PASCALE RUFFEL
PASCALE RUFFEL
Pascale Ruffel est psychologue clinicienne et psychanalyste. Elle travaille depuis plusieurs années dans un centre d’hébergement et d’accompagnement pour réfugiés. Elle est l’auteur d’un premier ouvrage paru chez joca seria en 2017 : Les Ancêtres ne prennent pas l’avion.
17 €
978-2-84809-327-7 www.jocaseria.fr isbn
9 782848 093277
TOUCHÉ, COULÉ
Pascale Ruffel
« Aussi, à l’écho des noyades, je me sens redevenir une enfant impuissante, perdue parmi tant d’autres. Nos larmes salées viennent gonfler les océans. Je perds pied, m’agite effrayée et cherche à m’amarrer. Je bois la tasse, m’essouffle et ne peux plus parler. Un goût acre et salé dans la gorge. En moi, il y a de l’eau de mer saumâtre. Je cherche un navire secourable qui me relie aux autres hommes, je cherche une bouée, une balise ancestrale à laquelle m’accrocher. Je cherche à grand-peine, des mots, des récits qui domptent et transforment la sauvagerie du monde, relancent la liberté et la pensée. Les enfants du naufrage sont si nombreux. Naufrage en mer pour les uns, naufrage du langage pour tous. La traversée s’étire, s’installe, envahit. À quel moment les rives du continent ont-elles disparu ? À quel moment, a-t-il été possible de lever l’ancre de notre humanité ? La disparition et le silence infiltrent nos mémoires. Ils encombrent comme un héritage de pierre. Pourtant, nous avons tous eu affaire à l’audace juvénile et l’espoir fou, la crainte de la perdition et de la noyade, aux mots coincés au fond de la gorge et au silence alentour. Chaque silence en rejoint d’autres, chaque effacement recouvre les disparitions antérieures et prépare les suivantes. » P. R.
Touché, coulé
TOUCHÉ, COULÉ
JOCA SERIA
Touché, coulé
Du même auteur Les Ancêtres ne prennent pas l’avion, joca seria, 2017
Pascale Ruffel
Touché, coulé
éditions joca seria
© joca seria, 2019 ISBN 978-2-84809-327-7 www.jocaseria.fr
« Je me fais mer où l’enfant va rêver. » Édouard Glissant
À mes sœurs, À tous ceux qui savent tisser des liens fraternels.
Un début qui se perd… Un petit d’homme dormait au clair soleil À la lumière des yeux du monde Qui refusait de voir des visages Sur la mer des traversées Tanella Boni
Qui sait quand tout cela a vraiment commencé ? Peu à peu, imperceptiblement, les eaux bleu azur, vert émeraude, limpides, scintillantes de la Méditerranée se sont grisées, assombries, opacifiées. La perception hésite, floue et fragile. Les abysses ont englouti des milliers d’hommes de femmes ou d’enfants, venus d’Afrique ou d’Asie, embarqués sur quelques coques de noix hardies et dérisoires, en quête d’une vie meilleure. Motus. Une disparition muette, un radical effacement qui bâillonne et fait taire. Un silence qui se prolonge et se répand de rive en rive. Suffit-il d’effacer les traces pour que rien n’ait eu lieu ? Faudrait-il que ces morts sans sépulture disparaissent et ne viennent pas hanter les eaux qui baignent les rivages où vivent d’autres hommes ?
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Psychologue auprès de réfugiés, je rencontre jour après jour les rescapés. Parfois, il me semble que ce sont aussi des initiés. J’entends le murmure, presque le bruissement des rafiots déglingués lancés, au loin, sur les mers. Je les entends comme un rêve insistant, toujours singulier bien que porté par d’autres voix, d’autres inflexions, d’autres accents. J’entends surtout le silence obsédant. Il est de chaire. Il s’impose, s’étale et se propage. Pourtant, quelques-uns ne se résignent pas et cherchent dans le langage un asile au morcellement des paroles et des corps. Les paroles sont désordonnées, elles surgissent lorsqu’on ne les attend pas, se déversent en flots ininterrompus, ou s’esquissent parfois dans une langue désarticulée, elle-même émiettée. Elles surprennent et laissent cois. Elles cherchent refuge, mise en mots et mise en sens. Parfois, elles se fracassent aux rochers de l’indifférence et du cynisme. Qu’il est alors difficile d’émerger du non-sens et de la barbarie, de poursuivre la quête incessante de pensée et de rêverie, d’images et de métaphores. Aussi, à l’écho des noyades, je me sens redevenir une enfant impuissante, perdue parmi tant d’autres. Nos larmes salées viennent gonfler les océans. Je perds pied, m’agite effrayée et cherche à m’amarrer. Je bois la tasse, m’essouffle et ne peux plus parler. Un goût acre et salé dans la gorge. En moi, il y a de l’eau de mer saumâtre. Je cherche un navire secourable qui me relie aux autres hommes, je cherche une bouée, une balise ancestrale à laquelle m’ac-
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crocher. Je cherche à grand-peine, des mots, des récits qui domptent et transforment la sauvagerie du monde, relancent la liberté et la pensée. Les enfants du naufrage sont si nombreux. Naufrage en mer pour les uns, naufrage du langage pour tous. La traversée s’étire, s’installe, envahit. À quel moment les rives du continent ont-elles disparu ? À quel moment, a-t-il été possible de lever l’ancre de notre humanité ? La disparition et le silence infiltrent nos mémoires. Ils encombrent comme un héritage de pierre. Pourtant, nous avons tous eu affaire à l’audace juvénile et l’espoir fou, la crainte de la perdition et de la noyade, aux mots coincés au fond de la gorge et au silence alentour. Chaque silence en rejoint d’autres, chaque effacement recouvre les disparitions antérieures et prépare les suivantes. La parole orale peine à saisir et nommer l’évanescence. Elle est mal à l’aise avec l’invisible et l’informe. Elle craint la liquéfaction et la rupture des amarres. C’est alors une écriture de l’absence et de la dispersion qui se dessine, elle suit le sillage d’écume laissé par le passage du bateau. C’est une écriture liquide qui défie l’effacement et se laisse caresser par les vagues devenues presque imperceptibles. Le déplacement de l’esquif les a laissées se répandre en hoquetant violemment, puis doucement tout autour de lui. C’est une écriture qui ose les abysses, tentée par la quête impossible du fond. C’est l’écriture de
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la presque folie qui laisse entrevoir le gouffre vide de parole. Mais, écriture tout de même, griffonnages, calligraphies sur l’étendue de la page. Ces pages qui s’insèrent et se fondent dans tous les manuscrits du monde. Mise en mouvement de la main et de tout le corps. Mots empruntés, mots dessinés, mots répétés, mots assemblés, mots débridés. Baignade à la source des histoires, possibilité de s’y abreuver. Écrire sur l’expérience de la patera, c’est tenter que la grâce du déplacement opère, que l’accostage ait lieu au port du langage. C’est espérer de toutes ses forces que les lettres soigneusement calligraphiées puissent soutenir de leur jambage et de tout leur corps le poids lourd des silences. C’est retrouver les vibrations de nos frêles esquifs, nos pateras intimes, infantiles, arrivées à bon port ou sinistrées dans quelque mer lointaine et oubliée. C’est nous relier aux autres hommes et aux autres enfants pour habiter de nouveau l’Océan des histoires et des rêves.
Un doryphore dans la tête Avoir espéré de toutes ses forces que quelque chose arrive, c’est avoir été enfant. Anne Dufourmantelle
Enfant, j’en ai passé du temps absorbée par l’observation des doryphores. Mon frère et moi partagions cet engouement saugrenu. Car, c’est bien cela dont il était question avec les doryphores. Nous passions de longues journées ensoleillées dans le jardin. En arrière-plan, omniprésent, l’océan et ses marées rythmaient le quotidien et les humeurs. Marée basse, c’était le silence plein et paisible, la pêche à pied sur les rochers, l’observation patiente, la recherche de trésors : crabes, étoiles de mer, coquillages inespérés, galets d’une blancheur inégalée. Marée haute et c’était l’excitation, les cris dans les vagues, les rouleaux qui nous rejetaient étourdis et riants sur la plage. La contemplation bleutée de l’océan attirait vers l’infiniment grand, le calme d’avant ou d’après les tempêtes grandioses, tandis que les doryphores nous entraînaient vers leur petitesse, la scrutation minutieuse de leur étrange et méthodique affairement. Nous prenions parfois plaisir à les perturber à
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l’aide de brins d’herbe ou autres branchettes que nous opposions à leurs déplacements aussi rigoureux qu’insensés. Notre père était entré en guerre contre ces coléoptères avides. Il pestait. C’était l’occasion de quelques jurons inventifs que j’avais plaisir à entendre, savourant le goût de l’interdit. Les doryphores menaçaient les récoltes de pommes de terre, voire celles de tomates. Et ça, c’était du sérieux. Il nous avait appelés à la rescousse. Et dans cette guerre, nous étions, en quelque sorte, ses fantassins, premiers sur le champ de bataille potager, armés de peu, mais enthousiastes et assurés du bien-fondé de notre mission. Nous devions arracher les insectes des feuilles de pommes de terre qu’ils dévoraient goulûment en un temps record. J’avais appris avec délice qu’ils aimaient tellement les patates, qu’ils avaient traversé l’Atlantique pour les rejoindre, tout petits qu’ils étaient. Ils venaient du Mexique, Caramba ! Ils avaient flotté jusqu’à nos côtes bretonnes. Aïe, aïe, arriba ! Les doryphores avaient suivi leur plat préféré contre vents et marées. Les doryphores sont coriaces et obstinés, ce sont des ennemis respectables ! Nous les récupérions et les enfermions dans une boîte de chocolat en poudre, recyclée en centre de rétention. Je ne doute pas que nous ayons infligé des représailles cruelles à plus d’un. Je ne m’en souviens plus. Ce souvenir-là est plus enfoui, mais notre sadisme enfantin devait y trouver une voie royale, absous par les grandes personnes amatrices de frites,
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de pommes de terre sautées et autres. J’imagine aisément l’arrachement des ailes et des pattes qui constitue la base des tortures réservées aux insectes, l’imagination a dû être fertile. Certains en réchappaient et nous leur construisions des villes de sable, des tunnels, des palaces, des champs de course. Nous leur offrions des décors de Cinecitta qu’ils semblaient dédaigner. Les coléoptères n’en faisaient qu’à leur tête. Essayez de dompter un doryphore et nous échangerons nos conclusions. Pour ma part, je crois que ce fut un échec, mais, c’était de bonne guerre, des adversaires loyaux, indifférents et épris de liberté ! Et pour cause, les doryphores avec leurs rayures jaunes et noires sur le dos, étaient habillés comme les plus célèbres prisonniers du Far West les Dalton. Comme eux, ils n’avaient de cesse de tenter l’évasion. Mais, le plaisir était surtout oral, langagier. Ce nom est un régal pour le palais, une gourmandise : Do-ry-phore. Nous adorions le prononcer, le chanter comme à l’opéra, un mot spécial pour la Castafiore, un mot à prononcer en roulant les r comme un Italien, un mot à mâchouiller comme en anglais, un mot qui se prête à toutes les facéties et à tous les accents. Un mot à gueuler comme le ferait le capitaine Haddock : Bachi-bouzouk, mille millions de mille sabords, Cyrano à quatre pattes, zouave interplanétaire, ectoplasme à roulettes, loup-garou à la graisse de renoncule, bulldozer à réaction, patate, doryphore ! Un mot qui faisait savant et pourtant pas sérieux, un mot qui
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cachait mal l’irrévérence taquine du doryphore : celui qui dort, se dore la pilule et rit fort. Le doryphore était la version sale gosse de la coccinelle. Pour cela, il avait toute ma préférence. Et puis, un jour, mon frère ne fut plus là pour parler avec moi des doryphores. Le mot a disparu avec lui. Avec qui, aurais-je pu partager tous les trésors qu’il recelait ? Qui aurait compris que ce mot et ces petites bêtes étaient la porte d’entrée d’un monde merveilleux bien qu’ensablé ? J’ai grandi et je ne savais plus quelle place donner aux doryphores. À l’âge adulte, il arrive souvent que l’on s’éloigne des petites bêtes, que l’on ne prenne plus le temps de regarder leur imperturbable déambulation, que l’on oublie le terreau de l’enfance : la curiosité insatiable, le défi et le plaisir du jeu. On regarde vers le grand, l’infini, l’horizon, on pense projets et réalisations. Les regards ne se portent plus vers le monde minuscule, son foisonnement, son observation minutieuse. Les pensées rationnelles et de bon sens nous amènent parfois à abandonner l’essentiel. En ce qui me concerne, il se peut bien que l’essentiel ait été un doryphore. Un simple doryphore, qui dort, se dore la pilule et rit fort. Un doryphore qui se balade toute la journée en pyjama, comme un Dalton, chante comme la Castafiore et se fâche comme le capitaine Haddock. Aïe, aïe, caramba ! Un Doryphore. Écouter les enfants, c’est parfois jouer avec eux aux doryphores. Ils me parlent des leurs, je les entends converser
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avec les miens. Parfois, ce ne sont pas des doryphores, ce sont des vagues cousins, petites ou grosses bêtes d’ailleurs ou d’ici, mots qui se composent, se recomposent, font rêver, font peur, s’agglutinent, se relient ou se séparent. Écouter les enfants, c’est retrouver l’intranquillité et la vulnérabilité de l’enfance en même temps que sa capacité ineffable d’habiter le monde en tous lieux, sur tous ses rivages, sa capacité de recréer tout simplement le langage, fut-il fantasque et hésitant.
L’appel des limbes Nous avons rendez-vous là où les océans se rencontrent. Édouard Glissant
Alors que mon frère est mort noyé dans l’océan Atlantique, quand nous n’étions que des enfants, j’ai eu, à l’âge adulte, une passion brève mais intense pour la plongée au risque de m’y perdre. Chaque sortie en pleine mer me rendait malade. Sur le bateau, je vomissais tout ce que j’avais mangé et même plus. J’espérais de toutes mes forces que s’abrègent au plus vite le trajet, puis, le mouillage, le temps de préparation et de gréage du bloc de plongée, avant la bascule arrière. J’exécrais l’odeur de caoutchouc et d’iode qui saturait mon odorat et me donnait des haut-le-cœur au moment où je mordais de toutes mes dents l’embout du détendeur. Puis, enfin, je me hissais sur le bord du bateau et me laissais choir dans la mer immense. Alors, en quelques gestes soudain devenus fluides et lestes, je plongeais résolument vers le fond. Les couleurs s’assombrissaient, l’eau s’opacifiait en même temps qu’elle était traversée de part
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en part de rais de lumière féeriques et luminescents comme on en voit sur les gravures des livres de contes. La rencontre de l’onde et de la lumière opérait dans une beauté ouatée et enveloppante. Les poissons y régnaient en maîtres totalement indifférents à mon intrusion. Les algues de toutes formes et de toutes couleurs ondulaient selon une chorégraphie gracieuse et énigmatique. Les bruits n’existaient quasiment plus, comme étouffés, expulsés. Seules les bulles qui s’échappaient lentement et régulièrement de l’embout ainsi que l’écho sourd de ma respiration amplifiée donnaient la cadence vibrante et feutrée. Rien qu’un silence épais, assourdissant, pas une parole, pas un son… Et là, la tentation du gouffre, de la descente vertigineuse, de la chute qu’aucun fond ne viendrait rencontrer, la perte de soi dans l’infini de l’océan. Plus de haut, plus de bas, plus de sens et de limite, rien qu’une simple dissolution de soi dans les limbes indécises. Au retour, je m’échouais quelque temps sur la grève, fatiguée, nauséeuse, hagarde d’être revenue sur terre. Apaisée. Cette passion s’arrêta brutalement quand mon premier enfant se logea au creux de mon ventre.
À petits pas…
Avançons à petits pas, accroupissons-nous tout doucement et observons les espaces de jachère. Regardons émerveillés les insectes tout à leur affaire. Espérons le bourgeonnement des plantes incultes et rebelles. Tendons l’oreille aux murmures, aux bruissements, et aux éclats de voix soudains, intempestifs, désarticulés. Alors, nous entendrons comment les cris étouffés là-bas résonnent ici. Comment les cris étouffés hier résonnent aujourd’hui. Paisiblement, écoutons ceux qui parlent, écoutons les petits, écoutons leurs jeux et leur petite musique intérieure. Écoutons l’enfant dans l’adulte. Écoutons-le tel qu’il est, tel qu’il fut. Laissons de côté, pour un moment, l’enfant de nos mythifications individuelles et collectives. Celui que nous n’aimerions que tendrement naïf, insouciant et drôle. Celui que nous recréons à coup d’anecdotes et d’albums de famille pour mieux limiter ses débordements et son imagination fertile et insondable. Alors que l’infans est celui qui est privé de parole, l’enfant a accès à tout un monde que nous avons oublié. Un monde où les frontières entre l’autre et soi,
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le monde du dedans et celui du dehors, la vie fantasmée et la réalité sont floues. Ce monde de sensations démesurées et foisonnantes est parfois inquiétant, son inventivité est presque sans limites. L’enfance, c’est l’espace d’infinis et minuscules renoncements, d’infinies et minuscules transformations. L’enfance est construction, confusion, négociation, traversée des frontières. Dans les jeux où des camps s’affrontent, on tente de délimiter les espaces par une ligne tracée à la craie ou creusée d’un coup de talon bref et déterminé dans le sable mouillé, mais c’est toujours pour de faux, toujours effacé, contesté, toujours à refaire. On cherche à cerner, borner, séparer, pour mieux confondre, rejoindre, défier, se jouer. De l’infans, il nous reste des traces. Quand le langage apparaît, il pourrait tout écraser. Il rapetisse, ampute, grandit et relie dans le même mouvement. J’aimerais retrouver ces vestiges enfouis dans un lieu, au-delà ou en-deçà de toute frontière. Ils sont si fragiles, n’ont pas de nom, et sont pourtant l’essence-même de ce que nous sommes. J’aimerais approcher, à petits pas, de l’insaisissable qui va pourtant s’évaporer. J’aimerais l’autographier de ma main malhabile. Alors, bien que la parole soit toujours inachevée, reprenons la conversation mais, s’il vous plaît, quittons la surface, retrouvons le temps où nous étions à peine nés aux mots. Résistons à la morbidité de l’achèvement, laissons-nous glisser dans une écriture liquide, sans début et sans fin, qui trace et qui fraye.
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Partons à la recherche de l’enfant merveilleux et terrible, car, là où on tue l’enfance, on tue la quête opiniâtre, le déplacement et la poésie. Retrouvons les traces de l’enfance, de l’ennui, de la passion, de la peur et de l’abandon sans limite à l’autre. Cessons un instant de réprimer l’enfant secret, d’enfermer et d’étouffer la langue première, celle des petits-mots-rien-qu’à nous, des onomatopées sensuelles, des mots qui rythment les pulsations des corps. C’est le seul message, bref, qui vogue, tremble, frémit et se répand de bord en bord, de rive en rive, c’est la part d’enfance qui cogne contre la coque des bateaux. Elle demande seulement à naviguer aussi sur les mers du monde, à s’abandonner à l’autre, en toute poésie. La retrouver, l’entendre c’est lui donner la possibilité d’un accueil, d’un asile dans le monde de la parole, c’est ouvrir les voies d’une délicate métamorphose.
