Postface Ron Padgett
La coïncidence est heureuse : le premier vers de ce recueil de poésie est une exclamation et le dernier poème s’ouvre sur l’idée d’enthousiasme ; or, sa vie durant, Kenneth Koch a tiré une grande partie de son énergie du mystère et du plaisir d’être en vie, ainsi que de l’écriture d’une poésie qui s’est intégrée à ce mystère et à ce plaisir. Le choix de poèmes composant ce volume suit l’évolution de son enthousiasme, de ses origines au cœur de feux d’artifice littéraires pleins d’énergie et d’inventivité, à son approfondissement, au fil des années, en un lyrisme émouvant qui ne perdit jamais sa fraîcheur, reflétant une vie dont les angoisses et les doutes se transmuèrent en aventures et en joies. Rétrospectivement, il semble que, pour Koch, devenir poète ait eu quelque chose d’évident et d’inéluctable. Né à Cincinnati en 1925, Kenneth écrit à sept ans son premier poème – quatre vers rimés qu’il recopia quelques années plus tard dans un carnet intitulé Griffonnages de Kenneth Koch, recueil de ses écrits et de ses bandes dessinées. Sa mère, fière de son précoce fils unique, le faisait parfois grimper sur une chaise pour qu’il récite ses poèmes – « ma première admiratrice » devait-il dire d’elle plus tard. Lillian Loth Koch, amoureuse de la culture et de la beauté, était d’un naturel histrionique. Elle étudiait les femmes célèbres du passé avant de leur consacrer des monodrames qu’elle interprétait pour des clubs féminins à Cincinnati et alentour. Mais s’agissant de relations personnelles, l’ardente Lilly passait de façon imprévisible du charme à la rudesse. Le père de Kenneth, Stuart, était calme, équanime et courtois, mais se tenait quelque peu en marge de la dynamique familiale. Cadre supérieur dans l’entreprise d’ameublement de la famille Loth, il assurait à sa femme et à son fils un train de vie mieux que bourgeois. Les ancêtres de Lilly et de 203
Stuart étaient des Juifs, respectivement autrichiens et allemands, qui avaient immigré à Cincinnati au milieu du dix-neuvième siècle. Que Kenneth ait été intelligent, talentueux et littéraire apparaît à l’évidence dans « Salade de Ballades », astucieuse parodie qu’il écrivit en classe de troisième. L’extrait suivant décrit quelques-unes des activités d’un « joli bandit » : Tout de travers ce qu’il faisait Il avait jamais rien fait de jojo Il arracha le nez à Durante Chopa sa glace à l’esquimau1 Les encouragements prodigués au jeune Koch émanaient de plusieurs sources. Lorsqu’il avait quinze ans, Leo Loth, son oncle, lui offrit son précieux exemplaire des poèmes de Shelley et applaudit l’intérêt qu’il manifestait pour la poésie. Deux ans plus tard, l’anthologie de Louis Untermeyer, La Poésie américaine et britannique moderne2 lui fit connaître l’œuvre de E. E. Cummings, Kenneth Patchen, William Carlos Williams, Ezra Pound et Louis MacNeice, qui l’influencèrent d’emblée. Il fut également impressionné par les passages en « courant de conscience » de U.S.A., la trilogie de John Dos Passos. Alors que ses propres poèmes prenaient un tour expérimental agressif (« En agrandisatant à fond les convolutions milliametériques de chaque ackressé »)3 ou exprimaient des sentiments « inacceptables » (le plaisir éprouvé à écraser la tête d’un bébé par exemple), son enseignante d’anglais,
1. New York Public Library, Berg Collection, series I, box 1, folder 1. 2. 1919 3. Inédit « Grosse dame et nonne dans un bus en juin », Koch Archive, Berg Collection, series I, Box 1, Folder 5 204
Katherine Lappa, continua sereinement à louer ses écrits. Au cours de son dernier semestre à la Walnut Hills High School, dont il dirigeait le magazine littéraire, sa production poétique s’accéléra, prémices, peut-être, de ce qui devait lui arriver après la fin de ses études secondaires. L’Amérique entrant dans la Deuxième Guerre mondiale, il devint évident que Koch allait être mobilisé. Pendant le deuxième semestre de son année de terminale (1943), il suivit à l’Université de Cincinnati un cursus qu’il espérait lui valoir un emploi relativement sûr (météorologue) au sein de l’armée ; mais le jeune homme qui, « des années durant, n’avai[t] cessé, enfant / De demander à Dieu ne permets jamais plus une autre guerre / Ou alors, ne m’y mêle pas » (« À la Deuxième Guerre mondiale ») finit par se retrouver intégré à la 96e Division de l’Armée de Terre, et embarqué pour aller combattre dans le Pacifique. Le deuxième classe Koch conserva son abonnement à View, le magazine de l’avant-garde artistique et littéraire surréaliste, mais ce fut la vie elle-même qui devint surréelle. Dégingandé, avec son mètre quatre-vingts pour soixantehuit kilos, il participa d’un bout à l’autre à la bataille de Leyte où, lors d’une patrouille dans la jungle, ayant perdu ses lunettes, dès que retentissaient des coups de feu, il se jetait à terre et tirait en l’air à l’aveugle. Par ailleurs, debout à l’aube dans une tranchée, il apprit que pas très loin de lui un camarade s’était fait trancher la gorge pendant la nuit. Mais pendant toute cette guerre de cauchemar, Koch se raccrocha à l’idée qu’il se faisait de sa destinée, se disant « Je ne peux pas être tué – à cause de mes poèmes. Il faut que je continue à vivre pour en écrire » (« À la Deuxième Guerre mondiale »), vision grandiose qu’il devait plus tard trouver amusante. Le hasard voulut qu’il contractât alors une hépatite et fût évacué vers un hôpital de Guam juste au moment où sa division participait à l’un des affrontements les plus sanglants de l’histoire militaire 205
