regards, ou observer le soir en silence le soleil qui s’éteint. Sur une plage de galets plus fins, au pied de restaurants et de cafés très modernes, des rangées bien alignées de chaises longues restent inoccupées. Seul un jeune couple hardi peut-être habitué à des températures baltiques s’essaie à prendre un bain.
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n e Mo g a d e t u ro Sur la Pelouse verte, milliers de chambres, mais d’où vient donc l’eau dans ce sud où il pleut si peu ? L’eau du robinet n’est pas potable dans les chambres, comme dans ces pays des Caraïbes où il est recommandé de ne pas la boire. La réponse est ici assez simple : elle provient des barrancos coupés de barrages formant des lacs de retenue, et surtout des usines de dessalement de l’eau de mer. Voyons maintenant à quoi ressemble le pays plus intérieur et ses côtes vers l’ouest. On découvre dans ces ravins profonds des maisons pittoresques faites de cette pierre volcanique sombre dont certains moellons noirs bien choisis
restent apparents dans la blancheur de la chaux des façades : beau contraste. Ailleurs, dans les villages et les villes, les murs extérieurs se parent de chaudes couleurs tropicales. La partie supérieure de la façade s’agrémente souvent de su-
perbes balcons de bois qui prennent parfois des allures de moucharabiehs. On aura bien d’autres occasions de savourer ce pittoresque (voir en annexe « Architectures canariennes »).
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co barran n e in l Mo u
Ici un moulin à vent dans la vallée, le barranco de Mogan, a été restauré, qui laisse à nu le mécanisme intérieur. La courte visite gratuite est un vrai régal, même si les seules langues permettant d’interpréter et de comprendre le site sont l’espagnol, l’allemand et l’anglais. Les habitants du hameau se sont amusés à l’entourer d’objets anciens (pot de lait, moulin à café, …) mais de dimensions géantes. A Mogan et sa région, la plus grande fête est celle de St Antoine de Padoue le 13 juin. Les participants, qui viennent même des autres îles de l’archipel sont vêtus des costumes traditionnels canariens et apportent toutes sortes de victuailles, vin, rhum, pain, fromage, purée de pommes de terre, sauce mojo épicée, « roscos », gâteaux, chocolats, lait de chèvre, poisson cuit, tapas...
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tagne la mon e d s caché Atours
Plus loin, au bord d’une vaste courbe de la route, une auberge avenante et pimpante abrite, comme dans bien d’autres sites même modestes, un mini-musée mettant en scène la vie quotidienne au 19ème siècle. Elle domine un petit village blotti dans le creux d’une vallée. Outre un iguane enfermé qui se pavane et un âne qui se prend d’affection pour une main, le toit en tuiles rondes de ses modestes maisons accueille sous le soleil qui commence à darder quelques salamandres héliotropes. Une bien agréable pause qu’anime son accueillant patron, qui ne manque pas de vendre de bons produits vraiment locaux. En poursuivant sur la même route, soudain, un spectacle grandiose et surprenant. On l’aperçoit sur la pente de la montagne au lieu-dit « la Fuente de los Azulejos » (la source des azulejos). Les stratifications géologiques affleurant se dénudent ici comme en un mouvement d’épaule d’une aimante amante. Belle harmonie de surprenantes couleurs où dominent les veines vert-bleu, ocres rosés et blanc ivoire (ou vanille). Miracle chromatique des oxydes de différents métaux dont les minerais composent ici la montagne. Sous le soleil généreux, les couleurs contrastent vivement avec les autres pentes d’un sombre bistre.
Superbe curiosité naturelle, comme une colossale coquetterie ou une gigantesques glace molle que l’érosion, la topographie et la chimie ont dévoilées ici, et à une moindre échelle sur un autre flanc de montagne plus haut sur la même route.
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mer uis la p u a e Le ham Et voici l’un de ces villages charmants, sans prétention, toujours pittoresques, celui de « La Aldea de San Nicolas » (le hameau de St Nicolas), qui jusqu’en 2005 s’appelait San Nicolas de Tolentino. On y fête le 11 septembre « El Charco », une fête basée sur l’époque préhispanique. Dans le passé, la « Calle Real » (rue Royale) était bordée
de palmiers centenaires, de figuiers et d’autres arbres fruitiers. Les murs blancs ou colorés à la manière de la source des azulejos apportent leur quotepart d’authenticité locale, même si l’église à deux clochers surmontés d’un toit pyramidal de tuiles rouges semble trop pimpante et détone contre les bâtiments anciens dont on voit bien qu’ils sont entretenus avec difficulté. La proximité de la côte ouest face au plein océan se manifeste plus loin par les vents puissants qui éreintent les falaises rocheuses, sombres et menaçantes dans leur profil dentelé surmontant les vagues écumantes. Audelà, quand se pose le regard, elles finissent par se confondre avec la mer. Entre 800 et 1000m, la route en corniche épouse étroitement le relief minéral aux nettes arêtes. Accroché au volant, le chauffeur, presque par nécessité - fatidiques méandres qui soulèvent le cœur si l’on est passager - rase le rocher à droite à l’aller et dévie vers le milieu de la chaussée au retour… Falaises qui faisaient les rêves de grandeur des Guanches ancestraux, se défiant en se tenant le plus longtemps possible en équilibre au sommet des précipices, au-dessus du scintillement impitoyable des vagues. Enfin de ce haut ruban sinueux qui slalome entre balcons et pitons, on aperçoit l’une des destinations du jour au loin, en bord de mer : Agaete, blanc village fondé en 1481. Depuis les falaises on n’aperçoit tout d’abord que la ville ellemême sur un plateau dominant la mer. Mais à l’approche se différencient le port appelé « Puerto de la Nieves » sur la mer et la ville sur la colline au-dessus.
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es s Neig e d t r Le Po
« Puerto de la Nieves », hameau de pêcheurs et d’agriculteurs, (le Port des Neiges ). Ici comme ailleurs, progressivement, le tourisme prend une part croissante dans l’activité locale. D’où peut venir son nom? Le village a la couleur de la neige, mais n’est-ce pas plutôt en référence au Pico de las Nieves, le sommet de l’île? Sa sainte patronne est aussi la Vierge des Neiges.
Bien sûr la route continue vers le nord de l’île. Pourtant Puerto de las Nieves semble le bout de monde, avec son port d’où de rapides et puissants ferries jaunes partent vers Tenerife et d’autres destinations. Le ressac phosphorescent que rebrousse le vent vient furieusement battre les grèves de cailloux et de rochers sombres. Au loin vers le sud de farouches et somptueuses falaises semblent défier d’être jamais vaincues. À plus de 1000m, elles sont couronnées par le « Pinar de Tamadaba », une forêt de pins. Le vent sauvage et constant en cette saison rend l’ombre encore fraîche et offre un brushing naturel et gratuit à tous celles et ceux qui possèdent quelques poils sur le crâne. Les plages de cailloux noirs n’engagent à rien d’autre qu’à marcher malaisément, puisque s’allonger serait aussi hasardeux, n’en déplaise aux niçois, que d’essayer de le faire sur les galets de la Promenade des Anglais. Sinon qu’ici, on ne cherche ni à apprivoiser les galets, ni à en faire un atout du patrimoine local. Et puis, avec une bonne serviette un peu épaisse...
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es la Niev e d o Puert
Sur la corniche, un vieux moulin précieusement conservé, ceinturé d’un bas muret de pierres noires chaulé sur le dessus, déploie ses ailes étiques, comme les baleines d’un parapluie retourné sous l’effet du vent. Sacré souffle marin!! De fait, seul le mécanisme entretenu et conservé témoigne du passé. Ce moulin et un autre à 100m plus loin maintenant disparu datent de la 2ème moitié du 19ème siècle. La meule moulait le blé, le maïs, l’orge dont on faisait le gofio, ce plat essentiel canarien. La jetée unique a dû être protégée par un amas luisant de brisants en béton. Pays de caractère et de contraste. Un piton de bord de mer surmonté d’un éperon rocheux vertical spectaculaire caractérisait auparavant le site, en face de l’entrée du port, « le Doigt de Dieu » (Dedo de Dios). Mais la grande tempête tropicale Delta en a eu raison en 2005. Certains, du fait de la configuration de cet insolite îlot, lui attribuaient un sens moins noble entre insulte et symbole phallique, question sans objet maintenant. Mais puisqu’ainsi disparut le doigt divin, faut-il aussi le supprimer du plafond de la Chapelle Sixtine? Aujourd’hui, outre le tourisme, l’agriculture produit du café et des fruits tropicaux. Les restaurants de bord de mer, dont les poissons frais semblent réputés ainsi qu’une fameuse soupe de poisson épaisse, le « caldo de pescado » (la bouillabaisse n’a qu’a bien se tenir!), racolent le client qui débouche sur les petits parkings. On l’aide de manière si pressante à trouver une place et à se garer qu’il est gêné de ne pas prendre le repas là ensuite ; tourisme… La blanche petite église dite « l’Ermita de las Nieves », en retrait de la rue principale derrière des grilles fermées se découpe sur un fond de rocher comme une très pimpante maquette au blanc éclatant bordée de noir, avec ses deux clochetons surmontés de dômes carmin vif.
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ieves e la N d o t r Pue
On y expose la partie centrale d’un triptyque de la Vierge à l’enfant du peintre flamand Joos van Cleeve. Une copie est portée en procession chaque année jusqu’à l’église de la Conception au centre d’Agaete. Là sont conservées les deux autres parties latérales du triptyque. Les belles maisons du centre du port marient avec simplicité le blanc chaulé et d’intenses tonalités de
bleu. La statue d’une femme qu’on imagine être celle d’un pêcheur, portant un enfant, scrute l’ho-
rizon sur une placette près de l’église.
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te e Agae Blanch
Le centre de la ville d’Agaete qu’on atteint après avoir gravi la colline au-dessus du port présente aussi de pittoresques rues. Gravissant certaines d’entre elles, on finit par dominer l’ensemble du site et notamment cette blanche église, superbe dans sa simplicité dont le dôme ocre évoque une mosquée ou une calotte cardinalice. C’est l’église de la Conception. En face de la Place de la Constitution, elle a remplacé en 1874 l’église initiale construite en 1515 qui fut détruite par le feu. Ici en 1486, le capitaine Alonso Fernandez de Lugo, l’un des conquérants de l’archipel récolte la 1ère production de canne à sucre, introduite en 1482. Six ans avant la découverte des Amériques, le sucre alors appelé « l’or blanc », est un produit de luxe vendu à des prix élevés en Europe. En 1494, Lugo, parti conquérir le reste de l’archipel, vend la raffinerie à des marchands génois, Francisco de Palomares et Anton Cerezo. Améliorant et développant la raffinerie, ceux-ci en tirent de gros profits avec l’Espagne et le reste de l’Europe. C’est alors qu’Anton Cerezo fait bâtir, l’année de la bataille de Marignan, la première version de la chapelle et demande à un peintre flamand de dresser l’image de la Vierge de Las Nieves, patronne de la ville. En 2005, des recherches archéologiques entreprises pour la construction d’immeubles mettent à jour un aqueduc, un moulin, les dépendances d’une raffinerie de sucre, qui étaient restés enfouis sous les terrains cultivés. C’est probablement la plus ancienne construction de raffinerie d’Europe, qui a fonctionné pendant 150 ans jusqu’au milieu du 17ème siècle. L’interdiction de la Couronne de poursuivre les razzias sur les côtes d’Afrique a contribué à la disparition de cette production lucrative, faute des bras des esclaves barbaresques. La concurrence des productions caraïbes n’y est pas étrangère non plus. On a trouvé là des cônes de céramique pour mouler les pains de sucre, des poteries d’Espagne et d’Italie, des pièces de l’époque des rois catholiques… L’organisation des quartiers anciens qu’enserrent des ruelles courbes a le charme du sud, au hasard des terrasses qui surmontent les appartements cernés par des rues en dédale, noires comme des ravins. La ville célèbre chaque année le 4 août une sorte de Fête de l’Eau nommée « Fiesta de la Rama » assez réputée, qui semble s’inspirer des traditions guanches.
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Agaete
Sur la place jouxtant l’église, une belle mosaïque à connotation religieuse flatte le regard de ses chaudes couleurs sous une pergola nue. L’opulence du centre ville s’exprimait avec ses
superbes balcons de bois qui sont aussi des vérandas, coiffées de petits auvents de tuiles . Bien dans son rôle, à leur pied un fier hidalgo, buste cambré, en route pour affaire nous toise de son noir regard. Parfois les jeux d’ombre et de lumière font des tableaux abstraits ou jouent sur les perspectives de ruelles
qui s’échappent, pendant qu’une fête se prépare sous une halle provisoire de la vaste place ombragée de l’église de la Conception.
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u fer ble n ’e d s F a la i s e Là, faute de temps s’interrompt notre périple vers le nord dont nous ne verrons pas la côte. Le retour emprunte à nouveau cette route en corniche accrochée au flanc des sauvages falaises dominant l’océan. L’immense espace est totalement habité par le souffle puissant de l’ouest. Là dans le sens du nord vers le sud, la conduite à droite impose de tutoyer les précipices ; malgré la qualité des routes, leur largeur souvent confortable, le conducteur sujet au vertige agrippe le volant, estomac serré, le regard concentré sur la route qu’il n’en détourne que pour voler quelques fractions de secondes du panorama marin. Sur ce parcours, avant de retourner à La Aldea de San Nicolas, un site fan-
tastique s’offre au regard, depuis le haut « Mirador del Balcon » (on n’est là cependant qu’à 380m au-dessus de la mer). Le vent est si puissant que pour rester stable, il est nécessaire de s’accrocher à ce qu’on peut, à la pierre du parapet. Et si le souffle est coupé, ce n’est pas seulement du fait du vent qui strie l’océan, mais aussi à cause du panorama splendide. Face à nous, même si l’on est loin du sommet de l’île, posé sur l’embrasement métallique de l’horizon, c’est le cône majestueux et asymétrique du volcan du Teide, sur l’île voisine la plus proche vers l’ouest, celle de Tenerife. Vers le sud les falaises acérées font comme les portes sombres d’un enfer de mythologie. Les habitants anciens ne pouvaient manquer de voir ainsi les îles voisines ; on dit pourtant qu’ils ne naviguaient pas et que leur monde se limitait à leur île seule. Pourtant, la soif de la curiosité est toujours plus forte que la peur... Quand on entreprend ensuite la redescente sinueuse vers les barrancos du sud. la poitrine détendue regrette déjà les grands souffles qui dilatent jusqu’aux moindres bronchioles.
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t tit por e p e ic Fac t Après la longue route de retour et de plus modestes altitudes, notre curiosité nous conduit à la ville côtière déjà très touristique de Puerto de Mogan, construite autour d’une rivière qui se jette dans la mer. Il ne subsiste là de l’activité des pêcheurs que des témoignages excentrés, maintenant relégués dans une zone sans attrait. Derrière un muret de mosaïques, on y voit ces nasses à poissons, grands cylindres de fils métalliques avec à l’arrière-plan un petit chantier de rénovation de bateaux. L’accès le long de cette rivière-canal avec sa petite perspective sur mer et ses palmiers ne manquerait pas de charme au premier abord. Mais assez vite, malgré quelques réussites, c’est l’impression d’un pittoresque forcé et factice qui s’impose. La ville semble récente, créée presque ex-nihilo dans le style propre au pays, et donc a priori de bel intérêt, mais à l’évidence orienté pour flatter l’œil du touriste, l’attirer, le capter. Les rues à angles droits sans trottoir, bordées de bas immeubles bien alignés reliés par des arches autour desquelles s’enroulent ostensiblement des bougainvillées, les petits ponts-pergolas qui franchissent la rivière avec des ornementations trop coquettes pour être authentiques, les quais spacieux au bord desquels des restaurants et des boutiques appâtent les
clients avec un empressement froid et détaché comme dans les métropoles : accumulation de séductions d’une vulgarité affleurant, celle du pittoresque mis en scène pour l’exclusivité des touristes. Ceux-ci déambulent dans ses rues par petits groupes en goguette, qui ne côtoient ici que les commerçants, restaurateurs, vendeurs de colifichets ou de vêtements de plage. Où sont les pêcheurs et les gens du pays? Trop vite construit, ou bien le fonctionnement de la ville est-il encore mal rodé, pour compléter le tout au bord de ces petits quais bordant la rivière s’exhale par bouffées une odeur d’égout.
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or d rs le n e v s n o Respir
Pourtant un bas-relief moderne dans une ruelle ne manque pas d’allure, de même que les quelques barques du pays dans le petit port derrière la marina, dont on
peut douter qu’elles ne soient là que pour le décorum. Partons maintenant vers le centre de l’île dont les sommets révèlent des panoramas et des sites somptueux. En accompagnant les cyclistes, et en essayant de les doubler prudemment, le premier et déjà superbe belvédère est celui de Degollada de las Yeguas. A la limite du Massif d’Amurga, il donne sur le barranco de Fataga qui atteint jusqu’à 500m de profondeur. Des quelques carrières des alentours on extrait les matériaux de lave pour fabriquer du ciment et les tarmacs ou les revêtements des routes.
On y trouve une végétation semidésertique comme les euphorbes et les cactus, en fond de vallée les palmiers canariens et accrochés aux falaises les dragonniers si caractéristiques des Canaries.
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Fataga à e d u Quiét
On atteint dans un repli montant de la route qui forme un « S » assez fermé le très coquet et très propret village de Fataga, à 600 m d’altitude. Des cyclistes en route vers les sommets font une pause dans un café au bord de la route. On l’appelait Atfatagad à l’arrivée des espagnols au 16ème siècle ; il semble qu’on en trouve des traces depuis deux millénaires, certainement grâce à une source abondante appelée « Fuente Grande » (grande source) qui en fait depuis longtemps sa prospérité. Dans le conflit qui alors vit s’affronter les Guanches et les Espagnols, de nombreuses batailles se déroulèrent là et dans le barranco de Fataga, appelé « la vallée aux mille palmiers » avec ses rochers bistre parsemés de maigres petites parcelles vertes. Ses 650 habitants à la fin du 19ème siècle vivaient à peu près en autarcie, de la culture des céréales, des légumes et des fruits, et de l’élevage de bétail, grâce à son abondante source. C’est l’un des petits villages typiques de l’île aux rues tortueuses et pentues, avec ses maisons anciennes de pierre blanchies dont certaines sont à l’abandon. D’autres au contraire, bien entretenues et restaurées signalent la présence d’une population aisée, canarienne ou étrangère qui a fait de ce village calme et pittoresque sa résidence. Jusqu’à une salle d’exposition ce jour-là fermée, bien connotée art abstrait. On peut y voir de petits jardins à l’anglaise (c’est-à-dire présentant un fouillis soigneusement organisé), presque secrets, où l’eau courante bruisse discrètement, enserrés entre les murets blancs amoureusement entretenus. L’église construite en juin 1880 est dédiée à San Jose. Depuis lors, d’autres maisons et des fermes ont été construites pour la production des oranges, des citrons, des abricots et du raisin de table, même si la population permanente n’est plus que de 400 habitants.
