Traduction de l’anglais (États-Unis) et postface de Vincent Broqua. Archives, pour un monde menacé. Dès le titre de ce premier livre d’ANNE WALDMAN en France, recueil de textes tirés de quatre volumes, un paradoxe : les archives ne sont pas le résidu d’un monde qui aurait péri, ni ce qui resterait simplement du passé. Elles sont « pour » le monde, contre les menaces qui pèsent sur lui, déjà une réponse, une force, un mouvement. Suivre l’animal, défaire la noce, entreprendre un lointain voyage, tramer une science-fiction poétique : tel pourrait être un intitulé succinct de chaque partie du livre. Remuons les archives. Quels sont ces documents donnés à lire, ces papiers, ces images, ces voix ? Suivons d’abord, sur une carte du déchet, le lamantin et son revers, une humanité souvent lamentable : un « courant sous-terrain » bouddhiste porte ce premier mouvement et lance le livre. Prenons ensuite forme humaine, marions-nous, et écoutons notre langage trébucher quand tout se répète. Le troisième temps est celui du voyage en Indonésie, vers les temples, l’architecture et la musique. Enfin, le dernier mouvement du livre nous plonge dans le combat des Anne, femmes doubles, contre les Décideurs qui veulent boucler le langage. Les archives d’ANNE WALDMAN font un livre qui tient dans le chant de ses parties. Les territoires et les questions ici parcourus sont vastes : de l’Asie aux États-Unis, en passant par l’Europe, des espèces en voie de disparition à l’obsolescence programmée de la civilisation technologique, en passant par les formes menacées du langage. Grande figure de la poésie américaine, associée à « l’école de New York des poètes » et à la « Beat Generation », directrice du Saint Mark’s Church Poetry Project à New York de 1968 à 1978, amie d’Allen Ginsberg avec qui elle a fondé en 1974 The Jack Kerouac School of Disembodied Poetics à Naropa University (Boulder, Colorado), ANNE WALDMAN est une poète, performeuse et activiste infatigable. Auteure de plus de quarante livres dont Kill or Cure (Penguin, 1996), Marriage: A Sentence (2000), Structure of the World Compared to a Bubble (2004), Manatee/Humanity (2009), Anne Waldman a récemment publié l’imposant The Iovis Trilogy (Coffee House Press, 2011) et Gossamurmur (Penguin, 2013).
Archives, pour un monde menacé
Archives, pour un monde menacé
Anne Waldman
Anne Waldman
Anne Waldman
Archives, pour un monde menacé
Illustration de couverture © Kiki Smith
21 € ISBN 978-2-84809-233-1 www.jocaseria.fr
9 782848 092331
joca seria
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Archives, pour un monde menacĂŠ
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Titre original : Les quatre sections d’Archives, pour un monde menacé correspondent à quatre livres d’Anne Waldman, dont les extraits ont été choisis et rassemblés par Vincent Broqua. I. Lamantin/L’humanité, extraits de Manatee/Humanity, Penguin, 2009. II. Mariage, une sentence, extraits de Marriage: A Sentence, Penguin, 2000. III. La structure du monde comparée à une bulle, extraits de Structure of the World Compared to a Bubble, Penguin, 2004. IV. Tullamurmure, extraits de Gossamurmur, Penguin, 2013. Le titre du présent ouvrage a été choisi par le traducteur et l’auteur. Des extraits d’Archives, pour un monde menacé ont paru dans Vacarme (55, 65, 66). Image de couverture : Détail d’une tapisserie de Kiki Smith, Congregation (tapestry layout drawing), 2013, collage and ink on Nepalese paper, 274 cm x 213 cm. La couverture a été réalisée par l’artiste Kiki Smith pour cette édition. © Kiki Smith, 2013-2014. Crédit photo : Image courtesy of the artist and Magnolia Editions Les dessins et gravures du livre – les Bouddhas de « Mudra », les images de Borobudur – sont reproduits avec l’aimable autorisation de Penguin USA. Les photographies d’ombres-doubles dans Tullamurmure sont reproduites avec l’aimable autorisation d’Anne Waldman. Nous souhaitons remercier vivement les personnes suivantes : Kiki Smith et Angela Conant, Kiki Smith Studio Paul Slovak et David Martin, Penguin Group, Suzanne Doppelt et Pascal Poyet Ouvrage publié avec le concours de l’Université Paris Est Créteil, IMAGER EA 3958