américaine, la bataille d’Okinawa, au cours de laquelle la 96e Division subit des pertes considérables. Deux mois après la démobilisation de Koch en janvier 1946, il fut admis à Harvard. Bien qu’en temps normal l’université n’acceptât pas les transferts d’étudiants, tout pointait en lui le candidat exceptionnel : son score de 800 aux oraux de fin d’études, ses lettres de recommandation louangeuses et son entretien fructueux avec un responsable des admissions. Étudiant de premier cycle option anglais, il eut le vif plaisir d’avoir pour enseignant un véritable poète, le seul qu’il eût jamais rencontré : Delmore Schwartz. Quand, pressé par Schwartz, il se lança dans une étude approfondie de Wallace Stevens et W. B. Yeats, son propre travail adopta part de l’aura mythique de ce dernier. Il devait plus tard se libérer de l’influence de Yeats, qu’il continua néanmoins à considérer comme un grand poète. L’admiration de Koch pour Stevens ne fléchit jamais. La liste des étudiants faisant leurs études à Harvard et Radcliffe qui devaient devenir des poètes de réputation nationale est impressionnante : parmi eux, Robert Creeley, Donald Hall, Robert Bly et Adrienne Rich. Mais c’est John Ashbery qui avait le plus d’importance aux yeux de Koch. Les deux hommes s’étaient rencontrés à Harvard, à l’automne 1947, au siège de l’Advocate, la revue littéraire dont Koch était alors le rédacteur, et ils étaient devenus très amis. Bien qu’à Harvard l’œuvre de Koch ait connu un fléchissement temporaire en raison de crises d’angoisse et de dépression récurrentes, il ne cessa jamais d’écrire poèmes et pièces de théâtre ; et il continua, comme il l’avait fait étant militaire, à apprendre à s’entendre avec des personnes d’origine plus diverse que celles qu’il avait connues à Cincinnati. Ses expériences amoureuses dans l’armée avaient été des liaisons sans lendemain avec des femmes qu’il ne devait jamais revoir, alors qu’à Harvard il éprouva une réelle 206
affection pour certaines de ses amies. Il ressentait néanmoins une certaine difficulté à faire pleinement confiance aux personnes dont il était proche, et il demeura peu sûr de lui-même dans ses rapports aux autres, parfois guindé et distant, en partie à cause de son bégaiement, en partie parce qu’il était juif dans un établissement dont la tradition n’avait rien de philosémite. Ayant nourri son dossier de ses études à l’Université de Cincinnati, et à l’Institut de Technologie de l’Illinois dans le cadre de sa formation militaire, Koch obtint une licence au printemps 1948. Mais après ? Son père avait bien espéré qu’il reprendrait son entreprise de mobilier, mais il n’en était pas question. L’armée, d’abord, puis l’université avaient permis à Kenneth de prendre ses distances d’avec Cincinnati et il n’avait aucune intention d’y aller retrouver les conforts d’une existence bourgeoise. Peut-être aussi, se dit-on, désirait-il s’éloigner de sa mère, qu’il aimait beaucoup mais qui le rendait fou. Où pouvait bien aller un jeune homme ambitieux et brillant, sinon à New York ? Koch y passa alors plusieurs années, travaillant à son troisième cycle à Columbia (1949-50) et restant en contact avec Ashbery, qui lui parla dans une lettre de l’œuvre d’un autre étudiant de Harvard, Frank O’Hara : « Je crois que nous avons là un nouveau concurrent. » O’Hara devait par la suite devenir un ami à vie. Qu’à un âge précoce, Koch ait noué des amitiés littéraires durables avec Ashbery et O’Hara laisse à penser qu’il était doué de prescience, d’un bon goût ahurissant, ou des deux à la fois. Pendant son séjour à New York, Koch fit la connaissance de deux jeunes peintres qui deviendraient également les amis d’une vie, Jane Freilicher et Larry Rivers. Freilicher se souvenait qu’un jour, au moment précis où le métro aérien de la Troisième Avenue passait devant l’immeuble où se trouvaient l’appartement de Koch et le sien, les passagers furent stupéfaits de voir, à une fenêtre, un 207
gorille qui les regardait – en fait, Koch avec un masque de gorille. Son génie du comique refaisait peu à peu surface mais on n’en aurait pas su grand-chose à lire ses écrits, traditionnels et plutôt passables (sonnets, canzones, poèmes allégoriques en couplets rimés) nés de son admiration pour la virtuosité technique de W. H. Auden. L’été de 1950, Koch se retrouva brièvement à Cincinnati, où il essayait d’améliorer son français, ébloui par la poésie de Guillaume Apollinaire, juste avant de partir passer un an à Paris et Aix-enProvence avec une bourse Fulbright. Le lyrisme d’Apollinaire, la souplesse de sa syntaxe, la longueur de ses vers présentaient à Koch de stimulantes échappatoires à son propre fouillis stylistique du moment. À Aix, Koch connut l’une des grandes amours de sa vie – la langue française – et tomba également amoureux de la poésie moderne de Max Jacob (pour sa combinaison d’humour et d’anxiété), de Pierre Reverdy (pour son économie et son mystère serein), de Paul Eluard (pour son érotisme sérieux et lyrique), et de Saint-John Perse (pour sa majestueuse ampleur), ainsi que des œuvres d’André Breton, René Char, Francis Ponge et Henri Michaux. Mais il aimait également beaucoup la poésie française classique. Les écrits de Paul Valéry sur la poésie l’intéressaient ; il citait souvent la définition de la poésie par Valéry comme quelque chose d’écrit par quelqu’un d’autre que l’auteur pour quelqu’un d’autre que le lecteur. Que le français ait été une langue sur laquelle Koch se méprenait parfois ne lui conférait que plus d’attirance : pour lui, les surprises de l’incompréhension étaient sources d’une excitation renouvelée quant aux propriétés sensuelles du langage et à ses possibilités de libre association. Il rentra à New York, impatient de partager avec ses amis newyorkais les merveilles de l’Europe. Après avoir partagé une maison avec Rivers et Freilicher à East Hampton au cours de l’été 1953, 208