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ure e verd d t e ’ombre Jeux d
Une boutique de souvenirs très agréablement décorée attire le regard à l’ombre des pins épais face à la place entourant la petite église. Un vieux monsieur à la mise soignée entretient avec soin derrière un haut muret couvert de végétation sauvage un jardinet superbe. Sur son épaulement, le village détone par rapport au relief montagneux assez minéral dans lequel il s’insère, un peu
comme le miracle d’un oasis dans le désert. Puis là, soudain près de l’église, un parfum léger, intense, suave nous enveloppe : du jasmin en pleine floraison ici fin mars, dont les fleurs blanches constellent de beaux arbres au tronc sombre. Beau village que le tourisme n’a pas dénaturé. On sent bien que ce qu’il conserve d’authenticité doit maintenant plus aux nouveaux habitants, ces étrangers respectueux de l’histoire et amoureux du pays, jusqu’à un gîte de la communauté gay repérable à son fanion arc-en-ciel. La pittoresque authenticité du village, sa quiétude ombragée que même les chats apprécient, les beaux paysages du barranco environnant expliquent que certains viennent se perdre ici avec délice non loin de la côte du sud, mais à une distance qui se mérite et qui évite l’envahissement massif. Argument peut-être hardi tant qu’on n’a pas connu la région en été?
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udr o u c ha a r e ld Ca
on?
Poursuivant notre chemin vers les sommets du centre de l’île, la caldera de Tirajana présente bientôt son cratère de quelque 5 à 7 km de diamètre dont les bords les plus élevés sont au nord. Au début du barranco de Tirajana se blottit la ville principale, San Bartolome de Tirajana. Capitale locale et centre administratif de la commune du même nom, sa surface est la plus importante de l’île, incluant notamment 17 km de la très touristique côte du sud. La région environnant la cité est appelé « Tunte » du nom originel guanche qui était celui du peuple aborigène occupant ce site. C’est aussi encore le nom, pour raccourcir, que l’on donne à San Bartolome de Tirajana. Tunte se situe donc tout près du lit du barranco de Tirajana, au pied des Morros del Pinar (la gueule de la pinède en gros) ; en effet la crête du cratère est bordée d’une véritable brosse de pins dressés. A 890 mètres d'altitude, sa position privilégiée en plein centre de la Caldera de Tirajana lui a valu d'être le noeud des communications entre le nord et le sud de Gran Canaria. Sur son territoire, la commune est réputée pour ses plantations d’amandiers, de pruniers, de pêchers et de cerisiers utilisés dans la production d’alcool et de liqueurs, notamment pour les spécialités de San Bartolomé, « la guindilla » (un cherry) et « le mejunje », une concoction sucrée de miel, de rhum et de citron. La commune est non seulement la plus grande de l’île mais aussi la plus riche par tête d’habitant. La région possède beaucoup d'anciens chemins aborigènes, les « Caminos Reales » (chemins royaux). Ces vieux chemins étaient autrefois les seuls moyens pour se déplacer dans le centre de l’île. Récemment, beaucoup d’entre eux ont été rénovés et rouverts pour les marcheurs et les randonneurs.
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irajana e de T m lo o t r San Ba Un beau petit musée local forcément ethnographique présente avec soin et simplicité la vie locale, ses traditions, ses outils dans le courant des 19ème et 20ème siècles. Chacun donne ce qu’il veut à l’entrée. Le charme serein du temps passé nous prend étrangement, dans ces pièces qui exposent une multitude d’objets, ustensiles, carrioles anciennes, fours et foyers, mais aussi quelques produits locaux parfumés. Là, dans la pièce d’entrée, quatre joueurs de cartes se livrent à leur passion favorite ; heureux hasard ou mise en scène préparée, on ne peut manquer de penser au tableau de Cézanne, ou bien à la plus truculente partie de cartes de Pagnol. Le patio-jardin à l’arrière, autour duquel est distribué une rus-
tique galerie de bois, est envahi d’un léger et persistant parfum que nous, pauvres européens du nord (re)découvrons avec délice ; le même parfum suave qu’à Fataga, juste assez enivrant pour nous transporter dans un rêve oriental de merveille. On en cherche la source : deux arbres dans cette vaste cour, des jasmins tout étoilés de leurs fleurs blanches au pistil d’or.
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e rtolom San Ba
La maison qui héberge ce musée est un exemple d’architecture typique canarienne rurale du 19ème siècle. Elle appartenait à la famille Yanez qui vint depuis Teror en 1867 cultiver de nouvelles terres ici. Le rez-dechaussée était à la fin une épicerie fourretout, mais aussi un lieu de rencontre pour la population. Ce que rappelle peut-être la partie de cartes. L’église de San Bartolomé de Tirajana, elle aussi connue sous le nom de Tunte, a été consacrée en 1922, alors que sa construction a commencé en 1690 un peu plus de deux siècles plus tôt. Dressée au centre de la vieille ville, elle comporte trois nefs sur voûte de bois de style mudéjar et un grand retable du maître Lino Feo Ramos datant de l’année de sa consécration. La niche centrale du retable est à l’effigie de San Bartolomé et fut acquise entre 1783 et 1787. Les principaux festivals de la région sont célébrés le 24 août, jour de la Saint Bartolomé, et le 25 juillet, jour de Santiago (Saint-Jacques), une fête majeure ici et dans toute l'île. On y célèbre aussi beaucoup plus tôt la floraison des amandiers.
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colosse Noble
Allant plus avant, on aperçoit d’assez loin depuis les lacets de la route, érigé sur un haut promontoire montagneux, un rocher dressé comme une vigie au bord d’un précipice. A mesure que l’on s’en approche, ce qui pouvait paraître un éperon rocheux pittoresque mais modeste prend plus d’importance. C’est l’un des symboles majeurs de l’île, le « Roque Nublo ». L’aménagement local protège le site en ne facilitant pas l’approche par la route. Un vaste parking accueille voitures et bus. De là, un chemin bien balisé grimpe vers le rocher sur un dénivelé d’environ 50 à 70 m, beau chemin de petite randonnée zigzaguant au plus près d’une crête bien venteuse qui protège ou expose selon la topographie du sentier. Celui-ci passe à mi-chemin au pied d’un autre énorme rocher dressé dont la silhouette évoque nettement une sorte de pénitent accablé qui semble porter ou protéger un fardeau, un enfant… On l’appelle le « Roque del Fraile » (Rocher du Moine).
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colosse Noble
En s’élevant, ahanant sur ce chemin, le paysage s’ouvre, se fait plus vaste, souvent magnifique vers la côte ouest et les barrancos somptueux du côté du sud-ouest. Après avoir franchi quelques passages en petit raidillon fortement encombrés de pierres cahoteuses et de noirs rochers volcaniques déchiquetés comme au premier temps, on parvient enfin à un immense plateau rocheux un peu pentu qu’ont poli les innombrables pas des touristes et des randonneurs. Il se trouve totalement exposé aux mêmes puissants vents d’ouest qui essuient les falaises de la côte. Pour un peu, on se sentirait oiseau ou Mercure aux pieds légers. De là, le panorama est grandiose ; la démesure du « Roque Nublo » (qui signifie quelque chose comme le Sombre Rocher) est donnée par la dimension des fourmis visiteuses à son pied. Certaines, dénuées de vertige en font le tour par le versant du précipice. C’est un monolithe volcanique de basalte haut de 80 mètres (d’autres, prenant probablement la mesure autrement sans fixer la référence, disent 67 m). Il culmine à 1 813 mètres d'altitude, situé sur le territoire de la municipalité de Tejeda, dans la caldera du même nom. Il provient d’une érosion intensive, pratiquement au milieu du cratère d’un volcan qui a été actif entre 4,6 et 3 millions d’années (période récente à l’échelle des temps géologiques), haut de 2000 à 3000 m pendant sa période éruptive, puis qui s’est effondré, particulièrement dans sa partie sud. Un rocher plus modeste en forme de colossale canine l’accompagne et complète le paysage. Il est parmi les plus importants rochers monolithiques du monde par sa taille. Pas étonnant que dans l'Antiquité, le Roque Nublo ait été vénéré et utilisé comme un lieu de culte par les Guanches. On dit qu’ils l’utilisaient comme repère astronomique pour connaître les saisons, établir le calendrier des cultures.
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t somme u a s é Balay
Environné d’une végétation de garrigue et de genêts, mais aussi de jeunes pins canariens plantés récemment (vers 1950), sa végétation, sa géomorphologie et son ethnographie justifient qu’il appartienne à une Zone Naturelle Protégée, celle du Parc Rural Nublo.
Mais surtout, par-dessus l’horizon, comme un mythe immobile surgi de l’océan, la silhouette hiératique du Teide là-bas sur l’île de Tenerife. En se hissant vers le sommet de l’île très proche, on découvre la majesté du paysage où l’on distingue avec exactitude la grand plateau rocheux au bout duquel se dresse le Roque Nublo et son frère nabot, qui veillent sur la caldera de Tejada. Immuable paysage sur lequel le vent brosse violemment les branches des pins, jamais ne lassant le regard.
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Neiges .. des . ic p , le le port Après
La route vers le sommet se fait plus spacieuse et sinue entre des épaulements doux comme des dunes, au milieu d’une vaste forêt bien entretenue de hauts pins canariens. On y croise des cyclistes qui fournissent leur dernier effort ou bien qui en reviennent, dévalant la pente en roue libre, se protégeant du froid qui se fait bise par un coupe-vent léger.
Et l’on atteint enfin le mirador du Pic des Neiges, 1949 m (« Pico de los Pozos de las Nieves », qui signifie plutôt le pic du puits des neiges). Son altitude ne le place cependant qu’au 32ème rang des sommets de l’archipel canarien. La référence aux neiges provient des réserves qui en étaient faites par l’homme dans les pentes au-dessous du sommet. Le premier silo à neige date de 1694, construit à la demande du chapitre de la cathédrale de Las Palmas, la capitale. On dit aussi que c’est là qu’on rencontre depuis toujours le plus fréquemment des chutes de neige. Les gens du pays utilisaient des pelles de bois et des paniers d’osier pour ramasser et accumuler la neige, ensuite placée dans des cuves ou dans des caisses de bois ou de liège isolées par des couches de paille. Ainsi, il était possible de récupérer en juin des blocs de glace, appelés « sabanada » que l’on acheminait dans des paniers de paille couverts jusqu’à la cathédrale de Las Palmas. Le trajet se faisait à dos de cheval et prenait 5 ou 6 heures. La neige était utilisée pour soulager les maladies, pendant les épidémies pour abaisser la température des personnes atteintes de fièvre jaune ou de choléra, mais aussi comme anti-inflammatoire et analgésique. Elle servait à rafraîchir les boissons qui étaient offertes aux autorités et aux personnes de la haute classe ; le reste était utilisé à des fins d’irrigation. Ainsi et un peu de la même façon appelle-t-on « Glacière » ce quartier du 13ème arrondissement de Paris où, dans les méandres de la Bièvre quand ils glaçaient l’hiver, on extrayait dès le 17ème siècle la glace que l’on entreposait dans de tels silos en terre isolés par de la paille, jusqu’à l’été où elle était récupérée pour le rafraîchissement des aristocrates.
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da à Teje s r u e c et dou Calme
Le mirador du Pic des Neiges se gravit en quelques pas depuis un parking étroit. On en redescend très vite : 8°C annonce le tableau de bord de la voiture. Avec la bise tranchante qui souffle là, on doit descendre à 0°C de température ressentie. Pas assez vêtus, notre mini-ascension au mirador se fait à la course, juste le temps de prendre quelques rapides photos des superbes panoramas depuis la table d’orientation et le mirador lui-même. Seule une station relais militaire avec radome juste au-dessus empêche d’avoir une vision à 360°. Trop froid pour en faire le tour si tant est qu’on le puisse. Deux ou trois cyclistes se protègent du vent entre deux véhicules stationnés. Saisissants paysages, dont le vent glace les corps. Quittons vite pour rejoindre plus bas une vallée douillette comme une couette. Car de là s’annonce notre prochaine étape, Tejada, avec en surplomb son autre fameux rocher en lame de poignard tronquée, le « Roque Bentayga ». Ce très coquet blanc village fait penser à ceux de l’Andalousie et en particulier celui de Frigiliana, par sa topographie sur un petit plateau montagneux adossé à des hauteurs. Sinon qu’ici, le village se situe dans un ancien cratère devenu maintenant barranco. Son jumeau andalou se situait à flanc de sierra dans un environnement moins tourmenté et moins abrupt. Comme le Roque Nublo, le Roque Bentayga fut un site sacré pour les Guanches qui y faisaient des offrandes aux dieux. Pas eu le temps de visiter les vestiges archéologiques, les sépultures, les habitations troglodytes et autres grottes, les greniers, les peintures rupestres de ce centre préhispanique. On dit aussi, sans que nous ayons eu à l’éprouver, que le temps dans cette région est très changeant et que le brouillard peut s’abattre rapidement ici ou là sans crier gare, effet combinant alizés et bords de cratère. Tout le village, jusqu’à la moindre de ses maisons, est pimpant, coquet sans affectation, parfaitement repeint, avec une simplicité et un aspect si naturels qu’on ne peut douter, à la différence de certains autres sites, de son authenticité. Il y règne un calme presque parfait qui invite à la pause, en particulier dans les quelques cafés et petits restaurants qui jalonnent une large allée en balcon, là où se trouve la meilleure pâtisserie.
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Tejeda
L’église temple date de 1921 ; c’est « Nuestra Dama del Soccoro ». L’intérieur en trois nefs sur
arcs en cintre donne une impression de sobre simplicité, surtout si on la compare à d’autres édifices baroques. Dans une vue d’ensemble,
l’église semble se placer exactement sous la protection du Roque Bentayga. Très intéressant et agréable village, géographiquement au centre de l’île. Il séduit par ses balcons de bois parfois curieusement clos et sur pilotis, d’autres fois formant une agréable et profonde véranda ouverte. Sur ses blanches façades affleurent et contrastent les pierres sombres dans des agencements variables. Ou bien elles laissent à cru les pierres volcaniques grises assemblées. Les toits de tuile sont le plus souvent à quatre pans, dont les bas bords s’enlèvent légèrement en un élégant mouvement avec une sobriété que n’ont pas leurs toits cousins orientaux (pagodes asiatiques), sensuels comme des hanches féminines. .
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co barran n e a Tejed
La topographie accentue aussi ce charme quand la déclivité envoie le regard dévaler une enfilade, jouant ce jour-là des durs contrastes
de l’ombre et du ciel pur. Grâce notamment à l’importante culture des amandiers, on y déguste des spécialités canariennes, comme des massepains, mais surtout le « bienmesabe », une sorte de marmelade ayant l’amande pour base, pâtisserie très réputée de la région. Plus précisément, cette gourmandise que quelques artisans se font un devoir de produire à l’ancienne, et dont le nom signifie à peu près « j’aime leur goût », outre l’amande, est composée de sucre, de blanc d’œuf et de cannelle parfaitement dosés. Délice régional qui fond littéralement dans la bouche, mais qui se déguste habituellement en accompagnement d’autres desserts comme les glaces. Car pris seul, il se réduit plutôt dans le palais en une bouchée pulvérulente, expectorante et boucheuse de bronches, un peu comme le sucre glace quand on l’inspire par inadvertance, et qui devient sous l’effet de la salive vite pâteux. Néanmoins un véritable délice. Pas eu le temps non plus de goûter à d’autres plats traditionnels à base de viande de chèvre ou de bœuf, ni aux bouillons de pommes de terre ou aux potages de cresson et de sisymbre (qui en est une variété).
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ne BD mme u o c s a lm Las Pa Voyons maintenant à quoi ressemble cette capitale de l’île, Las Palmas de Gran Canaria. Sauf quand le contexte est clair, il faut la nommer explicitement ainsi pour éviter de la confondre avec le nom de l’île la plus à l’ouest appelée La Palma. Administrativement, son statut est triple. Elle est à la fois : • siège du gouvernement de Gran Canaria (appelé dans chaque île le « cabildo insular »), • capitale de la province constituée des 3 îles orientales de l’archipel (Gran Canaria, Fuerteventura et Lanzarote ; Santa-Cruz de Tenerife étant capitale de la province des îles occidentales), • enfin alternativement co-capitale, avec Santa-Cruz de Tenerife, de l’ensemble de l’archipel des Canaries qui est lui-même l’une des communautés autonomes d’Espagne. Le transfert des pouvoirs entre les deux capitales se fait tous les 4 ans. Las Palmas est aussi la ville la plus peuplée de tout l’archipel avec près de 400 000 habitants. Elle se situe au nord-est de l’île. Connue aussi pour son célèbre carnaval qui se prolonge pendant des semaines au mois de février, elle est le centre administratif et économique de l'île. Elle est fondée le 24 juin 1478 par le capitaine aragonais Juan Rejon au service de la flotte de Castille quand il commence la conquête de cette île avec 3 bateaux et 600 hommes. Parmi eux, tous des andalous figure Fernandez de Lugo, celui qui lance notamment la culture de la canne à sucre à Agaete et futur conquérant des îles de La Palma et de Tenerife. D’abord baptisée « El Real de Las Palmas » du fait de l’importante palmeraie qui existait à sa fondation, elle devient ensuit Las Palmas. Elle s’appelait auparavant Allagaena dans sa toponymie aborigène. Après cinq ans de luttes contre les Guanches où beaucoup de vies sont perdues de part et d’autre, elle est intégrée à la couronne espagnole en 1483, 9 ans avant la découverte des Amériques par Christophe Colomb. Dés 1492-1493, le Château de la Luz, sa première fortification, est construit. Durant cette période faste, la ville renforce encore sa protection par des fortifications établies entre 1577 et 1583 au nord et au sud du périmètre de la ville. Après 1492 et la découvertes des « Indes occidentales », pendant ses premiers siècles d'existence, escale obligée des explorateurs avec La Gomera, elle bénéficie alors d’une croissance régulière et devient un pôle économique important, commode relais bien situé entre Europe et Amériques, fondé essentiellement sur le commerce de la canne à sucre et les exportations. Elle devient donc l’objet de convoitises notamment de la part des pirates qui l’attaquent jusqu’au 18ème siècle. Ainsi en octobre 1595, la ville parvient à résister à une attaque des corsaires de l’anglais Francis Drake (à gauche), 1er capitaine à achever le tour du monde de 1577 à 1580, acteur majeur de la défaite de «l’invincible Armada » en 1588, et son cousin John Hawkins. Puis elle subit avec beaucoup plus de pertes et de sévices celle des hollandais de Van der Does en 1599 (à droite).
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pe ne éta u , s a m l Las Pa
Las Palmas, plaque tournante vers le Nouveau Monde après Colomb et les autres Vers la fin du 16ème siècle, un remarquable dessinateur, graveur et éditeur protestant (né à Liège en 1528, il transite par Strasbourg, Londres et meurt à Francfort en 1598), Théodore de Bry, crée un grand nombre de gravures basées sur les observations, les descriptions et les esquisses des explorateurs du Nouveau Monde. En 1587, un savant anglais, le voyageur Richard Hackluyt, lui conseille d’entreprendre un livre pour lequel il lui procure des dessins ayant pour sujet l’Amérique et ses habitants. Lui-même n’a jamais franchi le pas et visité les Amériques. A-t-il cependant même navigué jusqu’aux Canaries? On peut voir cicontre la capitale Las Palmas, qui porte l’ancien nom d’Allagoena et le Château de la Luz auparavant appelée Graciosa, à droite. La période des Guerres de Religion agite l’Europe et la France en particulier dans cette 2ème moitié du siècle. Les propagandes entre catholiques et protestants s’affrontent aussi au travers de telles œuvres. Il publie les siennes de 1590 à 1634 avec l’un de ses fils. À travers elles, il dresse un panorama de la conquête des indes occidentales fustigeant avec un juste et terrible réalisme les pratiques des conquérants espagnols vis-à-vis des indiens. Il va même jusqu’à retourner l’argument du cannibalisme rituel qui concernait certaines populations indiennes contre les espagnols qu’il accuse de pratiquer.
