Revue de presse de "Traversées" de Stanislas Mahé

Page 1

éditions joca seria art & littérature

Traversées

Stanislas Mahé

Rentrée littéraire fin août 2019

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les compagnies maritimes emploient leurs paquebots de luxe, désertés par leur clientèle régulière, au transport de Juifs allemands et de républicains espagnols. En mai 1939, les derniers transatlantiques quittent les ports européens. Le SaintLouis, l’Orduña et le Flandre ne seront jamais autorisés à débarquer leur cargaison humaine sur le continent américain. Après des semaines de négociation et d’errance à croiser au large des côtes cubaines, mexicaines et américaines, les navires pestiférés sont contraints à un retour forcé vers l’Europe. Traversées est le journal d’un vieil homme, Nathan Weissman, qui, à l’occasion d’une croisière sur le Queen Mary 2, replonge soixante-quinze ans en arrière, habité par la mémoire d’une première traversée entre Saint-Nazaire et Cuba, à bord du Flandre. Au fil des pages du journal, les souvenirs remontent, se bousculent au gré de ses états d’âme et dans l’entrelacs des époques. Stanislas Mahé nous fait le récit émouvant de ce parcours cabossé, de cette existence chahutée et vagabonde et nous pose cette question capitale : comment se construire une vie sans port d’attache, sans phares ni balises ? Auteur d’un premier roman (Ker Shalom, éditions Publishroom, 2017), Stanislas Mahé partage sa vie entre Nantes et Tel Aviv.

Traversées, Stanislas Mahé éditions joca seria, 160 pages 15 x 20 cm, ISBN 978-2-84809-324-6, 17 €

80 ans après le début de la Seconde Guerre mondiale, Traversées, un roman qui revient sur le sort de ces réfugiés qu’on ballotte de port en port tout au long de l’Histoire. éditions joca seria — 72 rue de La Bourdonnais — 44100 Nantes — France — 33 (0)2 40 69 51 94 — info@jocaseria.fr — www.jocaseria.fr

photo : Udi Kivity

En librairie le 27 août 2019


Revue 303, art, recherche et crĂŠation









Lesc oudéesf r anc hes,bl ogl i t t ér ai r edeGér ar dLamber t


72 | SIGNES DES TEMPS |

À L’ORÉE DE LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE, DES RÉFUGIÉS SUR LE PAQUEBOT FLANDRE

Traversées, une vie sans port d’attache PAR STANISLAS MAHÉ, ÉCRIVAIN

L’Histoire ne serait-elle que bégaiements ? Alors que des embarcations chargées d’exilés errent en Méditerranée, l’auteur nantais Stanislas Mahé remonte le temps : à la faveur d’une croisière sur le Queen Mary 2, un des passagers, un vieil homme, Nathan Weissman, se remémore une autre traversée. Encore adolescent, en mai 1939, il embarque sur le paquebot Flandre, au départ de Saint-Nazaire. Les passagers, des Juifs allemands et des Républicains espagnols, cherchaient à atteindre Cuba. Ils n’y débarqueront jamais. Nous publions des extraits de ce roman, à paraître à la fin de l’été.


| SIGNES DES TEMPS | 73

Lundi 19 mai 2013 6 h 30 Paula. Dieu seul sait comment j’ai retrouvé le prénom de cette fille dans les limbes de ma mémoire. Nos visages souriants cerclés de bleu, blanc et rouge en une de la brochure de la Compagnie générale maritime. « Des vacances de rêve », titrait le prospectus. Au point d’en rêver près d’un siècle après et d’enjoliver le réel pour m’inviter dans le cadre avec elle. Je l’avais repérée aux premières heures de la traversée. Une belle fille à la peau claire. Toujours à la poupe, un bouquin à la main. Ses yeux verts accaparés par la traîne du paquebot. Une mélancolie de jeune femme, très loin de l’agitation de notre bande de gamins. Nos jeux ne l’intéressaient pas. Pire, elle ne nous regardait pas. Mais c’est elle qui, la première, s’adressa à moi. Pour me passer un savon. Nous venions d’installer des patins de fortune à un chat en lui ficelant les pattes dans des coques de noix. La scène de ce pauvre minou les quatre fers en l’air, la mine défaite, lui brisait le cœur. J’étais fou de joie qu’elle me sermonne. Elle me voyait enfin. Et j’étais, à ses yeux, le chef de cette meute de matelots insoumis. Peut-être aussi car j’étais moins débraillé que mes petits camarades espagnols. À ses yeux, elle et moi étions du même monde. Des citoyens allemands aux belles manières et aux malles luxueuses. Pas des réfugiés crasseux du sud de l’Europe. « L’amertume d’abandonner sa patrie ». Elle parlait comme les adultes. À coups de phrases grandioses et mélancoliques. Moi, je connaissais déjà le goût de la perte. Une descente vertigineuse en quelques mois à peine. Les insultes d’abord. Puis tout s’était enchaîné. Les inscriptions à répétition sur la vitrine. Les pillages et la réquisition du commerce familial. La déscolarisation forcée. Le départ en France. Puis la mission que me confie mon père : partir en éclaireur pour New York. Déchirement de quitter mes parents et ma petite sœur. Mais j’avais déjà tiré un trait sur l’Allemagne. Comment aimer un pays qui vous privait de votre vie et de votre honneur ? Oui, mais comment accepter, sans broncher, le commandement insensé d’un père ? Comment diable ai-je pu être si docile ? Jusqu’à nouvel ordre, le Flandre était ma nouvelle famille. Ces enfants de Républicains espagnols me plaisaient. Je me retrouvais en eux. Le bateau était plein de gens comme nous. Des résistants, chacun à sa façon. Alors les couplets