Koch s’en fut à nouveau, cette fois à Berkeley pour des études de troisième cycle à l’Université de Californie. Là, il tomba amoureux de Mary Janice Elwood, intelligente et belle jeune femme issue d’un milieu quaker, elle-même étudiante d’anglais. Il se découvrit également amoureux, pour la première fois, des Feuilles d’herbe de Walt Whitman. Le catalogage exhaustif de la vie américaine quotidienne par ce dernier constituait en effet une permission sans limites. « Ayant lu Whitman, j’avais le sentiment de pouvoir écrire sur n’importe quoi… Ses vers semblent s’élever des pages d’un livre comme les sons d’une trompette montant de puces microscopiques qui y auraient été intégrées. »4 Le premier poème du présent recueil, « Soleil ! », écrit en 1952, présente certaines des caractéristiques de la poésie de Koch : le titre, à lui seul, irradie l’optimisme, et le premier vers semble souhaiter la bienvenue à la variété du monde (« Bananes, jetées, limericks. ») Se poursuivant par « Je suis postures / Là-bas, Je, sont / Les étangs de délices », il fait écho au « Je est un autre » d’Arthur Rimbaud, mais dans la deuxième strophe Koch n’est pas qu’un autre, il est également tout le reste ! La syntaxe heurtée et la sémantique erratique du poème sont l’expression d’une libération heureuse – un an plus tôt, Koch avait écrit qu’une « asyntaxique / Beauté pourrait bondir ! » (dans « On the Great Atlantic Rainway ») (En descendant la Grande Aversenue Atlantique) – mais un sens de la forme demeure en raison de la longueur quasi identique des vers et de l’égalité des deux strophes. Il n’est pas facile de mettre le doigt avec précision sur la méthode de composition employée par Koch dans « Soleil ! », mais il se pourrait qu’elle ressemblât à celle de poèmes antérieurs qu’il
4. L’Art de la poésie, University of Michigan Press, pp. 188-89. 209
lui arrivait de réviser en remplaçant certains mots sur la seule base d’associations phonétiques. Par exemple, comme il devait le démontrer dans « Jours et Nuits » Douceur des dons de l’adversité Est devenu Douce sœur dondon aux fourgons diversifiés Et Doux artistes bougons gosses d’université Et d’où sortait Calpurnia fleur de havre nouée aux pieds Koch ne s’efforçait pas seulement de conserver sa fraîcheur à la langue, il tenait également pour acquis qu’il existe toujours une autre sorte de vérité – une vérité poétique dont l’on peut faire l’expérience même lorsqu’il est impossible de la comprendre – derrière chaque proposition, une vérité que l’on peut parfois découvrir en procédant à des associations de ce type. Comme en face d’un bon tableau abstrait, on obtient ce que l’on voit : une surface pleine d’intérêt, ou de mystère, ou de beauté. Dans son œuvre le lecteur n’a pas besoin de se poser de questions sur les symboles ou de déchiffrer une code poétique cryptique. Koch n’avait rien à faire de l’opacité allusive qui envahissait la poésie américaine des années 1940 et 1950. En diverses circonstances, il lui préféra la sensualité de Keats, le lyrisme sombre de Lorca, l’énergie de Maïakovski, l’audace de Stein, la profondeur exaltée de Rilke. Une année à Berkeley, loin de New York et des amis qu’il y avait, c’est tout ce que Koch pouvait supporter ; aussi se réinscrivit-il à Columbia. Pour être plus près de lui, Janice Elwood s’inscrivit à Harvard, avant de déménager à New York, où ils partagèrent un appartement de Perry Street, dans Greenwich Village. C’est là qu’au printemps 1953 Koch écrivit Quand le soleil s’efforce de poursuivre, poème de 2400 vers d’une énergie et d’un pétillement inexorables, en partie inspiré par sa lecture de Guerre et Paix, livre qui lui avait 210
donné envie d’inclure tout ce qu’il est possible d’imaginer, mais peut-être aussi par le souffle de Whitman et son élan vers l’immensité (« Je contiens des multitudes ») et par le « rythme éclaté » et l’entassement verbal de l’œuvre de Gerard Manley Hopkins (« Beauté brute, valeur, prouesse, oh ! panache, grand air superbe, ici »5). Le poème de Koch s’ouvre sur une indépassable accumulation : Et, dans un cri, ramassant porte-manteaux, Rébus austère, conque, hanche, Jambon, jour d’automne, oh si authentique ! Grenouille littéraire, boxeur attrape-tout, Ô Réel ! Le magistrat, dites « groupe », tonnelle, sous-vêtements, Disque, crotte, Timon d’Athènes… Souvent, au cours des trois mois que prit la composition de ce texte, Koch parlait au téléphone avec O’Hara, lui-même en train d’écrire un long poème (« Deuxième Avenue »), et les deux hommes se lisaient à voix haute leur travail de la journée, compétition en fin de compte utile et amicale. Koch a souvent dit devoir au travail d’amis brillants l’inspiration et l’envie. À cet égard, il s’en remettait surtout à O’Hara, Ashbery, et plus tard à James Schuyler, ainsi qu’aux peintres (Freilicher, Rivers, Fairfield Porter, et Alex Katz) bien qu’il dût également part de son énergie à d’autres artistes de sa connaissance, comme Franz Kline et Willem de Kooning, et au cours des décennies suivantes, à sa collaboration avec Jim Dine, Red Grooms, Joe Brainard, Rory McEwen, Bertrand Dorny, et sa fille Katherine. Koch, O’Hara, Ashbery et Schuyler écrivirent même des 5. « The Windhover », (Le faucon crécerelle) de Gerard Manley Hopkins. Traduction Pierre Leyris. 211