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ée convoit s a m l Las Pa
Auparavant, il a représenté la ville en 1594 (ci-contre, mais s’agit-il bien de Théodore de Bry, tant la facture semble différente des autres représentations?), que l’on voit étendue, manifestement prospère, protégée de fortifications en bon état. En 1599 les Hollandais, sous les ordres de Van der Does, attaquent (1) la ville et l’investissent à la 4ème tentative. Mais, contraints de la quitter sous le feu de sa forte défense et après une défaite sur le Mont Lentiscal à l’arrière de Las Palmas, ils la saccagent et l’incendient (4). Las Palmas brûle du 28 juin au 8 juillet. Th. De Bry représente la prise de Las Palmas en 1599 et son saccage par Van der Does comme une sorte de bande dessinée, depuis les vues de la ville avant l’attaque, l’effervescence du port dans les mois de juin et juillet 1599, l’assaut où la flotte hollandaise encercle le port et canonne la ville (2), la prise de la ville. Jusqu’à la retraite des hollandais qui ont d’abord incendié les bâtiments en se retirant,
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emportant à la hâte dans leurs canots (3) avec eux le produit de leurs pillages. Une rétrospective a été organisée lors du 4ème centenaire de l’événement (en 1999) dans la « maison de Colomb » de Las Palmas, ce qui dénote l’importance de cet événement dans la mémoire de la ville.
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lmas Las Pa
hi t s’enric
Las Palmas décline alors et va subir presque un siècle de modifications et d’évolutions au 17ème, où elle devient la cité des couvents, avec un rôle accru des ordres religieux jusqu’au milieu du 19ème siècle, quand ces derniers sont conduits à vendre leurs terrains. La ville historique s’étend sur les pentes raides (« riscos ») des barrancos jusqu’à la fin du 18ème siècle. Ci-contre, ce tableau illustre le 1er débarquement de 25 (ou 50 selon les sources) familles canariennes, le 19 novembre 1726, qui viennent fonder Montevideo, aujourd’hui capitale de l’Uruguay, ce petit état coincé sur la côte atlantique entre Brésil au nord et Argentine au sud et à l’ouest. Enfin la croissance de la ville ne peut se dissocier de l’expansion de son port, avec l’abandon de celui de San Telmo et l’aménagement du « Puerto de la Luz » depuis la fin du 19ème siècle en port d’escale et de rénovation pour de nombreuses routes maritimes. Au 19ème siècle, l’Espagne instaure un régime économique particulier destiné à favoriser plus encore les relations économiques de l’archipel ; c’est celui des ports francs. Le nombre de navires faisant escale ici augmente nettement et favorise une nouvelle avancée économique de Las Palmas. C’est en même temps que naît le tourisme avec la construction du 1er hôtel en 1890. L’activité touristique se développe ensuite, avec en 1957 les premiers vols charters. Ainsi entre 1928 et les années 2000, la population est multipliée par 4, passant de 79 200 à 383 000 en 2012. Le tourisme est aujourd’hui le 1er moteur économique, même s’il reste d’abord localisé, pour ce qui concerne les hébergements et le farniente, sur les côtes du sud de l’île plus ensoleillées.
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ce? le estl i v e ll ue Ma i s q
Un aller-retour en bus depuis le phare de Maspalomas ne permet en une journée, même si les distances sont courtes et l’autoroute de la côte assez pratique, que de se perdre un peu dans la vieille ville, d’effleurer la ville moderne avec sa part de côte industrielle, ses quelques navires de fret ou de carburant qui mouillent patiemment dans la baie en face, tout proche des activités portuaires. Avec ses 30 lignes de navigation en relation avec près de 300 villes, le port, appelé « Port de la Luz et de Las Palmas », est le plus important de l’archipel.
Est-ce le temps maussade, la première impression est mitigée, surtout quand on émerge dans la ville depuis cette moderne gare routière de San Telmo construite en sous-sol tout contre le boulevard autoroute de bord de mer. La place où l’on sort possède cependant dans sa partie sud une petite chapelle bien rénovée dans le style canarien le plus pur avec ses blanches façades que contrastent les pierres volcaniques noires ou granit des arêtes. La grande place qui borde le parking est relevée par la couronne parfaite des palmiers qui rehaussent deux bâtiments originaux. L’un est un café construit en octogone en coin de parc, surmonté d’un dôme de tuiles colorées ; l’autre est un
assez agréable kiosque de style Art Nouveau qui rappelle les fontaines à ablutions avoisinant certaines mosquées du sud de la Turquie.
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gs aubour ossu, f c e r t n Ce
s fourbu
Au prime abord, les bâtiments modernes et cossus sont sans attrait majeur, sinon qu’ils semblent illustrer une véritable prospérité de la ville. Puis c’est la Calle Triana, principale rue rendue aux piétons ; son entrée est marquée d’une imposante sculpture métallique d’un médiocre lyrisme (on connaît parfois pire ailleurs). Là apparaissent les premiers édifices plus anciens, immeubles de caractère, mais qui ne soulèvent pas encore l’enthousiasme. Sommes-nous déjà dans le quartier historique de la Vegueta? Cette rue était une artère majeure dès la création de la ville, et une rue commerçante déjà au 16ème siècle, devenue à la fin du 19ème la zone résidentielle et marchande la plus importante de la ville. Les façades commencent à se colorer d’un pittoresque semitropical comme pour ce bâtiment couleur saumon appuyé, du plus pur style Art Nouveau. Ou pour cette autre de couleur turquoise sage avec sa salve de hautes fenêtres et son fronton de basalte. Quand on glisse un œil sur les rues latérales qui s’élèvent vers l’ouest, on devine des petites maisons cubiques aux couleurs pastel masquées par les panneaux publicitaires, qui adoucissent les dures façades des immeubles bourgeois du premier plan. Depuis la rue s’élevant au-dessus de la cathédrale, ce quartier popu-
laire ou s’accumulent en une variété de couleurs étonnante ces petits bâtiments à terrasse, comme une favella bien ordonnée sortie de la misère, forme un bien plaisant tableau.
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ille d’une v é t u a La be
Magie des quartiers inconscients de leur beauté spontanée, savoureuse harmonie de la fraîche palette des couleurs, qui relèguent au second rang d’autres quartiers à la prétention architecturale plus
explicite, comme sur le bord de mer. Notre marche nous conduit en suivant la Calle Triana vers une grande avenue perpendiculaire, elle-même un peu oblique par rapport à la mer, avec un bâtiment arborant cette couleur saumon - ocre pâle assez fréquente sur les façades ici : c’est le « Mercado de Vegueta ». Au sud de cette avenue, ce sont les rues du quartier ancien, qui se font souvent ruelles tortueuses, dévoilant des surprises qui rachètent l’impression initiale. Le bonheur est là ; on commence à vibrer de découvertes à venir.
travaux qui encomgrer. Malgré parfois le nulle part » comme Les maisons du style colonial sont nombreuses, incluant parfois des éléments gothiques qui marquent leur ancienneté. Puis doucement, le soleil revient et les couleurs s’avivent, retrouvent notre attente.
Les riches et parfois lourdes façades où prévaut la sombre pierre volcanique s’allègent ou se tranchent de chaudes couleurs ; même les nombreux brent les panoramas semblent assez bien s’intépessimisme de certains messages : « l’espoir n’est l’affirme cette façade bleu céruléen.
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ises s surpr e g n a r Aux ét Ici, au bout de la place San Agustin en travaux pour réfection de la voirie, une fresque qui semble être du Moyen-Âge s’expose sur un pan de mur derrière lequel on devine un terrain en friche, au croisement de deux rues en travaux, incongru et miraculeux héritage urbain. Et l’on s’interroge : si son origine est avérée, comment cette œuvre a-t-elle pu traverser les siècles? À peine protégée par deux barrières, son encadrement de pierres noires lépreuses doit plus à la pollution qu’à la couleur du basalte volcanique. Dans le même quartier, plus loin, une placette agréablement ombragée dont le sol semble de marbre poli au point qu’on croirait un miroir. Parvenus au bout d’une profonde esplanade, la « Plaza Mayor » ou « Plaza Santa Ana » (?), la cathédrale expose comme un plastron trop proche sa haute façade. A ses pieds, l’accès ouvert de cet espace est décoré de 8 statues de chiens en bronze, 4 de chaque côté qui symbolisent l’origine du nom de l’île et de l’archipel. Le mot Canaries proviendrait du latin « canis » signifiant «chien». On dit que c’est le roi maurétanien Juba II qui lui donna ce nom, reprenant les écrits de Pline l’Ancien qui décrit le pays comme celui « d’un très grand nombre de chiens de toutes tailles ». Situation semblable à celle que les Espagnols ont découverte au 15ème siècle ; les chiens du blason des Canaries rappellent le Prensa Canaria, la race propre aux Canaries. La monumentale cathédrale Santa Ana recourt à ce sombre basalte volcanique. Sa façade néo-classique possède deux tours carrées latérales chacune surmontée d’une campanile octogonal coiffé d’un dôme de pierre au sommet, et un important dais de pierre au centre. Sur une commande d’Isabelle et Ferdinand après la conquête des îles et 22 ans après que la ville ait été fondée, la construction démarre (en 1500) mais de fait ne s’achève que près de 4 siècles plus tard, mêlant par conséquent les architectures successives gothique, baroque, Renaissance, et même néoclassique pour le style le plus récent.
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palmier le a r d é Ca t h
On prend la bonne mesure du dais central quand on aperçoit, lilliputiens, les personnages montés (par un ascenseur intérieur que nous n’avons pas pris le temps d’utiliser) là-haut sur la terrasse dans l’axe de la façade. Certains tiennent cette église comme la plus belle de l’ensemble des Canaries. Impossible de donner un avis, faute d’autre vrai point de comparaison. Le contraste entre la façade sombre et majestueuse et l’intérieur de la cathédrale frappe immédiatement : la lumière est là remarquable, notamment grâce à la blanche couleur des voûtes des nefs qui apportent une transparence au plafond. Le dessin des nervures de la même pierre grenat imite les branches des palmiers, dans une composition enchevêtrée d’une harmonie remarquablement achevée, prolongeant les très hautes colonnes qui figurent le tronc. Œuvre fascinante et rare.
La clarté doit aussi beaucoup au hauts vitraux latéraux autour des voûtes, de composition simple et certainement de facture néoclassique la plus récente.
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Cathéd
tio rale pa
Le cloître des oranges (« patio del naranjas »), tout contre, est équipé d’une belle galerievéranda de bois à garde corps chantourné supportée par d’élégantes colonnades. Un bassin fontaine où l’eau murmure doucement au pied d’un palmier s’épanouit sous la masse sévère de la tour à campanile qui se rehausse du col. Le patrimoine de la cathédrale, la collection des documents, les objets précieux de la première époque, notamment les parchemins de musique liturgique, ont beaucoup souffert des pertes infligées par l’attaque hollandaise à la fin du
livres de cantiques parchemin, cuir de en bois. Simon Rodriguez réputé vient pour cela demeurer dans l’archipel à partir de 1620. Des livres de musique liturgique semblables existent aussi dans d’autres cathédrales espagnoles, notamment en Andalousie.
16ème siècle. Mais malgré certains aléas, en particulier une épidémie de peste au début du 17ème siècle, la récupération de cet héritage culturel a commencé tôt avec les cloches et l’horloge (en 1600) mais aussi des oeuvres d’or et d’argent, et surtout des bien enluminés sur couverture et reliure
Caballo, un sévillan
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on sa mais n e b C o lo m
Puis, encore un peu au gré de nos hésitations, des avancées et des retours dans les ruelles, nous voici bien par hasard devant ce qu’on appelle ici « la maison de Colomb ». Il s’agit d’un périmètre d’immeubles datant de cette grande époque du début du 16ème siècle, dont l’occupation actuelle est dédiée à l’explorateur navigateur et aux relations privilégiées qui s’établirent alors entre l’Europe, les Canaries et les Amériques. L’ensemble du bâtiment constituait la maison du Gouverneur de ce temps. En effet, 14 ans après avoir été fondée, Las Palmas accueille en 1492 Christophe Colomb. Celui-ci entreprend la recherche de nouvelles voies maritimes vers les Indes après avoir obtenu l’accord et le financement de la Couronne de Castille. Il mouille ici, avant son départ droit devant vers le grand large. Le site, dans la connaissance du monde de l’époque est proche de
l’Europe, et se trouve sous l’influence des alizés qui portent vers l’ouest. Mais il fait aussi escale pour réparer le gouvernail de l’un de ses bateaux. Le même superbe style canarien étale sa magnificence avec son entrée principale encadrée d’une belle pierre verte et son riche balcon de bois. Dans l’espace de la place, les abondantes variations décoratives de la façade contrastent avec la simplicité d’une fontaine octogonale. De fait, en bonne harmonie, l’élan lyrique de l’une s’assagit du dépouillement de l’autre. Dans le palais du Gouverneur, alors le seul représentant de la Couronne, Colomb présente donc en 1492 à celui-ci ses lettres de créance et requière l’aide nécessaire pour poursuivre son voyage. Las Palmas est alors riche de plusieurs centaines de maisons et quelques premiers bâtiments civils et religieux. Cette maison du Gouverneur deviendra en 1940 un musée par décision du Cabildo de Gran Canaria. Il est inauguré en 1951 et ouvert en tant que Musée de Christophe Colomb en 1954, avec son beau plafond artosenado.
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s s patio e s t e . ..
aussi
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n canarie n i d r a Vrai j Dans la banlieue animée de Las Palmas, une route sinueuse, ombragée de vieux et hauts eucalyptus qui se prennent pour des peupliers d’un tableau de Sisley, suit un barranco. Elle conduit depuis l’ouest à un très grand jardin botanique créé en 1952 avec la contribution d’un couple de mécènes (Günther et Mary Anne Kunkel), sous l’impulsion du gouverneur de l’île à qui il est dédié. C’est le jardin « Viera y Clavijo », aménagé dans le barranco de Guiniguada à 7 km de Las Palmas. Il se déploie au pied d’une falaise sur un vaste terrain en pente douce et tire parti de cette topographie pour présenter une grande variété d’essences canariennes de toutes sortes, mais aussi en provenance d’autres régions du monde présentant un climat comparable. Ce qui ravira les passionnés de cactus et d’euphorbes, avec des étangs à tortues bien nets, une petite rivière que l’on traverse par des ponts de bois, de modestes chutes d’eau rafraîchissantes au milieu de cadres paysagers de rocailles... Pour nous, sous un soleil à peine cuisant et dans une parfaite quiétude, c’est la saveur de la mise en scène végétale, les surprises des multiples variétés de cactus, arbres ou buissons, les figuiers de barbarie, et les petits chemins que l’on gravit à flanc de falaise... Il s’y niche, immobiles, ce que l’on prend pour des iguanes, en fait une variété endémique, exclusive de cette île, de lézards géants qui peuvent atteindre 80 cm de long ; ouf, ils sont végétariens!
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rien n cana i d r a j Vrai Outre le pin endémique, on y trouve tout particulièrement le fameux palmier ca-
narien, présent sur tout l’archipel, qui en est aussi un symbole, et quelques beaux exemplaires de dragonniers qui en sont un autre symbole. Parmi les 2800 espèces de palmiers, quelques-unes des
plus rares sont présentées ici, comme un palmier d’Hawaï sauvé de l’extinction, et des palmiers dattiers de Crète, Madagascar, Brésil, des USA et des Caraïbes. Au centre du jardin a été reconstituée le type d’édifice où le roi guanche rencontrait ses conseillers et prenait ses décisions. C’est le « tagoror », un espace elliptique délimité par un muret de pierre avec 3 niveaux de gradins à l’intérieur. Le toit n’est là que pour le protéger des intempéries. Tout contre, est présenté à l’horizontale un très ancien tronc fossile de pin canarien, découvert en 1986, vieux de plus de 3000 ans!!
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laurisy Pins et
lve
Les forêts de Gran Canaria La forêt de laurier, dans ces latitudes subtropicales, occupe les zones les plus humides là où les écarts de température sont limités : au nord et au nord-est entre 500 et 1400 m. Ce type de forêt est particulièrement favorisée par les alizés qui forment « une mer de nuages » dans cette région. On compte là pas moins de 18 espèces de lauriers ; leur sous-bois ombragé et humide est propice aux champignons et aux fougères. La forêt de pins se déploie au-dessus de la précédente, là où l’air est plus sec, le soleil plus intense et les variations de température plus importantes au quotidien et d’une saison à l’autre, avec même de la neige et du gel en hiver. Elle se situe au nord à des altitudes entre 700 et 1950 m et au sud jusqu’à 1700 m. Là se concentrent les nuages dont l'eau de condensation se dépose sur les longues aiguilles du pin, puis finit par s'écouler sur le sol ; ce phénomène est d'une grande importance pour l'alimentation en eau des îles les plus sèches à l’ouest de l’archipel. C'est un arbre au tronc généralement droit d'une hauteur de 15 à 30 m. Les aiguilles sont fines et souples et groupées par trois, mesurant de 20 à 30 cm de long. Son écorce très épaisse et riche en sève lui permet aussi de supporter relativement bien les feux de forêt. Ce n’est donc pas pour rien que l’île vénère la Vierge du Pin, que l’on célèbre en particulier à Teror.
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r t Tero Puis vin
la belle
Il fallait faire des choix parmi ces beaux villages de l’île. Nous en avons fait deux. Le premier, largement mentionné dans les guides est celui de Teror, au nord de l’île et au sud-ouest de la capitale. On accède au second, au-dessus de la côte sud-est depuis le nord en empruntant un plateau herbeux à la végétation presque rase, dont la largeur se rétrécit à mesure qu’on avance vers la mer. Avec une impression de décollage immédiat comme en parapente. C’est Santa Brigida. Teror Le village tient son nom de « Aterore », l’ancien nom de la bourgade guanche, sans aucun lien avec le mot « terreur » en français (ou « terror » en espagnol). Sa situation géographique (le centre de Teror est situé dans une vallée entourée de hautes montagnes rocheuses) et son altitude à 590 m donnent des températures extrêmes, qui peuvent atteindre 4°C en hiver jusqu’à 40°C en été. C’est la capitale religieuse de l’île avec son imposante basilique vers laquelle se dirige la superbe avenue historique, la « Calle Real de la Plaza ». En douce pente, elle conduit au vaste parvis planté de deux immenses pins. Bordée de superbes maisons du plus beau style colonial canarien dont certaines datent du 16ème siècle, elle s’élargit en s’alanguissant lentement vers l’église. La basilique de la « Virgen del Pino », la Vierge du Pin est de facture néoclassique mâtinée de baroque. De l’édifice initial qui date du 18ème siècle (1767) ne reste que la tour. Elle a été érigée à l’endroit où la vierge serait apparue à des bergers le 8 septembre 1481, se dessinant entre les branches d’un pin. Depuis le 18ème siècle, la fête de la vierge du 8 septembre draine une grande foule de pèlerins, qui restent nombreux tout au long de l’année comme c’était le cas ce jour-là.