Un ogre de patera Patera ça sent fort le bois qui craque. patera du bois blanc avec une flaque les gens s’entassent l’aventure commence à Fuerteventura Dick Annegarn
La patera sonne l’Espagne. L’accent tonique nous suggère d’insister sur la deuxième syllabe pour lui donner sa force, son ancrage organique. J’y ressens la tragédie et la puissance de l’histoire espagnole. Mais, alors que cette gravité risquerait d’enfoncer le mot dans l’aridité de sa terre natale, la dernière syllabe s’envole, le r roule comme un chant d’oiseau et le a finit de lester la lourdeur de rocaille qui l’arrimait. La patera sonne l’Espagne. La patera sonne un mélange de gravité et d’errance picaresque. La patera m’accompagne, il est de ces mots que l’on se murmure, que l’on aime en soi, pour soi, que l’on aime ou que l’on déteste. Il est tout un mot, juste un mot, une musique. Carralejo la patera passe Carralejo la patera passe (Dick Annegarn)
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Mais il faut bien l’accoler, l’arrimer, le raccorder à quelque chose. La patera est un bateau à fond presque plat, un frêle esquif. La patera est utilisée par des groupes d’émigrants pour accéder clandestinement aux côtes du sud de l’Espagne. Ces bateaux de fortune, souvent bringuebalants et déglingués, servent à traverser le détroit de Gibraltar, la mer Méditerranée ou l’océan Atlantique pour arriver en Andalousie, en Murcie ou encore aux îles Canaries. Carralejo la patera passe Carralejo la patera passe Ainsi, la patera devient-elle de plus en plus connue au-delà des frontières espagnoles. Il arrive que les journalistes ne prennent même plus la peine de la traduire, pas vraiment par évidence, peut-être par lassitude. Elle fait, de temps à autre, la une de la presse, sous son propre nom, comme ça, sans traduction : Le ballet meurtrier des pateras reprend. Les pateras dérivent et coulent parfois en Méditerranée ou dans l’Atlantique. Mais souvent, elles accostent, ou se laissent échouer sur quelque rivage. Elles sont le passage d’un monde à un autre, passage périlleux, mais passage tout de même, naissance ou re-renaissance parfois. Les pateras sont pleines à craquer, se fissurent, débordent. Elles laissent l’eau les submerger et ne contiennent plus les hommes et les rêves. L’eau et les hommes se diluent, il faut rejeter l’eau de la patera, écoper encore. Les pateras dérivent, n’est ce pas leur destin ?
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Carralejo la patera passe Carralejo la patera passe Dans l’Antiquité romaine, la patera ou patère, signifiait un vase large et peu profond, destiné à recevoir une boisson rituelle lors des libations. On l’utilisait comme ustensile sacré à l’occasion des sacrifices. Cette coupe permettait de répandre le vin sur l’autel ou sur la tête de la victime. Quand les sacrifices nécessitaient la mise à mort de beaucoup d’animaux, on parlait alors d’hécatombe. En effet, hécatombe en latin, provient du grec hekatombé qui signifie sacrifice de cent bœufs. Plus tard, au XVIIe siècle, hécatombe signifiera, par extension, le massacre d’un grand nombre de personnes. La patera, c’est le risque du gouffre, c’est le sacrifice rituel, c’est l’hécatombe des uns au service de la survie des autres. Carralejo la patera passe Carralejo la patera passe La patera représente aussi le dôme en forme de coupelle de volcans extra-terrestres. C’est la dimension fictionnelle et baroque des pateras. D’où les noms poétiques de certains volcans, Alban Patera, Ulysses Patera, Biblis Patera, Apollinaris Patera sur Mars ou Colette Patera et Loki Patera sur Vénus. La puissance éruptive de la patera nous éclaire. Son bouillonnement de vie lumineux et désordonné, sa puissance incandescente, sa soif inextinguible fascinent. Carralejo la patera passe
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Carralejo la patera passe La patera est comme un corps-mort dans le brouhaha de nos existences, une bouée, une balise, un repère. Un poids lourd qui nous leste en disant la tragédie du monde, sa capacité de destruction, mais c’est aussi une promesse d’ailleurs, un rêve absolu qui nous tire vers le large, la puissance de l’espérance, un défi, un certain abandon.
Un irrésistible déplacement Et moi je veux nager Encore une fois avec toi Et moi je veux nager I wanna swim with you In the moonlight Arno
Il est des voyages qui ne se discutent pas, qui ne se projettent pas, ne se pensent pas. Ils sont juste une fulgurance, une nécessité. Un aimant invisible assure la translation, et le déplacement opère. En septembre 2018, le navire humanitaire l’Aquarius s’est vu retirer son pavillon par le Panama, sous pression du gouvernement italien. Quelques mois auparavant, c’était Gibraltar qui avait retiré son drapeau au bateau sauveteur affrété par SOS Méditerranée, contrevenant ainsi aux lois maritimes ancestrales reprises dans la convention des Nations unies sur le droit de la mer, intimant à chaque capitaine de navire de porter assistance, rapidement, à tout naufragé. Sans pavillon, l’Aquarius est un navire fantôme, un vaisseau pirate, n’ayant
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plus légitimité à naviguer. Son existence est déniée tandis que la traversée de la Méditerranée est de plus en plus risquée. On efface les mots espérant évacuer la chose. Sans nom, le bateau est irréel et les rescapés ne sont plus de notre monde. L’humanité est retournée sur elle-même, renversée en son contraire. À l’écoute de cette annonce, les mots se gèlent, la pensée se fige. Sidération. Étrangeté du monde et des hommes. Nuit d’hospitalité. Je me retrouve une enfant hébétée et impuissante, du sable plein la bouche. Le monde des grandes personnes me paraît lointain, inaccessible et surtout dénué de sens. Je pense à Adam, Aurore, Moussa, Nurah, Esperanza, aux réfugiés que je rencontre, à leurs récits, à notre humanité partagée, tissée inlassablement. Comment pourrais-je encore les entendre, accueillir leurs mots et leurs émotions, les amener à poursuivre le déplacement en leur for intérieur ? Les points d’ancrage se dérobent, le fonds commun se refuse. Comment faire confiance à la parole, s’il est question d’effacement ? Dans quelles eaux nous rencontrer si tout espace est clôturé, si par un simple tour de passe-passe, il est possible d’annuler ce qui fonde toute société humaine ? Édouard Glissant disait que la mer est un lieu commun, qu’elle nous appartient à tous. Puisque le sol se dérobe, qu’il devient difficile de s’y tenir debout, alors, la mer est un recours. C’est ainsi que lorsque j’ai eu vent que, sous l’océan, dans l’archipel des Canaries, il y avait des sculptures qui pouvaient
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raconter des histoires, je suis partie. Je suis partie chercher la paix et le silence. La rêverie aussi. Mais surtout, un asile à mes pensées errantes. Une remise en mouvement, le sang qui circule, les pensées qui se forment et se déforment, se lient et se délient. Le retour à la mer vivante, bruissante, impassible, étrangère à l’absurdité et à la mesquinerie, tellement plus ancestrale aussi. Je suis venue nager avec l’enfant que j’étais. Elle se tient tapie au fond de moi et je retrouve ses pensées, ses images, ses sensations profondes. Un simple gommage ne pourra la faire disparaître. Ce sont les retrouvailles de la mer et des enfances naufragées. C’est de là que je veux renaître à la parole. Sortie de l’aéroport. Le soleil s’impose, s’étale. Chaleur sur ma peau. On parle autour de moi, on crie, on rit, on s’interpelle. Ravissement d’une autre langue. Un rendez-vous avec le castillan au large de l’Afrique. Le voyage se poursuit en voiture vers le sud de l’île, en direction de la baie des Coloradas. Je me répète ce nom en silence, pour m’en imprégner, en retenir toute la promesse, en savourer la musicalité multicolore. Les couleurs sont partout, le vert des cactus, l’ocre rouge de la terre volcanique, le bleu profond du ciel. Des percées de couleur. Bientôt, la mer azurée. Bientôt, je nagerai dans l’eau saline et limpide. Bientôt, je quitterai la surface, me délesterai et me laisserai couler vers le fond de l’océan. Bientôt, je respirerai sous l’eau, je serai étrangère, et je m’émerveillerai. Bientôt, l’onde me submergera, les courants me traverseront, je serai allégée et libre.
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C’est là, dans l’enclave des Coloradas, que le sculpteur Jason deCaires Taylor a installé à une douzaine de mètres de la surface clapotante de l’océan Atlantique quelque trois cent statues. Pour les découvrir, il faut plonger en mer, dans un univers de sensations infinies et foisonnantes. Elles sont façonnées dans du béton au pH neutre, et sont conçues mortelles comme toute chose. Peu à peu, elles seront absorbées et se dilueront dans l’océan. La vie s’impose en un mouvement ininterrompu. Les statues se fondent très lentement dans l’eau et servent de récif artificiel à la biodiversité marine. Ainsi, la vie et la mort sont-elles irrémédiablement reliées, solidaires, se nourrissant mutuellement. Le temps d’un songe, je renoue avec la plongée. Sur le bateau, les gestes me reviennent, rapides, presque mécaniques : j’enfile la combinaison ajustée, je vérifie le gréage du bloc, m’assure que le détendeur est bien vissé, que le manomètre fonctionne et la bouteille remplie d’air, j’ajuste le masque sur mon visage, place le détendeur dans ma bouche. Je le mords fermement. Empêtrée dans mon accoutrement, chaussée de mes larges palmes, je me vis comme un albatros sur le pont du navire. Maladroitement, je m’installe sur le rebord du bateau. Une fois assise, dos à la mer, je souris, regarde le ciel, respire à pleins poumons. Le soleil est ardent, le ciel d’un bleu intense. Pourtant, je ferme les yeux et bascule résolument vers l’arrière. Immersion, déprise, apesanteur. Ma
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peau n’est plus frontière avec l’océan, nous faisons corps et je redeviens aquatique. En moi, pénètre l’eau de mer salée. Je quitte la verticalité, le bon sens, l’univocité. Je nage instinctivement et je n’ai plus besoin de la terre ferme. Sous l’eau, il n’y a plus ni chemin balisé, ni direction. Le temps est suspendu, oublié. Les gestes sont amples et déliés. Le fond est proche et l’eau est claire, je distingue nettement le sable. Lui aussi participe au mouvement général, il se soulève, se dépose, se meut au gré de la houle. Très vite, je remarque des poissons, ils s’avancent en bans, rarement seuls. Ils déambulent, prestement, sûrs de leur itinéraire. J’avance de quelques mètres avec douceur et aperçois des bateaux posés sur le sable, des pirogues semble-t-il, des jolateras, ces barques traditionnelles des Canaries. Dans chacune se trouve un enfant qui rame tranquillement. Voici l’enfance rêveuse et rebelle. Ces eaux-là sont siennes. Plus loin, des hommes d’affaires en costume, attaché-case à la main, font du tape-cul à deux. Je tourne autour d’eux, enchantée. Un mérou décide de se joindre à moi, nous cheminons quelques temps, puis il s’éloigne rapidement. La scène est troublante et onirique, politique et poétique. J’écarquille les yeux. Le silence feutré amplifie ma respiration profonde et tranquille. J’entends mon souffle, il me berce. Je vois peu à peu, de toutes parts, un monde sous-marin où la vie et la mort se confondent, se fondent. Des personnages marchent résolument, d’autres dorment, plus ou moins ensevelis dans
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le sable, certains font des selfies, tapent sur un ordinateur. Scènes quotidiennes, terriblement surréalistes. Les personnages sont de taille réelle, je les côtoie. Ils s’isolent ou composent des groupes ou des familles, des couples amoureux se tiennent la main. Les sculptures sont recouvertes de corail rouge ou noir, d’anémones et d’éponges. Leurs contours sont désormais flous. Dans une irréalité ouatée, je distingue de plus en plus nettement une patera où ont pris place des personnages aux types physiques différents, d’origines différentes, des hommes, des femmes ou des enfants. L’un deux me ressemble. La scène est inspirée du célèbre tableau Le Radeau de la Méduse, mais elle me semble plus douce, moins dramatisée. À l’époque, un fait divers avait inspiré Théodore Géricault : les survivants d’un naufrage sur la côte ouest de l’Afrique – pas très loin de Lanzarote – avaient été abandonnés à leur sort par l’état-major du navire et condamnés à voguer sur une embarcation de fortune qu’ils avaient construite eux-mêmes. Les histoires se répètent. Presque deux cent ans plus tard, Jason deCaires Taylor compose une œuvre, basée sur un fait réel, devenu fréquent : des migrants africains sont abandonnés à leur sort sur une patera, sans eau, sans carte et sans moteur. Les passagers ont dérivé pendant des jours jusqu’à ce qu’ils soient repérés par un navire qui les a sauvés… Répétition des récits, engourdissement des mémoires, obsession des traces… La scène sous-marine est belle, troublante et incertaine. Sur
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l’embarcation et sur ses passagers, la vie aquatique se déploie, l’espoir irradie, le mouvement de l’eau est continu et fluide, les pensées se délient et je peux nager. Le passé et le présent sont réanimés. J’ai la sensation d’une rencontre intime avec le monde, il accepte le dialogue. Regarder la disparition ne plombe pas. Au contraire, elle arrime, et nous rappelle que ce qui ne se nomme plus ou pas encore continue d’exister. Les traces, les empreintes, les signes nous appellent et disent notre rapport intime, charnel, amoureux à l’océan, la tentation et la terreur d’y plonger. Voici habité le fond des mers, aux confins du monde des vivants et de celui des morts, aux confins de l’élan vital et de la pétrification. La mer est indomptable et immémoriale. La disparition radicale n’existe pas. L’humanité est rebelle. Les arrangements de surface et le déni ne lui résistent pas. L’avions-nous oublié ? Désormais, je peux regagner le monde terrestre. Je me retourne vers la surface, je vois la lumière et les rais du soleil. Je donne lestement quelques coups de palme et rejoins la ligne de flottaison, la beauté du ciel m’éblouit et la ligne d’horizon me fait signe. Je regagne la plage, me redresse lestement et marche confiante vers les terres. De nouveau, j’entends le bruit qui court de par le monde. Demain, je serai de retour, et ce sera l’aurore.
Les eaux d’Aurore L’eau se nourrit de larmes se noue à la terre-mère et fait de la dextérité de l’araignée sa dérive ses rêves de gribouillage Makenzy Orcel
Aurore est affolée, honteuse aussi. Cette nuit, pendant son sommeil, de l’eau s’est écoulée de son corps, a mouillé les draps, a imbibé le matelas. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas dormi dans un vrai lit, et la voilà qui l’inonde. Pourtant, elle se souvient de la volupté délicieuse au moment où elle a desserré ses sphincters, au moment où son esprit engourdi lui a assuré qu’elle était installée sur les toilettes et qu’elle pouvait tout lâcher, laisser cette eau-là couler le long de ses cuisses, arroser, tremper. Elle ressent encore l’excitation discrète et insistante dans l’enfouissement de son sexe. Elle se souvient de la chaleur qui l’a saisie tout entière, du corps enveloppé, réchauffé par le liquide. Elle s’est sentie comme un bébé confiant. Puis, le froid glacial, l’odeur âcre, la pisse, l’humiliation…
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Elle dit que ce corps-là est honteux, qu’il est sale, que son sexe n’est pas normal, ni beau, ni bon, qu’il ne donnera plus jamais de plaisir, il est la souillure. Elle dit qu’elle ne connaît plus les draps chauds et propres, les bras d’un homme qui l’enlacent, un enfant lové sur son dos, un chez-soi qui lui ressemble. Elle dit qu’elle voudrait parler pour que sa bouche ne soit pas qu’engloutissement de nourriture sans goût, et en silence. Elle dit qu’elle voudrait aimer pour que son sexe ne soit pas que friche et abandon. Elle dit qu’elle voudrait un regard sur elle pour sentir qu’elle est une femme encore. Elle dit qu’elle voudrait être entendue pour sentir qu’elle a une voix et qu’elle peut la porter. En attendant, depuis qu’elle a mis pied à terre en Europe, elle marche, elle marche, elle marche… Parfois, toi ou moi, nous la croisons sans la reconnaître. Elle me dit tout cela à moi, la psychologue assise en face d’elle. La psychologue, parfois pisse-chologue, comme me le répétait à loisir un enfant que j’ai accompagné en un autre temps et en un autre lieu. L’écoute patiente lui faisait craindre et espérer la rupture des digues, le corps liquide qui impose sa loi. Aurore me dit que l’envers de la honte, du sexe trempé, est le plaisir et l’amour. Que l’un est une face de l’autre. Elle me
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dit que, la nuit, dans l’espace du rêve, les frontières n’apparaissent plus que pour ce qu’elles sont : des mirages et que cela la trouble. Elle me dit qu’au cœur du renoncement et de la perte, pourrait bien jaillir la vie bouillonnante et immaîtrisée. J’entends que pour elle, pour moi et pour chacun d’entre nous, aux aurores du monde, il y avait l’eau.
Noyades
Lorsque le mot noyade apparaît pour la première fois dans la langue française, il ne se conçoit qu’au pluriel. C’est en 1794, durant la Terreur, qu’il est utilisé et le Littré lui donne ce premier sens : action de noyer plusieurs personnes à la fois, se dit en particulier des meurtres politiques commis à Nantes en 1794. On connaissait déjà bien le verbe noyer ; le mot noyade prendra son sens actuel quelque cinquante années plus tard. À ces débuts, il n’est de noyade que collective. Le mot noyade concerne, en un premier temps, plusieurs personnes simultanément. L’histoire de Nantes est-elle ainsi reliée à la préhistoire du mot noyade. Entre novembre 1793 et février 1794, Jean-Baptiste Carrier, un des acteurs de la Révolution française et plus particulièrement de la Terreur, y est envoyé en mission par la Convention pour exécuter méthodiquement, à grande échelle, entre 2 000 et 5 000 contre-révolutionnaires ou largement assimilés comme tels, en l’espace de cent jours. Sous les appellations goguenardes de déportation verticale, de baptême patriotique, on embarque les condam-
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nés sur des bateaux à fond plat coulées au milieu de la Loire. L’invention langagière s’acoquine avec l’ingéniosité et la technicité. Il est imaginé puis construit des gabares dont le fond peut s’ouvrir d’un coup sec, livrant au fleuve, du même coup, plusieurs dizaines de personnes. Je me figure la terreur des uns, mais aussi la joie, l’excitation, l’effervescence créative des autres. Ainsi, plusieurs noyades célèbres ont-elles lieu, certaines ont même un nom propre, qui en assure la mémoire : noyade dite du Bouffay, noyade de la baie de Bourgneuf, noyade des Galiotes… La Loire qui traverse la ville de part en part charrie nombre de cadavres, et prend une couleur rougeâtre. Le fleuve dégage une odeur macabre et pestilentielle. Des gabares à fond plat, de frêles esquifs… C’est ainsi qu’en français, la mot noyade s’impose dans un contexte traumatique, débordant de jouissance et d’avidité sanguinaire, il concerne plusieurs personnes simultanément. On se souvient aussi des mariages républicains : deux personnes, de préférence un homme et une femme attachés nus l’un à l’autre puis noyés dans la Loire, autorisant dans une même voracité transgressive la mise à mort des puissants et l’exhibition de leur nudité et de leur sexualité devenues ridicules et obscènes. Quand quelqu’un se noie, faut-il qu’il entraîne au fond de l’eau, un autre, des autres ? Est-ce à dire qu’une noyade n’est jamais solitaire ? Qu’est-ce qui se noie alors, qu’est-ce qui est emporté au fond de l’eau ? Si tant est que les eaux aient un
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fond, qu’elle ne soient pas plutôt un abîme, un gouffre, un autre monde profond, obscur, sans limites. Que quelqu’un se noie par indifférence et ce sont les limites du monde qui se déplacent et ne contiennent plus, ce sont l’inondation et la submersion qui nous menacent tous. Ce sont les frontières entre le monde des vivants et celui des morts, la pudeur et la monstration qui se dissolvent dans le grand bain. L’histoire de l’humanité regorge de récits historiques ou mythiques de noyades collectives, de grands naufrages ou de déluges. Ces morts, sans sépulture, ces disparus en mer sont dès lors des errants en puissance qui peuvent bien tourmenter les vivants. Que deviennent-ils ? Geoffroy de Villehardouin, chroniqueur et chevalier des croisades au Moyen-Âge, raconte dans sa conquête de Constantinople, le naufrage de cinq cents personnes sur une seule nef. Certains de ses compagnons croient que les âmes des péris en mer reviennent habiter le corps des mouettes. Par leur cri, elles pleurent leur sort funeste. Les légendes donnent forme et vie à ces disparus, faisant des océans des mondes peuplés de morts toujours vivants, de personnages imaginaires mi-hommes, mi-bêtes. Les histoires qui enchantent l’humanité ont leur source au fond des mers. Que deviennent les morts d’aujourd’hui, flottant pour toujours dans les eaux qui nous nourrissent et qui nous baignent ? Sur la terre, en surface, les parents des disparus les recherchent sans fin comme des âmes en peine ; sous la surface et dans les
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mers, les disparus s’endorment-ils tranquillement pour l’éternité, sont-ils dévorés par les monstres marins ou hantent-ils à jamais le monde des vivants ? C’est particulièrement cette expérience du gouffre qui constitue le fonds commun des cultures créoles. Durant la traites des esclaves, presque un sixième des Africains déportés vers les Amériques mourrait pendant la traversée. Beaucoup se suicidaient en se jetant à l’eau pour échapper à l’enfer du bateau négrier, beaucoup d’autres étaient simplement précipités par-dessus bord car malades, invendables, trop altérés. Il était aussi fréquent de jeter à l’eau la cargaison afin de se faire rembourser par les assurances, quand celles-ci se développèrent pour ce commerce ainsi banalisé. Entre le XVe et le XIXe siècle, 12,4 millions d’Africains furent déportés vers les Amériques, environ 2 millions périrent en mer. Ils hantent aujourd’hui le fond des océans. À la surface, c’est le silence. Selon Édouard Glissant, ce silence serait la non-histoire qui ne pouvant s’inscrire en surface, gagne alors les abysses. Ne restent pour en parler que les mots gelés, les mots de tout le monde et de personne, les mots détachés de leurs auteurs, les mots qui disent sans parler… Cette barque voguera-t-elle en éternité aux limites du non-monde fréquenté de nul ancêtre ? s’interroge le poète. Que devient la connaissance du nonmonde, comment se transmet-elle ? De quoi le gouffre est-il la matrice ?