© Anne Waldman, Kiki Smith & Vincent Broqua, 2014. © joca seria, 2014 72 rue de La Bourdonnais 44100 Nantes - France 978-2-84809-233-1 www.jocaseria.fr
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Anne Waldman
Archives, pour un monde menacé Traduit de l'anglais (États-Unis) par Vincent Broqua
éditions joca seria
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I Lamantin/L’humanité
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{ courant sous-terrain }
Ce poème s’inspire d’un rituel d’initiation du bouddhisme tibétain, d’un enseignement particulier – on parle aussi de wang (littéralement « transmission de pouvoir ») – lié à un rituel shamanique pré-védique. Ce poème trouve son inspiration dans la rencontre avec le mystérieux lamantin, animal menacé des eaux côtières, et le loup gris, qui vit notamment dans l’ouest des Etats-Unis. Le poème a également pour origine une méditation sur ces deux animaux. Il a surgi un discours urgent. Cette initiation bouddhiste est appelée Kalachakra, c’est-à-dire « La roue du temps ». Ces dernières années, elle a été transmise à un rythme soutenu à la fois en Asie et dans les pays occidentaux. On pense que cette initiation donne le pouvoir et l’autorisation de se livrer à de nouvelles formes d’empathie par la méditation afin d’atteindre l’« illumination » (la vision claire) pour en faire bénéficier les autres (y compris les règnes animaux et végétaux) le plus rapidement possible ! Le poème explore aussi la nature du temps et du changement. Le Tantra fait référence à un flux de continuité, ou à un fil. Ce flux régulier est notre propre esprit, qui, dans la conception bouddhiste perdure dans de multiples vies. A son stade le plus subtil, on appelle l’esprit « la pure lumière primordiale » ; il est libre des oscillations de la pensée conceptuelle et des émotions troublantes. Il sous-tendrait chaque instant de l’expérience, qu’on soit éveillé ou endormi – semblable à une radio toujours on, toujours allumée, diffusant sans relâche même entre les bandes, ou même lorsqu’on cherche/choisit une autre fréquence. Notre esprit est le fondement de nos expériences de la mort ; nos expériences du bardo, cet état entre les renaissances ; notre conception d’une nouvelle vie. L’état allumé, on, de la radio n’est
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affecté ni par les interférences probables, ni par le volume ou par la spécificité de la station. Parallèlement, ni l’intensité de notre expérience ni les drames de nos pensées et humeurs discursives n’affectent l’« esprit clair et léger », qui est aussi on, toujours en éveil. Chaque flux de continuité est aussi individuel. Toutes les radios ne se sont pas identiques, même si leurs récepteurs fonctionnent de la même manière. Ainsi, il n’y a pas d’esprit universel dont participerait l’ensemble des esprits, mais plutôt une myriade de chemins individuels et uniques, des possibilités indénombrables. Une des métaphores que Jack Spicer utilise pour le poète est celle de la radio ; le poète est toujours on, jamais éteint. Et la question pour mon poème était : qu’en est-il de l’esprit du lamantin ? Il semble y avoir dans l’esprit du lamantin quelque chose de merveilleusement conscient, de primordial, de toujours en éveil, même si sa fréquence est moins ample. Je me souviens que William Burroughs (prolongeant peut-être une chose que Jack Kerouac avait dite) avait le sentiment que de très nombreux animaux avaient atteint l’état de samadhi. Il pensait cela de ses chats, et répétait souvent qu’il préfèrerait la compagnie des lémuriens à celle des humains. La pratique tantrique fait appel à l’imagination pour la visualisation, de façon à invoquer certaines énergies avec l’esprit et le corps. Il s’agit essentiellement d’une pratique de l’empathie. La divinité aux couleurs de l’arc-en-ciel du rituel de Kalachakra possède quatre visages et vingt-quatre bras, et se trouve accompagnée d’un conjoint. Plus il y a de bras, plus puissante et efficace s’en trouve l’action. Traditionnellement, pendant l’initiation, on se voit sous les traits de la divinité, ce qui accroît la compassion, puis, lorsqu’on est proche du but, on fait se dissoudre l’image. Le mandala ou la carte créés pour un tel événement est une