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recoins Et ses
cachés
Le dernier dimanche de juillet est aussi célébrée la fête de l’Eau qui coïncide avec le début des récoltes ; elle remonte au 19ème siècle. Proche de la basilique, un calme square, la « Plaza Teresa de Bolivar », du nom de la femme de Simon de Bolivar, ce fameux héros de l’indépendance des pays d’Amérique du sud. Le grand-père de Teresa, marquis del Toro, est originaire de la cité où sa famille arrive en 1732. Avec sa fontaine et ses sièges de pierre monumentaux baroques, sous le soleil généreux, la quiétude
est parfaite, à peine troublée par de petits groupes de visiteurs pressés, avides de connaissance. Teror est un des noyaux de population les plus anciens de Gran Canaria dès le 16ème siècle avec l’arrivée des familles qui ont suivi la conquête espagnole. Le développement de la ville doit beaucoup à l’agriculture et à l’élevage qui ont entraîné une forte croissance démographique et sociale du 16ème au 18ème siècle. Cette précoce richesse économique s’illustre dans l’architecture ; c’est dans ces périodes que se sont construits la majorité des édifices les plus emblématiques de Teror. A partir de 1835, Teror commence à jouer un rôle politique et social important suite à la mise en place du modèle municipal apparu dans les Cortes de Cadiz en 1812. Au 18ème, d’importants conflits sociaux opposent Teror et les cités voisines ; en cause, la répartition de l’eau et du défrichage des terres, éléments essentiels de la vie économique jusqu’au 19ème siècle.
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te coquet Riche
Aujourd’hui, la ville de Teror connaît une nette croissance économique grâce à la proximité de la capitale de l’île, Las Palmas. Elle se distingue par son dynamisme économique : l’activité agricole et l’élevage alimentent le marché local. Il existe sur cette base une florissante industrie alimentaire reconnue dans toute l’île et sur le reste de l’archipel, dont la pâtisserie, la charcuterie et l’Eau de Teror sont quelques exemples. Enfin avec notamment les gîtes ruraux, le tourisme croissant diversifie l’économie locale. On a dans ce quartier ancien les plus beaux exemples de ce style canarien dans toute la diversité des couleurs de façades qui se marient avec le basalte noir, les balcons de bois à auvent aux fines colonnades ou parfois de pierre. Chaudes couleurs tropicales qui mettent le mors aux dents du délire. Un vrai délice visuel (voir en annexe « architectures canariennes ») Même les quartiers plus modernes qui s’étagent à flancs de colline, malgré une architecture plus dépouillée ne manquent pas de charme. Jusqu’à ces faîtes de mur ou ces auvents de
balcon qui se parent de plantes grasses dont ils se font un bucolique et rustique fronton.
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ie épanou Teror
L’intérieur de la basilique ne manque pas aussi d’intérêt, assez clair, d’un baroque plutôt sage d’où l’influence mudéjar n’est pas
exclue (plafond artesonado sombre qui laisse sa touche profonde). L’harmonie entre la pierre, les murs aux couleurs affirmées encadrant les ouvertures intérieures coloniales et les coupoles à la sobriété contenue est d’un effet très heureux. Seule la charge sans surprise des dorures des chapelles alourdit l’ensemble en l’enrichissant à l’excès. Les gargouilles de pierre ocre à l’extérieur, jaillissement fantasmagorique de gueules hurlantes et ricanantes narguent les passants depuis le haut des murs. Les élégants bancs publics très Art Nouveau ont dû assurer la prospérité d’un fondeur espagnol : on retrouve les mêmes dans une bonne partie des villages blancs andalous. Impossible enfin de ne pas céder à l’attrait de ce très agréable musée local hébergé dans une maison aristocratique du 16ème siècle, dans un recoin de la Calle menant à la basilique, le « Casa Museo de los Patrones de la Virgen », pas moins. Il se déploie autour d’un charmant patio et d’une cour arrière avec galeries.
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expose ...qui
sa vie
Là, une très belle variété d’objets et d’équipements anciens, selles de diverses sortes en bicorne ou orientales, chaise à porteur, carrioles aux hautes roues montées sur de graciles et oscillants ressorts, ameublements de chambre à coucher, de salle à manger, outils inconnus qu’on ne prend pas le temps de reconnaître pendus au mur blanc, jusqu’à un incongru et amusant grand Bi. Là aussi un vrai régal. On devine l’âge vénérable de l’édifice à la douteuse horizontalité de la galerie très aérée dont
le balcon finement ouvragé ceinture le patio. La cour arrière avec sa verte galerie dont le plancher se plaint et qui dispense l’ombre de ses palmiers épais (l’un d’eux se sent à l’étroit dans son socle maçonné) sur un sol de galets inégaux où les pas butent un peu, dégage une bien agréable
authenticité, que l’on sent préservée avec soin sans rectification moderniste. Nouveau régal.
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cernée a d i g i r B Santa
Santa Brigida Franchissant les reliefs courts et tourmentés depuis le jardin de Las Palmas, on passe par des sites un peu perdus où les chemins s’égarent comme à Tafira Alta, pour dévaler maintenant la montagne vers Santa Brigida. Il faut l’appeler plus précisément « Villa de Santa Brigida ». La montagne en question, celle à laquelle s’adosse la cité, n’est autre que le Mont Lentiscal, celui où les corsaires-pirates hollandais ont été battus par les troupes espagnoles avant de prendre la poudre d’escampette en 1599. Le centre historique du village se situe au bord d’un barranco ; la route qui y mène est à un moment juste à l’opposé du ravin. De là, le regard embrasse la façade blanche de l’église dressée avec fierté face à la vallée. Ce site portait le nom de « Sautate » chez les aborigènes, qui signifiait « petit palmier ». Puis après la conquête, et du fait des sources qui permettaient l’irrigation, il a pris le nom de « Vega », puis de « La Vega de San Antonio », enfin son nom actuel. L’irrigation dans les vallées permet une production agricole surtout destinée à l’approvisionnement de la capitale voisine de 15 km. Mais le Mont Lentiscal produit aussi sur ses pentes ce que l’on dit être l’un des meilleurs vins des Canaries. L’église a été reconstruite au début du 20ème, après un incendie en 1897 dont, comme pour la basilique de Teror, seul le clocher de basalte brun a réchappé. La ville a accueilli au 19ème siècle nombre de touristes, surtout anglais, qui s’y sont installés et ont construit de belles demeures à caractère victorien.
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quet t r e co n e c n o ...en s
Malgré une urbanisation tendue plutôt désagréable qui la cerne, la zone ancienne recèle de superbes maisons canariennes, à l’égal de celle de Teror avec un rien de plus cossu, de plus marqué dans le pittoresque. Les façades mouchetées de pierres volcaniques jouent sur la couleur du crépi de manière originale. Un petit calvaire où se composent en mosaïque des faïences colorées fait encore l’objet de pressantes dévotions. D’un fond de ruelle ensoleillé, un jardinet chatoie de riches tonalités vert et brique. Au pied du clocher, l’esplanade latérale de l’église donne sur la vallée, dans la lumière du soleil déclinant où les insectes jouent aux lucioles diurnes, au-devant des troncs noirs de très vieux pins et de lauriers
géants torturés. Un groupe de bronze exalte l’enfance heureuse, tonique et gymnique, auprès de mères venues sur le haut du rempart profiter des derniers rayons. Sérénité juste assez distante du trafic ardent dans une avenue à quelques pas ; les cols blancs quittent le travail et rentrent à la maison.
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On quitte un peu à regret la ville, avec le sentiment de ne l’avoir qu’effleurée. Notre parcours se poursuit en descendant un plateau bordé de petits ravins dont l’herbe haute et la végétation bien verte ici laisse de temps à autres apparaître des murs blancs à demi enfouis sous cette végétation : ce sont des habitations troglodytes. Puis au bout du plateau, l’horizon devient panoramique, toute la mer ouverte et son horizon, flou ce jour-là tentent d’éviter de se fondre avec le ciel. La route s’enfonce derrière des falaises de barrancos ou peut-être une nouvelle caldera. L’occasion d’accéder à ce barranco sanctuaire, représentatif bien conservé de l’habitat guanche aux origines. C’est le barranco de Guayadeque. La route, ici un vrai billard, s’enfonce, amplement sinueuse en remontant le vaste barranco, l’un des plus grands de l’île. Seul le pied des hautes parois en « V » déborde d’une végétation luxuriante courte mêlée de pins, laissant de manière tranchée la roche nue au-dessus. Le paysage devient superbe. On voit là, dans la moitié inférieure des parois rocheuses à la limite de la végétation, surgir de petites parties chaulées, parois maçonnées, blanches ou peintes en ocre qui font tache sur le fond de verdure. Ces façades rudimentaires sont percées ici de portes fermées, là d’ouvertures horizontales étroites comme des meurtrières. Ce sont des habitations troglodytes plus ou moins utilisées actuellement, représentatives de celles qu’utilisaient exclusivement les guanches dans cette région par le passé. Il en existait des centaines, caves et cavernes, qui hébergeaient un grand nombre d’aborigènes, dans cette zone où la fertilité des terres n’avait de sens que par la présence des sources. En effet, le site, protégé des alizés, d’altitude peu élevée, bénéficiait d’une douceur constante, et d’un ruisseau coulant en fond de vallée sur une terre féconde.
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iens es anc t y d o l Trog
Des cactus, des agaves, des coquelicots, des palmiers, des pins des Canaries et des amandiers, ainsi que plus de 80 variétés endémiques, poussent en abondance sur ces pentes.
Les villes voisines d’Ingenio et d’Agüimes, que sépare le barranco, tirent leur eau de la rivière qui parcourt cette ravine. Ici, en redescendant le barranco, voici Agüimes en escarpement sur le « risco » droit du ravin. Cette vallée, pendant la préhistoire était la plus peuplée
de l'île. C’est le site de l’un des cimetières préhistoriques les plus importants, où les défunts étaient enterrés dans des grottes inaccessibles. Les guanches utilisèrent ensuite ces grottes comme lieu de méditation, pour stocker de la nourriture et comme sites pour les rituels de fertilité. Au 19ème siècle, afin d’enrayer les pillages des objets de cette époque, cette région a obtenu le label de réserve naturelle. Au coeur du barranco en se rapprochant de la mer se trouve Cueva Bermeja, un village troglodyte d'origine préhispanique. De nombreux témoignages de la civilisation préhispanique ont été retrouvés là, comme des momies, des peintures rupestres
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origines Aborigènes : les
NB- Dans ce qui suit, les habitants de l’archipel avant la conquête par les européens sont appelés Le terme espagnol « Guanchos » serait, selon Núñez « natifs » ou « canariens », puis « guanches » quand de la Peña, une déformation par les espagnols de « Guanchinet », terme indigène signifiant homme la conquête s’achève.
(Guan) de Ténérife (Chinet). Au sens strict les Guanches seraient donc uniquement les aborigènes de l'île de Tenerife. Le terme a ensuite été étendu à l'ensemble des populations indigènes de l'archipel.
1– Les origines Si l’on tente d’établir une échelle chronologique dans la recherche des origines des habitants de l’archipel, trois phases peuvent se distinguer :
• Il est certain que des peuplades de souche Cro-Magnon ont habité l’archipel depuis plus de trois millénaires. Les indices sur les capacités de navigation de la culture mégalithique des 5ème au 3ème millénaire semblent nombreux. • La phase paléoberbère (très ancien berbère) est aussi incontestable. Des études génétiques ont été menées en 2004 -sur 130 dents datées d’il y a 1000 ans- basées sur l’ADN mitochondrial qui trace l’évolution des lignées maternelles, puis en 2009 sur le chromosome Y transmis de père en fils et permettant donc de suivre la lignée mâle d'une famille ou d'une ethnie -sur des restes de momies-. Elles confirment la théorie d’une origine berbère assez massive, avec cependant une forte hétérogénéité génétique même au sein de certaines îles. Une asymétrie entre le lignage maternel berbère encore bien présent et le lignage paternel presque disparu traduit le fait que les unions entre femmes natives et espagnols ont été nombreuses, alors que les hommes étaient envoyés sur le continent ou étaient tués par les conquérants. Les Berbères ont peuplé une grande partie de l'Afrique du Nord depuis l'époque de l'ancienne Égypte. Ils ont pu, à partir des côtes sud du Maroc actuel, traverser cette partie de l'Atlantique -à peine plus de 100 km-, avant les premiers siècles de notre ère, où le peuplement de l'île est reconnu. Mais on ne sait ni les conditions de ce passage, ni si elle se fait en une ou plusieurs fois. La grande diversité ethnique qui ressort de l’étude génétique de 2004 plaide pour plusieurs vagues migratoires et non pas des fondations massives et rares. L'absence de toute trace de l’islam parmi les populations rencontrées par les espagnols à leur arrivée alors que la Reconquista n’était pas encore achevée –elle le sera en 1492- en Espagne place bien sûr ces migrations berbères au moins avant le 7ème siècle. Et très probablement à partir de 1000 ans avant JC. Les témoignages de leur langue, la ressemblance de certaines expressions, de certains noms de lieux et de noms propres, l’analogie de certaines coutumes, de certaines nourritures (lait, lard, jusqu’au « gofio ») et même la manière de travailler les céramiques renforcent la vraisemblance de ces origines berbères. • Dans un passé à peine plus récent, les origines phéniciennes et carthaginoises, ces marins commerçants hardis qui sont allés bien au-delà des Colonnes d’Hercule dès le 5ème siècle avant JC, sont aussi très probables.
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origines Aborigènes : les
Le premier voyage connu vers l'archipel est le « Périple de Hannon », entre 630 et 425 avant JC. Hannon est un riche carthaginois parti chercher de nouvelles routes commerciales ; par hasard, il trouve par là une île, vide d'habitants, mais dotée de ruines importantes. Un demi-millénaire plus tard, le second voyage a lieu sous Juba II de Maurétanie (ouest de l’Algérie et Maroc actuel), 25 avant JC. Ce roi lettré dont la mission est conduite par l’érudit Euphorbe, veut y recenser la faune et la flore, ce que rapporte Pline l’Ancien au premier siècle. Mais il ne visite que deux des sept îles de l'archipel. C’est Juba II qui donne son nom aux Canaries, en raison du grand nombre de chiens qu’il y trouve. Sauf à la Gomera et à Tenerife, on a retrouvé partout ailleurs des inscriptions rupestres. Elles sont toutes d'origine maurétanienne. Les deux îles qui font exception présentent aussi une plus grande homogénéité ethnique. On pense donc que les Guanches de Tenerife ne connaissaient pas l'écriture. Des traces de présence sémite ont été identifiées sur les autres îles. Une hypothèse plausible est que des numides des environs de Carthage, mêlés aux sémites dominants dans la colonie phénicienne sont venus dans les îles Canaries et qu'ils sont à l'origine des écritures rupestres de Hierro et de Gran Canaria notamment. Certains chercheurs semblent savoir différencier les deux types Cro-Magon d’une part et méditerranéen d’autre part -cromagnoïde et protoméditerranéenne-, même dans la population canarienne moderne. L’isolement maritime entre les îles semblait la règle. La relative homogénéité des types ethniques à Tenerife, la diversité des langues d’une île à l’autre, l’absence totale de trace de bateau à l’arrivée des conquérants européens vont dans ce sens. Mais les indices de navigabilité depuis plusieurs millénaires avant JC, la colonisation par diverses populations issues forcément du continent voisin s’y opposent. Même si les nefs étaient rudimentaires, peu utilisées, elles ont existé ; en supposant même que le passage du continent vers l’archipel fut le seul fait du hasard -à l’occasion d’une tempête, de la poussé des alizés…-, se peut-il que les explorateurs improvisés aient perdu toute connaissance nautique dès l’accostage? Dans l’archipel, chaque île voit au moins une île voisine ; comment comprendre qu’au travers des siècles, la curiosité n’ait pas prévalu sur la crainte de la traversée et la prudence. Quand Hannon le riche carthaginois découvre l’une des îles de l’archipel, il n’y trouve aucun habitant mais des ruines importantes : épidémie, famine radicale, ou migration vers d’autres îles? Les historiens conviennent en tout cas que le peuplement originel des Canaries s’achève vers les 1000 ans avant JC. 2– Les natifs à l’arrivée des espagnols Quand les français en 1402 (re) découvrent les Canaries, les natifs en sont au néolithique, et ont développé la poterie et une certaine forme d’architecture. D’après les chroniques espagnoles, les groupes aborigènes ont le teint hâlé, les yeux bleus ou gris, et les cheveux plutôt blonds. Un demi-siècle plus tard, en 1455, au cours d'une escale involontaire au sud du Portugal, Alvise Ca'da Mosto, jeune vénitien cherchant fortune, se laisse convaincre par Henri le Navigateur depuis le Portugal de tenter l'exploration africaine. Recherchant honneur et richesse, il mène deux expéditions maritimes jusqu'aux côtes à peine connues du Sénégal et de la Gambie. Au passage, il découvre les Canaries et certaines îles du Cap-Vert.
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quotidienne Aborigènes : vie Le vénitien consacre aux Canaries quelques pages brèves mais denses. Marchand sans préjugé, il n’est pas un chroniqueur officiel, mais curieux de tout, il a un œil critique, réaliste et d'une surprenante ouverture d'esprit. Ses récits rédigés avec grande liberté de ton et allégresse de style ont un intérêt ethnologique évident. Sur le peuplement et la langue : « ils parlent des langues si différentes qu’ils ont du mal à se comprendre les uns les autres […] Grande Canarie qui possède 7000 à 8000 âmes et Tenerife, la plus grande des trois qui possède, dit-on, 14000 à 15000 âmes. Palma n’est guère peuplée, mais elle est fort belle à voir. Notons que ces trois îles, pour être aussi peuplées et par conséquent armées de gens pour les défendre, avec leurs montagnes escarpées et leurs sites forts et périlleux, n’ont jamais pu être subjuguées par les chrétiens (p.35 ) ». À propos de l’habitat et du mode de vie : «Rien n’est fortifié sur ces îles hormis quelques villages ; du reste, les habitants ont coutume de vivre dans les montagnes qui sont très hautes et imprenables, sinon par la faim […] ils ne bâtissent ni maisons de pierre ni de paille et vivent dans des grottes et des cavernes dans la montagne. Ils se nourrissent d’orge, de viande et de lait de chèvre, qu’ils ont en abondance, de fruits et particulièrement de figues. Ils font leurs récoltes aux mois de mars et avril à cause de la chaleur de leur pays (pp. 35-36 ) »… « ils vont toujours nus, sauf quelques uns qui s’affublent de peaux de chèvres devant et derrière. Ils enduisent leurs corps de suif de bouc qu’ils mêlent au jus de certaines herbes pour endurcir leur peau et se protéger du froid, au reste peu rigoureux dans ces terres australes […] Quant à la complexion des Canariens, ils courent et sautent excellemment, pour s’y être accoutumés dans ces îles scabreuses et escarpées. Ils s’élancent de roc en roc comme des chevreuils et font des sauts prodigieux. Ce sont également de très bons tireurs qui ne manquent jamais leur cible, outre qu’ils ont le bras d’une vigueur telle qu’avec un ou deux coups de poing ils mettent en pièces un bouclier […] En somme ce sont les hommes les plus agiles et les plus lestes qui se puissent trouver au monde. Hommes et femmes ont coutume de se peindre la peau avec certains sucs d’herbe verts, rouges et jaunes et ils tiennent ces couleurs pour une très belle devise : elles sont pour eux ce que sont nos vêtements (pp.36-37 ) ». Leur habitat est principalement constitué de cavernes et de grottes, et à défaut de huttes. À Gran Canaria dont certains disent que des civilisations plus avancées y ont accosté, outre les habitations troglodytes, les natifs construisent des huttes de pierre plus ou moins rassemblées en hameaux. Les lits sont faits d’herbe séchée où ils s’enroulent dans des peaux de chèvre ou de mouton. Quand ils ne sont pas nus, les natifs portent des vêtements (« tamarcos ») en peau de chèvre ou en fibres textiles, retrouvés dans des tombes de Gran Canaria. Ils apprécient les colliers en bois, en pierre ou de coquillages pour lesquels ils utilisent principalement des perles de céramique de formes variées, lisses ou polies, en général noires et rouges. Ils se peignent le corps (voir ci-dessus). Ils fabriquent des poteries grossières, décorées rarement à l'aide des ongles. Leurs outils, leurs armes ignorent l’usage du fer. Ils ressemblent à ceux des anciens peuples du sud de l'Europe : hache en pierre polie sur Gran Canaria, et plus fréquemment hache en pierre ou en obsidienne taillée à Tenerife. Ils utilisent aussi la lance, la massue, parfois garnie de pointes en pierre, ainsi que le javelot. Il semble qu'ils aient connu le bouclier. Ils sont pasteurs, bergers et agriculteurs. Ils cultivent des céréales (orge, blé, haricots,…) en creusant la terre avec des cornes de chèvre, que les femmes ensemencent. Ils tirent partie de l’eau courante pour faire un peu d’irrigation. L'alimentation de base des natifs est le « gofio », un aliment à base de céréales (orge, blé, haricots, rhizome de fougère,…) écrasées dans une meule à main puis grillées dans une sorte de four d’argile, dont l'origine est berbère. Ils mangent des figues, de la sève de certains arbres, des dattes, mais aussi des coquillages, du poisson. Les chèvres, moutons qu’ils élèvent leur donnent le lait, le fromage et le lard. Ils mangent aussi le porc, même si certains chercheurs prétendent que l’animal est considéré comme sacré. Les chiens font partie de leur environnement domestique.