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Aujourd’hui, il y aurait eu plus de 20 000 morts en Méditerranée depuis 2014, selon l’Organisation internationale pour les migrations, dont un quart sont des enfants. D’autres perdent la vie en traversant l’Atlantique, le Sahara ou les innombrables frontières. Ils viennent du Congo, du Soudan, d’Afghanistan, d’Irak ou d’Érythrée. Ils s’appellent Abdou, Sophie, Mohammad, Merawe, Feriel… Qui sont les naufragés des pateras ? Où vont-ils ? Où vont les eaux qui ont baigné leur corps ? Comment irriguent-elles les terres que nous foulons et qui nous nourrissent ? Est-ce que l’on peut parler entre deux eaux ? Les paroles sont-elles gelées ou dégelées dans la mer ? Viennentelles balayer et caresser les rivages ? Viennent-elles susurrer aux oreilles des vivants ? Viennent-elles nous chanter de ces berceuses terrifiantes pour endormir les enfants ? Entends-tu le chant aux airs de blues que les mères esclaves des Caraïbes chuchotaient aux oreilles de leurs bébés endormis : Duerme, duerme negrito Y si el negro no se duerme Viene el diablo blanco y zas ! le come la patita Chacapumba, chacapumba, chacapumba, chacapumba… Dors, dors, petit enfant noir Et si le noir ne s’endort pas Viendra le diable blanc Et clac ! Il mangera la petite patte Chacapumba, chacapumba, chacapumba, chacapumba
La nausée, rien que la nausée Quand le volcan explose et que la lave coule sur l’île et sur l’eau. C’est l’eau qui sauve l’île. L’eau sauve l’île de la lave qui coule. L’eau peut sauver de n’importe quoi. Texte anonyme d’enfant écrit avec application, au feutre rouge, sur le paper-board de la salle de réunion…
Adam voudrait travailler, avoir un petit appartement, quelques amis avec qui parler et s’amuser, et de l’argent pour envoyer à sa famille au Darfour. Il travaille depuis l’âge de huit ans. De l’école, il n’a jamais été question, survie oblige. Mais il en connaît un rayon côté courage et débrouillardise. Il a déchargé des camions, ramassé du bois, modelé des briques, puis en grandissant, il a pu faire du travail d’homme, dit-il : ouvrier dans le bâtiment, et enfin mécanicien et même chauffeur de camions, d’engins de chantiers. L’enfance et la vie d’homme s’entremêlent en lui depuis toujours, à ne plus savoir qui est l’adulte, qui est l’enfant, où est le fils, où est le père. Le passage ne se fait pas ou n’en finit pas de se faire. Ici, désormais, on lui réclame curriculum vitae, attestations diverses et surtout la maîtrise du français. Il ne comprend pas pourquoi sa force, son énergie et sa détermination
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ne suffiraient pas pour maçonner, creuser, bétonner, terrasser, forer… Il ne sait pas trop quoi faire des mots et du langage, il les observe avec perplexité comme des outils complexes et inadaptés. Il est plus à l’aise avec les airs entendus, les claquements de langue, les onomatopées. Cela le soucie, il bute sur le français, les mots se dérobent, les verbes s’envolent, il peine à les garder en bouche, à les laisser gouleyer sur son palais et à les restituer au moment opportun. Au lieu de cela, les mots se perdent, s’égarent, fusionnent et deviennent une bouillie insipide qui ne sonne pas bien et laisse ses interlocuteurs embarrassés et silencieux. Adam ne comprend pas pourquoi il ne retient rien. Il a juste remarqué que depuis qu’il est en Europe, il se réveille chaque nuit pour vomir ou cracher à s’en brûler l’œsophage. Il est malade en voiture, lui, le conducteur de poids lourds. Le gas-oil l’écœure, et il vomit, vomit à ne plus savoir quoi, pourquoi et ce qui, au final, restera en lui. Rien que de l’évoquer, il est en nage. L’eau saline enveloppe et sature son corps empêché. Peu à peu, le souvenir de la patera envahit le bureau, elle s’impose et s’étale, je sens le mélange de gas-oil, de caoutchouc, d’iode et de sueur humaine… Je ressens le ressac, le roulis, le tangage, les vagues qui fouettent les visages, la moire insaisissable des vagues, le vent mauvais, j’imagine l’angoisse sourde, les corps pétrifiés, la nuit noire, la trouée des étoiles, la nausée, la nausée… et plus rien d’autre.
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Est-ce qu’Adam flotte toujours sur son petit bateau cahotant et désarrimé, errant sur les mers du monde ? La nausée est un mot, un corps, un morceau qui flotte, perdu, mais serré, poings serrés, chevillés au corps, comme une dernière tentative pour ne pas couler, en silence. Le seul qui tienne dans le roulis. Le seul qui permette de se laisser ballotter par la mer fougueuse et rebelle. Je n’ai pas traversé la frontière, c’est la frontière qui m’a traversé, m’a dit un jour un jeune poète va-nu-pieds et grand voyageur, né à Douala, au Cameroun, puis, installé pour un temps, dans un parc fleuri de Nantes. Je le regardais et me figurais son corps traversé de multiples pointillés identiques, laissant s’échapper le fluide vital. Le liquide envahit tout. La mer a infiltré le corps d’Adam. Il en est plein. Il est imbibé. Il est gorgé d’eau. Cela l’alourdit et chaque pas lui pèse. Un pas puis l’autre, un pied lourd de toute cette flotte qui se soulève lentement pour s’écraser avec fracas sur le sol trop sec, l’autre pied ensuite avec le même mouvement lent et gauche. Premières eaux et premier homme lovés l’un dans l’autre, pour rappeler les temps du tout début. Le tout début qui s’étire. Accueilli nulle part, il s’étire, sans port d’attache. Il n’est plus passage, il est dérive verticale. Adam a changé de continent, de terre-mère, il a franchi le grand passage sans retour en arrière possible. Au Maghreb, on dit que lorsqu’une femme accouche, elle a un pied dans la vie et un pied dans la mort, c’est le moment
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où les esprits, les djinns, règnent, ils guettent l’issue et parfois tentent de l’influencer. Le monde invisible se déploie dans ces failles entre la vie et la mort. Adam n’a pas vraiment quitté les eaux matricielles et pas encore rejoint celles du baptême qui l’accueillent et signent son entrée sur l’autre rive. Il n’a pas rejoint le sol et les invisibles le tourmentent. Le bateau n’en finit pas de tanguer. Pour signifier avoir la nausée, les Espagnols disent marear, un verbe directement hissé de la mer, el mar. On pourrait le traduire en inventant le mot mérer, ou marrer, garder la mer. Marear et se marrer se ressemblent, leur étymologie est cousine. Les marins s’ennuyaient ferme sur les bateaux, on disait alors qu’on se marrait, d’où ce mot-là, étrangement naval. Se marrer signifie, par antiphrase, rire de quelque chose qui devrait plutôt ennuyer, dont on devrait avoir marre, ou rire de quelque chose qui devrait plutôt faire pleurer. Il y a certes de l’amertume dans tout cela, voire de la saturation, mais aussi du rire devant la vaste farce du monde. Un rire amer, nauséeux, mais un appétit de vivre indomptable, transmissible qui pourrait bien éclater en grande marrade. Un pied dans la mort, un pied dans la vie.
L’enfant du silence sauvé des eaux
Lorsque l’on est sous l’eau, on se fait silence, on économise l’air réservé dans les poumons, on ferme la bouche laissant juste échapper très lentement une bulle d’air, puis une autre, avant une autre encore, comme autant de traces du compte à rebours avant le retour essoufflé à la surface, sa lumière, ses bruits et le corps soudain dénudé. On ne parle pas, on abandonne aussi le langage. À la surface, beaucoup parlent, dessinent, peignent et même écrivent. Que de poèmes, que de peintures marines et de romans ont été inspirés par la mer. Mais à la surface, presque toujours à la surface. Les migrants que je rencontre évoquent la patera mais n’en parlent peu ou pas. Avoir vu des centaines de fois les mêmes images dramatiques, avoir entendu des récits structurés ou suggérés, émus ou étrangement froids et distants n’y change rien. Je pourrais croire que je comprends, mais rien de la patera ne se laisse comprendre, embrasser. La patera s’entend parfois, elle déborde toujours et c’est sans doute pour cela qu’il est aussi difficile de la raconter, de lui dédier des mots, d’en limiter les contours. Raconter la patera, c’est risquer
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de rester sur la ligne de flottaison ou alors de quitter radicalement la surface et de s’enfoncer dans les abysses obscures, sans repères. Ceux qui évoquent d’expérience la patera ont souvent recours à l’image des enfants : enfants serrés contre eux, enfants perdus et aperçus, enfants effrayés. Ainsi, les adultes ne racontent-ils pas ce qu’ils ont éprouvé, mais ils décrivent parfois un enfant recroquevillé contre le corps de sa mère, un autre qui hurle pendant des heures et qu’il serait tentant de jeter par-dessus bord tant ses cris transpercent les corps d’angoisse. La traversée intime de la patera se dit à travers la figure de l’autre, singulièrement, celle de l’enfant. Sans doute, chacun cherche-t-il à faire parler l’enfant en lui, celui que l’on cache ou fait taire, celui dont on étouffe le cri. En miroir, c’est aussi la figure de l’enfant noyé en mer ou sauvé in extremis qui émeut le spectateur devant son poste de télévision. Aylan, le petit garçon retrouvé mort sur une plage grecque ou la petite Merci née sur le bateau-sauveteur en Méditerranée deviennent des personnages médiatiques qui soudain émergent de l’impensable et émeuvent. J’ai souvent remarqué que l’expérience de la patera se dit plus fortement par les parents qui ont embarqué avec leur très jeune enfant, un tout-petit, à peine sorti du ventre maternel. Si beaucoup d’adultes se taisent ou racontent mécaniquement, il en va tout autrement pour les pères et les mères de nourris-
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sons. L’émotion et l’angoisse affluent avec le souvenir, plusieurs mois, voire plusieurs années après. Ces parents sont comme poursuivis par l’image de leur bébé voguant, au creux de leurs bras, dans l’antre de la patera. Il y a une horreur indicible à entraîner un enfant si petit, si dépendant, si désespérément attaché à ses parents dans le corps du bateau ivre, perdu sur les flots. Cela hante longtemps et parfois s’infiltre dans tout le tissage des relations entre parents et enfants. Les vagues soulevées par la patera ne cessent de se répandre tantôt violentes, tantôt douces mais persistantes. Des années plus tard, elles continuent de se propager. Il est bien difficile d’avoir emmené ses enfants au cœur de la jungle ou de les avoir abandonnés à quelque personnage redoutable, fût-ce pour leur survie. Pourtant, cet abandon-là, qu’il soit réel ou imaginaire, dénié ou assumé, constitue bien le fonds commun de notre humanité. Les mythes, contes et légendes ayant ce point de départ foisonnent quelles que soient les cultures. Ainsi, imaginer un bébé voguant sur une frêle embarcation, seul au milieu des flots, convoque tout aussitôt Moïse dans sa minuscule coque flottant sur les eaux du Nil. Que ressent Jocabed, sa mère, lorsqu’elle laisse son bébé de trois mois, dans une corbeille d’osier, voguer sur le Nil, seul, afin de le sauver des vœux mortifères de Pharaon ? Effrayé par une prophétie funeste, celui-ci décide que tous les nouveaux-nés hébreux de sexe masculin seront jetés dans le fleuve
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pour y périr, afin de sauver sa personne et son règne. Jocabed parvient à le cacher pendant trois mois. Puis, elle n’imagine la vie sauve de l’enfant qu’en l’abandonnant aux eaux du fleuve, dans un minuscule bateau adapté à la taille d’un nouveau-né. La fille de Pharaon, qui se baigne dans le Nil avec ses suivantes, trouve l’enfant. Elle est surprise, le regarde, le sort délicatement de sa corbeille et le prend dans ses bras. Ce bébé, sa fragilité, son abandon la touchent aussitôt. Elle le serre contre elle, et respire l’odeur du petit corps chaud et doux contre son sein. Elle sent ses petits poings, ses jambes dodues qui s’agitent. Elle voit le nourrisson tourner la tête en tous sens, ses lèvres qui suçotent dans le vide, puis qui aspirent son téton de jeune fille n’y trouvant pas le lait chaud tant espéré. Ils se regardent intensément, et par ce regard, ils s’accrochent l’un à l’autre. Elle comprend qu’elle ne pourra plus se séparer du bébé, que ce serait un arrachement, qu’elle y perdrait une part d’elle-même. Elle décide de l’adopter, alors même qu’elle peut aisément imaginer que cet enfant est Juif et menacé de mort par son propre père. Peut-être l’adopte-t-elle aussi pour cette raison, comme une rébellion intime. Mais de la fille du Pharaon, l’histoire ne retient presque plus rien. Elle reste innommée. Le bébé a faim et les seins de sa nouvelle mère sont vides. Elle regarde autour d’elle, cherche de l’aide et aperçoit une jeune fille juive, debout sur la rive qui fixe intensément la scène. La fille du Pharaon lui demande de trouver une nour-
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rice au bébé. La jeune fille juive se nomme Myriam et n’est autre que la sœur aînée de Moïse. Elle suivait, inquiète, prête à se jeter à l’eau, la corbeille d’osier qui dérivait périlleusement sur le Nil. Elle feint de chercher une nourrice et propose Jocabed pour allaiter l’enfant. Que ressent cette dernière quand la fille du Pharaon l’engage comme nourrice sans savoir, ou feignant de ne pas savoir, qu’elle est la mère du nouveau-né ? Qu’éprouve la mère, payée par une étrangère, fille du tyran aux vœux mortifères, pour nourrir son propre enfant ? Comment peut-elle encore être sa mère alors que voici son fils désormais aimé d’une autre, inscrit dans une autre filiation, une autre histoire ? Comment s’adresse-t-elle à lui ? Accompagne-t-elle la tétée de mots doux, de comptines et de berceuses en hébreu ? Comment le nomme-t-elle ? Moïse a deux mères, mais il n’est le fils de personne, il restera sans nom plusieurs mois, peutêtre même plusieurs années, son identité est entourée d’hésitations. Il est aussi irrigué de deux langues, on ne sait si elles se reconnaissent en lui, ou si elles s’ignorent, se toisent ou se rejettent. Sa mère adoptive le nomme lors de son entrée officielle à la cour du Pharaon, étrangement, elle lui donne un prénom juif, signifiant retiré des eaux ou retirant des eaux. Les traductions diffèrent comme pour confirmer l’équivoque entre l’origine et la destinée. L’expérience de l’abandon dans la corbeille a modifié définitivement le destin du nouveau-né. Le flottement et l’embarras sont dans son nom, ils marquent aussi
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son visage et son expression. Moïse incarne la fêlure, l’hésitation dans la parole, il est bègue. Il demeure étrangement étranger à son origine et aux mots qui sortiront de sa bouche. Une ancienne légende rabbinique raconte qu’un jour, alors que Moïse joue sur les genoux du Pharaon, il lui dérobe sa couronne. L’enfant est très jeune et ne parle pas encore, il se saisit de la couronne et la pose sur sa propre tête ou, selon une autre version, la jette malicieusement à terre. Les sages s’affolent, y voient un mauvais présage. Ils recommandent la mise à mort immédiate de l’enfant, avant que celui-ci ne devienne une menace pour le Pharaon en cherchant à le destituer du trône d’Égypte. À nouveau, le danger plane sur le roi, ce tout petit garçon est un risque pour sa vie. Parmi les prêtres rassemblés en conciliabule, se trouve l’ange Gabriel déguisé en l’un deux, il propose une mise à l’épreuve de Moïse. On place le jeune enfant devant deux plateaux : l’un composé de diamants et l’autre de braises ardentes. Si l’enfant joue avec les braises, c’est qu’il est seulement attiré par ce qui brille sans distinction et qu’il n’y a donc rien de particulier à redouter de sa part. Or, Moïse se précipite vers le plateau de diamants. Inquiet, l’ange Gabriel dirige alors invisiblement sa main vers les braises ardentes. Par réflexe, l’enfant porte ses doigts à la bouche et se brûle la langue et les lèvres. On lui colle un pansement sur la bouche. Quand celui-ci est retiré, il perd un morceau important de sa lèvre. Moïse est désormais lourd de
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bouche et lourd de langue. Dans certaines versions, la brûlure à la bouche est une punition délibérément administrée au jeune enfant qui outrepasse sa place. Il est ainsi lourd de bouche et lourd de langue car il hésite dans la langue, est peu compréhensible. Emprunté dans sa parole, mal à l’aise, il se considère inapte à discourir. Selon Jean-Christophe Attias dans sa biographie Moïse fragile, il est tout simplement bègue. Depuis sa naissance, la menace de sa mort est permanente. Sa difficulté à parler est-elle la trace de l’effroi ? Devenu adulte, Moïse est témoin d’une scène violente au cours de laquelle un Égyptien frappe brutalement un Hébreu, il est pris d’une colère folle et tue l’Égyptien. Il tente d’enterrer le cadavre dans le sable et prend la fuite dans le désert, quittant ainsi les privilèges de la cour du Pharaon. C’est là qu’il rencontre Dieu. Celui-ci lui ordonne de libérer les Hébreux de l’esclavage. D’emblée, il refuse car il n’est pas un homme de paroles. Dieu, intraitable, ne cille pas mais lui donne néanmoins un porte-parole : son frère de sang Aaron. C’est Moïse qui détient le message de Dieu, mais Aaron qui parle. La parole de Moïse ne se délivre qu’avec hésitation et suspension, le doute sur son identité s’infiltre jusque dans son nom. La fragilité de son existence s’impose. C’est pourtant lui qui sauvera son peuple par sa maîtrise des eaux, des deux mondes, son étrangeté persistante. Il ouvrira les eaux témoignant de son lien intime, innommable à cet élément. Muet, infirme,
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imprévisible, sauvé des eaux, sauveur des autres… C’est par le lien à son frère qu’il fera son entrée tardive dans le langage. Dans l’Antiquité, les enfants faméliques, mal formés, nés en dehors des règles de la filiation, sont exposés, amenés près du fleuve ou de la mer. S’ils survivent, ils dépassent, lavent, transcendent la souillure originelle et reviennent plus forts. Dans les mythes, on retrouve aussi souvent la figure de l’enfant voué à tuer ses ascendants ; des mages, des oracles, des sorciers perçoivent le danger en observant le nouveau-né. Ils alertent alors, et pour éviter que ces enfants n’exécutent leur funeste destin une fois devenus adultes, on les tue en les abandonnant dans quelque lieu dangereux et trouble dont les fleuves, les mers ou les forêts. De Sargon, roi de Babylonie, à Moïse, Œdipe, Remus et Romulus ou Persée, les nouveaux-nés livrés aux eaux, ou abandonnés dans des zones hostiles sont nombreux et leur destin passe de l’abandon originel au sublime puis au tragique. Leurs parents sont empêchés, les vœux mortifères sont tus, la trahison, le silence ou l’aveuglement seront souvent leur lot. Qu’est-ce qui peut encore se transmettre des parents aux enfants, des enfants aux parents ? Qui est désormais le parent de ces enfants ? De quelle filiation cachée, monstrueuse et grandiose sont-ils les fruits ? Dans les grands récits, l’enfant livré aux flots est porteur d’espoir pour l’humanité. L’ordalie n’est jamais très loin et le jugement des eaux vaut pour un jugement divin. Il révèle le
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caractère ordinaire, inquiétant ou noble du bébé. En réchappant des eaux et de la mort, l’enfant miraculé accomplit la fatalité des destinées humaines. Les petits corps de ceux qui n’ont pas survécu rejoignent les limbes confondues avec les abysses et peuplent les fonds des mers, peut-être s’y métamorphosent-ils en quelques créatures ancestrales. Tantôt, ils nous hantent, tantôt, ils nous aident à vivre, à nous marrer et à inventer encore. S’il est une trame que l’on retrouve dans beaucoup de contes ou de mythes, c’est bien celle du voyage héroïque sur les mers ponctué de l’affrontement de multiples épreuves jusqu’au retour victorieux, enrichi à la terre-mère. Mais, le désir nostalgique des origines se heurte à l’ennui d’une trop grande quiétude, ou à l’écart entre les souvenirs et les retrouvailles. Alors les rêves de départ, l’envie d’ailleurs reviennent démanger le héros. Ces récits épiques donnent une forme au passage à l’âge adulte, à son initiation, à l’étrangeté du monde et de soi. Ils accompagnent la nécessité de s’extraire du giron maternel. Ils donnent corps et sens aux dangers de la traversée des mondes. Ces périls flirtent avec la mort, permettent de la défier, en effleurant son inéluctabilité. En y échappant, le rescapé affirme, traduit sa quête d’existence. Héros antiques, braves des mythes et légendes, quidams contemplatifs ou aventuriers, nous ne pouvons regarder la mer immense sans rêver du large.