de cette fille – si ravissante soit-elle – sur l’Allemagne et la grande Europe me tapaient sur les nerfs. Sur le quai Pereire, à Saint-Nazaire, à l’appareillage du paquebot, je retenais mon souffle. Impossible de faire face à cette bourgade industrieuse. Je scrutais l’horizon, en priant pour que le navire ne touche pas le quai en manœuvrant. Je retenais mon souffle, même après qu’ils eurent largué les amarres. Pas question de passer une seconde de plus ici. Vite, que le finistère de ce continent maudit disparaisse dans les nuages. Je me souviens avoir à peine dormi la première nuit. Le Flandre tanguait autrement plus que ce géant d’acier. Je craignais encore qu’on nous reprenne. Au matin du deuxième jour, je considérais avec soulagement que nous étions hors de portée. Les vacances de rêve pouvaient commencer. Mais par précaution, mon visa ne quittait pas la poche de mon pantalon préféré, un knickerbocker gris anthracite. Nos jeux de gosses distrayaient les parents. On les obligeait à regarder droit devant. L’espoir renaissait à bord et je veux croire qu’on y était pour beaucoup. Certains soirs, au bal, l’excitation était palpable. Le bonheur simple d’être en vie. […] 15 h 30 Je n’ai pas le souvenir qu’on habillait les chiens sur le Flandre. Ça me fait penser au conseil déguisé que m’avait donné le grand-père d’un copain. Rosenberg ou Rosenthal. « Tu connais la différence entre les chiens et les loups, mon fils ? Les loups se reconnaissent en se reniflant le museau, les chiens en se sentant le cul ». On avait bien rigolé. Mais le vieux avait planté ses yeux dans les miens. Je n’ai jamais oublié son regard. J’ai compris sur-le-champ le message. Tu ne peux pas imaginer, ma petite-fille, à quel point on ressuscitait. Des mois qu’on vivait en parias. Qu’on craignait tout le monde. Avec ce passeport infamant frappé d’un J rouge sang. J’avais honte et en même temps, j’en étais secrètement fier. J’étais surtout terrorisé. Et là, tout redevenait comme avant. On avait accès à chaque recoin du bateau. Les lieux publics étaient à tout le monde. On était libres d’aller et de venir. Et laisse-moi te dire qu’on ne s’est privés de rien. Même la grande salle de première classe, on la transformait le matin et à shabbat en synagogue. Et dans l’œil des anciens, je te promets que je voyais le bonheur. Plus que ça même. Ils retrouvaient leur dignité. Et nous avec. Les espaces les plus luxueux que tu puisses imaginer, ils étaient pour nous. Seulement