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représentation d’un univers symbolique. Ils décrivent un palais et ses terrains adjacents qu’habite la figure de Bouddha. L’initié entre dans ce lieu par l’imagination. Comme les parties du corps, chaque élément architectural correspond ou renvoie à la prise de conscience selon laquelle il faut maintenir nos esprits en activité. Un mandala peut être une structure en trois dimensions, et un mandala fait de poudres colorées ou de sable est une esquisse de cette structure. L’initiation ainsi que ses préparatifs prennent trois jours. Dans le passé, j’ai reçu par deux fois cette initiation avec des centaines de gens. Les guides étaient de célèbres professeurs de méditation s’inscrivant dans la tradition du bouddhisme tibétain. La première fois, j’ai été frappée de la nature très ritualisée et sophistiquée des « actions » de ces trois jours, j’étais peu certaine de comprendre quoi que ce soit à l’essence des profondeurs du Kalachakra. Et il est vrai que je me suis sentie ridicule et gauche lorsque j’ai tenté de suivre toutes les instructions et les visualisations complexes. Au début de l’initiation, on nous a donné deux morceaux d’herbe kusha – une courte et une longue. On nous a dit de glisser la courte sous l’oreiller et la longue sous notre matelas, et d’être attentifs à nos rêves. Mon rêve le plus singulier fut apocalyptique : c’était une scène assez terrifiante, remplie de cadavres humains, d’animaux démembrés et éviscérés dont l’éparpillement évoquait une zone de guerre classique ou un abattoir brutal. Je me souviens que je m’étais cachée dans une petite rue avec des livres de « poésie sacrée » interdits qu’il fallait mémoriser rapidement. Et pourtant, il y avait une alternative à cette vision sombre – elle consistait à fuir ou à former une communauté avec d’autres se trouvant dans la même situation délicate. Des bêtes aquatiques nous venaient en aide. Je me suis souvenue de l’histoire de mes ancêtres huguenots qui, pour fuir la persécution, avaient traversé l’Atlantique en
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cachant la bible familiale dans une miche de pain. L’herbe kusha était censée nous purger des rêves de mauvais augure. Au réveil, il m’a semblé que ce rêve était la réalité même que l’initiation Kalachakra était censée nous faire surmonter, et qu’on donnait cette cérémonie sophistiquée à de nombreuses personnes, pas uniquement à des Bouddhistes, afin de lutter contre la folie de ce Kali Yuga de plus en plus sombre et jonché de corps, c’est-à-dire contre cet « âge des ténèbres » – une époque où la guerre, la souffrance et l’inhumanité semblaient malheureusement interminables. Le but, tel que je le comprenais, était de se libérer de la roue samsarique, ou à tout le moins de comprendre comment le temps, l’espace, la matière et tout spécialement l’esprit et la conscience fonctionnaient. Pendant le grand rassemblement, j’ai pensé que même si ma première initiation Kalachakra ressemblait à du théâtre (à un moment on bande les yeux des initiés) ou à un pur fantasme, nous faisions tout de même participer nos corps à cette création – ce vif spectacle – pour atteindre un but élevé. Je pensais à Antonin Artaud et à son idée que le théâtre devait être l’endroit ou « l’état » qui permet de comprendre l’anatomie humaine et qu’avec l’anatomie humaine on peut « guérir et diriger la vie ». Le texte de l’initiation Kalachakra progresse au gré des nombreuses descriptions du macrocosme et du microcosme, examinant des détails externes, internes et « autres » (extérieurs, intérieurs, secrets) de l’environnement, du corps, des étoiles et même les augmentations les plus minimes de molécules ou d’atomes. Dans le bouddhisme, le temps est premièrement une mesure du changement. À vrai dire, on pense que le temps ne possède ni début ni fin, mais qu’il épouse seulement la réalité du changement. « Rien ne change sinon la volonté du changement » comme le dit le fragment célèbre d’Héraclite. L’univers, les civilisations et les formes de vie naissent et meurent. Se