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C’est Rimbaud qui part vers l’Afrique de l’Est, si lointaine, en quête d’une autre version de lui-même. C’est Ulysse qui ne peut rêver d’Ithaque que lorsqu’elle est lointaine. C’est Sindbad le marin qui rencontre des êtres fantastiques, souvent monstrueux sur les îles qui parsèment la mer, il est mis au défi, découvre sa force et son courage, son égoïsme et sa violence. Ses aventures l’enrichissent d’or, de rencontres et d’histoires, mais il demeure toujours tourmenté par les départs. Les enfants partent, prennent la mer, hisse et ho, la mort les guette, hisse et ho, ils en feront des histoires, des épopées, des légendes, hisse et ho…
Ann L’enfance est blottie dans l’alphabet Qui peut dire ce qu’elle écoute ? Jeanne Benameur
Nous étions trois et la règle du jeu était simple. Au bout de trois décomptés en chœur, nous quittions la surface de l’eau, après avoir inspiré la bouffée d’air la plus importante que pouvaient contenir nos petits poumons. Sous l’eau, nous comptions encore, nous laissions s’évacuer les bulles d’air doucement, tout doucement. Rester le plus longtemps possible, devenir aquatiques le temps de quelques secondes. Puis nous émergions violemment de l’eau salée, essoufflés, les cheveux collés sur le visage en criant notre chiffre comme on brandirait un trophée. Gagnait, le plus proche du monde marin, celui qui défiait le plus longtemps notre destin terrestre. Ce jour-là, mon cousin et moi remontâmes de concert, certains, comme chaque fois, d’avoir battu notre record. De mon frère, il n’y avait aucune trace, ni près de nous, ni aux alentours, nous nous regardâmes en silence, interrogatifs, scrutâmes la
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mer, la plage. L’eau calme, opaque, sablonneuse, les vagues régulières, répétitives, mouvantes comme toujours. La mer l’avait gardé, avalé, effacé. Qu’en dire ? Le silence aquatique s’est prolongé à la surface. Comment nommer un simple et radical effacement ? Plusieurs heures plus tard, son corps fut retrouvé, quelques kilomètres, au loin, sur une plage que nous ne connaissions même pas. De ce jour là, se sont installés le silence, la mer calme, les vagues, le reflux, l’eau sablonneuse, le vague à l’âme et pfut, l’effacement, l’engloutissement par un ogre aqueux, muet et sans dents. Je me souviens des jours et des mois qui suivirent, du temps qui s’étirait sans butée. Des murmures et des silences, des portes entrouvertes et des regards furtifs. Je me souviens de l’effondrement du langage, de sa structure, de ne plus savoir quoi dire, comment, à qui. Je me souviens des mots qui n’existent plus que pour eux-mêmes, des mots qui ne s’accordent plus avec d’autres pour former des phrases, des mots qui flottent dans le grand bain moite de la douleur et de la confusion. Ne reste qu’une apparence de langage par automatisme, par habitude, comme un uniforme terne qu’on enfile par nécessité, par absurdité. Les mots avancent tout seul, je n’ai même plus besoin d’y être. Peu à peu, ils deviennent une bouillie insipide qui n’amène que chaos et incompréhension. Je cherche l’échelle pour quitter ces eaux-là. Je cherche un tra-
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ducteur pour me relier aux autres car les mots se sont déliés, ils se sont isolés, ils sont devenus des étrangers les uns pour les autres, je ne peux que les observer, de côté, étrangement abasourdie. Quelques semaines plus tard, je rentre en sixième. Le collège. Tout est nouveau, camarades, changements de classe, ronde des professeurs, sonneries régulières à vous déchirer les tympans. Mais il y a le superlatif de la nouveauté, le plus nouveau du nouveau, premier cours d’anglais, la découverte d’une autre langue, d’un autre monde. Une professeure entre deux âges, exagérément maquillée, nous accueille d’un tonitruant Good morning ! Le ton est donné, désormais quelques heures par semaine, nous entendrons, puis parlerons anglais. Nous découvrons qu’elle nous a tous rebaptisés. À présent, durant ces quelques heures par semaine, je m’appellerai Ann. Étrangeté. Elle nous informe de cet acte pédagogique inaugural, nous demande si nous avons des questions. Un silence profond prend alors corps. J’ai une question, elle est intense, elle est dans ma poitrine, elle gonfle. Pourra-t-elle franchir les limites de mon corps ? Je suis une enfant timide, j’ai peur de parler mais la question pousse, pousse, ne demande qu’à s’extirper. Je cherche une langue. Je voudrais savoir si, en anglais, il y a des homonymes. C’est très important, c’est essentiel, c’est aussi un espoir. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai besoin de le savoir. Je sue, mon
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cœur bat la chamade, ma bouche est sèche, mais la question enfle, elle doit sortir, elle doit se dire à cette professeure d’anglais qui veut nous paraître enjouée. Au moment où j’émets doucement quelques sons balbutiants, annonciateurs que j’ose enfin, un autre élève prend la parole et la tient avec assurance, il demande si le cahier doit comporter des grands ou des petits carreaux. La professeure répond, à l’aise, elle connaît cela par cœur. De là, un autre élève enchaîne sur la couleur des stylos, un autre sur la taille des cahiers, des stylos, des règles, ça tourbillonne autour de moi. Je vois ces cahiers virevoltants dans la classe, ces stylos décapuchonnés se battant pour faire valoir leur droit d’écrire, les livres d’anglais papillonnant, les élèves qui lèvent la main, la professeur qui répond et la chaîne continue : mains levées, des mots, des réponses, d’autres mains levées encore, d’autres mots, plein de mots qui s’amoncellent bruyamment autour de nous et finissent en morceaux épars sur le carrelage blanc et froid. Il n’y a plus de silence, plus rien à déposer dans ce silence, plus de questions qui enflent. La danse a commencé, je n’ai pas compris les pas. La langue anglaise n’est pas nouvelle, elle n’en a que l’apparence. Je m’efface, ma question me paraît soudain stupide et dérisoire, elle sera bientôt engloutie par le brouhaha d’une classe de sixième où je ne trouverai pas le souffle espéré. Tant d’années après, je me souviens de ma question restée sans voix, coincée dans ma poitrine sans pouvoir en émerger, étouffée sous le flot des
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paroles vides. Je voulais savoir si dans cette autre langue, il y avait de l’équivoque, du presque pas pareil, du trompe l’oreille, des interstices, des espaces, de la place pour le chuchotement. Aurais-je voulu savoir si mer et mère s’y disent pareillement ? Ann est restée une enveloppe vide en cours d’anglais, je n’ai jamais pu m’y loger. Ann agace, Ann semble fatiguée, lointaine. Élève trop effacée griffonne l’enseignante sur mon bulletin scolaire.
Olivier, les oliveraies à perte de vue Ciel bleu. Champs jaunes. Par la plaine gelée un olivier chemine. Un olivier tout seul. Federico Garcia Lorca
Ann n’était pas moi et je n’étais pas Ann. Ann n’avait pas d’histoire et guère d’avenir, Ann était une chimère. Encore deux années de silence, deux années d’effacement. Puis je rencontre l’espagnol, le castillan. À travers lui, je retrouve une langue d’avant la langue, d’avant tout ça, la langue d’avant le désastre. La langue d’avant les synonymes, les antonymes, la langue d’avant l’émiettement. Je retrouve la joie de l’ébauche, le plaisir vertigineux de la page blanche. Je découvre et retrouve la langue du plaisir pur, la langue en soi. Je joue, je jongle avec une langue rocailleuse et minérale, je renoue avec la joie enfantine d’appuyer avec entrain sur l’accent tonique, de rouler les r sans plus finir, de laisser ma langue caresser mon palais de ses vibrations, de me
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gorger de a et de o. J’entre dans le castillan avec gourmandise, je goûte tous les sons, je répète, je vocalise, je vibre de tout mon corps. Peu à peu, le sens apparaît mais il ne se sépare plus de la musique dans laquelle désormais il s’enracine. Je quitte le silence pendant l’heure du cours d’espagnol où le plaisir de la parole en soi, pour soi l’emporte. Je rentre de plain-pied dans la langue, je m’y engouffre tout entière. Les langues résonnent en mon for intérieur, la polyphonie s’installe, le dialogue reprend, je me réponds, je m’interroge, puis rassérénée, je poursuis la discussion avec d’autres. Palabras, palabres. C’est alors que je peux rencontrer l’Espagne, ses couleurs ocres et blanches, sa terre, sa tierra, su tierra de secano dans laquelle les oliviers millénaires s’enracinent comme des ancêtres sans âge qui résistent malgré le vent, la sécheresse ou la folie des hommes. J’apprends l’histoire espagnole, la guerre civile, la lutte fraternelle, la lutte à mort, la férocité, la frérocité et la grandeur. J’apprends qu’ils ont tué le poète, qu’ils ont tué Federico Garcia Lorca près d’un olivier. Cet olivier lui survit encore aujourd’hui et encore pour longtemps. Il survit à l’arrachement et ses racines ne cessent de se déployer et de défier les terres arides. Les oliviers, la poésie, l’espagnol se répondent. L’olivier est l’arbre de la Méditerranée, et la mer Méditerranée le berceau des langues, dit-on. C’est par l’olivier que s’annonce la fin du déluge. Un rameau d’olivier rapporté par une colombe annonce à Noé que les
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eaux refluent, que le temps de l’errance va prendre fin, que la vie sur terre peut se déployer à nouveau. Le rameau d’olivier devient alors symbole de la paix, du bruissement du vivant, de son obstination. C’est le retour à la terre, à la répétition émerveillée du cycle des saisons, aux temps immémoriaux qui perdurent, aux hommes qui marchent, se rencontrent et se parlent. L’olivier, arbre tordu, noueux, tortueux, magnifique, à l’ombre duquel je me repose et renais. L’arbre que je tente d’enlacer, malgré les aspérités de son tronc, ses branches onduleuses, courbes, tordues, aux pousses inattendues. L’arbre universel et pourtant à aucun autre pareil. L’olivier est une grâce, il demeure. Olivier, c’est le prénom du petit frère tant aimé, du complice, de l’alter ego.
Petit Poucet et les grandes bouches Écoutez et entendez sourds des deux oreilles aveugles des deux yeux culs-de-jatte et manchots il était une fois… Démarrage de conte rapporté par Pierre Jakez Hélias
Le départ, la séparation, le déplacement, fussent-ils minimes, sont les conditions pour que l’enfant s’empare à bras-le-corps de la langue, la fasse sienne et la façonne, et ce faisant, participe à la création du monde. Cela ne se fait pas sans impatience, sans tension vers un autre être humain accueillant. Cela ne se fait pas sans risque, sans traversée périlleuse. Dans la confusion et les zones dangereuses, la possibilité de parler peut sombrer, les mots se noyer, et le monde redevenir sauvage et bouleversant. Il n’est pas d’initiation sans une certaine violence traumatique, un certain arrachement, une perte. Cela vaut pour chacun, sur tous les rivages du monde. Les contes nous l’enseignent depuis la nuit des temps.
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Savez-vous que le Petit Poucet dont les aventures ont accompagné nos enfances était mutique ? Ses six frères sont jumeaux et avancent dans l’existence deux par deux, à chacun son alter ego. Lui est seul, dernier, tout petit et muet. Petit comme un pouce, un petit poussin à peine sorti du nid. Est-il trop petit pour être doué de parole ou est-il simplement un enfant qui ne peut advenir à lui-même, coincé à jamais dans la position d’infans, celui qui ne parle pas encore ? Petit Poucet ne parle pas, il mange peu aussi, il picore à peine et pourtant c’est toujours trop pour ses parents désespérément pauvres. Ceux qui ne veulent sans doute guère de cet enfant-là. Les parents sont pauvres, nous dit Perrault, car le roi n’a pas tenu parole auprès d’eux. Il n’a pas payé les récoltes. De parole non tenue en parole non tenue, le père ne peut plus nourrir ses fils et préfère les abandonner en les vouant à une mort certaine. De parole non tenue en parole non tenue, Petit Poucet ne parle pas, et la mort guette. Qu’y a-t-il derrière ce silence ? Pas assez de mots, des mots vides, refusés, déniés, inutiles, mensongers ou trop policés, lointains, effrayants, encombrants, désespérément inaccessibles ? Trop de mots qui laissent craindre l’explosion et le chaos ? En tous cas, un en-deçà, un à côté, un au-delà du langage qui laisse à penser aux parents du Petit Poucet qu’il est sot. « Ce qui les chagrinait encore, c’est que le plus jeune était fort délicat et ne disait mot : prenant pour bêtise ce qui était une marque de son esprit. »
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Comme chacun le sait, les parents décident d’abandonner leurs sept fils en les emmenant dans la forêt. Sous d’autres cieux, l’abandon aurait pu se réaliser dans quelque endroit dangereux, la jungle, ou les océans. Ainsi, dans les Mille et une Nuits, un marchand dit imprudent, jette-t-il à l’eau ses deux fils qu’il prend pour quelques malandrins. Il ne les a, tout simplement, pas reconnus, après plusieurs années de séparation. Étonnamment, les deux fils survivent à tous les dangers, vivent de multiples aventures, et finissent par retrouver leur père indigne, alors qu’ils sont devenus adultes et riches. Il existe ainsi de multiples versions du conte dans diverses cultures et langues. Il demeure la trame dramatique : des parents abandonnent leur enfant en l’exposant au danger. Souvent, il en réchappe au cours d’un parcours initiatique semé d’embûches, et retrouve ses parents sans effusion particulière, comme si tout cela n’était, au fond, pas si exceptionnel. Cependant, il a changé, il a grandi et est, à présent, doté de nouveaux pouvoirs mystérieux. Ces histoires hantent nos inconscients… Le lieu du délaissement est celui des périls et du mystère, de l’opacité et de la vie bruissante mais invisible, celui des eaux troubles et de l’informe. C’est celui des bêtes sauvages, des loups, des tigres, des bêtes affamées de chair humaine. C’est aussi là que vivent des êtres surnaturels, tantôt salvateurs, tantôt menaçants : fées, lutins, sylvains, ogres, sorciers, nymphes…
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Dans le conte du Petit Poucet, les parents vouent les enfants à la voracité car, dit le conte, la mère craint de ne pas supporter de les voir mourir de faim. On ne sait pas bien de quoi est constituée cette crainte, ce que cette anticipation funeste signifie. La mère imagine à l’envi, les corps décharnés agonisant. Cette image l’assaille. Où et comment se voit-elle, elle-même dans cette scène ? D’où lui viennent ces représentations insistantes, de quels espaces de son inavouable folie maternelle ? En abandonnant ses enfants, espère-t-elle se délester du même coup de cette image mortifère et obsédante ? Petit Poucet s’en va, mais bien que muet, il n’est pas sourd ou parce que muet, il n’est surtout pas sourd. Il comprend et retrouve son chemin grâce à des petits cailloux blancs qu’il a pris soin de ramasser la veille. La famille se retrouve joyeusement, comme si de rien n’était, mais le vœu parental ne s’est pas déplacé, c’est un vœu de mort ou plutôt de disparition, d’effacement des enfants par le sacrifice à l’appétit débridé des loups ou autres êtres monstrueux et avides, dont ils préfèrent ne rien savoir. L’histoire ne s’arrête pas là. Les parents renouvellent leur abandon en prenant la scélérate précaution de fermer leur maison à clef la veille de leur cruelle défection. La mère ferme la porte à double tour, met la clé dans la poche de son tablier, silencieusement, presque tranquillement. Gestes et pensée font corps. Un corps lourd et compact où le doute ne peut se glissser. Elle a bien repéré la ruse de Poucet ; elle doit
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la contrer afin qu’il ne puisse parsemer le chemin emprunté de petits cailloux blancs ou autres repères glanés dans la nature environnant la chaumière familiale. Le lendemain, comme si rien n’avait déjà eu lieu, le père entraîne à nouveau ses sept fils dans la forêt, sous quelque prétexte fallacieux, et les y laisse. Les enfants feignent de ne se rendre compte de rien, acceptent calmement cette nouvelle ballade dans les bois, et font comme s’ils ne voyaient pas leur père prendre la fuite et les laisser seuls, comme il l’a déjà fait quelques jours auparavant. Peutêtre que Poucet et ses frères n’ignorent pas complètement que leur destin est de quitter la maison familiale, que la forêt pour terrifiante qu’elle soit n’en est pas moins le lieu de l’initiation, du secret bientôt dévoilé et du passage à l’âge adulte. La mort et l’outrance y rôdent et constituent les conditions obscures de l’entrée dans le vaste monde. Pour se repérer, Poucet a bien tenté de jeter quelques traces ou indices sur le chemin, mais ce ne sont que des miettes du quignon de pain que la mère a donné à chacun de ses fils. Les passereaux mangent les miettes et les sept enfants se retrouvent complètement perdus, craignant d’être dévorés par les loups. Pendant ce temps, le bûcheron envoie sa femme à la boucherie. Comme il y a longtemps qu’elle n’a pas mangé, elle achète trois fois plus de viande qu’il n’en faut pour le souper de deux. Père et mère se régalent d’un festin de barbaque. Quelle viande se hâtent-t-ils d’engloutir ainsi ?