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s Aborigènes : rite
À propos de leur religion, les natifs semblent avoir été monothéistes : explorateurs espagnols et chercheurs actuels s’accordent à dire qu’ils vénéraient le soleil et l’eau, synonymes de vie ou de survie dans une société basée sur l’agriculture et l’élevage :
« ils n’ont pas de foi, ne reconnaissent pas de Dieu, mais certains adorent le soleil, d’autres la lune, d’autres encore les planètes et ont de singulières fantaisies d’idolâtres »… « Tenerife mérite une attention particulière, étant la plus peuplée
et l’une des îles dont l’altitude est la plus élevée au monde, de sorte que, par temps clair, on l’aperçoit de très loin en mer (p.35 ) ».
Un Être suprême est nommé Acoran à Gran Canaria, Achihuran à Tenerife,... Les femmes de El Hierro adorent une déesse nommée Moneiba. Dieux et déesses vivent au sommet des montagnes d'où ils descendent pour écouter les prières des fidèles. La croyance aux démons est générale. Le démon de Tenerife s'appelle Guayota ; il vit au sommet du volcan Teide, qui est l'enfer nommé Echeyde. En temps de troubles, les natifs conduisent leurs troupeaux dans des prairies consacrées où les agneaux sont séparés de leurs mères dans l'espoir que leurs bêlements plaintifs attireront la pitié du Grand Esprit. Pendant les fêtes religieuses, toutes guerres et même toutes disputes personnelles sont suspendues. A Gran Canaria spécifiquement, des sortes de prêtres appelés « harimaguadas » pratiquent la prière et l’instruction. Leur résidence s’appelle « tamogantes » et leur église « almogaren ». À propos des rites funéraires, les natifs embaument leurs morts selon plusieurs procédés. À Tenerife et Gran Canaria, le cadavre est enveloppé dans des peaux de chèvre ou de mouton ; sur d'autres îles un produit résineux est employé pour conserver le corps, ensuite placé dans une caverne difficile d'accès ou enterré sous un tumulus. Le travail d'embaumement est réservé à une certaine classe, de femmes pour les femmes et d'hommes pour les hommes. L'embaumement n’est pas systématique et des cadavres sont parfois simplement dissimulés dans des grottes ou inhumés. Le caractère globalement rudimentaire de l’embaumement, comparé à celui de l’Egypte antique par exemple, n’a pas permis de conserver de momies plus anciennes que l’an 1000 de notre ère. Les canariens déposent leurs morts dans les cavernes le plus souvent inaccessibles (ci-contre, des espagnols au 18ème siècle découvrent des cavernes abritant de nombreuses momies). Certains disent que cette inaccessibilité mettait les momies hors d’atteinte des mâchoires des nombreux chiens souvent errants qui peuplaient l’île. Les sépultures collectives sont courantes et compartimentées en niches avec des murets (ci-contre à Gran Canaria). Nobles et notables bénéficient de tumuli ou de grottes artificielles selon le cas, tous très fréquents sur l’île de Gran Canaria. Les tumuli sont inexistants sur Tenerife ; les grottes artificielles de Gran Canaria sont généralement regroupées en nécropoles.
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ganisation Aborigènes : or S’il reste peu d’éléments sur leur culte des morts, on connaît quelques pratiques quand un seigneur était nouvellement élu, notamment à Gran Canaria :
« quand l’un de leurs seigneurs prend possession de sa seigneurie, certains de ses sujets sacrifient leur vie pour honorer la
fête. Tous se rendent à une vallée profonde où, après avoir accompli des cérémonies rituelles et prononcé certaines paroles, celui qui veut mourir pour l’amour de son seigneur se précipite dans le vide et son corps est mis en pièces. C’est ainsi qu’on célèbre, disent-ils, la fête du seigneur, lequel seigneur est ensuite tenu d’honorer et de récompenser les parents du défunt (p.37 ) ».
À La Palma, les vieillards sont abandonnés seuls pour mourir, s'ils le souhaitent. Après avoir fait leurs adieux à leurs proches, ils sont emmenés dans une caverne sépulcrale avec un bol de lait. Organisation sociale : l'organisation sociale et politique des canariens diffère d'une île à l'autre. Certaines sont soumises à une autocratie héréditaire, dans d'autres, les autorités sont élues. À Tenerife, chacun des neuf royaumes a un « mencey » à sa tête et toutes les terres appartiennent aux chefs, qui les louent à leurs sujets. Sur Gran Canaria, les chefs s’appellent « guanartemes ». Des sortes de règles ou de lois régissent chaque île différemment. Ainsi du point de vue de la justice, à El Hierro, on arrache un œil à un voleur, le second en cas de récidive. À Gran Canaria, les meurtriers sont mis à mort et les voleurs emprisonnés ; le suicide est considéré comme honorable (voir plus haut). A Tenerife, la peine de mort n’existe pas ; les voleurs et ceux qui manquent de respect envers les femmes sont sévèrement punis ; le meurtrier est dépossédé de ses biens qui sont attribués en compensation aux familles des victimes puis bannis ; à La Palma, le vol n’est pas puni, car il aurait été considéré comme un art. La résistance aux européens doit beaucoup à leur organisation et à leur culture guerrière : « ces îles sont gouvernées par neuf seigneurs, qu’ils appellent ducs. Ce ne sont pas des seigneurs naturels, qui se succèdent de père en fils : est seigneur qui peut le plus. Ces seigneurs se font parfois la guerre et se tuent bestialement, n’ayant d’autres armes que des pierres et des massues en forme de dards, à la pointe desquelles ils fixent, à la place du fer, une corne aiguisée. Quand ils n’ont pas de corne, ils brûlent la pointe, dont le bois devient aussi dur que le fer (p.36 ) ».
Comme en Europe au néolithique, les natifs vouent une importance particulière à l’élément féminin, à la fertilité et la fécondité : « ils ne partagent pas leurs femmes, mais chacun a le droit d’en avoir autant que bon lui semble. Cependant, un homme ne prendra jamais une femme vierge qui n’ait été déflorée par son seigneur, ce qu’ils réputent en grand honneur (p.36 ) ».
Celle-ci jouit d’une place privilégiée au sein de cette communauté fortement hiérarchisée, dont témoignent les rituels de momification et la richesse des matériaux ( peaux essentiellement ) dans les sépultures. Sur quelques îles, on pratique la polyandrie et sur les autres, la monogamie. Partout les femmes sont respectées et tout coup porté à une femme par un homme armé est puni comme crime.
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sistance Aborigènes : ré
3– La conquête, la lutte, la soumission Pendant les presque cent ans de cette conquête (1402 à 1496), qui a précédé la découverte des Indes occidentales par Colomb, et à la modeste échelle des Canaries se développe une colonisation à outrance, avec ses exactions, ses injustices et ses cruautés envers les natifs. Parfois tempérées au nom de la religion et de la christianisation par les rois européens et les papes, l’attitude des conquistadors, sous couvert de plus nobles motivations, est de fait guidée par l’appât du gain, la recherche utopique mais forcenée de la richesse, dont l’immédiate et sombre conséquence est la mise en place de l’esclavage des natifs. Traîtrise et duplicité, inhumaines férocités, vaillance et dignité se côtoient, aussi bien du côté des natifs que dans une moindre mesure de celui des envahisseurs. Mais ces derniers, qui partent à l’assaut du monde au nom du roi et de dieu, se comportent rapidement dès qu’ils s’éloignent de l’un en oubliant l’autre, comme des gens sans foi ni loi. Ce microcosme est représentatif de ce qui sera ensuite déployé à une échelle au moins intercontinentale après 1492 avec les Amériques. Jusqu’en 1402, l’archipel n’a connu que quelques raids et missions d’exploration (catalans, portugais, génois…) à l’occasion desquels certains habitants sont capturés et amenés. Souvent, ils deviendront médiateurs et interprètes, finissant toujours par trahir un camp pour être loyal à l’autre. L’un d’eux, Fernan Guerra, traversera une bonne partie de la période de conquête.
Lanzarote 1402 En 1402, le baron normand Jean de Béthencourt, son lieutenant castillan Gadifer de la Salle, deux prêtres et quelque 50 soldats débarquent à Lanzarote. Ils sont accompagnés de deux interprètes natifs, Isabel et Fernando achetés à des pirates et capturés des années plus tôt. A leur arrivée, la population s’enfuit dans la montagne. L’île a pour roi Guadarfia. Lors du 2ème débarquement, environ 300 natifs se rapprochent, admiratifs et craintifs. Les européens parlent d’amitié. Guadarfia accepte qu’ils restent là et qu’ils construisent un château, mettant même ses sujets à leur disposition. Les français vont ensuite reconnaître l’île. Béthencourt repart chercher des renforts en Espagne pour poursuivre la conquête, après une mutinerie contenue, provoquée par le manque de vivres et la mauvaise volonté de ses hommes. Pendant son absence, un de ses lieutenants Bertin de Berneval capture quelques indigènes et repart sur le seul navire encore disponible vers l’Espagne pour les vendre comme esclaves. Gadifer, sans bateau, manque là de mourir de soif. Sur ce, les natifs se révoltent et tuent quelques européens dont l’autre partie se réfugie dans le fort.
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Lente conquête
Gadifer, avec l’aide d’Atchen, un natif traître à son roi capture Guadarfia. Atchen prend à sa place la couronne de l’île. Alors Atchen, traître jusqu’au bout, se retourne contre les européens. Mais Guadarfia s’échappe, capture Atchen, et le fait lapider puis brûler vif. Gadifer affronte alors Guadarfia dans un combat sauvage où il veut tuer tous les natifs mâles, hors les enfants. Les prêtres l’en dissuadent, se hâtant de baptiser les natifs alors réduits en esclavage. L’île conquise est annexée à la Castille. Quand Béthencourt revient un an et demi après avec plus de 300 soldats, Guadarfia se rend volontairement avec quelques hommes puis se fait baptiser, ce qui lui permet de rester libre. Il reçoit comme d’autres natifs une terre. Presque deux siècles plus tard, l’île si proche de l’Afrique sera occupée en 1569 et 1586 par des corsaires berbères marocains puis Soliman en 1618. Puis de 1730 à 1736, enfin en 1824, de violentes éruptions volcaniques embrasent l’île, aperçues de tout l’archipel.
Fuerteventura 1405 En 1404, au cours de plusieurs combats auxquels participe Guadarfia au côté des européens, de nombreux natifs meurent ou sont exilés à Lanzarote. Ceux qui se sont réfugiés dans la montagne se rendent bientôt. En janvier 1405, les deux princes de Fuerteventura et leurs peuples se rendent, se font baptiser et vivent sur l’île après avoir reçu des terres. Béthencourt achève la conquête de Fuerteventura où deux forts avaient été construits.
Extrait de « Voyageurs anciens et modernes, édition de 1855 », qui reproduit l’ouvrage « Le sieur de Béthencourt, histoire de la conquête des Canaries ».
« Jean de Béthencourt, né vers 1339, baron de Saint-Martin-le-Gaillard, dans le comté d'Eu, en Normandie, chambellan de Charles VI, avait appris la guerre et la navigation sous l'amiral Jean de Vienne, l'un de ses parents. Sa femme appartenait à une branche de la famille des Fayel. Si considérable que fût sa position, il ambitionna plus de renommée et plus de richesse. Au commencement du quinzième siècle, la démence du roi, les rivalités des maisons d'Orléans et de Bourgogne, jetaient le trouble dans toutes les provinces de France et rendaient incertaines toutes les fortunes. Il paraît aussi que Béthencourt ne jouissait pas d'une paix inaltérable dans son ménage. Au milieu de ces circonstances, cédant à sa passion pour de grandes entreprises, et encore dans la maturité de l'âge, il conçut le projet de conquérir les îles Canaries. On croit qu'il avait été encouragé ou même appelé à cette entreprise par son parent Robert de Braquemont, qui avait servi Henri III de Castille, et avait obtenu de ce roi l'autorisation de faire la conquête de ces îles. Il est probable d'ailleurs qu'à cette époque, où se réveillait si vivement l'ardeur des découvertes, plus d'une imagination convoitait les Canaries qui, entrevues par les voyageurs anciens, avaient reçu d'eux le nom d'îles Fortunées, et qui depuis, côtoyées ou touchées, sur quelques points, de siècle en siècle, par des navires égarés, avaient paru, à ces rares et rapides explorateurs de hasard, des séjours délicieux, riches de tous les charmes et de tous les dons de la nature ». En 1344, Luis de La Cerda, prince sans terre apparenté à la famille royale de Castille, reçoit du pape le titre de roi des îles Canaries. Titre bien virtuel puisque la conquête n’a pas commencé : De la Cerda n’y met pas les pieds. Le titre passe alors au Normand, Robert de Bracamonte (de Braquemont ci-dessus), qui n'en profite pas davantage, mais qui va motiver l’expédition de son parent Béthencourt. En pleine guerre des Armagnacs contre les Bourguignons, c’est donc de sa propre initiative, tirant parti de son expérience de navigateur et pressentant un potentiel d’enrichissement que Jean de Béthencourt part vers les Canaries depuis La Rochelle (ci-contre). Son exploration se déroule ainsi à titre privé, mais ses conquêtes sont faites pour le compte du roi de Castille. En effet, opportunisme ou allégeance, quand Béthencourt rencontre ce roi à Séville pour quémander à ce dernier les très indispensables ressources pour poursuivre ses conquêtes, il lui « rend hommage de celles-ci ». Les ultimes conquêtes, celles des trois dernières îles, les plus importantes, Gran Canaria, Tenerife et La Palma se feront, elles, au nom du roi d’Espagne. Le parallèle, toutes dimensions gardées avec la démarche de Ch. Colomb parti d’abord à titre semi-privé puis débordé par l’initiative de La Couronne ensuite, est intéressant. À noter qu‘en 1402, lorsque les Normands de Béthencourt occupent l'île de Lanzarote, ils y trouvent « ung vieil chastel que Lancelot Maloesel avoit jadiz fait faire, celon ce que l'on dit ». Lancelot Maloisel est un marin génois d’une puissante famille de la République de Gênes, qui serait à l’origine du nom de l’île et qui y vient en 1312. Béthencourt constate aussi l’absence de bateaux chez les natifs à son arrivée.
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pts Traîtrises et ra
El Hierro 1405 Sur El Hierro, par l’intermédiaire du frère du roi capturé par les européens quelques années avant, ces derniers promettent la paix et convainquent le roi de se rendre. Bien sûr dès qu’il apparaît, il est fait prisonnier. Les terres et les natifs réduits en esclavage sont répartis entre les 120 colons présents.
La Gomera À La Gomera, seuls deux princes sur quatre se soumettent à Béthencourt. Les natifs ici sont si courageux, si résistants que ni ce dernier, ni son neveu Maciot ne pourront achever de conquérir l’île. Ce n’est que 80 ans plus tard qu’elle est finalement intégrée pacifiquement sans jamais avoir été conquise. Après ces conquêtes et le demi-échec de La Gomera, Béthencourt retourne définitivement en France, laissant le pouvoir à son neveu Maciot. Rapidement perçu comme un incompétent, Maciot de Béthencourt se heurte à une rébellion d’esclaves à El Hierro provoquée par la tyrannie qu’ils subissent de la part des colons. Ces derniers ont en effet organisé la capture d’esclaves sur Gran Canaria, méconnaissant l’avertissement de l’évêque de Rubicon (de Lanzarote) qui dénonce leurs agissements à la Couronne de Castille. Pour cette raison, en 1430, Enrique de Guzman est chargé de déposséder Maciot des îles conquises pour les confier à un espagnol Guillen de las Casas. Cinq ans plus tard, Fernan Peraza en hérite. Maciot fait bien appel mais en vain aux Portugais pour reprendre Lanzarote (avec Hernan Peraza en 1445). D’autres péripéties émaillent sa conquête, notamment en 1488 où les natifs tuent Fernan Peraza. Son gendre, Diego Herrerra lui succède et partage les îles entre ses enfants. En 1477, c’est sous l’égide de la Couronne que se poursuit la conquête des autres îles, ce qui marque un tournant par rapport aux conquêtes précédentes. Les 3 îles restant à conquérir sont les plus importantes et les plus redoutables : Gran Canaria, Tenerife et La Palma d’est en ouest. De 1420 à 1479, Portugais et Espagnols se disputent plus ou moins l’archipel. Le traité d’Alacaçovas attribue les Canaries à l’Espagne.
Gran Canaria 1483 La grande île pouvait devenir une base stratégique essentielle vers l’Afrique occidentale dans la lutte de la Couronne espagnole contre celle du Portugal. Sa richesse en hommes (natifs) et en ressources présentait des avantages financiers mûrement pesés. Première attaquée donc des trois, Gran Canaria est cependant celle qui résiste le plus ; les victoires des natifs sont longtemps nombreuses. En 1478, quand arrive un nouveau conquérant espagnol, Juan Rejon (le scaphandre cicontre), l’île est gouvernée par deux rois (« guanartemes »), Semidan à Galdar et Doramas à Telde. Ils joignent leurs forces pour attaquer les espagnols dans leur campement à Las Palmas qui avait été fortifié. Au nom de la Couronne, ceux-ci veulent convertir les natifs ; sinon, ils annoncent qu’ils les tueront et réduiront en esclavage ceux qui en réchappent. Les natifs attaquent les espagnols le lendemain dans la bataille de Guiniguada. Ils perdent 30 ou 300 hommes (selon les historiens). Les portugais venus secourir les natifs avec 17 caravelles à Agaete sont repoussés par ces derniers qui les prennent pour des castillans. Puis natifs et portugais sont repoussés à leur tour par Rejon. Les mois passent, les espagnols continuent de fortifier la place, mais des dissensions apparaissent entre eux, ce dont la Couronne est informée. Elle remplace alors Rejon qui retourne en Espagne par Pedro de Algaba, nommé gouverneur.