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libérer du temps revient à sortir de la confusion, de toute conception fausse quant à la façon dont les choses adviennent véritablement. Ce poème est une improvisation tout autant qu’une exploration des idées et des préoccupations du Kalachakra, avec la volonté d’accueillir tous les animaux dans la vie et dans la poésie. Cela dit, la présentation n’est pas linéaire ou systématique, et le poème évite tous les points de détail que suppose une visualisation des atomes du corps et de l’univers. Il semblait difficile de rendre un compte exhaustif de toutes les respirations d’une journée ou des systèmes complexes de prévisions astrologiques. Ou encore des descriptions de préceptes relatifs aux vingt-cinq modes d’« attitudes de soumission ». Mais le plus stupéfiant dans ces descriptions obsessionnelles de rituels, c’est la vision d’une « personne », de sa complexité, et le courage qu’il faut pour découvrir et « purifier » les dispositions d’esprit de cette « personne » afin de la mettre sur un chemin meilleur. Qu’est-ce que la conscience ? Qu’est-ce qu’être conscient ? Qu’est-ce que l’humanité ? Qu’est-ce que l’empathie ? Ce qui m’a le plus intéressée, cela dit, c’est l’interaction de la sagesse, des descriptions et de l’efficacité présumée du Kalachakra avec les neurosciences qui étudient la nature de l’esprit et de la conscience dans le théâtre du cerveau. J’ai été guidée par la notion de « neurone miroir » comme façon de comprendre les oscillations de l’empathie et de l’inspiration dans la condition humaine. Certaines des pratiques du bouddhisme tibétain – telles que la visualisation des icônes, les syllabes-germes, les divinités et ainsi de suite – sont censées imiter des états de conscience et conduire vers ceux-ci, des états de conscience et d’empathie qui vont à l’encontre de la défiance naturelle à l’égard de l’« autre » et du maintien d’un territoire du moi individuel. Enfin, en invoquant la gnose de l’environnement naturel et de
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ceux qui le peuplent, comme le recommande le mandala de l’initiation Kalachakra, je fais intervenir des formes de vie qui semblent particulièrement menacées. Dans ce poème, les litanies du lamantin, du lémurien et le rêve-du-loup sont pensés comme des interludes lyriques – des structures modales – de défense et de restitution, et ils valent pour toutes les espèces menacées. Le jour où, il y a plusieurs années, j’ai passé plusieurs heures en présence d’un lamantin blessé dans un « parc aquatique » local s’est révélé déterminant pour ce projet. J’ai fait le serment d’y « inclure le lamantin ». Je crois que c’était une femelle qui avait résisté à la malveillance et à la négligence des humains. On aurait dit une créature antique, et elle semblait adopter une attitude contemplative – elle était grande, comme Bouddha – et j’ai imaginé que je recevais des ondes de son exemple, l’exemple de la victime d’une captivité cruelle. Dans le bouddhisme, on pense que toutes les formes de vie sont reliées par l’histoire de leur évolution et que les esprits des hommes et des animaux participent à parts égales de la réalité. Nous partageons la planète avec de nombreuses temporalités non-humaines. Les esprits existent à un niveau quantique, en deçà des atomes et des particules subatomiques. Comme je l’ai dit : un esprit ne provient pas de rien et ne va pas nulle part. J’ai visualisé le territoire du lamantin dans le bassin comme un sanctuaire. Je l’ai moins vue comme une victime que comme une divinité poétique. Et j’ai senti qu’elle avait pour moi la plus grande sympathie. De toute évidence, le lamantin n’est d’aucune utilité au monde actuel. Il est curieux que des créatures pacifiques, voire transcendantes, disparaissent tandis que l’étendue de la cruauté humaine, de son pillage et de ses guerres progresse inexorablement.