textes en collaboration. Ce sont ces quatre poètes que l’on devait appeler plus tard, pour le meilleur et pour le pire, l’École des poètes de New York. C’est aussi en 1953 que Koch mit un terme à son mastère avec son mémoire « Le médecin dans le théâtre anglais ». Ce travail avait pour origine la passion qu’il éprouva toute sa vie pour le théâtre, mais on se prend à penser qu’il avait aussi pour causes sa crainte des maladies contagieuses – l’un de ses plus anciens souvenirs avait trait aux douloureuses piqûres rendues nécessaires par une épidémie de typhoïde – et sa psychanalyse. À vrai dire, ce mémoire s’achève sur un appel à un nouveau théâtre poétique où le psychanalyste assumerait la fonction traditionnelle du médecin comme résurrecteur. Au début des années 50, Koch suivit une psychanalyse freudienne (avec Rudolf Loewinstein) pour remédier à ses angoisses, à son bégaiement et à ce qu’il estimait être les traits les moins plaisants de sa personnalité – thérapie qui se révéla bénéfique. Un Koch à l’imagination folle dut s’adapter rapidement à la technique thérapeutique de libre association. Au terme de sa première période d’enseignement à Rutgers (1953-54), la syntaxe de sa poésie s’était recomposée, comme dans « Je suis plus fou que pan de chemise au vent, quand tu es proche » (« À toi »), et il écrivait les poèmes qui devaient figurer dans son premier recueil important. En 1954, Kenneth et Janice se marièrent et, grâce à un héritage de son oncle Leo, ils partirent pour l’Europe. Un an plus tard, après la naissance à Rome de leur fille Katherine, la famille rentra à New York et Koch reprit son enseignement à Rutgers. En 1957, la bourse Fulbright de Janice les conduisit à Florence. Là, Koch, au lieu de rédiger la thèse de doctorat à laquelle il était censé travailler, composa son premier poème narratif épique, Ko, ou Une saison sur 212
la terre dans lequel apparaît, entre autres, un lanceur de baseball japonais dont les balles sont si véloces qu’elles peuvent provoquer l’effondrement d’une tribune. Écrite en ottava rima et en pentamètres iambiques – métrique à laquelle Koch s’était accoutumé en l’utilisant pour les notes d’un cours à Harvard et plus tard en apprenant à y recourir oralement – cette fantaisie comique s’inspirait du Don Juan spirituel et digressif de Byron et de l’Orlando Furioso fringant et digressif de l’Arioste. La vie quotidienne, pourtant, se fit menaçante lorsque Janice faillit mourir après une fausse couche. Les Koch se hâtèrent de rentrer en Amérique, où Kenneth se remit à l’enseignement à Rutgers et au Brooklyn College, tout en achevant son doctorat à Columbia avec une thèse intitulée Réception et influence de la poésie américaine en France, de 1918 à 1950. En 1959, il rejoignit le département d’anglais et de littérature comparée à Columbia et, au cours des 43 années qu’il devait y passer par la suite, y fut un professeur stimulant, réputé pour son irrépressible esprit, son bon goût, la hauteur de ses exigences et son amour contagieux de l’excellence en littérature et en art, toutes qualités qui lui valurent, en 1970, de recevoir la Harbison Award for Distinguished Teaching. Un nombre étonnant de ses étudiants devaient par la suite devenir écrivains. Il dirigea aussi (1958-66) à la New School le programme d’ateliers de poésie, à la notoire influence, donnant ainsi naissance au foyer de ce qu’il est convenu d’appeler la deuxième génération de l’École des poètes de New York. En 1962, Grove Press publia le premier recueil important de Koch, Merci et autres poèmes, dont une partie avait été écrite dès 1951. Comparé à Quand le soleil s’efforce de poursuivre, sa syntaxe est conventionnelle, mais l’énergie, l’imagination et le lyrisme y sont aussi vivaces que jamais, passant des poèmes d’amour :
213
Je t’aime comme un shérif cherche une noix Clé de l’énigme d’un meurtre resté longtemps mystérieux Parce que l’assassin l’avait laissée tomber dans la Neige sous une fenêtre Par laquelle il voyait sa tête, reliée à Ses épaules par un cou et avait couvert son cœur D’un toit rouge. (« À toi »), à la fausse naïveté ou à la parodie (du C’est juste pour te dire de William Carlos Williams) : J’ai abattu la maison que tu avais gardée pour y passer l’été prochain. Je te demande pardon mais c’était le matin, je n’avais rien à faire Et ses poutres de bois étaient bien tentantes. (« Variations sur un thème de William Carlos Williams »), à une diatribe contre la poésie ampoulée des années 50 : « Ah avoir dix-sept ans À nouveau », chantait l’homme aux cheveux roux, « et ignorer que la poésie Est régie par le sceptre du niais, du sourd et du glauque ! » (« Brise »),
214