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une Les îles une par
Algaba décide de lancer une offensive contre les natifs à Tirajana le 24 août 1479. Ces derniers, observant l’arrivée des espagnols, fondent sur eux par surprise : 36 chrétiens sont tués, plus d’une centaine blessés et 80 faits prisonniers. De retour d’Espagne, Rejon le frustré tient sa vengeance ; il ordonne qu’Algaba soit décapité. Alors, la Couronne nomme Pedro de Vera gouverneur en 1480, qui amène avec lui hommes et chevaux. Vera attaque le roi aborigène Doramas à Galdar et le tue dans une bataille sans merci. Les natifs se réfugient dans la montagne. Vera décide la construction d’un fort à Agaete dont il confie la garde à Alonso de Lugo avec 30 hommes. Ils lancent une autre attaque à Tirajana. Mais les natifs bien retranchés leur infligent des pertes ; les espagnols se réfugient à Las Palmas où ils subissent plusieurs assauts des natifs conduits par Bentagay. Celui-ci y vient un jour et annonce sa volonté de devenir chrétien ; sous ce prétexte, il reconnaît les lieux ; reparti chez les siens, il revient de nuit, tue des espagnols et leurs chevaux en causant de grands dégâts. Vera continue cependant la conquête et surprend le guanarteme Semidan avec 15 natifs dans une caverne. Faits prisonniers, ils sont amenés en Espagne, jugés et baptisés. Leur chef est renvoyé à Gran Canaria pour convaincre ses compatriotes de se rendre. Ce que ces derniers refusent après avoir constaté les mauvais traitements infligés aux baptisés. Vera tente alors de prendre un site escarpé de montagne où femmes et enfants natifs sont réfugiés ; incapable de vaincre, il doit battre en retraite au bout de 15 jours après avoir perdu des hommes et que d’autres aient été blessés par les rochers et les pierres jetés par les natifs depuis leur refuge. Mais la forteresse naturelle que constitue la montagne finit par être infiltrée par les espagnols avec l’aide du natif converti Fernando. Ivres de vengeance, les espagnols tentent d’assaillir la forteresse d’Ajodar. Le groupe y perd la vie devant une armée de 300 natifs venus là renforcer leur compatriotes. Vera, à nouveau réfugié à Las Palmas, rassemble des troupes de Lanzarote, Fuerteventura et La Gomera, déterminé à en finir avec la conquête de cette île. Une ultime forteresse des natifs dans les montagnes entre Tirajana et Galdar reste à prendre. Fernando, voyant son peuple avec femmes et enfants dans une impasse les implore de se rendre pour éviter la mort. Après avoir obtenu la promesse d’être bien traité, ils rendent les armes ; cependant, deux des chefs et deux femmes se suicident en se jetant par-dessus la falaise au cri de «Atistirma! ». Il restait à conquérir Tenerife et La Palma, ce qui revient à Alonso Fernandez de Lugo. La Palma L’île est divisée en 12 provinces. Elle a déjà subi quelques assauts espagnols, sans succès, notamment de la part du fils de Fernan Peraza qui meurt dans une bataille ainsi que 200 de ses hommes. A son arrivée à La Palma, Lugo envoie un interprète natif pour qu’il convainque ses compatriotes, au prix de fausses promesses de ne pas résister. Quatre des 12 provinces se rendent. Arrivé à Tigalate, Lugo doit cependant vaincre deux princes insoumis, puis poursuit la conquête sans grande difficulté ; la population se retire dans la montagne.
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ife ...et enfin Tener
Cependant, sa route est coupée par un prince plus redoutable, Tanausu (« l’obstiné »). Lugo lui envoie un interprète de sa famille pour le convaincre de se faire baptiser, et qu’à ce prix il sera bien traité et pourra rester dans ses terres. Tanausu accepte le dialogue mais exige le retrait des troupes. Malgré les conseils d’un cousin méfiant, quand Tanausu vient au devant de Lugo, le piège espagnol se referme : un violent combat s’engage alors à l’issue duquel Tanausu, hurlant à la traîtrise, est capturé après des pertes de chaque côté (ci-dessus, la reddition de princes guanches à Lugo). Lugo envoie ensuite Tanausu et ses compagnons vers l’Espagne (ci-contre, Lugo présente au roi et à la reine des prisonniers guanches), mais le fier prince préfère se pendre sur le bateau après avoir perdu de vue son île, au cri de « Vacaguare! » (je veux mourir). Tenerife 1496 Il restait à conquérir Tenerife. Cette grande île impressionnante par son volcan a déjà aussi subi de nombreux assauts depuis les autres îles déjà conquises, sans succès jusque-là. À sa tête, le puissant Benchomo gouverne 9 provinces. Quatre mencey « pacifiques » ont déjà établi un pacte avec les conquérants et commencent à être évangélisées. Trois autres provinces se sont alliées et les deux dernières assurent elles-mêmes leur défense. Tirant parti de la neutralité des 4 premiers menceys, Lugo arrive avec 1200 hommes presque tous espagnols et des natifs. Benchomo vient à sa rencontre avec 300 hommes. Lugo l’assure qu’il vient amicalement, pourvu que lui-même et son peuple se fassent baptiser et se soumettent au Roi d’Espagne. Benchomo lui répond : « concernant l’amitié, tout homme qui n’est pas provoqué par un autre ou en colère ne peut fuir ni décliner cela, puisque c’est une valeur commune ; j’accepte cet acte de bonne volonté à condition que les espagnols quittent le pays, le laissent en paix…. Quant à être chrétien, je ne sais pas ce qu’est la chrétienté, ne comprends pas cette religion, et ne peux donner de réponse qu’après en savoir plus. La soumission au Roi d’Espagne est hors de question, car personne n’a jamais accepté de se soumettre à d’autre qu’a moi. » Puis Benchomo repart. Lugo pénètre plus avant dans l’île sans rencontrer de résistance, puis rassemble des vivres par la rapine avant de faire demi-tour. Sur le chemin soudain, une troupe de 300 hommes commandés par le frère de Benchomo se jette brusquement et violemment sur les espagnols dont ils dispersent les vivres volées, sans qu’ils aient le temps de saisir leurs armes. Benchomo arrive immédiatement et fond sur le combat, tuant 900 espagnols. Les 300 autres s’échappent avec les natifs engagés. Déguisé en canarien et blessé, Lugo s’enfuit et quitte l’île.
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tion Puis vint l’intégra
En 1494, il y revient avec des forces renouvelées, 700 espagnols et au moins autant de natifs. Il se dirige vers La Laguna. Benchomo de son côté a rassemblé plus de 5000 hommes. La bataille est féroce. Un grand nombre de guanches sont tués ainsi que Benchomo lui-même. Les guanches se retirent, nomment pour nouveau mencey le fils de Benchomo, Bentor. Les espagnols envoient la tête de Benchomo aux guanches, pour les inciter à capituler. En vain. Après cet épuisant affrontement, Lugo se retire pendant quelques mois à Santa Cruz de Tenerife. Ses troupes sont démoralisées. Enfin en 1495, Lugo se résout à affronter les guanches dans une autre bataille, celle d’Acentejo. Là il harangue ses troupes : ce sera la victoire ou la mort. Après une issue longtemps incertaine, et grâce à l’avantage des armes à feu, la victoire espagnole se dessine le 25 décembre 1495. Les guanches qui ne sont pas faits prisonniers fuient vers les montagnes où ils se cachent. Le mencey Bentor, tout espoir perdu, se suicide selon le rituel guanche en se jetant dans un ravin.
Dans tout l’archipel, les natifs réfugiés dans les montagnes, de par leur connaissance des lieux seront les derniers à s’intégrer, quelques décades après la fin de la conquête. Il aura donc fallu 94 années (1402—1496) pour parachever celle-ci ; les espagnols ont fini par admirer ces hommes qui ont combattu avec tant de vaillance pour préserver la liberté de leur pays, préférant souvent se donner la mort en se jetant du haut d’un ravin ou en se laissant mourir de faim dans une grotte plutôt que de subir l’esclavage. Après ce siècle de conquête, les quelque 70 000 Guanches estimés en 1402, dont environ 30 000 sur Tenerife et autant à Gran Canaria, avaient étaient réduits au tiers au début du 16ème siècle. Cette baisse drastique de leurs effectifs est due moins aux guerres contre l’envahisseur qu’à leur asservissement en esclavage vers l’Espagne :
« les habitants des quatre îles chrétiennes [ El Hierro, Fuerteventura, Gomera, Lanzarote au moment de la relation de Alvise le vénitien ] ont coutume de débarquer la nuit par surprise et d’assaillir les Canariens idolâtres et d’enlever des
hommes et des femmes qu’ils envoient ensuite en Espagne pour les vendre comme esclaves. Il arrive aussi que des Blancs soient faits prisonniers. Dans ce cas, les Canariens ne les mettent pas à mort, mais leur font tuer, écorcher et dépecer les chèvres, car ils tiennent le métier de boucher pour très vil et humiliant et le leur font faire jusqu’à ce qu’ils puissent se racheter de quelque manière (p.37) ».
Cependant dans tous les cas, le nombre de colons européens, même après la conquête, reste assez longtemps inférieur à celui des natifs, toutes îles confondues. 4– L’intégration Au fur et à mesure des conquêtes, le sort des guanches (puisqu’après la conquête, le nom des natifs de Tenerife est étendu à tout l’archipel) varie beaucoup selon les îles. En 1423, Lanzarote, Fuerteventura et El Hierro sont converties. À Gran Canaria, la partie « pacifique » de la population est respectée par les conquérants. A La Palma et Tenerife, seules les zones géographiques « paisibles » restent libres. Les peuples des autres régions sont réduits en esclavage. Lugo ne respecte ni les natifs qui l’avaient soutenu, ni ceux qui restent neutres. Il capture plus de 1000 natifs des régions pacifiques, en garde 300 à Tenerife à son service et celui de ses lieutenants, maintenant qu’ils sont propriétaires terriens. Informée de ces comportements, la Couronne ordonne que ces guanches, puisque chrétiens, soient libérés. Ce qui est fait rapidement à Tenerife, mais plus tardivement pour ceux qui ont été exilés en Espagne.
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Guanches Ainsi furent les
En 1477, quand Fernan Peraza capture plusieurs centaines de Gomeros et les envoie à Séville, l’évêque Juan de Frias plaide devant la Couronne leur libération, ce qui est fait y compris le paiement de leur voyage de retour. Pedro de Vera, après le retour des Gomeros capturés, les retient néanmoins à Las Palmas en juin 1478 ; la reine le condamne à les ramener à La Gomera. Ces exactions conduisent une commission d’enquête chargée de la défense des peuples indigènes à des décisions qui leur sont favorables. Isabelle la Catholique dit ainsi : « … nous avons été informés que quelques personnes, des canariens
ont été emmenés… qui sont chrétiens… et d’autres en voie de se convertir… et qu’on les vend en tant qu’esclaves… ce qui est un mauvais exemple et peut dissuader les gens de se convertir…. Nous ordonnons que chacun ici emmené … il ne soit jamais consenti qu’il soit vendu... ». Les Gomeras, longuement maltraités par le gouverneur Fernan Peraza, décident d’assassiner celuici. Apprenant qu’il a pour maîtresse la princesse Yballa, une native, ils le trucident en 1488. Trompée et humiliée, la femme de Peraza, Béatrice de Bobadilla en appelle à Vera pour punir les assassins de son mari. Celui-ci en tue un certain nombre, en capture 400 autres qu’ils soient coupables ou pas et les vend comme esclaves. Sur ordre de la Couronne après une longue enquête, ils seront libérés et la dame Bobadilla condamnée à leur verser 500 000 maravedies (la monnaie castillane de l’époque). Vera est ensuite remplacé par un autre gouverneur à Gran Canaria. De même, le fils d’un prince de Gran Canaria, capturé par Lugo, est libéré sur ordre de la Couronne en 1501 qui condamne Lugo à payer 90 000 maravedies aux enfants de ce dernier. Les 300 esclaves au service de Lugo sont aussi libérés et des voix s’élèvent en faveur des natifs oppressés de La Palma et de Tenerife. Cependant l’esclavage persiste, par exemple à Tenerife où en 1500, le « cabildo » (Conseil) stipule qu’aucun guanche homme ou femme ne pourra être libre sans avoir donné 16 ans de service à son seigneur. La fuite des esclaves est punie de mort pour un homme, de cent coups de fouet pour une femme avec bannissement. Les guanches qui vivent dans les villes sont mal adaptés au contexte urbain. Ils restent très solidaires, chapardant les vivres au bénéfice de leurs compatriotes. Les bergers guanches sont accusés d’être des voleurs que le « cabildo » décide de remplacer par des bergers castillans. En l’absence de candidats, le « cabildo » autorise les esclaves guanches à circuler en dehors de la propriété de leur maître. Le sud de l’Espagne garde aussi sa part de guanches exilés et esclaves. La Couronne demande en 1485 au maire de Séville de protéger les Canariens de tout danger, de désigner des maîtres assurant ce rôle sans séparer mari et femme. Dans les îles, l’évêque Juan de Frias répartit les enfants natifs garçons et filles entre les îles pour être endoctrinés. De fait, la culture des premiers Canariens, à part quelques legs agricoles et linguistiques, disparaît rapidement. Aux 16ème et 17ème siècles, de nombreux sujets castillans, principalement andalous, basques et galiciens, colonisent les îles et développent la culture de la canne à sucre et des vignobles réputés (le vin de Malvoisie). Ainsi se crée progressivement une nouvelle structure économique et sociale, malgré les outrages et les injustices commis. Aujourd’hui, les patronymes comme Perdomo, Bencomo, Guanarteme, Doreste,... témoignent de leur héritage. Celui de Béthencourt, très répandu, signe le caractère prolifique de cette lignée dès le départ.
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e au Mond e v u o N rs le Relais ve
Une fois coupée la route de l’orient vers la soie, les épices et l’or, par les Ottomans qui ont conquis les restes de l’empire byzantin en 1453, il faut trouver de nouvelles routes vers les Indes. Si à cette époque la Méditerranée et les mers du nord sont connues, l’Atlantique l’est moins avec ses légendes et les craintes qu’il suscite. Les explorateurs antiques et médiévaux ne franchissent pas le cap Bojador de l’Afrique occidentale, à une latitude juste au sud de l’archipel canarien. Au-delà, l’océan est appelé « la mer des Ténèbres ». Il faut attendre 1434 pour que le portugais Eanes ouvre la voie au contournement africain vers les Indes par le sud. Les Canaries sont une étape préparatoire commode à plusieurs titres pour les navigateurs de cette époque qui entreprennent l’aventure : on y parvient directement depuis l’extrême pointe ouest du continent européen (Espagne ou Portugal) en longeant sans grand risque les côtes africaines dans les limites alors les mieux connues de l’Atlantique. Et puis, outre l’effet des alizés dans cette zone subtropicale suffisamment proche des côtes conti-
nentales, on sait y trouver de quoi se ravitailler, notamment en eau, voire même y trouver des candidats pour la traversée. Le retour se fait plus au nord, avec les vents d’ouest et l’effet du Gulf Stream. Le savoir faire des charpentiers de marine européens, la contribution de la population locale dans la constitution des équipages explorateurs qu’ils soient espagnols ou guanches, la capacité à fournir vivres et eau avant les départs, mais aussi l’émigration vers ces nouveaux pays de cocagne spécialement quand l’économie de l’archipel déclinait, ont marqué son histoire.
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onde ouveau M N le s r Relais ve
Renaissance : les Canaries, plaque tournante de la relation avec le Nouveau Monde Las Palmas et Gran Canaria ont donc été les témoins directs des préparatifs des grandes découvertes. Il n’est pas une île de Macaronésie qui ne se prévale du passage de Colomb -ici partant vers son 1er voyage-. Plus qu’ailleurs, celui-ci a marqué l’histoire locale, jusque même à Maspalomas au sud de Gran Canaria. Sans douter qu’il soit malgré tout parvenu au Nouveau Monde, l’archipel canarien n’eût-il pas existé, Colomb n’aurait certainement pas été ce que l’on sait, en tout cas pas de la même façon. On a vu que la conquête des Canaries commence en 1402, au début du 15ème siècle et l’on s’accorde à dire qu’elle s’achève vers 1496, plus de 10 ans après la fondation de Las Palmas de Gran Canaria. L’archipel n’est pas donc pas encore totalement soumis lors de la découverte du Nouveau Monde de 1492. Le parallèle ne peut manquer d’être fait entre les aborigènes canariens voyant débarquer les envahisseurs du nord, puis ensuite les indiens Taïnos des Amériques accueillant les mêmes qui là viennent du levant, avec des légendes semblables : incarnations divines crachant le feu des mousquetons et des canons, montant parfois des êtres fantastique, le cheval…. Pour les conquérants qui prennent contact avec ce nouvel archipel au 15ème siècle, français, puis surtout espagnols, et portugais, l’exploration du nouveau monde advient finalement quand se calment à peine les derniers soubresauts de la conquête des Canaries. Comme son prolongement, elle s’inscrit dans ce grand mouvement qui met en branle l’Europe et fait exploser ses limites naturelles : il se passe toujours quelque chose de nouveau aux Canaries en ce temps. À peine l’archipel achève-t-il d’être tenu et stabilisé qu’il devient donc la tête de pont incontournable pour les navigateurs conquistadors partant explorer le reste du monde : • Nicolas de Ovando en 1502 vers St-Domingue • Magellan en 1519 à la recherche d’une voie vers le Pacifique • Diego Garcia et Sebastien Cabot en 1526, vers River Plata en Argentine • Pissarro en 1530 vers l’empire Inca • Francisco de Orellana vers les sources de l’Orénoque
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me n lui-mê ’e u q l e t Colomb
La fibre maritime et commerciale de Colomb s’exprime très tôt. Le fameux génois (d’autres disent catalan et juif) né en 1451 et mort le 20 mai 1506 semble depuis toujours avoir eu la passion de la navigation. Sa première vie se fait aux postes avancés du continent européen sur l’océan, au Portugal, où il épouse en 1479 la fille du 1er gouverneur de Porto Santo. Il est nourri de nombreux documents concernant la navigation, la géographie, les mathématiques dont il débat avec son frère Bartholomeo qui est cartographe à Lisbonne. De là, il entreprend des voyages exploratoires et commerciaux vers les archipels des côtes de l’est (Europe et Afrique), depuis les Açores jusqu’aux Canaries et se fait la main avec les alizés.
La Terre est ronde, le navigateur ambitieux A cette époque et depuis longtemps, la sphéricité de la Terre est connue et ne fait pas de doute. Même si en 1492, les marins de Magellan n’ont pas bouclé leur tour de Terre qu’ils ne commenceront qu’en 1519 pour l’achever en 1522, sans leur capitaine tué par une flèche indienne. Et ce n’est pas pour avoir soutenu la sphéricité terrestre que Galilée sera condamné en 1633, mais pour avoir défendu la théorie de l’héliocentrisme de Copernic, presque un siècle et demi après les découvertes de Colomb. Le sévère génois (son portrait ne respire pas la bienveillance) est très tôt influencé par « le Livre des merveilles du monde », écrit par le chevalier anglais Jean de Mandeville entre 1355 et 1357 (ci-dessus 2 pages annotées par la main de Colomb), pendant la guerre de Cent Ans, à son retour de voyage en Extrême-Orient ; à ne pas confondre avec « Le Devisement du Monde » de Marco Polo qui date de 1298. Il possède en guise de livre de chevet un ouvrage du 14ème siècle édité à Louvain en 1483, « Imago Mundi » du cardinal, théologien et savant géographe français Pierre d’Ailly (1351-1420), de Cambrai. Ce livre mentionne les théories des Anciens sur la sphéricité, notamment le « Traité du Ciel » d’Aristote du 4ème siècle avant JC, et sur la connaissance des mesures du méridien terrestre par Eratosthène au 2ème siècle avant JC ; il l’estimait en mesure métrique à 46 000 km au lieu de 40 000 (les principes de calcul étaient bons, mais l’unité de mesure de longueur, le pas moyen du chameau était entaché d’un peu d’erreur, celle de l’épaisseur d’un sabot).