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~ externe ~
premier jour
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~ avais-je une chance sous cette forme ? Expédition Kamchatka 1741-1742 Le capitaine Vitus Bering & deux navires – Saint-Pierre & Saint-Paul – étaient de retour chez eux au Kamchatka après une expédition pour cartographier la côte de l’Alaska pour le Tsar Pierre le Grand de Russie & avaient repéré les bêtes ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~ & cachés derrière eux, leurs ancêtres
les ancêtres du Rhytine de Steller
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le Dusisiren dewana & le Dusisiren jordani étaient très répandus sur les côtes du pacifique, de la basse Californie jusqu’au Japon où l’Hydrodamalis a prospéré jusqu’à l’arrivée des humains Au Pléistocène
Le Dusisiren jordani était familier des eaux côtières peu profondes au Miocène supérieur La Californie il y a 10-12 millions d’années Ordre des siréniens presque africain au début de l’Eocène il y a 4550 millions d’années Le terme anglais manatee, lamantin, vient du mot haïtien manati qui signifie « poitrine »
des poitrines semblables à celles de femmes que tétaient leurs petits Carib manattoui
Manattouf peut-être d’origine mandingue donné par les colons espagnols Latinisé en manatus Infrasons produits dans le larynx Ojibwé : manitoo tourna avec ses mains
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forme semblable à la main & utilise ses nageoires antérieures comme des mains & j’ai pensé manteuesthai, prédire avais-je une chance sous cette forme ? L’Humanité manifestus (prise en flagrant délit… de…) & dans le rêve elle / il se presse contre moi & dans le rêve je la/le/en tète d’aussi près que le permet la domestication & dans le rêve avais-je une chance ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
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~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~ tout est quelque chose d’autre à manger bon signifie bon à manger tous les pronoms ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
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~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~ Ils avaient décidé à présent de se diriger vers le ferry
la carte des lacs était posée sur la table elle prit le livre à proximité, laissant la carte de côté & tandis que parfois elle l’approchait un peu plus d’elle, ou parfois le regardait seulement, elle était heureuse de voir – & elle faisait tout cela rapidement – transportée par son titre, par les photographies à l’intérieur – les murs
superposition
d’une tête de louve ce livre avait été écrit par un ami le nom d’un ami y figurait distinctement elle admirait son écriture c’était une écriture oblique, une sorte de méditation, sur les détritus & les déchets & les amples ravages du temps sur de nombreuses grandes villes diasporas de
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migrations visibles & invisibles incursions à venir qui laissent leur curieuse empreinte désespérée sur le visage des villes une photo de cet ami au regard fixe et direct rebelle aurait-elle pu dire le connaissant mais peut-être pas plus sûre de la crédibilité de la ligne & de la marque & du point de perforation & de la fureur. il avait un goût pour la marche & le discours sur la certitude de l’effervescence & de l’explosion des peuples de gens attirés par le vertige de la survie— d’eux occupés à pousser & à tirer … que dis-tu ? une corde ? une ligne de vie & de petites rues, endroits au bord de l’eau deals-de-survie mélancoliques
qui ont donné une main sans expérience il s’était aventuré jusqu’à leurs faces cachées inlassablement & avait vécu dans les interstices à regarder les villes en deçà de son imagination ce qu’il avait vu ce qu’il avait vu en deçà de l’imagination
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il avait vu les contours étranges de la peur & de l’effervescence & de l’explosion côtoyer la folle joie du martyre comment explose partout l’éthos « par tous les moyens nécessaires » il voulait dire qu’ils étaient entassés comme des rats ou comme le peuple « tête » qui vit sous les eaux circumpolaires— fantômes se résumant à une tête fantômes en attente d’une sépulture près du champ d’exécution de Srebrenica des quartiers plus sombres hors de Paris d’où les problèmes dont ils se plaignent viennent elle pensa à des sémaphores il essayait de lui dire quelque chose avec ses signaux avec ses codes & drapeaux & l’endroit où ils pourraient mesurer « la détresse » pourraient mesurer « aidez-les maintenant » signaler « détresse, détresse » c’étaient des mots, des mots et rien d’autre, à présent, ici, le ferry tout proche ils pouvaient le rejoindre à pied depuis leur abri temporaire il appartenait à l’école des mots-et-rien-d’autre transformant alors les mots en films ces images animées incarnant des ombres une école de cinéma
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& des films des films-et-rien-d’autre car tu pouvais raconter que dans la lumière, disait-il, les mots & il les aimait obscurs, et même transgressifs & à quoi rêves-tu je veux dire « travailles »-tu, « travailler » à quoi ? demanda-t-il « mâchonne le mammifère » c’était comme une hallucination d’abord les objets dispersés à l’endroit même de leur provenance un livre, une carte, des quadrants délaissés à présent un sentiment du refuge & de l’éloignement la carte mise de côté, ils tenteraient leur chance ses cavernes de villes leur poids en lui dans sa tête à elle désormais ils s’étaient installés, avec leur déjeuner, sur un autre ferry Lac de Côme dépourvu d’animaux fondations lithiques & l’écriture qu’ils produisaient tous les deux te transportait vers ces lieux autres vagues sur le Bosphore : Istanbul ou le Cambodge ils écrivaient tous les deux comme s’ils étaient pris par la fièvre (–as-tu jamais eu la terrible dengue ?)