à la platitude des récits conventionnels : Alors que je rentrais chez moi tout à l’heure, après avoir raccompagné Margaret et Norris… (« En quittant Hydra »), à un poème formel principalement composé de sonnets rimés (« Les Entêtes du chemin de fer »), une fantaisie à la Disney (« Le Cirque »), un poème comique en listes (« En me promenant avec toi »), et une ode au déjeuner (« Déjeuner »). L’ample gamme des textes composant Merci suggère que Koch, toujours ouvert à de nouvelles possibilités, refuse d’être cantonné à un style unique, sauf à ce qu’il soit très accueillant. Cinq des poèmes de ce recueil inaugural (« À toi », « Brise », « À titre définitif », « Variations sur un thème de William Carlos Williams » et « Tu portais ») figurent toujours dans de nombreuses anthologies. Le dynamisme de Koch trouva de plus fermes assises au printemps de 1968, à Columbia, durant les manifestations d’étudiants révoltés contre la guerre du Vietnam et certaines des politiques de l’université. Au cours d’un incident, lui et plusieurs de ses collègues formèrent une chaîne pour protéger des étudiants de l’arrivée de la police et il fut atterré de voir, dans le tumulte qui s’ensuivit, un membre des forces de l’ordre infliger à F. W. Dupee, l’éminent vieux professeur qui était devenu pour Koch mentor académique et figure du père, une blessure à la tête. Bien que Koch n’ait jamais été militant politique, il s’était toujours empressé de soutenir une évidente bonne cause ou de venir en aide à un ami. Galvanisé par les manifestations étudiantes et les horreurs de la guerre (ainsi, sans doute, que par sa propre expérience de la guerre 215
et par le pacifisme quaker de Janice), il écrivit son premier poème ouvertement politique, mais au lieu d’écrire contre la guerre, ce que, dit-il, d’autres feraient mieux que lui, il écrivit « Les plaisirs de la paix », qui se clôt sur un élan lyrique d’optimisme : Et les grands navires arrivent dans le port pour la paix Et les petits singes cavalent dans la jungle pour la paix Et le jour (enfin, l’étoile du jour, le soleil) brille pour la paix Quelque part un étudiant moustachu se pose des questions sur la poésie de Raymond Roussel pour la paix Et les pêchers de la Méditerranée dorment profondément pour la paix Leurs bras roses étendus et les prunes bleues de la Suisse pour la paix […] Et les Alpes, le Mont Vésuve, toutes les montagnes vraiment importantes S’élèvent pour la paix, et elles sont emplies de pierres – il ne faudra sûrement pas longtemps ; Et la Cène de Léonard de Vinci se déplace sur le mur du monastère De quelques micromètres pour la paix, et les chevaux rouges de Paolo Uccello Se font un peu plus rouges pour la paix, et la salle à manger anglo-saxonne Se met à luire comme une folle, et Beowulf, Robert E. Lee, Sir Barbarossa et le Baron Jeep Dorment dans les chemins de fer pour la paix, foncent dans tous les sens à travers le port Bondissent sur les voiliers et les voiliers poursuivront leur chemin 216
[…] Tout continuera en lien avec toi, ô paix, et mon poème, tel une Cadillac du wampum Irrédente et volant follement, explosera Dans des villes nouvelles gonflées de douceur, des planisphères, des coiffures ingénieuses, badinage Fatal aux appareils-photo, étals cérébraux d’atmosphères, inégalés, rêves D’empaisements, jetées éclairées de bougies, fumisteries, humeurs emphatiques, grésillement De terrestrialisme, logis de l’amour, friandises du soleil, ô Paix, à toi. Cette incantation paroxystique illustre bien les magistrales variations sur la technique de la liste à laquelle Koch a eu recours dans un si grand nombre de ses meilleurs poèmes, culminant ici avec l’époustouflante description du poème lui-même comme « Cadillac du wampum ». On peut se demander s’il pouvait alors avoir Allen Ginsberg en tête, ne serait-ce qu’allusivement, lorsque dans ce poème il donna l’existence à un poète au pacifisme rival du nom de Giorgio Finogle. Ginsberg et Koch étaient tous deux des descendants littéraires de Whitman et de Williams et, aussi différents qu’Allen et Kenneth aient été l’un de l’autre, leurs œuvres offrent de remarquables similarités : spontanéité, niveau d’énergie élevé, expansivité, goût pour l’allégresse, conviction que la poésie peut changer le monde. Ces qualités leur permirent d’inventer d’hilarants poèmes en collaboration devant un auditoire du Poetry Project en 1979, dont l’on trouvera trace dans leur livre Making It Up. En 1968, Koch commença à enseigner l’écriture de poésie aux enfants d’une école publique élémentaire dans le Lower East Side 217
de New York. De ce fait, il provoqua une révolution paisible et heureuse dans la façon dont les enseignants considèrent leurs élèves et dans l’image que les élèves ont d’eux-mêmes, rien qu’en faisant honneur à l’énergie de l’imagination libérée par la langue. Quand il pénétrait dans la salle de classe, les élèves l’applaudissaient. Bientôt, dans tout le pays, des poètes inspirés par l’exemple de Koch, faisaient connaître aux écoliers la libération joyeuse de l’écriture et de la pensée imaginatives. Le travail de pionnier de Koch est illustré dans ses livres les plus vendus, Vœux, mensonges et rêves (1970) et Rose, où as-tu trouvé un rouge pareil ? (1973)6. Pendant toute une période, sa réputation nationale en tant qu’enseignant fut plus importante que celle qu’il devait à ses poèmes, à son grand désespoir. Plus tard, il enseigna l’écriture poétique à des enfants en France, en Italie, à Haïti, en Malaisie et en Chine, ainsi qu’à des résidents de maisons de retraite. Voir seulement en Kenneth Koch un poète de l’optimisme à l’étincelante imagination serait ignorer le secret courant d’angoisse qui lui fit suivre une psychanalyse la majeure partie des années 60. Il en parle explicitement dans des poèmes comme « Vivant quelques secondes » : […] je crois avoir trois âmes Une pour l’amour une pour la poésie et une pour jouer mon rôle de fou Pas fou mais rasoir mais perpendiculaire mais faux mais vrai Les trois chantent rarement de concert […]