74 | SIGNES DES TEMPS |

pour nous. Le gymnase ou les cabines de troisième, ça nous aurait suffi, tant qu’on pouvait sortir les rouleaux de la Torah. Mais officier en première classe donnait une saveur particulière à la prière. À notre façon, on prenait notre revanche. Au vu du prix du billet, ce n’était pas volé. Au printemps 1939, les compagnies renflouaient leurs caisses grâce à nous, les émigrés. Figure-toi qu’on devait payer d’avance un billet retour. Mes parents s’étaient saignés pour moi. Alors pas question de me gêner. À l’époque, je mangeais comme un ogre. Et de ma vie, je n’ai jamais vu une telle abondance de nourriture. J’avalais du caviar sur toast à tous les repas. Quand ce n’étaient pas des asperges à la hollandaise, des épinards à la crème, des pommes de terre sautées… Et le corned-beef… Mes copains espagnols mangeaient même les côtes de porc avec les doigts. J’avoue qu’ils me donnaient sincèrement envie. Mais je n’ai jamais osé. Je venais de faire ma bar mitzvah. Mes pauvres parents avaient beau être très éloignés de la religion, on ne mangeait pas de porc et on jeûnait pour Kippour. Nous vivions un rêve éveillé. Il y en avait bien qui, au début, parlaient sans cesse des événements du 10 novembre 38. Et puis, il y avait tous ceux que les nazis avaient sortis des camps à la seule condition qu’ils quittent l’Allemagne. Mais au bout de deux jours, même les plus traumatisés et les plus inquiets pour la suite prenaient le pli. Les parties de ping-pong et de volley-ball duraient des heures. Il y avait même un mini-golf. Paula, quand elle ne lisait pas, faisait du patin à roulettes avec ses sœurs. À chaque tentative, je mordais la poussière, infichu de garder l’équilibre sur ce parquet glissant comme du savon. Le chat aux pattes de noix devait se gausser entre ses vibrisses. Avant de quitter l’Allemagne, mon père m’avait acheté un très bel appareil photo. Un Voigtländer Bessa à soufflet. Le prix avait offusqué ma mère. Mais il fallait bien dépenser nos derniers marks. « Et comme ça, le petit nous enverra des photos de l’océan et de New York ». Il avait le don, mon père, de la convaincre. Toujours en douceur. Et elle cédait, de bonne grâce, le sourire en coin. Alors pour remercier mon père, je partais en reportage chaque matin. Je photographiais tout. Pour eux. Et j’avais remarqué que c’était un laissez-passer redoutable. Les plus revêches, je les attendrissais par un portrait. J’obtenais ce que je voulais. Ça me donnait un rôle, une fonction à bord. Ils m’appelaient tous « le petit reporter ». L’appareil autour du cou – sangle bricolée par mes soins –, je me fau-

filais même dans les endroits interdits aux passagers. Dans les cuisines, les dortoirs du personnel ou entre les jambes du commandant et des officiers. À chaque clic, j’avais une pensée pour mes parents. Étrangement, je n’étais pas triste. Pas comme certains gosses, seuls à bord et morts de peur. Non, j’immortalisais des vacances de rêve et la promesse d’une vie heureuse. Fallait-il être insouciant tout de même ! Je n’avais qu’une hâte, leur envoyer les meilleurs clichés. Je notais chaque photo dans mon petit calepin. Je ne voulais rien oublier. Surtout pas les noms. Alors je griffonnais quelques lignes à chaque coup. Et le soir, dans mon lit, je relisais le topo de ma journée. Je passais un temps incalculable à numéroter les futures photographies. Je changeais sans cesse l’ordre de passage. En élève consciencieux, je voulais que mon documentaire soit parfait et que mes parents soient fiers de moi. Et surtout, je rêvais de les rassurer. Bientôt, on serait réunis. La danse avec Paula, les dégustations clandestines de vin ou de bière, c’était mon jardin secret. Ça n’aurait pas été très malin de laisser des preuves. Par contre, je notais chaque anecdote dans mon petit carnet en cuir. Je consignais absolument tout, même mes rêves. À chaque traversée, son carnet. n

Stanislas Mahé, Traversées, éditions Joca Seria, 160 pages, 17 €. Parution le 28 août 2019.





Extrait d’une correspondance avec Stanislas Mahé « “Traversées” est aussi une histoire flirte avec la quarantaine. J’y ai pris un réel plaisir vous avez trouvé la note juste dès le début et vous l’avez conservée jusqu’au bout. C’est vif, sec, rapide dicté probablement par la forme choisie du journal et des notes à leur date sans que cela nuise à la dimension romanesque. Certaines trouvailles m’ont fait sourire telle l’analogie entre la corne de brume et le chofar. Votre Nathan est attachant ; on a envie de l’aider, il suscite empathie et sympathie ; vous lui avez vraiment donné vie ; on le voit, on l’entend ; il est tout le temps à la recherche de sa boussole. Peut-être ce récit lui en tiendra lieu. Je dois vous avouer que je suis de parti pris car les huis clos me passionnent (Lutetia, Sigmaringen) Question atmosphère, votre traversée est impeccable. » Pierre Assouline


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.