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prépare e s b m o l Co
S’il faut donc chercher de nouvelles voies vers les Indes, puisque d’autres vont vers le sud, Christophe se lance hardiment vers le Ponant, l’ouest, à l’opposé de la voie ancienne via l’Asie Mineure. C’est vers 1484 qu’il conçoit l’idée et commence à réfléchir au projet d’exploration. Il compte bien en effet sur les puissants alizés pour atteindre plus vite les Indes par l’ouest, plutôt que par la voie de contournement de l’Afrique par le sud et l’est. Ce qu’il avait entendu dire d’une caravelle poussée par ces vents vers une terre inconnue à l’ouest le conforte dans ses intentions. Mais dans sa compréhension du globe, à partir des citations de Martin de Tyr dans « Imago Mundi », il le voit plus petit qu’il n’est (30 000 km de circonférence à l’équateur) et les mers plus étroites ; ce qui accroît sa certitude de réussite de son voyage, mais l’empêchera de fait d’atteindre les trop lointaines portes orientales de l’Asie. Persuadé que la navigation vers l’ouest le conduira directement vers les côtes du continent asiatique, il n’imagine pas du tout qu’un autre immense continent s’intercale entre Europe et Asie. Il se heurte d’abord à un rejet sans appel de son projet par un groupe d’experts choisis par le roi de Portugal Jean II, qui l’accusent même de mensonge à propos des dimensions de l’équateur, mais souhaitent surtout favoriser leurs propres explorations par le sud et l’est du continent africain. Colomb va tenter ensuite sa chance en Castille au milieu de 1485. Au monastère de La Rabida à Palos de la Frontera, il se lie avec deux moines franciscains -le même ordre qui voudra plus tard sa perte- dont l’un est confesseur de la reine Isabelle. Ils lui suggèrent de se rendre à Cordoue auprès de la reine. Reçu en janvier 1486, la réponse qu’elle rend en 1490 est négative ; la fin de la Reconquista épuise les maigres ressources castillanes, et on se moque de lui pour imaginer des êtres antipodes. En 1491, sa trop grande ambition, alors que sa demande est en passe d’aboutir, le mène à un nouvel échec. Il ne réclame pas moins que d’être vice-roi de toutes les terres découvertes et d’obtenir un titre de noblesse. Finalement, c'est grâce à l'intervention du trésorier de la maison du roi, Louis de Santangel, juste après la chute de Grenade signant la fin de la Reconquista, que la reine donne enfin son accord, quand sont mises en balance les retombées économiques potentielles — la découverte d'une nouvelle route vers les Indes s'affranchissant des intermédiaires orientaux — comparées à la modeste mise de fond initiale requise. Et puis s‘il y a une occasion royale de ne pas abandonner à la concurrence cette opportunité... Le 17 avril 1492, Colomb signe près de Grenade, avec les Rois Catholiques un accord appelé les « Capitulations de Santa Fe », qui lui octroie notamment le titre de noblesse héréditaire d'« Amiral de la Mer Océane », de Vice-Roi et de Gouverneur général des territoires qu'il pourrait découvrir -la Couronne d'Espagne lui attribue à cet effet des armoiries, ci-contre celles qu’il reçoit le 20 mai 1493 au retour de son 1er voyage-, enfin 1/10ème des richesses qu'il en retirera et 1/8ème du profit de son expédition. Il tient donc tout ce qu’il a demandé à l’origine, et au-delà, y compris une lettre de créance pour le Grand Khan. C’est dire, d’après quelques historiens, le peu de foi que les souverains accordent à la réussite du projet. Autant dire qu’à partir de là, il détient, pour quelques temps, l’exclusivité des explorations vers le couchant.
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i!!... t r a p t s C’e
Colomb entreprend en tout et pour tout 4 voyages de 1492 à 1504. 1er voyage, le voyage fondateur : Partie d’Espagne avec 90 hommes presque tous bons marins andalous le 3 août 1492, la flottille est constituée d’une nef ou caraque, la Santa Maria (peut-être 24 m de long, 3 mâts, voiles rectangulaires, et jaugeant 100 tonneaux ou plus de 200 selon d’autres sources, lourde, ronde, peu maniable, pas vraiment faite pour la haute mer) commandée par Colomb, et de 2 caravelles (un seul pont, voiles triangulaires, 15 à 23 m de long et jaugeant 60 tonneaux ou 105 selon les mêmes autres sources), la Pinta commandée par Martin Alonzo Pinzon et la Nina par son frère Vicente Yanes Pinzon ; ce dernier vivra encore longtemps après la mort de Colomb et participera à d’autres expéditions ensuite. La 1ère escale est pour Las Palmas de Gran Canaria ; on fixe le gouvernail de La Pinta et on change le gréement de La Nina à La Gomera. Partis de là le 6 septembre, après un voyage long et difficile où l’inquiétant pot au noir des Sargasses les angoisse particulièrement, la terre est aperçue dans la nuit du 11 au 12 octobre. Colomb tient deux cahiers de route, l’un, objectif et réaliste pour lui-même, l’autre, plus optimiste pour ses équipages qu’il fallait faire patienter, puisque tous savaient qu’ils n’emportaient pas de vivres et d’eau pour plus d’un bon mois environ. Après l’accostage et la découverte des premiers habitants, mais aussi du tabac et de l’anthropophagie rituelle, le site est cependant décrit comme la paradis sur terre. La flotte explore les îles environnantes, découvre Cuba -que Colomb prend pour la province chinoise de Mangi ou l’est de la côte de Cipangu, le Japon- et La Hispaniola aujourd’hui Haïti et la République dominicaine-. La Santa Maria s’échoue par maladresse la veille de Noël au nord de Haïti. La cargaison est sauvée grâce à l’aide des indiens locaux, bienveillants, pacifiques et coopératifs. Pour cette raison, Colomb doit laisser 39 hommes dans une petit fortin appelé « la Navidad » (La Nativité) construit à partir du bois récupéré de la nef. En moyenne, la moitié seulement des hommes revenaient de ces expéditions.
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éjà??!!! d n o p a Le J
Le reste des hommes repart sur la seule Nina vers l’Espagne, car la Pinta s’est perdue ailleurs. Le continent est atteint le 15 mars 1493. Colomb relate ici ses découvertes à Isabelle de Castille. Elles font très vite le tour de l’Europe avec un grand retentissement. 2ème voyage, l’installation massive et brutale : La flottille devient flotte et part de Cadix le 25 septembre 1493, fait escale là aussi à Gran Canaria et La Gomera. Elle est forte de 17 vaisseaux et 1500 (ou 1200?) hommes dont 700 colons , 12 missionnaires, les fameux premiers chevaux jamais introduits là, des bêtes de somme et du bétail. Au bout d’une traversée de 21 jours, ils découvrent la Désirade, Marie-Galante -du nom du navire amiral- la Dominique -un dimanche-, Basse Terre de Guadeloupe, Montserrat, St Martin et St Barthélémy, l’île de Porto Rico. Le fortin de « La Navidad » a été détruit et incendié. Colomb retrouve quelques cadavres. Les Indiens vont à sa rencontre pour expliquer ce qui s'est passé. La brutalité et la cupidité des colons improvisés, laissés longuement à euxmêmes se sont traduites par des rapts de femmes, des rapines. Les indiens Taïnos se disputent et se divisent, puis finissent par tuer tous les espagnols du fortin qui n’était plus gardé que par onze hommes dont trois déjà morts de maladie. L'historien Denis Crouzet note que désormais, l’opinion des explorateurs qui les voient au début comme un peuple pacifique, ignorant la violence, bascule totalement. Colomb abandonne alors le site au profit de celui de La Isabela, à quelques centaines de kilomètres à l'est, près du Puerto Plata d’aujourd’hui au nord de la République dominicaine. Il s’y s’établit le 2 janvier 1494. C’est la 1ère colonie permanente du Nouveau Monde dont le gouverneur est son 2ème frère, Bartolomeo secondé par son 3ème frère Giacomo.
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oi bre au r m o l’ e d faire Ne pas
En février 1494, il renvoie 12 bâtiments vers l’Espagne pour apporter les nouvelles puis en avril repart explorer les côtes, espérant « prendre contact avec le Grand Khan ». Il suit celles de Cuba vers l’ouest, confirme et consigne formellement -il menace même de sanction ceux de ses équipages qui le nieraient- qu’on a bien affaire à une péninsule du continent asiatique. Il fait le tour de la Jamaïque, puis revient fatigué vers « La Isabela » en juin, déprimé de ne pas trouver tout l’or qu’il espérait. À Hispaniola, les Espagnols, majoritairement des aventuriers hardis venus là pour conquérir et enrichir le roi et s’enrichir eux-mêmes ne font pas dans la dentelle, abandonnant plus encore tout scrupule après la tuerie de « La Navidad ». Ils font pression sur les Taïnos pour obtenir de l’or, les réduisent en esclavage qu’ils commencent à organiser, leur font subir la torture et d’autres mauvais traitements. Les Indiens fuient, se réfugient dans les montagnes, cèdent au désespoir. Les rares insurrections sont matées férocement. Colomb déploie son énergie à « pacifier » l'île, puis repart pour l'Espagne le 20 avril 1496, amenant avec lui 500 Arawaks. 200 meurent dans la traversée. Il atteint Cadix le 11 juin. Ces pratiques d’esclavage et de déportation d'indiens vers l’Espagne sont réfutées par les rois catholiques qui font libérer les survivants. On y voit une origine de sa prochaine disgrâce, les souverains catholiques considérant comme leurs sujets les populations des régions découvertes et donc dignes de protection. L’Amiral Colomb fait aussi état des difficultés rencontrées et notamment la faim, la soif, l’absence d’or et d’épices. 3ème voyage, la disgrâce : Après l’accord royal long à obtenir, entre février et mars 1498, 6 bateaux et 226 hommes partent à nouveau pour faire escale à La Gomera. Trois d’entre eux avec Colomb se dirigent vers l’archipel du Cap Vert au sud, puis s’orientent vers l’ouest pour aborder le Nouveau Monde par le sud. Les 3 autres sont envoyés directement pour ravitailler les colons d’Hispaniola. Ils découvrent Trinidad, Margarita, Grenade, St-Vincent, le Venezuela, puis accostent dans le port de la nouvelle capitale des Indes occidentales, Saint-Domingue le 20 août, fondée en 1496 sous le nom de « La Nueva Isabela » par Bartholomeo Colomb. Près du Venezuela, il écrit à la reine Isabelle que la terre n’est pas sphérique mais en forme de poire… Blague de geek sur Internet pour introduire une version déjantée de « l’œuf de Christophe Colomb »? En tout cas, rien ne va plus pour Colomb. Son autorité est rejetée par les monarques espagnols, après des troubles dont ses frères sont accusés, notamment pour s’être opposés à certains administrateurs et avoir proposé et organisé la traite d’esclaves. Son administration considérée comme douteuse et malhabile, son tempérament orgueilleux et impérieux sont mal perçus des souverains qui veulent être les seuls maîtres des expéditions maritimes et ne pas avoir à le considérer d’égal à égal. Il se trouve aussi victime de conflits entre ordres religieux espagnols, cisterciens et hiéronymites d’une part qui lui sont favorables, et franciscains d’autre part. Parmi ces derniers, le cardinal Cisneros voue une haine farouche aux étrangers et aux marchands lombards, juifs convertis, génois qui ont financé pour partie les entreprises de l’Amiral.
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irer ir se ret o v a s t u I l fa
Ces derniers chargent les frères Colomb, les accusant d’arrogance envers les gentilshommes, de tyrannie envers les équipages et leurs hommes, de froide cruauté envers les autochtones. Enfin, le poids symbolique des découvertes n’est pas à la hauteur des espérances concrètes de Ferdinand d’Aragon : non seulement l’or et les épices ne sont pas au rendez-vous -en tout cas à l’époque de Colomb-, mais les expéditions sont coûteuses alors même que les guerres entreprises ruinent les ressources. Le « mirage asiatique » de l’Amiral conduit à ce « désenchantement des Indes » apparu dès 1494. Un nouveau gouverneur, Francisco de Bobadilla est nommé, probablement de la famille de Béatrice de Bobadilla, la femme trompée du gouverneur des Canaries Fernan Peraza vers 1490. Il dépose l’Amiral. Avec ses deux frères, Colomb est de retour en Castille en octobre 1500, après une traversée qu’il fait enchaîné avec ses frères dans une cale, humiliés et accusés. Ci-dessus l’arrestation de Colomb aux Caraïbes. Dés lors, Colomb et sa famille perdent le monopole des explorations vers les Indes par l’occident. 4ème et dernier voyage, l’échec : Libéré au bout de 6 semaines, réconforté par un don royal de 2000 ducats, Ch. Colomb ne parvient cependant pas à retrouver ses privilèges antérieurs. Un nouveau gouverneur général, Nicolas de Ovando, prend la mer début 1502 avec 30 navires et 2500 colons -parmi lesquels le futur dominicain Las Casas-... mais sans Ch. Colomb. De ce moment date véritablement la colonisation du Nouveau Monde avec la création des «encomiendas» -regroupement sur un territoire de centaines d'indigènes que l'on obligeait à travailler sans rétribution dans des mines et des champs, une sorte de pseudo-servage-. Obstiné, Colomb veut trouver le chemin de l’Asie. Après avoir obtenu l’accord royal en mars assorti du financement et d’instructions précises, il quitte Cadix le 11 mai 1502 avec cette fois 4 bateaux et 135 hommes. Après une escale assez longue à Las Palmas de Gran Canaria et à Maspalomas, il vogue vers l’ouest. Il passe à proximité de la Martinique, de la Dominique, et se réfugie d’un cyclone à St Domingue malgré l’interdit de séjour du roi. Puis il navigue le long des côtes d’Amérique centrale, du Honduras, suit les côtes de Panama mais échoue là, si près du Pacifique dont il ne soupçonne pas l’existence, à trouver la voie vers l’Asie. Contraint de rester en Jamaïque pour des problèmes importants de voie d’eau de ses bateaux, il n’en part avec les survivants que le 12 septembre 1504, pour atteindre l’Espagne le 7 novembre. En situation d’échec, fatigué et malade de la goutte et des yeux, il tente de réclamer les droits dont il a été déchu, en vain. Il meurt le 20 mai 1506 à Valladolid.
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Japon!!! le s a p it Ce n’éta Cependant, comme l'écrit l'historienne Marianne Mahn-Lot : « Il faut abandonner l'image romantique de l'homme de génie mourant méconnu, dans l'oubli et la misère. Jusqu'au bout, l'Amiral gardera des amis fidèles, parmi lesquels d'importants personnages. Et il recevra de grosses sommes sur les revenus des Indes – avec des retards et incomplètement, il est vrai. » Du point de vue des découvertes et des explorations, Colomb n’eut jamais l’idée de l’importance du continent découvert dont il ne voyait qu’un chapelet d’îles plus ou moins importantes. Somme toute, quand il se prend pour un lointain ascendant de Coluche dans ce sévère portrait posthume de Piombo à gauche, (voir l’humour du blogger « borne to be wild » en 2008), on finirait par avoir un peu de tendresse pour lui.
C’est finalement à Amerigo Vespucci (1454-1512), originaire de Florence, que l’on doit l’affirmation de l’existence d’un « Nouveau Monde » qui n’est pas les Indes, de ce continent qui portera son nom. Ami de Colomb, il a l’occasion, lors du retour de ce dernier de la 2ème expédition, de parler de ses découvertes. Amerigo part en 1499 et explore le Venezuela. Vers 1502 et 1505, Vespucci habite chez Colomb à Séville, qui encense le florentin. Amerigo Vespucci devient surtout célèbre dans le monde de l’époque après la publication à Paris et à Florence de deux ouvrages intitulés «Mundus Novis » et « Carte a Soderini ». Mais, cessant de naviguer, il finit sa vie surtout comme pourvoyeur de subsides pour les nouvelles expéditions ; on le considère comme à demi-imposteur dans ses connaissances de « pilote majeur » qui n’avait de fait pas d’expérience majeure de navigation. Et n’y aurait-il pas quelque chose de fourbe chez Amerigo dans le portrait ci-contre?
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Cette période intense de découvertes par voies maritimes s’accompagne aussi, en pleine période de la Renaissance, d’une forte évolution de l’architecture des navires, de la cartographie et des instruments de navigation (à gauche l’une des plus anciennes encore d’origine, dans le Musée Colomb).
La « maison de Colomb » présente avec un souci méritoire de pédagogie une reproduction de l’intérieur de la Santa Maria (?), des maquettes de ces vaisseaux et bien d’autres témoignages de cette grande époque. Elle donne aussi de précieuses indications sur la manière dont le Nouveau Monde et l’archipel se sont mutuellement enrichis de leur culture, de leur architecture, de leur techniques agricoles, de leur commerce.
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loniser o c e d … Dur
Avec l’Amérique, qui finalement se trouve être le continent transocéanique le plus proche, le commerce des produits de ces latitudes se développe : canne à sucre, vins, liqueurs, bananes, patate douce, fromages,… mais aussi porcs, chèvres, poulets, … Pour commencer, les besoins du Nouveau Monde font de l’archipel un exportateur. Toutes proportions gardées, le processus de fondation des villes au nom du roi et de Dieu, la manière de coloniser, d’organiser le pays sont assez semblables entre l’archipel et le Nouveau Monde. Rien d’étonnant que les influences architecturales de l’archipel se retrouvent en Amérique centrale et Latine, s’inscrivant dans les grands courants portugais et arabo-andalous -la Reconquista s’achève à peine-.
Emigrations canariennes Ces influences mutuelles proviennent aussi beaucoup des émigrations des canariens vers ces promesses de nouvelles terres et de richesses offertes, en particulier vers Cuba, le Venezuela, l’Uruguay, d’autant plus que l’archipel eut à souffrir de famines, de sécheresses successives. Au début peu nombreux dans la conquête et la colonisation, les canariens étaient soldats, marins, fermiers, parfois artisans spécialisés par exemple dans la culture de la canne à sucre. Dans la 2ème moitié du 16ème siècle, l’émigration se fait plus massive, par groupes, en famille, change de nature, vers les Antilles et particulièrement St-Domingue, Porto Rico, sous la férule de la Couronne et de la Maison du Commerce de Séville. Mais au 17ème, l’émigration dépeuple tant l’archipel qu’elle est interdite, ce qui n’empêche pas les départs clandestins. Cependant la Couronne veut coloniser ces nouvelles terres et s’imposer par ces peuplements face aux autres pays colonisateurs européens. Ce sont certaines régions du Venezuela, du Mexique, des Caraïbes, la Floride aussi qui sont visées.