6. En 1978, les éditions Casterman ont publié certains des textes de Kenneth Koch sur l’enseignement de l’écriture poétique et sur les ateliers menés en France dans Les Couleurs des voyelles, pour faire écrire de la poésie aux enfants (traduction non créditée). 218
Je mange le bacon j’ai descendu le toboggan j’ai un orage à l’intérieur je ne te détesterai jamais Mais comment ce maelström peut-il être attirant ? tu aimes les ménageries ? mon dieu Presque tout le monde veut un homme ! Le poème s’achève sur une image effrayante, rare chez Koch : « J’ai […] un rat sauvage dans les secrets que je te cache. » Avoir un poste stable de professeur – métier qu’il apprit à aimer et peut-être le seul qui pût lui convenir – l’aida à stabiliser son existence et influença son écriture. Au début des années 70, la poésie de Koch prit un tour éducatif : « L’Art d’aimer », fondé sur Ovide, se donne la forme d’un manuel comique écrit par un homme à l’esprit logique mais déséquilibré (dont certains lecteurs ont pu trouver le sexisme déplaisant) ; « Instructions diverses d’ordre général » est un mélange curieux de conseils ironiques et tout simples ; et « L’Art de la poésie » constitue un guide général absolument sérieux ainsi, peut-être non sans raison, qu’un manuel pour comprendre la poésie de Kenneth Koch. À partir de ce moment, Koch devait écrire d’autres poèmes sur la création poétique, clarifiant la façon dont écriture et vie fonctionnent selon une synergie qui les rend mutuellement plus agréables, plus honnêtes, plus mystérieuses, plus belles et plus profondément ressenties. Au début des années 70, la poésie de Koch prit plus explicitement en compte ses démons. Après s’être séparé (à l’amiable) de Janice en 1971, il écrivit l’un de ses poèmes autobiographiques les plus émouvants, « Le Cirque » (parfois nommé « Le Cirque [II] » pour ne pas le confondre avec un poème antérieur du même titre). Comme s’il avait été écrit fort avant dans la nuit, le nouveau « Cirque » déborde de regrets pour un passé perdu, se nourrit du souvenir 219
d’anciennes amitiés, s’attarde sur ce qu’a d’étrange le rappel d’identités antérieures. Se souvenir lui permet aussi une prise de conscience : Je m’intéressais à ma carrière Et c’est toujours le cas mais elle ressemble maintenant à une ville que je ne veux pas quitter Et plus à une tour que j’escalade et que défendent de féroces ennemis. Les ennemis dont il est ici question étaient peut-être de ceux qui se reconnaissaient parmi les personnes auxquelles il avait fait un pied de nez dans « Brise » et qui refusaient désormais de rendre compte de son œuvre, la minoraient ou n’en disaient du bien que du bout des lèvres. Dans l’ambiance qui régnait sur la poésie académique quelque peu déprimée et solennelle des années 50 et 60, Koch avait après tout constitué une rare et désarmante exception : celle d’un poète très raffiné et sérieusement comique. Mais c’est aussi sa différence de style qui en mena certains à sousestimer son œuvre, car dominait souvent encore une esthétique exigeant d’une poésie qu’elle fût fort resserrée (« lapidaire ») ou qu’elle fît preuve de la mesure d’artifices contrôlés (le poème « bien conçu »), alors que le travail de Koch tendait toujours vers l’ouverture et l’exercice de l’esprit. Il me dit un jour qu’en dépit du fait que la notion convenue de « révision » – resserrer, condenser, lisser – a naturellement ses mérites, elle ne saurait à elle seule suffire ; et que parfois une version du poème pouvait se voir améliorée en doublant sa longueur. L’évolution de Koch vers l’autobiographie se poursuivit dans Le Mystère brûlant d’Anna en 1951 (1979) qui contient des poèmes aussi directs et ostensibles que « Le problème de l’angoisse » et le 220
récit d’une intense passion amoureuse (« Pour Marina »). Ce recueil inclut également l’un de ses poèmes les plus admirés, « L’Eau qui bout », dont le premier vers – « Un moment important pour l’eau c’est quand elle bout » – indique que ce poème peut avoir un discret sous-texte comique mais que Koch vise par ailleurs à se concentrer sur un moment unique et à explorer ses ramifications. Finalement, en 1980, Janice et lui divorcèrent (à l’amiable également) et lorsqu’elle tomba malade et mourut l’année suivante, ce fut pour lui une perte affreuse, tant avaient été vrais l’amour et l’admiration qu’il lui vouait. Il devait continuer d’écrire sur elle le restant de ses jours, même alors que lié à d’autres femmes intelligentes et attirantes. Koch ne pouvait vivre sans femmes, muses récurrentes au cœur érotique de son inspiration, telle la superbe jeune étudiante des Beaux-Arts dans son poème « Brise ». Au fil des années, Koch avait fourni des guides virtuels de son œuvre, de « Brise » à « L’Art de la poésie » mais dans Jours et Nuits (1982), le poème éponyme n’a pas seulement à voir avec sa propre poésie mais aussi avec son rapport à l’existence : [Je] me demande combien de vie et d’écriture sont nécessaires – Pour moi, les deux sont-elles pour l’essentiel les mêmes ? Pour l’essentiel ! Dieu merci de ce « Pour l’essentiel » ! Hier soir avec toi Je me suis senti ébranlé et exalté Comme jamais ne pourrait le faire une écriture. Le corps est après tout une montagne, les mots sont une brume – J’adore la brume. Et, le Ciel me vienne en aide, je t’adore toi aussi.