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à cause de l’urgence, la survie décrire le monde connu des moindres recoins de l’imagination le monde relatif de la mort & du changement accompagné des frictions des machinations du capitalisme, force brute, mystérieuse & intense & décimation déracinement son temps était-il irréversible ? combien d’objets soumis à l’épreuve démontés déconstruis-les pour en faire apparaître la nature essentielle : la compassion ! le nom survivant à la personne qui le porte comme pour un livre nom identité « personne » & as-tu entendu demanda-t-il parler du continent des détritus – 50 000 kg de plastique pétrolier ? deux fois plus grand que votre continent (il n’était pas né américain) qui tournoie en un vortex et les animaux aquatiques sous le fardeau extrême de la nomination comment les connaître autrement par le son qu’ils produisent par leur cri ?
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se débattant dans un enchevêtrement de plastique, mutilés entaillés & elle se demanda quels animaux devaient être sacrifiés à la colonisation du temps ? à la colonisation des villes la colonisation des océans ? des planètes quand la science ne trouve pas quelque chose elle pensa à deux possibilités dans sa philosophie pour aller vers lui le fait de ne pas trouver quelque chose qui n’existe pas & le cas où même si quelque chose existe c’est impossible à trouver sais-tu ce que je dis de ceci pas exactement le but vies passées & futures qui dira qu’elles n’existent pas même si on ne peut les trouver ? & lui: il y a un monde, c’est bien assez, qui commence ici & purifie l’environnement extérieur, commence ici. J’ai débuté dans les villes s’il y a des côtés, il y a un centre la Voie Lactée possède un centre autour duquel elle tourne
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un milliard d’années lumière de part en part… elle : la terre ? tu veux dire que ce livre pourrait bien être mon centre espérait-elle prédisait-elle ? (enthousiaste) voudrais y aller, dit-il, avec toi continua-t-il & prolongeant la réflexion de celle-ci comme la connaissance du vent… il dit : encore une fois, qu’est-ce qui est exact ? & elle : je le connais, je connais mon ami en le regardant dans mon miroir de lui… & nous avons alors voyagé sur des kilomètres quand voyager était une façon de penser, d’étudier des lieux … des gens … des animaux… sur des kilomètres, « les tribus & le reste » & en sympathie, nous étions magiques, poétiques, parce que nous pouvions nous transporter vers un autre siècle & emmener le passé avec nous en nous demandant
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quel animal piège le « que dire de » ? que dire des animaux en cage ? & la piétaille (nous les avons vus embarquer au loin) qu’est-ce qui piège la piétaille ? & la torture (invisible) mais on la voit dans l’esprit sujet bien impossible qui devient un facteur (piégé) de vie ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~ purs et simples piégeages, fils de rasoir signifiaient « brûler à la torche » signifiait « lyncher » & rassembler les animaux pour la chasse vêtus de leurs peaux
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des gestes & des sons émis par le larynx en vibration chante notre devenir animal l’être animal manger l’animal animaux à la descendance incertaine ou « coudre les chemises aux motifs d’étoile de Bethléem par quoi les oiseaux seraient ramenés à forme humaine »
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& pendant la lente traversée du ferry (ils avaient embarqué à présent) elle poursuivit ses rêves mantiques comment ils étaient venus à elle sous la forme de Voix « un univers antérieur peut disparaître & être suivi d’une période de vide — ou des époques de désintégration, puis des périodes de vide & pendant les vingt époques intermédiaires de vide apparaissent des particules d’espace & c’est là que tu fais ton entrée »
elle débuta dans son esprit-caverne une particule d’espace comment « fait son entrée » ? d’autres Voix encore « pendant les époques d’apparition le principe d’apparition de l’espace, du vent, du feu, de la terre, de l’eau est contenu dans les particules d’espace »