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d’or!! e u Q !! r Que d’o
La Couronne et Séville veulent maîtriser le commerce entre Canaries et Amériques, ce que les canariens contestent, réclamant le libre commerce avec le Nouveau Monde. Séville interdit par exemple les vaisseaux de plus de 120 tonneaux. La contrebande prend très vite le dessus, que l’éloignement géographique entre Séville et l’archipel rend incontrôlable. Particulièrement en période de crises économiques, l’archipel devient aussi un grand marché pour de nombreux produits. Sous la pression de Séville, la Couronne avec le Conseil des Indes dont le titre apparaît pour la 1ère fois en 1519 (*) décide en 1678 que pour commercer avec le Nouveau Monde, chaque bateau doit embarquer 100 tonneaux de produits mais aussi 5 familles canariennes ; ainsi, les Canariens sont forcés de contribuer au peuplement des terres conquises les moins hospitalières et les moins peuplées. Mais dans ce contexte où l’importance des nouvelles terres devient majeure pour la Couronne, les Canaries ne sont finalement plus qu’un rouage dans la grande mécanique administrative entre Espagne et empire nouvellement colonisé. Au 18ème siècle, le contrôle de l’émigration se poursuit. Des familles s’installent encore à St-Domingue, à Cuba, en Floride, avec des facilités financières, des équipements agricoles, des semences et l’exemption de taxes. Montevideo en Uruguay, Matanza à Cuba, San Antonio au Texas, Porto Rico et la Louisiane sont notamment ciblés. Et même aujourd’hui, des habitants de l’île-continent se réfèrent avec fierté à ces cousins avec lesquels ils ont souvent gardé contact et à qui ils rendent visite, là-bas aux Amériques. (*) « Le 1er problème était de relier l’Europe à l’Amérique, l’Espagne aux Antilles. À partir des années 1550, la Couronne organisa la navigation entre Séville, Cadix, les Canaries et l’Amérique dans un système de convois appelé « Carrera de Indias » [le chemin des Indes]. À l’aller, le trajet durait en moyenne 80 jours et au retour de 120 à 130 jours. La navigation en convoi se faisait sous la protection d’une armada en raison des menaces des pirates et des corsaires anglais, français, et hollandais. Les ports et les voies maritimes étaient strictement réglementés pour contrôler le monopole commercial castillan. En théorie, il y avait deux convois par an, un vers la Nouvelle Espagne (Vera Cruz) et l’autre vers la Terre Ferme (Porto-Belo, Panama). Une autre flotte reliait Panama au port de Lima (El Callao) dans l’océan Pacifique : le rythme de cette mécanique exigeait une grande précision. Elle était rarement atteinte compromettant l’approvisionnement en métaux précieux et les communications administratives... », extrait d’une thèse de doctorat de Guillaume Gaudin en décembre 2010, « L’Empire de papiers de Juan Diez de La Calle commis du Conseil des Indes ». « Tout est sacrifié à l'or ». Entre 1503 et 1660, 300 tonnes d'or et 25 000 tonnes d'argent quittent l'Amérique pour l'Espagne. Entre 1504 et 1650, on a chiffré à 17 967 les voyages aller et retour (environ 60 aller-retours par an en moyenne), sans compter les voyages de découvertes.
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Les Canaries espagnoles
Les conquérants espagnols ont importé des chansons, des mélopées, de fiers et assez doux chœurs de voix d’hommes dont on ne sait quelle en est la part guanche. L’écoute de ce folklore hispanique particulier évoque assez nettement les chansons des mariachis au Mexique, de manière certes moins éclatante, jouant moins sur le cuivres et les vents. Le cousinage semble en tout cas probable. Les aléas économiques de l’archipel provoquent l’émigration de canariens vers les Amériques, où en 1726 ils fondent Montevideo, en 1731 la ville de San Antonio au Texas (voir aussi page précédente, pour les flux d’émigration dans le sillage des conquêtes). En 1821, les Canaries deviennent une province espagnole. Santa Cruz de Tenerife est choisie comme capitale. Les fluctuations de l’économie agricole des Canaries (notamment le marasme sur l’exportation du vin de Tenerife, malgré la croissance de celle de la cochenille, cet insecte qui, séché, est à la base de la production du colorant carmin, et qui se nourrit des figuiers de barbarie) poussent beaucoup de Canariens à émigrer vers l’Amérique Latine, 90 000 entre 1860 et 1890. Au point que les Canariens nomment le Venezuela « la 8ème île »... Au début du 20ème siècle, la culture de la canne à sucre, de la vigne, de la banane, l'élevage de la cochenille, subissent de nouveaux déboires. Le blocus maritime anglais pendant la Première Guerre mondiale impacte nettement le commerce de la banane. Les Canariens partent encore en masse pour l'Amérique latine à la recherche d'une vie meilleure. En 1933, la droite espagnole au pouvoir fait appel au général Franco pour mater un second soulèvement révolutionnaire des mineurs des Asturies. À la tête de l'armée d'Afrique, il le fait en octobre 1934 de manière implacable sans hésitation ni pitié. En 1935, il est nommé chef d’état-major des armées. Mais en février 1936, l’élection d’un gouvernement du Front populaire change la donne : on l'éloigne aux Canaries car il est soupçonné de fomenter un coup d'État contre les autorités élues. L’hôtel de Madrid sur la place Caraisco de Las Palmas de Gran Canaria illustre sur ses rondes tables de café le passage du général et de sa famille dans la nuit du 17 au 18 juillet 1936. De fait, cette nuit-là éclate un coup d’état nationaliste. Franco publie un manifeste en sa faveur ici à Las Palmas. S’emparant des Canaries, il prend la tête de la rébellion contre le régime, s’envole pour Tétouan alors espagnole, prend le contrôle du Maroc espagnol puis repart pour la péninsule ibérique où il déclenche la guerre civile qui va déchirer l'Espagne jusqu'en 1939. Les nationalistes franquistes arrêtent tous les sympathisants canariens de la cause républicaine. Si la guerre d'Espagne n'atteint pas les Canaries, leur isolement économique sous la dictature a des conséquences très négatives.
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Les Canaries espagnoles
À droite de la façade de l’hôtel de Madrid de Las Palmas, ce grand bâtiment d’architecture néo-classique, présente sous colonnades une vaste terrasse un peu surélevée en façade. C’est le Cabinet Littéraire. Lors de notre visite, un cortège de personnes de belle mise, très vénérables discutent en mangeant, le geste lent, autour d’une table. La volonté d’être aperçu, mais avec la distance qui sied est manifeste. En plein 20ème siècle, des écrivains se réunissaient ici. Cet aréopage en est -il l’héritier? L’édifice héberge aujourd’hui le Centre Unesco de Gran Canaria associant les sociétés civiles espagnoles et africaines qui débattent « des alternatives locales sur les plans politique, économique et culturel ». Après la Seconde Guerre mondiale, la misère pousse à nouveau des milliers de Canariens à fuir clandestinement, principalement à destination du Venezuela. Ils vont aussi à Cuba et ceux qui en reviennent mettent à profit l’expérience cubaine pour développer la culture du tabac à La Palma. Dans les années 1930, on témoigne aussi, à cause de l’hétérogénéité des pluies entre l’est et l’ouest de l’archipel, d’exodes saisonniers des populations et des bétails de Lanzarote et Fuerteventura vers Gran Canaria et Tenerife, une sorte de transhumance inter-îles. Au début des années 1960, Franco ouvre la porte au tourisme. L’essor économique s'accompagne de transformations, moins heureuses, de la physionomie des Canaries. Des millions d'adorateurs du soleil s'y rendent chaque année. En 1975, après le retour à la démocratie, Tenerife et les autres îles de l'archipel obtiennent plus d'autonomie et le tourisme prend, alors, de plus en plus d'importance. Les îles Canaries sont une comunidad autónoma (région autonome) depuis 1982.
Au début du 21ème siècle, les Canaries retrouvent à rebours leur rôle de plaque tournante entre l’Europe et les continents africains et américains. Car l’archipel fait face à un afflux sans précédent d’émigrés illégaux venus d'Afrique. Porte d'entrée de l'Union européenne, le nombre d'arrivées avait atteint 31 200 clandestins en 2006. Par avion, l’immigration depuis l’Amérique Latine n’est pas négligeable aussi, notamment de Cuba, de Colombie, d’Equateur, d’Argentine, du Venezuela. L’Agence européenne Frontex, qui coordonne la lutte contre l’immigration clandestine avec les pays d’émigration (Mauritanie, Maroc et Sénégal notamment) semble depuis 2009 contenir mieux ces immigrations, qui se détournent cependant vers le chemin de Gibraltar et de l’Andalousie pour atteindre l’Europe.
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Architectures canariennes
D’après « Les îles Canaries » de Attilio Gaudio en 1995, et « Canaries » de Hélène Leprisé en 2006. Fortement influencée par les écoles espagnoles et portugaises, l’architecture cultive plusieurs styles différents. Les premières maisons paysannes sont construites avec les matériaux disponibles sur l’île, la pierre volcanique, mais aussi l’argile, la tourbe et pour le bois celui du pin canarien. Les murs sont chaulés de blanc le plus souvent, et la sombre pierre volcanique de basalte souligne de manière typique les arêtes, ou bien mouchette les murs en peau de léopard. Ce sont les grands « fincas » avec parfois plusieurs corps de ferme au décor simple et authentique. Elles comptent une ou deux pièces, comportent en général une façade asymétrique avec une porte centrale et des fenêtres sur les murs latéraux de part et d’autre. Comme pour certaines maisons de ville, les toits sont à deux ou quatre pentes, couverts de tuiles rouges, avec des bords un peu relevés ajoutant une sobre touche d’élégance. Le patio, sous ce climat de printemps permanent qui se durcit un peu en été, est très souvent la pièce maîtresse, celle autour de laquelle la maison se distribue. Verdoyant, notamment de fougères, planté de roses, la « pila » (vasque) y fait murmurer son eau. Une galerie de bois en fait le tour, quelquefois avec des étages, et des enfilades de pièces. Ses loggias, ses balcons derrière les jalousies qui souvent se prennent pour des moucharabiehs permettent aux dames assises en vis-à-vis sur la profondeur de l’avancée, de discuter en observant la rue sans être vues elles-mêmes.
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Architectures canariennes
Le patio est manifestement d’influence mauresque, celui qu’ont importé les conquérants espagnols et portugais dont ils avaient hérité de la culture andalouse jusqu’à la Reconquista. Même si les Guanches ont une origine maghrébine, ils ont abordé l’archipel bien avant que les contrées d’Afrique du nord aient connu l’ère musulmane et son âge d’or, dont le patio fut un fleuron. La similitude entre le climat méditerranéen de la péninsule ibérique, et celui des alizés subtropicaux, la même rareté de l’eau ont conduit d’une manière ou d’une autre aux mêmes solutions d’habitat. Le patio en est l’un des éléments les plus aboutis. Au 16ème siècle, en milieu urbain, on voit apparaitre en ville une profusion des ces balcons de façade en bois ouvragé, de loggias couvertes d’un auvent de tuiles, avec de fines colonnes de bois. Jusqu’au début du 18ème le style maniériste, baroque prédomine, alors qu’à l’intérieur prévalent les styles gothiques et mudéjar, les plafonds « artesonados » et souvent des murs décorés
d’azulejos. L’art canarien hérite de ceux du Portugal et d’Amérique Latine dans des échanges avec cette dernière où les origines communes sont évidentes. Le style ancien des villes canariennes est ainsi appelé indûment « style colonial ». Pendant la 1ère moitié du 17ème siècle, à Las Palmas, Juan Luzaro embellit beaucoup la ville ; c’est en particulier à lui que l’on doit « le patio des orangers » de la cathédrale, de style Renaissance bien marqué. Au 18ème siècle, les palais font plus la part belle au bois comme élément décoratif.
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Architectures canariennes à Las Palmas Ainsi à Las Palmas, un peu au hasard, ce qui exclut l’efficacité mais laisse sa part à la surprise, on atteint un quartier riche d’architecture « coloniale » authentique. En sombre bois travaillé, les portes, et les fenêtres souvent à guillotine qui les surmontent s’inscrivent dans un encadrement de pierre sombre à la
décoration parfois baroque plus ou moins élaborée, typique des 16ème et 17ème siècles canariens. Sur fond de façade, blanc ou uniformément coloré, l’effet est particulièrement réussi. Quand se greffe un de ces balcons de bois superbement travaillé, ici très ouvert avec son auvent et ses élégantes colonnades, ailleurs fermé de jalousies, l’impression de la plénitude d’un art de
vivre disparu, d’une harmonie ancienne encore persistante s’impose. Ce sont parfois les restes de l’époque des forteresses où l’on voulait se protéger des assauts pirates, qui dissimulent des splendeurs cachées, inaccessibles. D’autres superbes exemples de ce type d’architecture se déploient avec charme à Teror.
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Architectures canariennes à Las Palmas
Au 19ème siècle, une nouvelle architecture plus moderne et fonctionnelle s’introduit en réaction à ce que certains considéraient comme les excès du baroque. Après la guerre civile espagnole, l’architecture se fait moderniste, imposante et monumentale, s’inspirant parfois du baroque colonial, néo-classique souvent, comme par exemple pour achever la cathédrale de Las Palmas.
Dans l’autre partie du 20ème, c’est par contre une vague architecturale désordonnée qui par exemple coupe par une gigantesque coulée de béton Las Palmas de la mer. De la même période aussi datent ces maisons cubiques avec terrasse horizontale, peintes ou chaulées de blanc, qui ne sont pas sans rappeler les villages berbères d’Afrique du nord.
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Economie et ressources
L’archipel canarien couvre une superficie de 7 447 km2, compte environ 2 150 000 habitants, soit une densité de population est de 284 habitants/km². L’archipel constitue la huitième communauté autonome d’Espagne pour la population. La part étrangère qui y réside représente presque 15% de la population totale ; les plus nombreux sont par ordre décroissant les Allemands, les Britanniques, les Italiens, les Marocains, les Colombiens et les Cubains. Grâce principalement au tourisme et à la production de bananes, l’archipel reste la moins endettée des communautés autonomes espagnoles aujourd’hui, malgré la crise -on a vu ailleurs que l’Andalousie est la plus endettée par exemple-. Le secteur tertiaire représente 3/4 du PIB de l’archipel ; le tourisme en représente la moitié. L'arrivée de 11 600 000 touristes en 2012 a constitué un record historique avec au 1er rang les allemands et les anglais, et maintenant la Russie et la France après les reports liés aux crises des pays maghrébins, Tunisie, Egypte. L’effet de la crise sur ce plan dans les années 2008 et 2009 est oublié. L'agriculture, très peu développée, n’occupe que 10 % de la surface des îles, avec céréales, vignes, tabac, bananes, tomates et fruits tropicaux, principalement avocats, mangues et ananas. Ces produits sont exportés essentiellement vers l'Espagne et le reste de l'Union européenne. Actuellement, les productions locales ne couvrent que 20% des besoins de l'archipel. Elles sont cependant exportés vers l'Espagne et l'Union européenne. Seule (?) celle des fameuses et succulentes « papas » (pommes de terre importées du Pérou au 16ème siècle) est auto-suffisante. Du temps de la colonisation, les premières cultures introduites furent la canne à sucre au début des années 1480 par le conquistador Fernandez de Lugo lui-même, puis la vigne. Aujourd'hui, grâce à l’irrigation, ce sont les bananes et la tomate qui font l’essentiel du PIB agricole (60% au total). D'autres cultures adaptées à l'ensoleillement propre à cette latitude, s'y développent depuis peu, notamment l'ananas. De grandes serres sont aussi aménagées, en particulier sur Tenerife et Gran Canaria, non seulement pour les bananes mais aussi pour l'horticulture. L'archipel produit 400 000 tonnes de bananes par an (ci-dessus des bananeraies prises par Yann Arthus Bertrand à La Gomera, et d’autres à Tenerife), dont une majeure partie va vers l’Espagne continentale, qui soutenait ce marché en payant un prix légèrement plus élevé que celui des bananes latinoaméricaines. Depuis 1998, les lois européennes s’appliquant l’archipel obligent l'Espagne à accepter d'autres origines d’importation. Le bananier canarien est moins grand que ses cousins africains et antillais, mais aussi moins demandeur d'eau. Sa récolte a lieu tout au long de l'année. Il fut importé en 1855 par un Français, Sabin Berthelot, consul à Santa Cruz de Tenerife, qui introduisit cette variété chinoise, la Cavendish depuis la Cochinchine.
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Economie et ressources
Le gouvernement espagnol a annoncé en mars 2013 le lancement d’explorations pétrolières entre les îles Canaries et le Maroc, qui débutent en 2014. A la levée de bouclier des écologistes, il oppose l’argument d’une production qui pourrait réduire de 10% les importations espagnoles globales. Celles-ci couvrent aujourd’hui 96% des besoins, pour 40 milliards d’euros par an. Même si la sortie de crise semble assurée, le gouvernement canarien lance en 2014 un programme de relance économique de 2,2 milliards d’euros, à destination des PME et du tourisme. Le soutien européen déjà prévu pour la période 2014-2020 à hauteur de 2 milliards d’euros doit aussi permettre la relance et la diversification des activités de l’archipel et le développement de ses atouts géoéconomiques pour en faire une tête de pont espagnole à ce carrefour entre Europe, Afrique et même Amériques. En effet, malgré une attraction touristique très forte, les travailleurs des îles Canaries sont les moins biens payés d'Espagne avec des salaires moyens inférieurs à 1 325 € net mensuels et le chômage reste élevé. L'industrie est surtout développée dans les activités portuaires, le raffinage de pétrole (la raffinerie de Santa Cruz de Tenerife est la plus grande d'Espagne, un grand ensemble portuaire sera achevé en 2014 à Las Palmas) et l'agroalimentaire. El Hierro va devenir la 1ère île de l’archipel autonome en électricité, grâce aux énergies renouvelables pour ses 11 000 habitants. Alimentation en eau Les pluies trop rares, - rareté qui grossièrement diminue quand on va d’est en ouest et du sud au nord-, ne suffisent pas pour alimenter l’archipel en eau douce. Par contre, l’eau de mer ne pose pas de problème, avec pour cet usage un seul obstacle : le sel. Il a donc fallu créer des usines de dessalement (ou désalinisation ou dessalage) pour répondre aux besoins croissants de la population, de l’agriculture, de l’industrie, mais aussi du tourisme. L’archipel est équipé de 330 usines de ce type, publiques ou privées. Fuerteventura et Lanzarote sont autonomes sur ce plan. Pour ces usines, la technique de la distillation, très coûteuse en énergie laisse la place à celle du filtrage par membrane ou osmose inverse, qui délivre à peu près 50% d’eau douce du volume d’eau de mer filtré. Cette technique (structure des coûts ou bien stratégie fiscale de l’archipel?) favorise économiquement les petites installations. Du point de vue de l’impact sur l’environnement, la distillation émet moins de sel séparé que l’osmose inverse, mais rejette de l’eau chaude, ce dont l’autre procédé est exempt. De fait, la production d’eau douce par le dessalement ne buterait que sur la capacité de l’archipel à produire de l’électricité. Le vent et le soleil abondants permettent de ce point de vue d’être optimiste (voir l’autonomie proche de El Hierro). Pionner pour le dessalement et les énergies renouvelables, l’archipel le devient aussi pour le recyclage des eaux usées. Quoi qu’il en soit, le comportement de chacun, habitant ou touriste commence à peine à faire l’objet de véritables communications, pour parvenir à juguler la croissance encore très élevée de la consommation d’eau douce.
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Economie et ressources
Le procédé d’osmose inverse (OI) nécessite de l’énergie sous forme d’électricité pour alimenter des pompes hautes pressions qui compriment l’eau de mer pour la faire passer à travers une membrane filtrante. Les membranes, filtres très fins, retiennent toutes les impuretés et le sel. L’eau salée pénètre à une extrémité sous une pression élevée et sort à l’autre extrémité débarrassée de 99% de son sel après passage au travers de la membrane.