221
Mais pour Koch, la poésie était un besoin : « Cela m’aide d’écrire cela m’aide à respirer » et sa juvénile conviction que « la poésie était tout » refusait de s’évanouir. L’année qui suivit la mort de Janice, Koch fit une tournée de lectures et de conférences en Afrique, sous l’égide de l’Agence d’Information des États-Unis (USIS). Dans un journal de voyage inédit, il décrit ses activités quotidiennes, ce qu’il voit et ce qu’il entend, mais il met aussi son cœur à nu : Et je me demande pour qui diable je peux bien écrire. Je suis déjà « poète ». Est-ce que ça m’intéresse vraiment, alors que je me dirige vers le non-être, de connaître – ou de faire connaître – une quelconque vérité ? Dans la mesure où je suis certain que la vérité ne me sauvera pas de l’extinction. Mais plus loin dans ce journal, alors que son moral s’est éclairci, son commentaire d’un vers qu’il avait lu le montre toujours aussi fasciné par le langage lui-même : Quant à mon attirance pour le vers « Ô la danseuse Zannie Amaya de Bangui ! » elle tient à ce que les mots, les mots physiques, sont tellement plus forts que le « sens », de sorte que le vers échappe aux intentions que ses parents nourrissaient envers lui et se change en entité libre – quelque temps, du moins, il vit pour de bon. Bien que Koch n’ait jamais cessé d’aimer les mots aux surfaces étincelantes, sa poésie se faisait moins effervescente et plus introspective : « Qu’y a-t-il ici si je ne suis pas ce même Kenneth sensuel / d’il y a des années, cinglé de réjouissance » et « As-tu jamais toi aussi, ressenti la promesse qu’il pourrait exister une vie parfaite, Janice ? » Et sa réponse : « Je ne sais pas » et « De tout 222
cela rien n’est sorti sauf que je me demande, / De quoi il est question, avant que je ne disparaisse sous les pelletées de terre » (« Saisons sur la terre »). Il avait soixante ans. Lorsque Karen Culler, pianiste et conseillère d’éducation que Koch avait rencontrée en 1977, emménagea avec lui en 1989, une certaine détente le gagna. Ils se marièrent cinq ans plus tard et, jusqu’à la mort de Kenneth (le 6 juillet 2002), Karen demeura son épouse, son amie, son astucieuse admiratrice et son énergique compagne des voyages qui les conduisirent en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud et en Antarctique. Le recueil suivant de Koch, Un train (1994) s’ouvre sur « Un train peut en cacher un autre », inspiré d’un panneau proche d’un passage à niveau qu’il avait vu en Afrique. Ce poème fait la synthèse d’un grand nombre de ses dons : mariage lyrique de l’humour et du sérieux sous la forme d’une liste d’instructions centrée sur un motif unique aux astucieuses variations. Figure aussi dans ce recueil « Zone horaire », où Koch s’inspire de « Zone », le poème d’Apollinaire dont la tonalité conversationnelle et les vers souples aux occasionnels enjambements se voient donner la forme de couplets aux rimes subtiles. Koch remonte le temps en traversant plusieurs zones horaires pour revenir à ses années passées à New York, et maintenant, lorsqu’il parle de ses vieux amis, c’est avec la certitude que la plupart des lecteurs reconnaîtront leurs noms, car ses amis font maintenant, comme lui, partie de l’histoire littéraire et artistique de l’Amérique. Mais Koch ne parle pas d’eux à tout bout de champ et ce qu’il dit dans « Monnaie », poème sur ses premiers contacts avec la France, a également tout de la sincérité : À vrai dire cette année je me fiche de la célébrité Je m’en suis toujours moqué je veux juste être ravi et je suis envieux 223
Je veux faire partie de cet énorme gâteau là-bas À ce stade de sa carrière il peut faire appel à tous les aspects de son génie poétique, passer de remarques directes sur son caractère au récit, et à un lyrisme imaginatif qui n’a pas d’équivalent dans la poésie américaine du vingtième siècle, même dans un vers aussi simple que « Les lignes jaunes et roses défilent sur le boulevard Montparnasse ». Prêtant attention en permanence aux nouveaux modes d’écriture ou aux nouvelles façons de considérer d’anciennes formes d’écriture, Koch a revitalisé l’apostrophe ou, comme dans la spirituelle description qu’il put en faire, « ce poème dans lequel vous vous adressez à quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas en mesure de répliquer »7. À l’âge de quinze ans, Koch avait été enthousiasmé par l’adresse de Shelley au vent d’Ouest, et avait utilisé l’apostrophe dans certains poèmes ; il avait même fait écrire aux écoliers des apostrophes inspirées du « Tigre » de Blake. Mais il n’avait jamais lui-même écrit un poème qui fût apostrophe dans son intégralité. Son New Addresses (2000), entièrement composé de tels poèmes, fut peut-être son recueil le plus accessible et le plus populaire8. Imaginez écrire un poème dans lequel vous vous adressez, comme lui, au mot oui, ou à la Deuxième Guerre mondiale, ou aux orgasmes. Pour lui, comme il l’explique dans Making Your Own Days: The Pleasures of Reading and Writing Poetry, parler à quelque chose de mystérieux ou d’immense nous fait nous sentir moins perdus, comme ce fut peut-être le cas de John Donne lorsqu’il écrivit « Ne t’enorgueillis point, ô Mort. » Se sentir plus puissant,