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Quelle part obscure d’eux-mêmes ont-ils déléguée à l’ogre ou au loup ? Quelle était l’ambiance de ce repas où la gloutonnerie déchaînée et orgiaque ou triste et honteuse flirte avec les abîmes ? Décidément, il est des moments qu’enfants et parents ne peuvent partager. De gloutonnerie et d’avidité, il est beaucoup question : les parents, les loups, puis l’ogre. Car, c’est bien chez un ogre affamé de chair fraîche que Poucet et ses frères trouvent enfin refuge, après avoir arpenté clairières, taillis, ravines et chemins creux. Grâce à un subterfuge et à une duperie, Petit Poucet et ses frères sortent indemnes de cette antre, et l’ogre aussi cruel que stupide dévore ses sept filles adorées à l’excès, à la place des sept frères abandonnés. Petit Poucet peut même voler la richesse du géant et ses célèbres bottes de sept lieues. Il sort métamorphosé de cette aventure, il est presque devenu un homme. Il est si rapide que le roi en fait son messager. Les nobles du royaume réclament aussi ses services. Avec célérité, il apporte aux amoureux inquiets des nouvelles du bien-aimé, il permet que des batailles soient gagnées en transmettant des messages secrets et essentiels, plus vite que n’importe quel cheval lancé au galop. En découvrant tous les mystères bien gardés, il découvre le monde des grandes personnes et il commence à parler. Au départ, il est balbutiant, il hésite, se heurte aux mots. Parler est douloureux. Puis, sa bouche se délie, sa langue devient plus tonique, ses mâchoires se détendent. Il
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émet des sons, de la musique, puis des mots. Un mot entraîne un mot. Ce sont des paroles, d’abord celle des autres qu’il répète, qu’il imite et propage. Il s’en émerveille. Il s’entend. C’est étonnant, cela le trouble. Peu à peu, naît le désir fou de ses propres mots. Tout comme Moïse, il commence par transmettre la parole que d’autres lui confient, avant de pouvoir oser la sienne. D’enfants abandonnés, traumatisés et muets, ils deviennent ceux par qui la parole passe des uns aux autres. Ils se font tambour et caisse de résonance. La parole fait un croche-pied au traumatisme, elle en est l’envers, parce que comme lui elle a côtoyé la mort. Elle connaît le prix du désir de vivre. Pour ce qui est du Petit Poucet, une fois devenu riche, il prend en charge toute la famille, achetant à chacun de ses frères et à son père, un office. Il tente de rétablir les conditions d’une parole que l’on écoute et que l’on respecte, de donner une place à chacun. Il essaie de faire en sorte, qu’en apparence du moins, les générations s’enchaînent, que les fils succèdent aux pères. Il tente de contenir la voracité parentale. Être dévoré est une métaphore. Le conte s’adresse aux enfants et à ceux qui le sont encore. Le risque d’être dévoré figure celui de ne pas pouvoir prendre sa place, d’être abusé par les adultes, d’être mangé par l’appétit d’autrui, de ne pas exister. Le départ, la confrontation au danger sont les conditions du dégagement et de la parole. Sinon, comment par-
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ler face à ces bouches béantes et géantes, grandes ouvertes, broyeuses d’enfants ? Les grandes bouches des discours lénifiants, les grandes bouches des ogres qui mastiquent, avalent pour exécrer, les grandes bouches des monstres marins qui engloutissent les enfants perdus, le gouffre du maelström qui finit par avaler la mer elle-même.
Limbes et abysses J’espère garder jusqu’à ma dernière heure l’horreur de comprendre et le bonheur d’accueillir l’inattendu. Luis Bunuel
D’aussi loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours confondu le sens du mot limbe et celui du mot abysse, ou plus exactement, les contours des abysses restent indéfinis car toujours les limbes les supplantent et s’imposent. Sans doute, ce texte même n’est-il pas exempt de cette confusion avec laquelle je m’accommode très aisément. Je n’ai jamais pensé les limbes autrement qu’aquatiques. Je me les représente comme le lieu presque infini du fond des mers, qui toujours se dérobe. Je lui conserve sa dimension floue et errante, son caractère indéfini et incertain, refuge de ce qu’on oublie mais ne perd pas. Refuge des souvenirs quand la mémoire reflue. Dans mes limbes, s’égare toujours le sens premier du mot, à savoir, le séjour des âmes des enfants morts sans baptême. Ce lieu indéfini sans peine, ni joie, perdu et insondable ne peut être que sous-marin, indéfiniment baigné des eaux de
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la mère. Le lieu des enfants perdus, enfants merveilleux des rêves parentaux, ne saurait être que liquide et salé, silencieux et soumis à la lune, aux courants et aux marées. Il ne saurait que contenir des lambeaux de rêves flottant entre deux eaux, à jamais perdus, à jamais vivants. Limbes et abysses ne forment dès lors qu’un espace entremêlé, redoutable autant que désirable. L’espace bleuté d’une infinie beauté et du vague à l’âme sans bornes et sans limites, transgénérationnelle, transculturelle, sans haut et sans bas, sans origine et sans avenir. Ce qui se passe à la surface de l’eau n’est pas sans liens, fussent-ils invisibles, avec ce qui se trame dans les abysses, ce magma redoutable du renoncement, et de la destruction sans limites, mais aussi des désirs enfouis, des rêves inavouables et tenaces de grandeur. Les marins ne s’y sont pas trompés en nommant les coffres colorés flottant sur la mer reliés par des filins à des blocs de béton coulés au fond de l’eau : les corps-morts. Ces corps-morts sont des balises et la possibilité de s’arrimer en mer en un autre lieu que le port. La contemplation des corps-morts invite à la rêverie. Observer ces bouées colorées balancer sur des eaux parfois furieuses convoque une douce mélancolie. Les voir si fragiles en apparence tenir quoiqu’il arrive, dodeliner en tous sens, s’éloigner un peu mais toujours revenir près de leur ancrage fait songer à une chorégraphie sauvage. Leur beauté gracieuse tient au poids du corps-mort, invisible à nos yeux, qui permet à la
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bouée de se laisser porter au gré des flots. Elle tient aussi à la solidité du filin, autant qu’à sa souplesse. S’il est trop lâche, la balise devient perdition, s’il est trop serré, il n’y a plus de possibilité de danse, ni même de flottaison. Grâce à l’apprivoisement des corps-morts, doucement et fermement reliés, il y aurait comme un abandon de soi-même qui permet toutes les audaces, une gravité qui se laisse balancer au gré de la houle. Adam, toi qui a vu l’imminence de ta mort sur la patera où tu avais embarqué, sais-tu que même si l’océan se déchaîne, le corps-mort tient bon ? C’est la mort intime, cachée, nichée au fond de soi qui permet à la bouée de se maintenir, de se laisser ballotter par les flots, de presque s’envoler sans jamais abandonner. Alors de bouée en bouée, de mort en mort, l’accostage devient possible. Tu sais bien que les rochers les plus dangereux sont proches du rivage, si près de la terre. Si quelque chose de toi a coulé en mer, il a rejoint les limbes. Les limbes sont peuplées de corps-morts qui te guident. Tu ne sais pas bien comment dire cette vie-là, ses balises, ses points de repère, ses lignes de flottaison, mais aussi son fond insondable… Alors, tu flottes entre deux eaux, tu te perds, tu oublies, ton regard ne se pose sur rien, les mots ne rejoignent plus jamais la surface. Puisses-tu nager en eaux troubles, y sentir la force vitale de l’eau, la présence des invisibles, la puissance du flou, la joie de nager quand même, l’élan du plongeon, l’enveloppement du bain, la danse avec les vagues,
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l’absence à soi-même, l’art de perdre pied, de glisser, de fendre l’eau, de s’y enfouir. Puisses-tu te laisser porter par la mer, te reposer sur son corps voluptueux. Puisses-tu t’arrimer aux corps-morts. Même s’ils ne cessent d’épouser le mouvement incessant de la houle, ils te protégeront de l’abîme. Puisses-tu sentir le bonheur de la déprise, la sensation mêlée de profondeur et de légèreté. Écoute le savoir des marins, écoute le petit peuple des mers…
Trier encore
Allons, il faut trier encore Passer au crible le sable fraîchement ramassé, le débarrasser des impuretés, tenir fermement le tamis entre les mains, presque lové au creux de nos corps chaloupant. Jeter légèrement et prestement les grains dans les airs puis les récupérer avec adresse pour ne garder que le bon, le propre, le pur… Poursuivre cette danse… Onduler. Allons, il faut trier encore Il reste des impuretés, des résidus, du moins clair ou du vilain, des grains de sable trop gros, des bouts de coquillage et d’algue. La danse folle se poursuit, chalouper, ondoyer, jeter doucement, rattraper adroitement, secouer de gauche à droite, tourner légèrement. Faire tomber ce qui ne peut, ne doit être gardé. Allons, il faut trier encore
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Il faut épurer, éliminer, séparer, purifier, filtrer, ne laisser passer que le sable calibré. Il faut s’y mettre à plusieurs. Onduler ensemble, jeter, récupérer, faire tourner, toujours. Y passer du temps, y déployer de l’énergie. Chalouper, jeter, récupérer. Laisser choir les restes, les pertes, bouts de varech et de nacre, les détritus, la saleté, le rebut. Allons, il faut trier encore Onduler, jeter, récupérer, purifier, en rythme. Séparer les eaux, les sentiments, les songes et les mots. Trier les hommes. Ondoyer, jeter, rattraper, en cadence, sans ralentir le mouvement, laisser tomber les résidus sur les sols secs ou boueux… Allons, il faut trier encore Continuer, chacun sa place, chacun son geste, poursuivre la danse, nos corps et nos pensées encastrés… Laisser choir les rebuts sur la terre ou dans une coupelle à fond plat appelée patère… Patère, patera, patère, patera… Et vogue la galère…
Il était un petit Moussa Nous étions comme des bègues parlant la langue du corps et non de la bouche. Aharon Appelfeld
Une classe de maternelle va visiter la caserne des pompiers, autrement dit, on emmène de très jeunes enfants rencontrer des super-héros en chair et en os, ou plus exactement, les grandes personnes, anciens enfants, proposent une version héroïque, incarnée de nos pauvres destins d’hommes. Les enfants suivent la maîtresse, une main serrée dans celle, douce et ronde comme un galet d’un autre petit. Les lieux sont inconnus. Les adultes, quant à eux, sont grands, hauts, à l’aise, comme toujours, semble-t-il aux enfants. Parfois ils se regardent, sans un mot et se sourient, complices. Parfois, ils sourient, on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas à qui. Ils paraissent heureux d’être là. Le pompier expose son travail, montre le camion rouge rutilant, explique comment on attend des heures, comme on se vêt très vite, comment on part à tout moment, la sirène qui hurle et puis le combat contre les
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flammes. On devine l’adrénaline, l’excitation, le défi aux peurs enfantines et ancestrales. La maîtresse et les parents accompagnateurs écoutent captivés, la tête penchée, les sourcils légèrement froncés, ils en font un peu trop pour que les enfants les imitent, pour qu’ils se disent : oh, oh, il y a là quelque chose d’important. Écoutez les enfants, écoutez comment l’on sauve, écoutez comment les pompiers veillent sur nous. Ils sont heureux de recréer l’enfance mythique, de lui donner des sauveurs avant même d’écouter les peurs, les failles. Ils feignent d’y croire tous ensemble. Moussa s’ennuie un peu, ses jambes le démangent. Il aimerait courir et sauter pour ne pas écouter les adultes, ne pas voir leurs sourires attendris, ne pas regarder leur air sérieux et bienveillant. Il aimerait s’étourdir, se saouler de sauts, se griser de course à tout rompre, s’abrutir de pan, pan, pan, de bing, bang, boum, chavirer en se laissant choir violemment sur le sol froid, oublier les autres, le mélange de réprobation et de perplexité qu’il sent dans leur regard. On change de salle. Le pompier parle du sauvetage en mer, il montre un grand canot, demande aux enfants s’ils en ont déjà vu de pareils. Moussa se sent soudain intéressé, il le connaît ce canot, oui, il le retrouve. Il se souvient : lui, sa mère, le canot, tous les autres. Il s’exclame, il a reconnu le canot, il est formidable ce canot, on peut y être nombreux, des hommes, des femmes, des bébés, des enfants. C’est Le canot, il a plein de souvenirs
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qui affluent, il parle, des mots sortent tout seul, des phrases même. Les mots se bousculent, Moussa jubile. Il se souvient, les corps serrés les uns contre les autres, les odeurs de sueur, de caoutchouc et d’iode et puis les chansons, les prières, les chuchotements, les cris à l’unisson quand le canot tangue trop. Après, ce furent les gémissements, les reniflements étouffés et le silence des hommes, le clapotis de l’eau. Enfin, les cris de joie quand la côte apparaît, les adultes qui sourient vraiment, qui se regardent, lui qui serre le corps dur et tendu de sa mère. Moussa abandonne les pan, pan, pan, il parle fort, il est heureux, il a de quoi dire, ça pousse, ça déborde, ça lui fait des trucs dans le ventre, dans les jambes, dans la gorge. Les adultes le scrutent, muets, interdits. La désapprobation a fait place à la compassion et les mots se congèlent sur place. Tous ignorent ce que Moussa a à dire. La maîtresse recentre, recadre Moussa, elle lui fait signe de se taire, demande au pompier de poursuivre la belle histoire de sauvetage en mer. Moussa s’égaille, il grimpe sur quelques marches, il saute avec fracas, s’éloigne du groupe compact et silencieux, puis ça repart : il mime des collisions, des prises de karaté à un ennemi invisible, des corps à la renverse, il s’écroule et se relève, tombe à nouveau. Il se berce sauvagement de bing, bang, boum. Moussa se disperse, se morcelle, part en lambeaux pour naviguer, désormais seul, en eaux troubles, à cette heure incertaine, entre chien et loup. « L’errance nous donne de nous amarrer à cette dérive qui
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n’égare pas », écrit Édouard Glissant. Écoute le vieil homme, amarre-toi petit Moussa, laisse le canot aller, tu es à bord, tu tiens le cap de ta quête, n’abandonne pas, laisse tes mots advenir, bing, bang, boum, pan, pan, pan… Quelqu’un les entendra, un marin, une sirène, un pompier, un poète. Quelqu’un les entendra…
Comment l’eau pourrait-elle être une frontière ? Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d’astres, et lactescent, Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend Arthur Rimbaud
Que dire d’une frontière qui ne serait que d’eau ? Point de sensation d’une ligne de démarcation nette, d’un trait en pointillé sur la carte. L’eau, c’est la vague et l’onde, l’onde vague, le vague des ondes. C’est la zone du mouvement ininterrompu, de la houle, du flux incessant, du ressac, de l’avant vers l’arrière et de l’arrière vers l’avant. Comment l’eau pourrait-elle être frontière ? Elle est danse, passage, mouvement, rencontres. La mer est un lieu commun, elle appartient à tous. Elle ne connaît pas les pays, seulement les rivages. Elle est le cœur de tous les échos du monde qui viennent résonner en chacun de nous, sans traduction. Comment l’eau pourrait-elle être frontière, alors que mon corps s’y dilue, à mon insu, quand je glisse sous sa surface ? Comment l’eau pourrait-elle être frontière alors que mon cœur
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y a chaviré tant de fois ? Comment la mer pourrait-elle être frontière alors qu’elle est houleuse et sans limites, sans haut, sans bas, infinie et colérique, gorgée de bleu azur, de vert opale, et de toutes les tonalités entremêlées du gris au turquoise ? L’élément aquatique, c’est la rencontre de ta langue et de la mienne, c’est là où nos frontières se dissolvent, où l’enfant pousse aveuglément vers la sortie du corps maternel. C’est là où nos larmes s’écoulent et font gonfler les océans. C’est là d’où nos rêves émergent, sont engloutis puis reviennent encore, confusément, obstinément. C’est de là que sourdent et portent ta voix et ta puissance, c’est de là que marée, clapotis et ressac rythment mon corps, mes désirs et mes pensées. Comment l’élément aquatique pourrait-il être frontière alors qu’il est confusion, rencontre et errance, qu’il est l’endroit de la dissipation, de l’évanouissement et des retrouvailles ? Dans la baie des Coloradas, à Lanzarote, je me souviens. Tout au fond de l’eau, le sculpteur a monté un mur, une verrue, une incongruité, là, sur le sable. Il est censé délimiter la frontière de l’océan Atlantique. Un portail permet d’en franchir le seuil. Mais l’eau n’en a que faire, elle s’en moque, elle est fluide et elle coule. Les coraux s’installent sur la misérable fortification et grignotent la frontière. La mer se rit du mur, plus que tout, elle vit. Il arrive que des enfants tentent à plusieurs de construire un barrage contre la mer. Ils décident de l’arrêter, la figer, la dompter, lui signifier la ligne droite. Quelle frénésie alors dans
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tous ces petits corps animés par l’espoir fou d’ériger un mur, une limite infranchissable aux eaux montantes. Que d’énergie pour aller chercher le sable avec pelles et râteaux, en rapporter toujours plus dans les seaux en plastique bleu ou rouge, tapoter fermement le sable pour monter un rempart solide qui défierait la mer. Crier, s’interpeller, y croire ensemble pour le partage de la ferveur. Héler les lambins, les rêveurs et les dubitatifs, leur insuffler le souffle de tenir au barrage, à sa hardiesse, à la joie de sa démesure, à la folie de l’entreprise. Et puis, assister, tous ensemble, à la marée montante, aux premières vagues s’aventurant sur la plage, à la résistance de la fortification de sable bien droite avant les assauts répétés et impétueux. Voir son œuvre submergée par la marée, grignotée peu à peu, simplement effacée. S’étourdir face aux vagues insolentes et rugissantes, qui s’enroulent et bondissent sur la plage, sourdes aux cris d’enfants, immuables, répétant leur montée obsessionnelle. Être tous rassurés par la répétition, la puissance des éléments, le toujours-pareil et le pas-tout-à-fait. La joie d’avoir été une armée de Don Quichotte en maillots de bain, aux râteaux de plastique pour toutes lances, ensemble contre la puissance inflexible des marées. Entreprise dérisoire, vaine et impossible, dont on se remémorera en chœur les moments les plus héroïques, construisant ainsi des récits épiques qui font briller les yeux et gonfler les petites poitrines, mais rien n’empêchera de recommencer encore.