elle commença à penser à l’apparition elle observa son souffle sur la vitre (ils se trouvaient dans la coque du bateau à présent) « dans la source cognitive entièrement faite de phénomènes apparaissent des formes provenant des réservoirs de l’esprit, elles produisent de la compassion – comme des serments »
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elle pensa aux serments, pourrait-elle les prononcer pour lui, pour l’humanité ? « ceux qui existent dans des situations de telles distances astronomiques & microscopiques entre les choses, ceux-là sont tout à fait imaginaires – tels sont ceux qu’on perçoit en rêve— & ceux qui proviennent du contrôle acquis sur les éléments » « quant à ceux qui viennent des réservoirs—on ne peut les voir à l’œil nu, ils sont semblables à des atomes »
& il répondit comme s’il traduisait la notion d’éveil spirituel pour elle : la forme possède forme & couleur—la couleur suppose la fréquence des longueurs d’onde sur un spectromètre… d’abord se produit la séquence de « dissolution » : terre, eau, feu, vent & espace puis la séquence de « génération » : vent, feu, eau & terre extérieurement les éléments se développent à partir de l’espace & ils se dissolvent dans l’espace
& ensemble ils ont noté ces catégories & à travers cette « science », et à travers la diction de ces choses, il est devenu plus puissant comme quand un géomancien consigne ses impressions dans un journal
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~ interne ~
deuxième jour le lamantin se trouve dans les rivières basses et lentes le lamantin évolue dans les estuaires évolue dans les baies d’eau salée le lamantin en mouvement évolue doucement le lamantin se trouve dans les canaux et les zones côtières le lamantin est un animal migratoire le lamantin est doux et lent le lamantin évolue lentement dans les rivières lentes le lamantin est totalement herbivore le lamantin des Caraïbes n’a pas d’ennemi naturel le lamantin n’a pas d’ennemi naturel sinon l’homme contre nature le lamantin est constamment menacé par l’homme contre la nature l’homme avec ses bateaux & son plastique & son attitude le lamantin se noie souvent dans les barrages des canaux des hommes l’homme qui ne fait aucune concession au lamantin le lamantin meurt dans les mécanismes contre les inondations l’homme qui ne fait aucune concession au lamantin et néglige la vie du lamantin la fortune du lamantin le lamantin meurt des collisions avec des embarcations l’homme qui ne protège pas le lamantin quelle gestion de la terre fait cet homme contre nature l’homme qui ne fait aucune concession au lamantin le lamantin meurt d’indigestion en ingérant des hameçons l’homme contre nature qui ne fait aucune concession le lamantin meurt à cause des ordures et des lignes monofilament
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l’homme qui a une attitude détestable ne trouve aucune utilité au lamantin le lamantin meurt piégé dans les alignements de pièges à crabes le lamantin meurt de perdre son habitat que l’homme s’est approprié le lamantin est mutilé par l’homme, le lamantin pourrait être aidé par l’homme hommes ô aidez le lamantin hommes approchez du cœur du lamantin un petit lamantin naît tous les deux à cinq ans un lamantin reste pendant un an dans le ventre du lamantin 13 000 km d’eaux maritimes pourraient être donnés au lamantin 17 000 km de rivières et de fleuves pourraient être donnés au lamantin 16 000 km de canaux qu’ils soient tous donnés au lamantin le lamantin a dans le cerveau plus de matière grise qu’un homme le lamantin a une pensée de l’archive peut-être plus étendue que l’homme les jours jadis du lamantin datent de milliers d’années esprit du lamantin, qu’est-ce que l’esprit du lamantin le lamantin n’a pas d’ennemis naturels le lamantin est totalement herbivore le métabolisme du lamantin est lent, il évolue lentement le lamantin évolue dans les estuaires, dans les baies d’eau salée le lamantin évolue dans les rivières lentes le lamantin est doux les petits du lamantin sont allaités pendant deux ans le lamantin apprend tout du lamantin mère les lamantins mères & leurs petits chantent en réponse le lamantin a trois grands os dans l’oreille gazouillis sifflements cris du lamantin le lamantin évolue lentement évolue doucement les oscillations du lamantin évoluent entre les oreilles du lamantin oreilles du lamantin mère & des petits lamantins