7. Remarque faite tout à trac, si ma mémoire ne me trahit pas, lors de sa lecture de New Addresses au St Mark’s Poetry Project. 8. En français Changements d’adresses, traduit par Auxeméry, préface de Michel Deguy, Paris, Belin (coll. « L’extrême contemporain »), 2002. 224
plus maître de la situation, semble avoir permis à Koch d’élargir encore, dans ses écrits, la palette de son expérience, et de le faire avec honnêteté, esprit, pénétration et fraîcheur. Dans « À la judéité », il parle enfin longuement de son origine ethnique, et ce avec humour et légèreté : « Comme il ressemble / À une Bible aux larges épaules / Le Rabbin Seligmann ! » Dans le journal tenu lors d’un voyage en Chine en 1991, Kenneth avait écrit : J’avais… décidé… de ne plus penser à la mort, au cancer, à la vieillesse, à la perte de mes moyens (aussi peu que possible), de ne plus penser qu’aux choses qui épanouissent.9 Koch avait survécu à deux sortes de cancer et, au fond, malgré les inévitables passages difficiles, son attitude avait été étonnamment optimiste, surtout pour quelqu’un que le moindre éternuement affectait. Cet homme irradiait la vitalité qui, ses soixante-dix ans depuis longtemps passés, écrivait trois ou quatre heures chaque matin avant d’aller bondir de toute son énergie sur un court de tennis. Quant à la vieillesse, il avouait la craindre, mais, après tout, devoir l’accepter : son poème « À la vieillesse » s’achève simplement par la phrase « Vieillesse, nous voilà ! » On remarquera qu’elle se clôt sur un point d’exclamation. Pendant des décennies, Koch avait été l’idole de jeunes poètes, principalement à New York, mais plus tard l’appréciation critique de son œuvre se fit de plus en plus nette, louée qu’elle était par des écrivains tels que Frank Kermode, John Gardner, Thomas M. Disch, James Salter, David Lehman, Reed Whittemore, Stephen Spender,
9. Koch archive, Berg Collection, series XIII, Box 245 225
Aram Saroyan, Robert Coles, John Hollander, Gary Lenhart, Ken Tucker, John Ashbery, Jonathan Lethem et Charles Simic. Des recueils de ses poèmes parurent en traduction française, allemande, italienne, portugaise, grecque, suédoise et danoise. Koch fut élu à l’Académie Américaine des Arts et Lettres, remporta le Prix Bollingen, le Prix Bobbitt de la Bibliothèque du Congrès, le Prix Shelley de Poésie, et le Prix Phi Beta Kappa pour la Poésie. Il fut aussi finaliste de la National Book Award et du prix Pulitzer. Le gouvernement français le fit Chevalier des Arts et Lettres. Koch appréciait prix et récompenses mais il ne les confondit jamais avec la grandeur. Compétiteur aux critères exigeants, il continua de se confronter à ses héros littéraires présents et passés. L’ultime recueil de Koch, dont une partie fut écrite alors qu’il se savait probablement condamné par son troisième cancer, montre que sa poésie continuait à évoluer. A Possible World, publié quelques mois après sa mort, conserve en grande partie le charme de son esprit, mais il esquisse aussi les nouvelles directions que prenait son travail. L’une d’entre elles le conduit vers ce que je pense mériter le nom de profondeur. Koch avait toujours mis en garde contre la solennité, trait souvent confondu avec le sérieux, mais à ce moment de son existence, il semble que sa pensée l’ait emmené même au-delà du sérieux. C’est là du moins ce que je ressens à la lecture de « Paradiso », poème dont le titre renvoie sans doute au paradis de Dante et dont les derniers vers posent une question à laquelle la plupart d’entre nous ne savent pas répondre : Pourquoi persistez-vous à croire en cette Réalité qui dépend à tel point du temps qu’on lui consacre Qu’elle a moins à voir avec votre exil de l’âge que vous avez Que de tout le reste de ce que la vie a promis que vous pourriez faire ? 226
Kenneth Koch crut toujours en cette réalité. Vers la fin du mois de juin 2002, sa maladie exigeait son retour à l’hôpital, mais il repoussa l’échéance pour assister à une dernière représentation de ses courtes pièces. Aidé à gravir les marches menant à la scène alors que saluaient les acteurs, il s’approcha à pas traînants de la metteuse en scène, sourit et, avec une gracieuse courbette, lui offrit une rose.
Ron Padgett 2006