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Les années passent, les corps changent, deviennent grands et forts et les enfants se hâtent d’être à la mesure. Les barrages contre la mer ne suffisent plus, il faut ruser. Les adolescents continuent de défier la fatalité, les éléments, les frontières et les eaux territoriales. Ils jouent avec l’audace et l’ardeur. Ils ont gardé la curiosité de l’enfance, ils découvrent la force et la passion du corps de l’adulte. Ils sont aimantés par l’ailleurs, ils toisent les limites de la langue, les limites des conventions, les limites de la résignation. Il bravent les séparations aléatoires, les lignes de démarcation, se jouent des bornes et des murs infranchissables. Qu’ils empruntent le chemin de Rimbaud dans un sens ou dans l’autre, c’est toujours avec lui qu’ils dialoguent. C’est dans ces eaux-là qu’ils se parlent. Parfois, je quitte le rivage pour les rejoindre, retrouver le bruissement des rencontres, le grand saut dans les profondeurs qui nous fait sentir vivants. La perte, l’abandon et la confusion, puis la renaissance. Que de mystères dans les voyages et les passages…
Bravo les héros ! Les balançoires accrochées aux étoiles sont les plus solides. Abdellatif Lâabi
Assise sur un banc dans un parc fleuri et désuet, je regarde jouer les enfants. Ils sont quatre, tout près, à côté de moi, mais ils ne me voient pas. Deux garçons, deux filles : sourires troués, genoux écorchés, couettes de guingois. Ils ignorent les grandes personnes car l’histoire a commencé. Le plus bavard est à la barre et de sa petite voix légèrement éraillée, il déroule un scénario qui ne paraît ni étrange, ni inquiétant aux trois autres. On dirait qu’on serait des enfants abandonnés et qu’il y aurait des méchants qui voudraient nous tuer. Alors, on se sauverait dans un bateau sur l’eau : clip, clap… Est-ce que le conditionnel existe dans toutes les langues ? Comment les enfants qui parlent lingala, aymara ou finlandais nomment-ils les histoires qui seraient pour de faux et se construisent au fil de l’eau ? Y’aurait moi et puis Zoé et puis Nora et puis toi. Et puis, on dirait qu’on aurait pas de parents, alors on serait par-
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tis sur un bateau, mais on aurait des super-pouvoirs et notre bateau aussi. Petit Poucet et ses frères jouaient-ils aux enfants abandonnés, lestés de parents encombrants ? Comment Olivier et moi pouvions-nous jongler avec la mort et la peur ? Est-ce que les enfants de Terezin s’inventaient des histoires ? Et puis, on dirait que moi je serais le chef, et toi tu serais le souschef… Bon d’accord, on serait tous des chefs, des chefs enfants et puis on serait hyper-forts, on aurait des super-pouvoirs et on partirait sur un bateau parce que nos parents y seraient morts à la guerre et on aurait plus de parents, alors on serait tous les quatre, quatre amis. On serait quatre héros. Voix fluettes et haut perchées qui résonnent, souffles enfantins, petits corps qui font mine de ramer. La même énergie, la même résolution, le même plaisir. Les méchants voudraient nous attaquer pour nous tuer. Alors nous, on mettrait notre moteur supersonique et on partirait hyper-vite et les méchants arriveraient pas à nous rattraper : vroum, vrooom, broum… Ils nageraient hyper-vite, mais, nous quand même, on serait les plus forts. Alors, on aurait échappé, toi tu dirais « Chef, on les a semés ! ». Joie de dénicher le pire ennemi à haïr ensemble. Félicité des combats. Enthousiasme des batailles à mener. Et on serait trop contents, mais tout d’un coup, y’aurait un méchant hyper-musclé avec une tête qui fait peur, une grosse bouche, des grandes dents toutes pourries et puis, il parlerait en Chinois, il dirait « Tching,
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tchang ». Il arriverait sur son bateau tout bizarre, il voudrait sauter sur notre bateau pour le faire couler, tellement il serait gros. Alors nous, on prendrait nos rames et on le pousserait de toutes nos forces et on taperait sur sa grosse tête : pan, bang, pan, et hop, il coulerait ! Alors on serait bien débarrassés et on serait tout contents et puis on dormirait parce qu’on serait fatigués. On se serrerait sur le bateau parce qu’on aurait qu’une seule couverture et qu’on serait petits parce qu’on serait quand même des enfants : rrrrr, pchiiii, rrrrr, pchiii. Ronflements tonitruants du corps à plusieurs. Manège, tourniquet, tapecul. Rondes et ritournelles. Bonbons et sirop de grenadine. Gros mots et rires exagérés. Pic et pic et colégram, Bour et bour et ratatam, Am, stram, gram ; pic ! dam. Mais, tout d’un coup, y’aurait des pirates qui arriveraient et nous on dirait « Des pirates !!! » On se réveillerait hyper-vite et puis on se battrait : tchic, tchac… Aahhh et moi je dirais au chef pirate : « Tu vas mourir ! » et tchac, tchac et il dirait « Aahhh, tu es trop fort ! ». Et puis, y’aurait un pirate qui arriverait derrière et il tuerait Zoé alors moi, je sauterais très haut en disant « Alors, ça, tu vas me le payer ! Aahhh » et boum, je retomberais sur lui avec mon sabre laser et là, il serait mort, on le couperait en morceaux, on couperait ses grosses fesses aussi et on les jetterait aux poissons, y’aurait des requins qui seraient trop contents, ils se régaleraient : miam, miam… Ogre, violence, fesses. Cris, bagarre, excitation. Ogre, violence, grosses fesses.
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Rires éclatants, prises de karaté, cacophonie. Ogre, violence, mort. Grands et petits, grands dans les petits, petits dans les grands. Pour de faux, pour de vrai. Tourbillon. Et les requins deviendraient nos amis et ils nous escorteraient. Mais quand même, on serait un peu tristes parce que Zoé serait morte, alors on pleurerait : sniff, sniff… Mais soudain, Zoé en aurait marre d’être morte, en fait, elle serait juste endormie. Marre de la mort. Mort de la mère. Mers de la mort. Elle se réveillerait et on serait contents et puis on arriverait dans notre nouveau pays et tous les gens nous applaudiraient parce qu’on les aurait débarrassés des méchants et qu’on serait hyper-forts : clap… Bravo ! J’applaudis avec joie, l’épopée était trop belle. Quatre visages étonnés me regardent. Ils ont les yeux brillants des enfants du monde, celui qu’ils ont réveillé en moi, celui qui souvent s’illumine en toi.
On a besoin d’un fantôme Le roi : Je vous engage comme mon fantôme d’État. La garde des Saucissons Brutaux vous accompagnera et les gens auront peur de vous. Hanus Hachenburg
Que nous disent les enfants ? Comment parlent-ils avec le corps et la bouche ? D’où pouvons-nous les entendre ? Depuis nos oreilles attentives ou depuis les tréfonds de nos âmes, dans l’enfouissement de nos souvenirs sans paroles ? Dans le refuge de mon bureau, il m’arrive souvent d’écouter des enfants. Parfois aussi des adolescents ayant quitté leur pays, tout seuls, sans leurs parents. Comme des grands. Certains évoquent le voyage, le récit de la traversée de la Méditerranée. J’entends, au détour d’une remarque, presque de détail, qu’ils n’ont pas vécu ce périple seuls, qu’ils ont partagé cette aventure avec un groupe d’autres jeunes esseulés. De ces groupes, peu de visages, peu de noms émergent, mais plutôt l’image d’un tout, d’une masse, d’un corps protéiforme et massif. Comme pour bien des adolescents, qu’ils soient Guinéens, Français
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ou Afghans, le groupe, la bande est un point d’appui et une enveloppe. Il est une expérience intermédiaire entre les liens familiaux et la solitude de l’adulte. Il est parfois vital. Nurah, une jeune fille érythréenne timide et effrayée, m’avait ainsi raconté d’une voix à peine audible comment elle avait fui son pays avec plusieurs autres jeunes gens. Certains se connaissaient plus ou moins en Érythrée, d’autres s’étaient comme agglutinés à la petite bande sur les routes de l’exil. Elle était profondément triste et désespérée depuis que le groupe avait été séparé, en vertu d’une gestion individualisée de l’accueil et des flux. Il n’était pourtant pas question de l’éloignement d’avec des amis, car s’il m’était arrivé d’utiliser ce mot, elle me reprenait systématiquement pour l’annuler et le remplacer par compatriote, connaissance, ou le plus souvent par rien. Pas amis, mais pas vraiment nommables pour autant. Elle m’avait sobrement raconté la traversée, et dans son français hésitant, elle avait accompagné ses mots d’un geste. À plusieurs reprises, elle avait mimé, avec crispation, un tas, un amoncellement. De ses paumes, elle avait comme entouré une sphère imaginaire. Je la voyais désormais : une boule dure et compacte, dans un rafiot déglingué sur la mer démontée, posée là entre nous. J’avais alors imaginé les corps serrés, étroitement soudés les uns aux autres, sans l’espace de l’abandon ou de la fêlure. J’avais imaginé chaque corps agrippé à celui des autres, la bouche et les yeux désespérément clos,
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les ouvertures bouchées. Elle avait aussi glissé, presque suggéré que deux jeunes gens de ce groupe avaient été happés par les vagues voraces. Ils s’étaient évanouis, s’étaient effacés pour toujours. Les corps palpitants s’étaient alors encore plus violemment agglomérés pour n’en former qu’un seul, fort et intangible. Les larmes les avaient comme collés. Par la suite, avec des variantes selon mes interlocuteurs et leurs évocations, j’ai eu à plusieurs reprises le même surgissement imaginaire. Parfois, je me représentais une portée de chiots ou de petits chats formant un même ensemble duveteux, de petits êtres aveugles à peine nés au monde, réchauffés et soutenus des corps de leurs semblables auxquels ils n’avaient de cesse de se serrer, plus près, toujours plus près. L’image était saisissante et je l’avais aussitôt associée à l’idée de corps à plusieurs. C’est Françoise Davoine, anthropologue, psychanalyste, femme de lettres, qui introduisit cette expression. Pour cela, elle évoqua les orphelins de Terezin. Terezin était un camp d’internement composé essentiellement de Juifs allemands, autrichiens et tchèques pendant la seconde guerre mondiale. C’était un camp particulier à plusieurs titres. Y furent ainsi internés avant leur déportation des notables de l’intelligentsia juive européenne, des universitaires et scientifiques, de nombreux artistes célèbres ainsi que des enfants et adolescents orphelins. Ce camp-ghetto était une vitrine façonnée par les Nazis pour tromper l’opinion mon-
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diale. Il fut ainsi présenté au représentant du Comité international de la Croix-Rouge le 23 juin 1944, le docteur Maurice Rossel. Il s’agissait de faire taire des rumeurs concernant les camps. On donna quelques coups de peinture aux baraquements, on construisit de faux magasins et cafés pour parfaire l’illusion. Au comble du cynisme, pour éviter une impression de surpopulation, un grand nombre de Juifs furent déportés à Auschwitz juste avant la visite, afin d’y être exterminés. La visite se clôtura par un opéra pour enfants : Brundibar. Grâce à ces quelques subterfuges de carton-pâte, la duperie fut aussi totale que le doute était embarrassant pour les Nazis et pour l’opinion internationale. Maurice Rossel rendit un rapport rassurant à la Croix-Rouge. Bien après la fin de la guerre, alors que l’horreur nazie était connue de tous, devant la caméra de Claude Lanzman, il persiste. Claude Lanzman lui demande s’il regrette son rapport. Le docteur Rossel lui répond : « Je ne vois pas comment j’en aurais fait un autre, je le sigenrais encore. » Il lui reste un regret, un malaise concernant cette visite, il déplore encore « le comportement des acteurs israélites fort antipathique… » Il s’en tient là. Rossel demeure aveugle et sourd empêché par son antisémitisme poisseux. À Terezin, peu de temps après la visite du docteur Rossel, un film de propagande fut tourné, cette même année 1944, sous le titre obscène : Le Führer offre une ville aux Juifs. On pouvait y voir un terrain de foot, des jardins, un atelier de couture,
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une bibliothèque créés pour l’occasion. Les déportés y jouaient un rôle au service d’une mise en scène parfaitement maîtrisée. À Terezin, régnait la mascarade, et pire, la mascarade de la mascarade, l’effacement pervers de la possibilité du cri. À la fin de la seconde guerre mondiale, dans ce camp de République tchèque, on trouva un groupe de six jeunes enfants juifs orphelins, d’environ quatre ans. Ils avaient été séparés de leurs parents, très précocement, sans pouvoir se sécuriser dans les premiers liens. Puis, ils avaient été ballottés de bras en bras, de camps en camps, au gré des événements et de la folle logique gestionnaire des Nazis, les tout premiers mois de leur courte existence. Enfin, ils étaient arrivés à Terezin, âgés entre six mois et un an, et avaient grandi tous ensemble, passant tout leur temps réunis dans une même pièce. Des déportés s’occupaient d’eux, plusieurs furent envoyés à Auschwitz ou Treblinka durant cette période, les liens aux adultes demeuraient fragiles et éphémères. À Terezin, chacun, quel que soit son âge, subissait les conditions de vie éprouvantes du camp : l’angoisse, l’humiliation, les privations de toutes sortes, la maladie et la mort. Les enfants n’avaient pas de jouets et ne disposaient pour courir, sauter, explorer que d’une petite cour vide. On ne sait s’ils jouaient au conditionnel, comme Zoé et Nora, s’ils s’inventaient un autre monde, sans objets, sans images, sans souvenirs sur lesquels s’appuyer. Alors, ils s’occupaient les uns des autres. Bon an, mal an, ils grandissaient
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ensemble, au milieu du chaos et de la désolation, attentifs au moindre mouvement de leurs compagnons, à leurs plus infimes réactions. La survie de chacun dépendait du lien puissant aux autres soi-même. À la libération du camp, en octobre 1945, une nursery particulière fut créée dans le Sussex, en Angleterre, pour les accueillir. Après leurs trois premières années de vie partagées, ces enfants étaient devenus proprement inséparables. Il devint vite évident pour les responsables du centre de transit qui les hébergeait de ne pas les abandonner à leur solitude, de ne pas les amputer de cette part d’eux-mêmes. Les enfants furent accueillis ensemble pendant quelques mois, puis, chacun fut adopté par une famille américaine. Cette période fut l’occasion de les aider à établir d’autres liens avec des adultes attentifs, à se différencier peu à peu les uns des autres, à apprendre l’anglais et les multiples normes de la vie en société. On ne sait pas ce qu’ils devinrent, ce que ces premières années de vie extrêmes laissèrent comme traces indélébiles. Pendant les mois qu’ils passèrent à l’orphelinat de Bulldogs Bank, la nurse Sophie Dann consigna scrupuleusement des observations sur leur comportement. Elle nota à quel point leur groupe était exclusif. Il semblait que seul leur troupe d’enfants existait à leurs yeux. À l’intérieur du groupe, les relations étaient très peu individualisées. Les enfants étaient attentifs à
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un corps agrégé, plutôt qu’à des individus. Ils manifestaient peu de rivalité entre eux comme on aurait pu l’attendre avec des enfants de cet âge. Ils semblaient tous attachés à ce que chacun reçoive exactement la même quantité de nourriture, bénéficie des mêmes attentions. Ils se tournaient rarement vers les puéricultrices, ou seulement en cas de besoin impératif à satisfaire. Cependant, ils n’hésitaient pas à les maltraiter dès qu’ils n’en avaient plus nécessité. Ils frappaient les adultes, mordaient et crachaient quand ils étaient en colère, et surtout, ils criaient, hurlaient et employaient un langage grossier. Ils détruisaient les objets et rejetaient violemment ceux qui leur étaient étrangers, soudés dans un corps massif, terrifiant mais inébranlable. Dans ces moments-là, ils parlaient surtout allemand avec un mélange de mots tchèques. Ils ne tenaient à rien, sauf à être ensemble, dans la même pièce, au plus près du corps des autres. Ils étaient profondément bouleversés quand ils étaient séparés même pour de courts moments, même dans des pièces contiguës. Mais, quand l’un d’entre eux était visiblement malade, ils disaient Tot, mort en allemand et s’en détournaient aussitôt, n’y portant plus aucun intérêt. Le corps à plusieurs apparaissait là, comme seule résistance face à la menace d’anéantissement. Il se nourrissait aveuglément du déni de la mort et des frontières entre chacun. Le corps à plusieurs leur avait servi de figure primordiale d’attachement, permettant à ces enfants de se développer dans un contexte
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si peu propice à la prise en considération de leurs besoins. C’était une création. Une création certes monstrueuse, mais terriblement rassurante. À Terezin, dans ce lieu de l’hypocrisie macabre, de la supercherie grimaçante, les déportés firent preuve d’une inventivité hors du commun, jouant des faux-semblant, de la farce et de la noirceur. Notamment, la créativité des enfants et des adolescents y fut extraordinaire. Ainsi, quarante jeunes adolescents âgés entre treize et quinze ans, ceux de la caserne L417, se baptisèrent-ils, avec humour, les Skidites, ou membres de la République de Skid (sans doute en référence au roman pour la jeunesse d’un auteur russe, nommé Panteleev qui écrivit en 1927, Le Skid ou la République des vagabonds. Panteleev y narre les aventures de jeunes orphelins de la guerre civile, mendiants et voleurs, envoyés à l’école Dostoïevski pour y être éduqués. Ils y apprennent, grâce à la culture, à devenir libres). Les Skidites du bloc L417 créèrent un journal satirique, conçu et distribué en secret. Ils le dupliquèrent méthodiquement avec des moyens de fortune, recopiant inlassablement. Je m’imagine ces mains laborieuses, l’écriture appliquée. Ces mains qui écrivent deviennent le lieu du corps tout entier. En tenant fermement le stylo qui noircit le papier, ces mains retiennent aussi l’appétit insatiable de vivre. Elles deviennent le cœur qui palpite, les jambes qui courent, les yeux qui embrassent le monde.
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Ces adolescents frondeurs n’hésitaient pas à se moquer des Nazis, dans leur journal : Vedem, Nous menons en tchèque. L’un d’eux, Hanus Hachenburg écrivit et monta une pièce de théâtre : On a besoin d’un fantôme. Plusieurs représentations eurent lieu à Terezin dans les latrines, dans un coin obscur de la cour, dans un baraquement complice. Son auteur y vilipendait, avec une totale lucidité et irrévérence, le roi Analphabète Gueule Premier et son armée de Saucissons Brutaux. La pièce raconte les aventures du tyran qui terrorise toujours plus son peuple. Or, le roi se rend compte que certains de ses sujets colportent des pensées diffamantes. Aussi, au début de la pièce, le roi et son ministre sont en grande conversation : Le ministre : Votre Majesté ! J’ai fondé des camps dans lesquels avec des méthodes efficaces, les gens ne penseront plus. (…) Le roi : Allez-vous en avec vos méthodes ! Nous n’avons pas besoin de gens qui ne pensent pas mais de gens qui pensent comme moi uniquement. Le ministre propose au roi une idée géniale afin d’assurer davantage son emprise : Votre Majesté, j’ai une proposition à vous faire. On a besoin d’un fantôme. Le roi s’enthousiasme et suppose qu’il détiendra ainsi la source même de la peur. Il décrète : Je construirai un squelette qui hantera les gens et répondra ainsi à toutes les exigences de l’homme moderne. Il espère régenter la peur et la
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mort. Pour cela, il ambitionne de créer un squelette géant, composé des os des plus âgés de ses sujets, hommes ou animaux. Celui-ci est destiné à devenir fantôme d’État. La pièce tourne à la farce, la mort et le roi ne sont pas d’accord et se querellent. Le ridicule et le burlesque l’emportent. La mort finit par hanter tous les lieux et ne plus faire peur à personne. Le projet du roi échoue. Hanus Hachenburg n’hésite pas à se moquer de la langue des Nazis avec son obsession de l’univocité, de la science et de la technique, sa capacité de déformer le monde. Il l’utilise, l’amplifie et la pousse jusqu’à la bouffonnerie. L’humour, la clairvoyance et la force des images impressionnent. Ces adolescents avaient une longueur d’avance sur bon nombre d’adultes, ils flirtaient avec la mort dans leurs corps décharnés, se penchaient au plus près du gouffre, le sourire aux lèvres, moqueurs, saisissant l’absurdité et le grotesque au cœur même des situations les plus cruelles et désespérées. Ils cultivaient une envie de vivre intensément, les yeux grand ouverts, au bord du précipice. Ce fantôme dont ils avaient tant besoin, peut-être une image des parents disparus. Peut-être est-ce aussi la quête d’un repère, d’une balise qui les rejoigne dans l’entre deux-mondes, qui n’en ait pas peur et qui puisse, pourquoi pas, en rire avec eux. Un fantôme planté là, un pied dans la vie, un pied dans la mort. Un fantôme facétieux qui danse, qui croise et décroise les pieds en sautillant, qui joue du
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talon et brouille les lignes de démarcation. Un retournement de la mascarade en farce, un retournement de la duperie en une intensité de vie. Aurions-nous tous besoin d’un fantôme pour contempler la source de la peur, un sourire narquois aux lèvres ?