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les lamantins sont nos siréniens & vivent dans la maison des sirènes lamantins sirènes mermaids évoluent lentement en chantant le lamantin mère & son petit si proches l’un de l’autre le lamantin femelle attachée à son seul et unique petit lamantin
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Collection américaine dirigée par Olivier Brossard
John Ashbery et Joe Brainard, Le Carnet du Vermont traduction d’Olivier Brossard Bill Berkson, Parties du corps traductions d’Omar Berrada, Vincent Broqua, Olivier Brossard, Vincent Dussol, Abigail Lang, Clément Oudart, Martin Richet et Béatrice Trotignon Charles Bernstein, Pied bot traduction de Martin Richet, postface de Jean-Marie Gleize Ted Berrigan, Les Sonnets traduction de Martin Richet, postface de Jacques Roubaud Frank O’Hara, Poèmes déjeuner traduction d’Olivier Brossard et Ron Padgett Frank O’Hara, Méditations dans l’urgence traduction d’Olivier Brossard et Ron Padgett Ron Padgett, Le Grand Quelque chose traduction d’Olivier Brossard Ron Padgett, On ne sait jamais traduction de Claire Guillot Anne Waldman, Archives, pour un monde menacé traduction de Vincent Broqua
Traduction de l’anglais (États-Unis) et postface de Vincent Broqua. Archives, pour un monde menacé. Dès le titre de ce premier livre d’ANNE WALDMAN en France, recueil de textes tirés de quatre volumes, un paradoxe : les archives ne sont pas le résidu d’un monde qui aurait péri, ni ce qui resterait simplement du passé. Elles sont « pour » le monde, contre les menaces qui pèsent sur lui, déjà une réponse, une force, un mouvement. Suivre l’animal, défaire la noce, entreprendre un lointain voyage, tramer une science-fiction poétique : tel pourrait être un intitulé succinct de chaque partie du livre. Remuons les archives. Quels sont ces documents donnés à lire, ces papiers, ces images, ces voix ? Suivons d’abord, sur une carte du déchet, le lamantin et son revers, une humanité souvent lamentable : un « courant sous-terrain » bouddhiste porte ce premier mouvement et lance le livre. Prenons ensuite forme humaine, marions-nous, et écoutons notre langage trébucher quand tout se répète. Le troisième temps est celui du voyage en Indonésie, vers les temples, l’architecture et la musique. Enfin, le dernier mouvement du livre nous plonge dans le combat des Anne, femmes doubles, contre les Décideurs qui veulent boucler le langage. Les archives d’ANNE WALDMAN font un livre qui tient dans le chant de ses parties. Les territoires et les questions ici parcourus sont vastes : de l’Asie aux États-Unis, en passant par l’Europe, des espèces en voie de disparition à l’obsolescence programmée de la civilisation technologique, en passant par les formes menacées du langage. Grande figure de la poésie américaine, associée à « l’école de New York des poètes » et à la « Beat Generation », directrice du Saint Mark’s Church Poetry Project à New York de 1968 à 1978, amie d’Allen Ginsberg avec qui elle a fondé en 1974 The Jack Kerouac School of Disembodied Poetics à Naropa University (Boulder, Colorado), ANNE WALDMAN est une poète, performeuse et activiste infatigable. Auteure de plus de quarante livres dont Kill or Cure (Penguin, 1996), Marriage: A Sentence (2000), Structure of the World Compared to a Bubble (2004), Manatee/Humanity (2009), Anne Waldman a récemment publié l’imposant The Iovis Trilogy (Coffee House Press, 2011) et Gossamurmur (Penguin, 2013).
Archives, pour un monde menacé
Archives, pour un monde menacé
Anne Waldman
Anne Waldman
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Archives, pour un monde menacé
Illustration de couverture © Kiki Smith
21 € ISBN 978-2-84809-233-1 www.jocaseria.fr
9 782848 092331
joca seria