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l ’ humeur d ’ antoine : le journaliste silencieux

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BEAUTé

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Le journalistesilencieux

Jacques habite Sarlat, nous sommes en 1874 et il a 17 ans. Un jour de foire, il tombe sur un marchand de journaux, des journaux de Paris, il y a même un journal écrit en anglais. Ayant acheté le « Luciole », il lit que les prussiens aiment aussi peu la guerre que les français, que la 3è république affronte encore les royalistes, plein d’autres choses sur l’église, la répression des communards, l’Amérique, les colonies et les avancées électriques. Il est subjugué par le ton et la liberté des propos, ses opinions vacillent et il a trouvé sa vocation : il sera journaliste.

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Deux ans plus tard ayant obtenu son certificat d’étude, son père lui accorde quelques sous et le droit d’aller à Paris pour réaliser son rêve. Paris étant Paris, il est terrassé le premier jour par le monde, la violence de la misère et le mépris des bourgeois. Ici tout s’achète et le mérite sert les rentiers. Les journaux auxquels il s’adresse le renvoient sans façon. Après de maigres mois, le voilà vendeur de journaux à défaut d’en être la plume. Mais le soir, dans sa mansarde râpée ou dans les bouges des ruelles, il espère encore pouvoir un jour prendre part aux propos éclairants de la presse libre, pouvoir témoigner des avancées du monde sur la nature. Étant bon vendeur, il est repéré par un imprimeur qui lui ouvre ses portes. À partir de là, au son des presses et des bacs de lettres en plomb, il rencontre les typographes, les graveurs et les maquettistes, toutes les petites mains fabriquant le journal. Jacques est apprécié, ses propos mesurés, son tempérament optimiste, il est citoyen et réformateur, humble par devant. Recommandé par un ancien de l’atelier, il commence de petites rubriques sur la vie de quartier, les jours de marché, les commémorations. Il fera ça pendant 3 ans, jusqu’en 1879, puis on lui accorde de nouvelles chroniques, plus mondaines.

par antoine bertram

(…) Il est subjugué par le ton et la liberté des propos, ses opinions vacillent et il a trouvé sa vocation : il sera journaliste.

tas d’êtres extraordinaires aux connaissances sans fond. L’immersion est totale, il change de vêtements, de vocabulaire, de manières, il mime ses idoles et assoit sa pensée. Ses articles prennent du corps, le propos tend au politique, à l’insoumission, cela ne l’empêchant pas de fréquenter comtesses et notables, arrières d’assemblées et corporations en tous genres. Son nom commence à prendre de la valeur dans des cercles littéraires, on parle de lui comme d’un confrère, certes un confrère paysan, mais un confrère.

En 1882, après un hiver rigoureux, le peuple de Paris réclame plus de justice et de partage. Jacques, conscient du problème social, rédige un article à charge sur les privilèges des royalistes et de la bourgeoisie commerçante. Magnifique article, visionnaire et poignant. Le lendemain il est renvoyé. Le directeur préfère se séparer de Jacques à cause du scandale chez la comtesse Lasaure et l’outrage aux commerçants de la rue du Veau d’or. Dans la foulée, des anciens communards l’embauchent et le félicite, il intègre le journal « Le Parigot ». Bannit chez les notables, il n’en devient que plus populaire ailleurs. Certains hommes politiques l’aiment bien pour son humanisme et il est amené à réaliser des entretiens avec eux pour publication. Lorsqu’ensuite il se retrouve dans les bistrots populaires, il est pris à partie par des jaloux et des polémistes. On lui demande de justifier telle entrevue avec un royaliste, tel manque de discernement sur le comte de Chambord, les joutes verbales l’amenuisent, d’autant qu’elles se produisent partout, au théâtre, au journal, chez l’imprimeur, parfois même avec les femmes. Il commence à être moins virulent dans ses articles, arrondissant un angle sur untel, omettant une part d’ombre sur un autre. Dorénavant il veut irriter mais sans blesser, raconter mais séduire. Heureusement son exutoire reste le théâtre où il peut sans entrave critiquer ouvertement des pièces minables, des vaudevilles sans ambition. Il est chassé des boulevards, harassé par les acteurs, son nom rime avec vilénie chez les artistes et l’on critique en retour ce paysan parvenu qui se prend pour un connaisseur.

Maintenant il sort dans les théâtres et est invité partout, ses amis journalistes l’introduisent dans des cercles intellectuels, il retrouve au restaurant des artistes, des philosophes, des progressistes, des scientifiques, tout un

Les années passent et ses amis parisiens finissent par se détourner de lui, trop lisse, trop faux, à vouloir plaire il a déçu, à soigner ses relations il en a perdu son caractère. Il traverse les années 1890 sans encombre, laissant à d’autres le soin de parler d’Indochine ou d’anarchie. Il reprend une place d’arrière-garde dans le journal, traitant des quartiers et des innovations technologiques, il parle de science. Lorsqu’arrive 1900 et ses idées nouvelles, Jacques est prêt. Le débat sur la liberté d’association fait rage et ni les citoyens ni les bourgeois ne veulent voir revenir les corporations. Pourtant, il faut bien un cadre pour s’associer, rien n’arrête le progrès. Jacques réussit un article parfaitement lâche où il n’éclaire ni les uns ni les autres, c’est son triomphe. 5 ans plus tard lorsqu’arrive le débat sur la séparation de l’église et de l’état, il ne peut s’empêcher de prendre le parti pour la république laïque. Il se permet alors un papier anticlérical de premier ordre et taille sans manières un costume à l’église. Ce propos étant à la mode à Paris, l’article ne donne pas suite à des esclandres. Cependant il reçoit bientôt une lettre de son père qui, ayant lu l’article, préfère le renier plutôt que d’entendre ses arguments. Dans les campagnes, la foi est encore ancrée et Jacques est abandonné par sa famille pratiquante.

Il termine sa vie sans plus écrire avec courage et quand en 1914 la guerre meurtrière s’annonce, il se garde bien d’en entrevoir la boucherie stupide. S’enterrant dans un silence qui le ronge doucement, il découvre trop tard comment il a raté sa vie en se fiant à l’avis des autres. L’autre a toujours plus de remontrances que de conseils, car il est plus facile de critiquer que de bâtir. Le jour de sa mort, peiné par le sort des vieux qu’on laisse errer sans soin sur les bancs publics, il pense écrire quelque chose et en cherche le titre. Perdu dans ses pensées, il ne perçoit pas qu’il est lui-même seul, vieux, et assis sur un banc.

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