Un cri Écrire, c’est hurler en silence. Marguerite Duras
Soudain un cri, un grito, a cry… Un cri qui déchire les tympans, la nuit, le ciel, l’eau qui clapote, lacère le fil de nos pensées, la ligne de vie, l’horizon, rompt furieusement le discours quotidien, le brouhaha insipide des mots. Un cri. Un cri jeté devant, loin devant, jeté par-dessus bord, un cri profond comme une lame de fond qui fend l’océan, file vers d’autres rivages, rejoint toutes les mers et les rivières du monde. Un cri, celui du premier souffle, les poumons qui se déploient et se gonflent comme jamais, une giclée de vie qui éclabousse, une surprise, un inattendu. Un cri comme un pas de mots, un trop de mots, un trop de rien, un trop de tout, du cristal en mille morceaux jonchant le tapis des rêves égarés. Un cri comme un chien sauvage qui aboie, un loup qui hurle, une forme à terre qui glapit.
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Ton cri, son cri, les cris en cacophonie, tantôt à l’unisson, sans appel et sans réponse. Le cri en deçà des larmes, des reniflements sonores, des airs contrits et affligés, en deçà de la colère et de la rage qui trépignent dans un corps trop étroit. Un cri qui ne s’arrête pas et enfle, te transperce, traverse, force le passage et se prolonge, sans repère, sans point d’arrêt, se mêlant à tous les échos, à tous les cris, faisant des ricochets sur les rochers et les montagnes, se propageant où on ne l’attendait plus. Pendant ce temps, moi, j’écris. Moi, je crie.
L’océan des histoires Il est des portes sur la mer que l’on ouvre avec des mots. Rafael Alberti
Comment se laisser traverser par les grandes et petites tragédies de notre histoire collective et intime sans en avoir la bouche cousue ? Il est si difficile de reconnaître la barbarie, de la regarder et de la penser. Les bouches sont-elles cousues par d’autres, finissent-elles par se coudre toutes seules ou, tout simplement, le libre jaillissement des mots se tarit-il de luimême sans même qu’on y prenne garde ? Il est bien difficile de parler depuis le lieu de la confusion et de l’insondable. Certes, il est toujours possible d’utiliser les mêmes énoncés éculés, de les user jusqu’à la corde. Mais à la vérité, la langue de la raison et des discours sonne faux et vide pour nommer le tourbillon, le maelström morbide et avide qui nous avale tous. Il n’est que les mythes, les contes et la littérature qui puissent découdre les bouches, permettre à la parole de s’animer, se libérer, passer de l’un à l’autre, et pour tout dire, de
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réenchanter le monde. C’est à la littérature qu’il revient de traiter la mélancolie, héritière des non-dits de l’Histoire, des histoires, de lui donner formes et issues. Cette mélancolie prend des formes différentes, toujours renouvelées, pour venir nous hanter de ses questions sans réponses. Mais les conteurs et les écrivains ont plus d’un tour dans leur sac, il arrive même qu’ils en aient mille et un. C’est ainsi que le conte Haroun et la mer des histoires écrit par Salman Rushdie vient, avec malice, relancer le plaisir du retour aux sources de la parole humanisante. Solidement adossé à la tradition des conteurs indiens et aux Mille et une Nuits, Salman Rushdie écrit, pour conjurer la fatwa lancée contre lui et destinée à le faire définitivement taire. Il réanime un monde imaginaire que d’aucuns voudraient dompter, cadrer, rapetisser, assécher. Il dépasse cette seule histoire, fruit amer du monde contemporain, pour relier ensemble les contes d’aujourd’hui, d’hier et de demain. Il revitalise notre humanité. Il écrit pour continuer à dire et à transformer un monde malade de son racornissement, de sa langue aseptisée, des pensées circulaires et du manque d’imagination. Ce conte nous invite à penser nos mondes orphelins d’une parole libératrice, résolument hors contrôle ! Salman Rushdie raconte les aventures d’un jeune garçon prénommé Haroun. Son père est un conteur renommé, Rachid Khalifa. Celui-ci ne cesse d’inventer de nouvelles histoires qui
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captivent son auditoire. Chacun attend ses récits inventifs et insolites avec impatience, car nul ne peut savoir, pas même lui, où le mèneront ses mots, ses personnages et ses intrigues. Un jour, la vie d’Haroun et de Rachid bascule : Soraya, la mère d’Haroun, l’épouse de Rachid, quitte la maison pour s’enfuir avec leur voisin, Monsieur Sengupta, un homme terne, geignard, maigre et piteux, sans la moindre fantaisie. Le strict opposé de Rachid Khalifa. C’est pourtant lui qu’elle préfère car il la rassure avec sa vie ritualisée, répétitive et sans imagination. Haroun est triste, perdu, envahi par le doute. Il reproche à son père de n’avoir pas su garder sa mère, il le toise et lui demande : À quoi servent les histoires qui ne sont même pas vraies ? Quelle question ! Le conteur est touché en plein cœur, il ne sait que répondre à son fils. Peu à peu, cette question l’obsède, elle se présente sous le sceau de l’évidence et du bon sens. Il n’avait jamais pensé aux histoires ainsi, il ne savait pas qu’elles devaient être éprouvées, validées, authentifiées. Il hésite, perd pied et finit par se méfier du pouvoir de l’imagination, son inspiration s’appauvrit, sa langue se délite et il s’enferme dans le mutisme. Son désespoir l’empêche de parler, il n’a plus le goût de la langue et de sa grammaire intime. Haroun est désemparé, il voulait provoquer son père, le réveiller, l’entendre défendre l’art du conte. Il n’avait certainement pas imaginé cette dégringolade mélancolique. Ce que père et fils croient alors être leur tragédie toute personnelle, leur dépit, leur secret rien qu’à
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eux est en fait partagé par plus d’un, sans qu’ils n’en prennent aucunement conscience. En effet, comme tous les raconteurs, Rachid puise toutes ses histoires à leur source, située au fond des océans. C’est de là que lui vient son imagination fertile. Or, tout occupé par son drame intérieur, il ignore que le tarissement de la source des histoires est orchestré en haut lieu par le maître du culte, Khattam-Shud et son armée de Chupwalas. Tous les conteurs et amoureux des légendes, des récits et des mots sont en danger, mais ils l’ignorent. Le jeune Haroun a besoin de son père, il a aussi besoin des multiples aventures qu’il invente pour se dégager du chaos familial dans un monde terne et sombre où la source des histoires s’est tarie. Alors Haroun entraîne son père dans des péripéties au cours desquelles, ils devront affronter les terribles Chupwalas pour que l’océan puisse assurer sa fonction nourricière des fables, contes, récits ou légendes. Mais, à ce stade du récit, il est bon de s’interroger sur ces terribles Chupwalas. Nous pourrions les imaginer féroces, le regard cruel, armés jusqu’aux dents, d’une sauvagerie débridée, de vrais méchants de contes de fée. Pas du tout ! Les Chupwalas, pour terrifiants qu’ils soient, le sont surtout par le pouvoir du nombre et leur soumission absolue au maître du culte. De ce fait, ils adhèrent à l’Amicale des bouches cousues. Nous y voilà, c’est de là que vient le danger ! Les Chupwalas n’ont rien de flamboyant,
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ce ne sont pas de terribles guerriers, mais ils n’en sont pas moins redoutables. Ils sont ordinaires, plutôt laids par paresse et par ennui, sans être affreux ou hors du commun. Ils font un travail fastidieux, ils exécutent mécaniquement une série de tâches répétitives et ennuyeuses, dépourvues de sens pour celui-là même qui les accomplit. Mais toutes ces tâches mises bout à bout, articulées entre elles, aboutissent purement et simplement à la pollution, puis la destruction de l’Océan des histoires. Ils tentent de le boucher avec une bonde gigantesque. Ils tentent de boucher la faille de l’humanité et au final de coudre chaque bouche, de façon indolore, imperceptiblement. Ils font tout cela avec célérité et, bien sûr, en silence. Ils haïssent les paroles qui se cherchent, les jeux de mots, les double sens, les images et autres pirouettes langagières. Ils auraient banni Hanus Hachenburg, Moussa et Esperanza. Ils n’auraient pas considéré les pauvres doryphores autrement que comme des nuisibles à exterminer. Le chef d’orchestre de cet étouffement, de cet effacement radical n’est autre que le terrible Kattam-Shud, leur maître du culte. Celui-ci est capable de manger la lumière et les mots plutôt que de les partager avec d’autres ! De même, ne pouvant contrôler le remous d’histoires de l’Océan, il préfère toutes les supprimer, radicalement. À lire Salman Rushdie, on ne peut manquer de s’interroger sur le cousinage entre Kattam-Shud et le roi Analphabète
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Gueule Premier. Quelles sont les versions contemporaines, occidentales des Chupwalas ou des Saucissons Brutaux ? Où et comment l’Amicale des bouches cousues sévit-elle aujourd’hui ? Les histoires et la langue ne sont-elles pas menacées, en tous temps et en tous lieux ? Dans l’épopée imaginée par Salman Rushdie, Haroun veut sauver son père plongé dans le mutisme et la mélancolie : il a perdu sa femme, ne croit plus au pouvoir des récits inventés. Les autres humains se soumettent et rejettent l’imagination, ils ne supportent plus que les histoires dont ils auraient l’entière maîtrise, sans surprise. Ils ne supportent plus que chaque récit soit tissé avec les fils de toutes les histoires du monde, celles qui se sont racontées un jour, ailleurs, par d’autres. Ils rejettent la fonction ancestrale de l’Océan, celle d’être une réserve naturelle, un bien commun, la plus immense des bibliothèques. Les histoires y sont gardées sous forme liquide, elles peuvent ainsi rejoindre d’autres histoires ou suivre d’autres courants, changer de versions au fil de l’eau. Tout cela leur est devenu insupportable, dangereux. Cependant, en détruisant les océans, il n’est dès lors plus désirable de parler, si l’inattendu ne peut avoir cours, si le bouillonnement est étouffé. La parole devient alourdie, mécanique et opératoire. La magie du verbe ne peut plus opérer. Le conte touche juste par sa traversée des époques et des frontières. Cet océan-là, réserve de l’humanité, est en péril et
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les Chupwalas zélés de tous les rivages s’activent laborieusement, chacun accomplit sa tâche avec normalité, célérité et conscience. Ils adhèrent, souvent sans même s’en rendre compte, à l’Amicale des bouches cousues et ne gardent plus que quelques fables éducatives ou juste distrayantes triées sur le volet, parfaitement calibrées et répétées, attendues. Elles se propagent sur les écrans, se répètent sans y prendre garde, ne prennent plus soin de la beauté des mots, de leur polyphonie, de leurs accordages et dés-accordages, de leur liberté. Il ne s’agit plus que de messages parfaitement modélisés à faire passer, en évitant toute équivoque, toute singularité. Ce faisant, ces fables quittent l’Océan des histoires, ne sont plus reliées aux grands récits millénaires, aux contes et aux mythes des autres hommes, perdent l’inventivité des courants contraires. Ces histoires-là ne peuvent plus figurer l’intraduisible. Elles ne permettent plus de penser et rêver le monde, elles ne permettent plus d’aller chercher les autres en soi et de se chercher soi dans les histoires des autres. Elles racornissent le monde et désincarnent la rencontre. Haroun est remonté pour nous à la source des histoires, il nous décrit sa beauté inaltérable : c’était un trou ou un gouffre ou un cratère dans le fond de la mer. Et par ce trou, le flot lumineux des histoires pures et non polluées jaillissait en bouillonnant du cœur même de Kahani. Il y avait tant de courants d’histoires, des couleurs si nombreuses, qui s’écoulaient en
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même temps de la source, qu’elle ressemblait à une gigantesque fontaine sous-marine de lumière éblouissante et blanche. Habiter les histoires et le langage, c’est ne plus entrevoir les abysses avec terreur. C’est aller à la rencontre de nos corpsmorts avec curiosité et confiance, avoir envie de faire leur connaissance. Ils hantent nos histoires intimes et celles de notre monde, ils n’oublient pas que là-haut, c’est la surface. Ils savent qu’ils sont intimement liés aux balises de surface. Si nous les écoutons, ils peuvent nous raconter des histoires et des mythes. Ils peuvent nous souffler des romans et des nouvelles, d’autres langues que nous porterons vers le soleil et le bleu du ciel. Ils ne seront plus des poids morts mais des sources vives. Les récits que les hommes ont inventé et se sont racontés ne sont pas perdus à jamais, ils se retrouvent dans le fond des mers, se rencontrent et fécondent l’imagination de tous les raconteurs et écrivains. L’océan nous appartient à tous et toutes. Les mers se rejoignent, qu’elles soient rêvées ou bien réelles. C’est là que nous avons rendez-vous, dans ce jaillissement, dans ce mouvement permanent qui ne cesse de frémir et de se propager vers des rivages inconnus. Il nous offre d’infinies possibilités de nous y mouvoir, de plonger vers son opacité ou de nous laisser flotter sur ses eaux scintillantes, d’en imaginer les abysses, d’apprivoiser le gouffre, de le peupler de monstres marins et de personnages protecteurs, de réveiller les mythes ou de nous laisser tenter par les mots du poème.
Motus et bouche cousue ! Il faisait tellement froid cette année-là que leurs cris se gelaient dans les airs. Ce n’est qu’au printemps suivant que l’on compris ce qu’ils voulaient dire. François Rabelais
C’est un enfant qui se tait devant la langue de l’école, la langue des étrangers, la langue qui l’éloigne de sa mère et de leur paysage, il résiste en silence. Il se ferme par peur de l’éblouissement, par peur de ne pas retenir, de laisser couler l’hémorragie des souvenirs de leur tout petit monde, de leurs mots et de leurs baisers. C’est la langue du petit Moussa, elle est coincée dans son corps, elle n’a pas trouvé le chemin de sa bouche, sa tension vers l’autre. Elle s’étouffe et s‘épuise. C’est le Petit Poucet qui ne parle pas, il est si petit, si faible, si effacé. Il s’accroche à sa mère, fût-elle féroce. Il ruse pour revenir près d’elle, n’accepte pas d’entendre ses vœux d’abandon. Elle non plus ne l’entend pas. Il la veut aimante, présente et lui perdu en elle, gardant à toute force leur petit théâtre intime rien que pour eux. Il tient à garder leur effroyable secret tout doux.
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C’est l’adolescent obstiné dans son silence, refusant la parole qu’on attend, effrayé de perdre sa musicalité à lui, redoutant de l’accorder à celle des autres, au risque d’oublier définitivement la langue de l’enfance, de laisser s’échapper ou s’écouler les paroles précieuses, trop ou jamais entendues. C’est l’adolescent qui ne veut pas noyer sa splendide sauvagerie dans le grand bain des paroles vides et minuscules des c’est-la-vie, des moi-aussi-à-ton-âge, et toutes les phrases qui siphonnent et blablabli et blablabla. Les murailles de silence l’enferment et le protègent. L’Amicale des bouches cousues, hélas, le guette. Ce sont les parents qui manquent tellement d’imagination concernant leurs enfants, qui en restent cois ou parlent, parlent, parlent… et s’y perdent, ne croient plus vraiment à ces mots-là, tentant de retenir, à grand-peine, l’enfant en leur sein, en leur dessein. À force de parler, ils ont laissé se dégrader le langage. Ils occupent le silence. Ils ont perdu l’élan des premiers mots tendus vers l’autre. S’ils ne se réveillent pas, leur langue ne traînera plus que principes et absences. Ce sont ceux qui se ferment la bouche, qui la cousent méthodiquement, qui se ferment le clapet, la bouche dégoût, le moule à gaufre, qui se clouent le bec, le piège à mouches, le gueulard. Ceux qui refusent ce qui en sortirait, qui refusent que leur bouche soit un orifice obscène, une monstration sans parole. Ce sont Mokhtar, Esmaïl, Mohammad, Hamed, Davoud, Sassan et Hossein, Réza, et Mohammad Réza, migrants
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de Calais qui se cousent la bouche en mars 2016, pour de vrai, qui ne mangent plus, ne parlent plus. Ils demandent que la zone sud de la jungle ne soit pas démantelée, mais surtout que leur dignité d’êtres humains soit reconnue. Sur leurs pancartes, ces simples phrases : Écoutez-nous, écoutez-vous. Ce sont nous, toi et moi, enfermés dans une rage muette, incapables de parler la langue des Chupwala, de l’application des procédures et protocoles, du respect acharné des dispositifs, de la gestion comptable des flux, des lois implacables de la statistique, attristés devant la laideur de la langue enfermée manu militari dans le carcan de la communication, et ne trouvant que chez le poète l’interrogation qui se répète avec insistance : Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Ce sont ceux qui ne trouvent ni les mots pour dire, ni l’oreille qui saura accueillir l’indicible. Ce sont les rescapés qu’on soupçonne de mentir, de chercher à duper, de ressasser ou de se complaire. Ce sont les fous qui hurlent et se débattent contre quelque ennemi réel même si nous ne le voyons pas. Ce sont ceux qui parfois, à leur corps défendant, refusent les portes closes, l’économie du bonheur et de l’oubli. Ce sont les langues qui disparaissent, qui s’évanouissent : une langue meurt toutes les deux semaines. Durant ce siècle, la moitié des langues parlées aujourd’hui aura disparu. Que restera-t-il des infinies possibilités de regarder le monde, de le peindre ou de le modeler ? Que restera-t-il de l’infinie musicalité
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des langues, de leur souffle et de leur beauté ? Que restera-t-il du sarde, du chukchi, du hmong, du chocho, de l’araki ou du mpongwé ? Emporteront-ils avec eux la rêverie d’un autre dire, l’asile d’une autre langue pour les âmes en peine de mots ? Et pourtant, il faudra bien s’attarder sur les petits-riens, les chuchotements, les hésitations, les mots bizarres, les mots troués quand la langue de tout le monde et de personne finit par se taire… Que reste t-il quand le brouhaha laisse la place au plein du silence ? Que reste t-il quand enfin la mer s’est retirée sur la plage ? Il nous reste des trésors : du varech sec et odorant, des brisures de verre poli, des débris de la nacre des coquillages, des fragments de bois flottés, des galets ronds et merveilleux. Même si nous savons que le rythme des marées est toujours le même, même si nous pensons que la mer emporte avec elle les châteaux de sable dérisoires et gomme les empreintes, il faudra bien considérer les résidus silencieux et énigmatiques. Peut-être qu’ils nous parleront quand nous saurons les contempler et les entendre… Peut-être nous mèneront-ils à la source des histoires. Ce sont de petits riens, de petites choses, des bouts de ficelle qui ramènent aux premiers temps. Car c’est toujours l’enfance qui est engloutie dans la mer. C’est cette part d’enfance qui flotte entre deux eaux et qui ne peut se dire. C’est cette part qui ne sait pas bien faire avec les frontières et qui cherche asile.
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L’écriture tente de restituer cette part d’enfance, de la relier au monde, au dégel des mots. C’est l’écriture du dégel. La mer s’est apaisée dans le paysage et dans l’inconscient, elle a cessé de se déchaîner et le corps-mort a tenu bon, les mots se détachent en lambeaux, puis, peu à peu, ils se rencontrent… D’autres mots, d’autres langues hantent les océans, ils se flairent, s’agglomèrent, dansent ensemble, puis se séparent à nouveau. Ils réinventent le temps. Ils réinventent des langues. À l’ombre de la langue des noyades, je m’étiole et me racornit. Le monde se rétrécit autour de moi. Mais, à l’écoute de toutes les langues qui sonnent et résonnent, je m’avance en terra incognita. J’ose et me risque. Précautionneusement, je prends place sur la barque bringuebalante d’une langue étrange et familière que je tente de faire mienne. Même si elle ne cesse de se dérober. Parfois, elle se fait vive et acérée mais souvent elle épouse la fluidité de l’eau, son caractère ondoyant, ses échappées. Elle s’ouvre au monde, aux autres hommes, balbutiants, tout comme moi. Elle défie les frontières et les barrages, oublie le temps, accepte d’évoluer loin de la côte et retrouve, ravie, la joie enfantine de naviguer librement dans les zones jadis naufragées, noyées de soleil.
Esperanza
Esperanza est-elle une vigie des terres et des mers ? Esperanza se tient droite dans la folie humaine. À dix-huit ans, Esperanza sait presque tout des hommes, de leur cruauté, de leurs mesquineries et lâchetés, de leur petitesse, mais elle se tient droite comme une Antigone à la peau noire. Elle refuse de fermer les yeux, de ne pas entendre et de se taire. Elle refuse que l’on oublie les frères effacés sur le chemin. Elle est hantée par leur mémoire. Et pourtant, Esperanza a tant à découvrir, elle ne connaît pas encore la douceur et la chaleur réconfortante d’un corps aimé. Elle ignore la contemplation et la beauté, la douceur de la complicité, le sursaut de l’inespéré. Elle me raconte son voyage rapidement. Peu de mots. Pas la peine. Une enfance exposée qui la propulse trop tôt sur les routes du monde, les pays traversés, les langues, les paysages, les forêts, le désert, les villes dangereuses, la Libye, la Méditerranée, l’Italie, la France… Esperanza se tient droite, elle dit doucement, fermement Many people die. Elle répète Many, many people die. Elle dit every day. Elle me parle. Sa voix douce
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et ferme, presque chuchotée me traverse, elle se prolonge en écho, Many people die, every day. Esperanza se tient sur la hune, tout en haut du mât du bateau qui navigue sur les mers du monde. Elle s’avance résolument sur la jetée immense, attirée par le large. Esperanza se tient en haut de la falaise guettant les navires sur les eaux changeantes et tourmentées. Esperanza gravit les sommets enneigés des Alpes et embrasse les vallées de son regard brillant. Esperanza est seule, droite, fouettée par le vent sec au milieu du désert. Elle est vigie : Many people die, every day. Esperanza prononce cette phrase simple et vraie. C’est la phrase qui contient toutes les phrases. Ce sont ces mots que l’on essore pour qu’ils nous livrent tout leur sens, même le plus caché, car les mots sont si dérisoires, la langue si limitée. Pourtant, nous n’avons qu’elle. Elle dit la vie qui s’obstine, le fruit du non-sens, elle dit qu’il faut regarder cela, qu’elle, elle le voit et qu’elle nous le dit. Elle parle comme en écho. Celui-ci sera repris par d’autres, dans d’autres langues de plus en plus étranges et lointaines. Elle nous invite à la rejoindre à la cime du mât et à regarder la mer qui réfracte et réfléchit la lumière, à observer le ressac grondant des vagues. Elle nous invite à sentir notre peau exposée au soleil sec, au vent piquant, et aux embruns poisseux, elle hume avec nous l’odeur saumâtre de l’eau. Elle embrasse l’horizon et l’entrelacement sensuel du ciel et de la mer, s’aveugle du bleu extrême presque violent.
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Elle désigne la surface, le lointain et elle dit : Many people die, every day. Elle a vu de près le point noir, la chute, le gouffre. Elle aurait pu en revenir muette ou folle. Au lieu de cela, Esperanza vient parler au monde, contre vents et marées. Je la regarde. Elle est jeune. Elle est belle et elle passe. Elle continue de passer. Même si elle s’éloigne, sa voix traîne et se répand. De sa poitrine, pourrait enfler le poème qui nous accompagne en sourdine : Jeunesse qui t’élances Dans le fatras des mondes Ne te défais pas à chaque ombre Ne te courbe pas sous chaque fardeau Que tes larmes irriguent Plutôt qu’elles ne te rongent Garde-toi des mots qui se dégradent Garde-toi du feu qui pâlit Ne laisse pas découdre tes songes Ni réduire ton regard Jeunesse entends-moi Tu ne rêves pas en vain. Andrée Chedid
Le crève-cœur De l’autre, le frère ou la sœur connaissent le plus ancien, le plus enfantin, le plus maladroit, le plus ridicule, le plus originaire, le plus bas. Ils ont assisté aux plus grandes passions, qui sont les premières, car les vives blessures sont celles qu’on ne peut prévoir puisqu’on ignore qu’elles existent, celles vis-à-vis desquelles on n’a rien pour se défendre, les plus irreconnaissables, celles qui surgissent sur la frontière de l’origine. Pascal Quignard
Les années qui suivirent la noyade, je rencontrai un problème de dénomination. Ces années-là étaient aussi celles de l’entrée dans l’adolescence, de la séparation, aussi violemment espérée que redoutée, d’avec les parents et leurs mots à eux. L’arrachement était si difficile qu’il m’arrivait de me composer un personnage qui n’avait peur de rien, affranchi de la bienséance et de la dépendance. J’ignorais alors qu’au collège puis au lycée, je parlais à d’autres personnages tout autant composés pour cause d’entrée vacillante mais résolue dans le vaste monde. Je ne percevais pas, ou mal, les arrangements des autres, tout occupée que j’étais à peaufiner les miens. Je
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redoutais les moments où les masques risquaient de tomber, où un coin du rideau rouge se soulèverait et laisserait apparaître l’enfant au regard avide ou perdu. Le problème de dénomination concernait la mort de mon frère. Il se doublait d’un problème de réalité. Lorsqu’il arrivait que l’on me demande si j’avais des frères et des sœurs, je me trouvais en proie à une grande perplexité, toujours insatisfaite des impasses où me menaient la question et la réponse. Que je mentionne l’existence d’un frère, et s’ensuivaient immanquablement des demandes de précision sur son âge, sa classe, son prénom, que sais-je… J’étais alors confrontée à la nécessité de la dénomination. Quel mot utiliser sans déchirer le voile ? Comment dire sans qu’un miroir nous absorbe, mon interlocuteur et moi-même, l’un et l’autre, vers des zones océaniques où nous nous noierions de concert dans nos regards respectifs, sans fond ? Comment rendre à mon histoire de famille toute sa banalité, pouvoir en parler avec un lointain détachement ? Comment lutter pour ne pas s’embourber dans les zones incertaines ? Comment ne pas coller aux mots de l’article de journal rapportant la noyade, celui qui avait été découpé avec soin pour rejoindre ou clôturer l’album de famille, à côté des souvenirs de vacances ? Comment nager à contre-courant des mots des autres, ceux qui ne s’inscrivaient décidément pas, ou décidément trop ? J’errais dans le langage sans trouver comment nommer la disparition du frère à un autre jeune adolescent. Décédé et
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c’était tout un univers froid et administratif qui s’imposait, tellement éloigné de nos vies juvéniles. Mort, le mot était trop cru, trop réel, trop banal aussi, il sidérait mon interlocuteur et s’installait entre nous un malaise palpable, énorme, tellement massif qu’il n’aurait pas permis que nos mains ou nos bouches se rejoignent. Qui plus est, il avait le pouvoir magique d’effriter nos personnages de terre glaise, laissant sans appui nos regards effarés, incapables de trouver où se poser. Une autre option, aurait pu être celle de l’affranchissement radical : ne pas mentionner l’existence d’un frère. C’était l’hypothèse de la culpabilité qui affleure et se propage, l’image de Caïn tuant Abel, la haine déchaînée. Le double meurtre : sa réalisation et son effacement silencieux, méthodique. Quant à la dernière option, je ne pouvais même pas l’envisager. J’aurais pu, pourquoi pas, continuer à le faire exister, omettre l’épisode de la noyade, comme un détail insignifiant, une peccadille. J’aurais pu continuer à noter les anniversaires, les passages de classe, actualiser les conflits et les complicités, aménager une autre vie, faire un pied de nez à la réalité. J’en étais incapable, vissée à l’exactitude matérielle, aux faits implacables : je ne me chamaillais plus avec Olivier, je me bagarrais avec les mots. À l’époque, le terrain de jeu privilégié de mon émancipation, de ma provocation envers le monde des adultes, lointain et aseptisé, était celui du langage. J’aimais les mots interdits, les gros mots gras et dégoûtants, j’aimais surtout leur puissance
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transgressive, la désapprobation, le courroux ou le choc qu’ils provoquaient à tout coup. Alors que mes pensées rêveuses m’entraînaient dans mes problèmes de dénomination, il me vint un jour à l’esprit qu’il ne pouvait y avoir d’issue salvatrice que dans l’argot, dans cette autre langue. Crever permettait de dire sans dire, de dire la réalité sans être dénudée, de s’affranchir du monde des grandes personnes sans se laisser rattraper par la fillette désemparée. Qu’ils crèvent les vieux, les flics, les profs, ou mieux, les vieux profs et les vieux flics… C’est cela qu’ils crèvent, nous sommes si jeunes, la vie nous appartient, la mort est une chimère, elle est à eux ! Assurément, ce mot comportait bien des avantages. Qu’il me plaisait de me libérer de la politesse, de ses fausses pudeurs et de son effarouchement dans la langue ! Lorsqu’un jour, la scène redoutée se répéta à nouveau, la rencontre d’adolescents, garçons et filles, sur une scène imaginaire en train de se composer et que la question fatidique arriva, je répondis, avec défi, le cœur battant la chamade et l’air détaché, que mon frère était crevé. Je sentis aussitôt, en m’écoutant, les déflagrations d’un cataclysme intérieur. Bien sûr, je vis les regards médusés, doublement sidérés. Je sentis surtout les fissures partout dans mon corps, je sentis les morceaux de corps qui se détachent et se fracassent en un tas informe. Je me sentis touchée/coulée, le fratricide en mots, le bras levé, la main enserrant le poignard verbal, la monstruo-
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sité première, un tout début qui se perd dans la préhistoire, une fin impossible, engluée dans l’absence de mots ou leur incroyable autorité. De cette catastrophe silencieuse, je sentis un déplacement intime radical, une translation sans point d’appui, un glissement rapide, efficace, implacable. Le passage dans la cour des grands, maladroite, empêtrée, effrayée par moi-même, mais un passage tout de même. Le passage forcené du côté du malaise, des ébauches de séduction hasardeuses, d’une farouche envie de passer, quitte à crier jusqu’à s’en crever les tympans, l’évidence de la soif d’en découdre qui crève les yeux, le désir irrépressible de crever l’écran des petites scènes pré-réglées. L’entrée tempétueuse dans la vie avec son lot de déchirements, de crève-cœur et la surprise des tentatives inespérées.
Une fin qui n’en finit pas… Nous avons (…) fait résonner les deux mots qui furent au cœur même de cette longue aventure : ces deux mots mous, irrepérables, instables et fuyants, qui se renvoient sans cesse leurs lumières tremblotantes et qui s’appellent l’errance et l’espoir. Georges Perec
Pendant quelques semaines, la ville de Nantes a vu s’installer en plein centre, à deux pas de la Loire, un campement bigarré de tentes igloo aux couleurs vives et chatoyantes. Des centaines de jeunes hommes, pour la plupart Africains, sont venus camper au milieu de la ville. Tout près de la rue Kervégan et du quai de la Fosse où s’étale la mémoire négrière, puis coloniale de la ville prospère. Il se sont installés là où les passants viennent chercher un bus, un tramway, les bras chargés de sacs aux couleurs criardes, frappés au nom d’enseignes marchandes. Les tentes sont apparues un jour, puis se sont multipliées, leurs habitants ont envahi les pelouses et les bancs publics. Un lieu étrange, inattendu, a émergé, fait de bric-à-brac, de souvenirs de nos vacances arrêtées. Les hommes jeunes se sont installés sur les carrefours, ils se sont
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arrêtés et nous ont regardé vivre, courir, acheter. Ils se sont arrêtés dans l’attente qui s’étire. Nous nous sommes regardés, la vie qui file, la vie qui court en avant, la vie qui s’arrête et qui observe. Nous avons regardé nos arrangements mutuels, nos bricolages, nos trouvailles avec l’existence et leur beauté dérisoire, parfois leur laideur aussi. C’était bien la zone, la zone hors zone, la zone des regards mutuels, la zone du non-advenu, la zone du refuge, la zone de l’émergence, la zone du campement. Un jour, les tentes ont disparu, leurs habitants déplacés, relogés loin des regards échangés. Ce jour là, j’ai vu les chaussures et vêtements égarés jonchant le sol, les sacs de plastique que le vent enroule mollement aux pieds des arbres déplumés, les tentes bigarrées arrachées. J’ai vu des hommes tout habillés de combinaisons blanches jetables, je les ai vus avec leurs pinces saisir de loin les objets disséminés et les enfermer illico dans des sacs blancs. J’ai entendu, dans le silence fracassant, les téléphones qui vibrent, la voix étouffée des policiers et des gestionnaires affairés. J’ai ressenti la tristesse infinie qui étreint le cœur, la dévastation des zones qu’on tente d’aseptiser. Quelques jours plus tard, en repassant près du square, j’ai vu les engins de travaux publics s’affairer, retourner la terre qui avait accueilli le campement. J’ai vu cette belle terre meuble et rougeoyante. Je l’ai imaginée fertilisée par les flux corporels de ceux qu’elle avait reçus. Elle ne sera plus jamais la même, et
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même si l’épisode du campement des tentes colorées doit quitter nos mémoires, la terre, elle, s’en souviendra. Des jeunes pousses balayées par le frais vent du printemps naîtront là où la vie a bouillonné d’attendre. Des insectes, fourmis, coccinelles ou doryphores continueront de s’y mouvoir quoiqu’il arrive, et il se pourrait bien que j’y passe de longs moments à les observer. Pourra-t-on étouffer éternellement le flux vital ? De quelle contagion faut-il se protéger au cœur de nos villes, au cœur de nos existences ? Que ne saurions-nous voir et entendre ? Toutes les mesures de gestion de la crise et d’aseptisation hygiéniste ne pourront rien contre la vie qui demande à passer, coûte que coûte, advienne que pourra. Il est vain de sécuriser les flous de la pensée qui se cherche, les zones de friche et de flottement, de mélancolie et d’espérance, d’imaginer contenir la précarité de nos existences. Quand la vague submerge, toutes les digues se rompent, d’abord celle du langage. Certes, il n’est pas facile de nager entre deux eaux et de quitter la surface. Il n’est pas facile de se baigner dans les zones qui font craindre le délitement et la déréliction. La vague nous recouvre et parfois semble menacer de nous engloutir, elle nous laisse salés et collants, un goût âcre dans la gorge qui étouffe. La parole contenue puis qui s’ose. Le cri qui peut enfin poindre. On pourrait croire qu’elle remet tout à zéro, qu’elle n’entend rien. Elle est la force rassurante, la destruction et l’abrasion.
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Pascale Ruffel
Les surfeurs disent qu’il faut savoir prendre la vague, l’épouser, faire corps avec elle, s’y abandonner, se laisser bercer avec sensualité par le mouvement du flux et du reflux. C’est à ce prix qu’il devient possible de rejoindre l’océan des histoires et accueillir notre fertile vulnérabilité. Rien n’éloigne plus sûrement des lames de fond que la peur de s’y noyer ou de s’y perdre, que la nécessité dérisoire de ne pas voir ou de contrôler les vestiges de l’impensé. De l’étouffement et de la rage ravalée peut jaillir la sauvagerie qui déjà nous guette. Mais peut jaillir aussi la poésie, l’attachement forcené à la vie, les deux pieds dans l’inespéré de toute langue. Il est possible de regarder en soi la fissure effrayante, d’écouter le murmure grandissant préalable à l’émergence. Il est possible de se gorger de silence, de s’abandonner à l’errance pour revenir rasséréné. Je revendique que l’étrange n’appartienne pas qu’aux étrangers, qu’il devienne terre féconde pour regarder, écouter et parler autrement. De fin, il n’est pas question. Il s’agirait plutôt de larguer les amarres, de s’aventurer en terre redevenue inconnue, après avoir été familière. Cette terre n’a pas de contours et n’a pas de frontières, elle n’a ni origine, ni finalité. Elle ne connaît pas non plus la temporalité et ses bornes. Elle est irriguée par les eaux dont les courants nous entraînent quoi qu’il arrive. Les marées baignent ses rivages et se répètent inlassablement, inexorablement. Elles recouvrent depuis toujours les traces
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Touché, coulé
des premiers pas sur le sable. Sa langue a émergé on ne sait où et on ne sait par qui. Le premier et le dernier mot se perdent dans le foisonnement de l’humanité et de ses origines, ils se perdent dans les lambeaux de vie et les lambeaux de rêves qui fertilisent la langue, ils sont le sel des pensées vagabondes. Car la vie se revitalise dans les zones dévastées devenues zones refuge pour peu qu’on ne fasse pas plus que de les contempler l’esprit confiant, dans l’attente et en silence. Alors, chacun pourra enfin offrir l’hospitalité à son enfance naufragée, fantasque et irrésolue.
Référence des citations
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Table des matières
Un début qui se perd….................................................................................. 11 Un doryphore dans la tête.............................................................................. 15 L’appel des limbes.......................................................................................... 21 À petits pas…................................................................................................ 23 Un ogre de patera........................................................................................... 27 Un irrésistible déplacement........................................................................... 31 Les eaux d’Aurore.......................................................................................... 39 Noyades......................................................................................................... 43 La nausée, rien que la nausée........................................................................ 49 L’enfant du silence sauvé des eaux.................................................................. 53 Ann............................................................................................................... 63 Olivier, les oliveraies à perte de vue................................................................ 69 Petit Poucet et les grandes bouches................................................................ 73 Limbes et abysses .......................................................................................... 81 Trier encore................................................................................................... 85 Il était un petit Moussa................................................................................... 87 Comment l’eau pourrait-elle être une frontière ?............................................. 91 Bravo les héros !.............................................................................................. 95 On a besoin d’un fantôme.............................................................................. 99 Un cri.......................................................................................................... 111 L’Océan des histoires.................................................................................... 113 Motus et bouche cousue !............................................................................. 121 Esperanza.................................................................................................... 127 Le crève-cœur.............................................................................................. 131 Une fin qui n’en finit pas….......................................................................... 137