Rav MochĂŠ KAUFMANN Construction personnelle
AUTEUR Rav Moché KAUFMANN • ADAPTATION & RELECTURE Rav Yonathane BENDENOUNE • MISE EN PAGE Cynthia SEBBAH • COORDINATION Moshé-Haïm SEBBAH • DIRECTION Binyamin BENHAMOU
Publié et distribué par les
EDITIONS TORAH-BOX France Tél.: 01.80.91.62.91 Israël Tél.: 077.466.03.32 contact@torah-box.com www.torah-box.com
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• Imprimé en Israël Ce livre comporte des textes saints, veuillez ne pas le jeter n'importe où, ni le transporter d'un domaine public à un domaine privé pendant Chabbath.
Note de l’éditeur Les Editions Torah-Box ont la joie de vous présenter le premier livre du Rav Moché Kaufmann publié aux Editions Torah-Box. Dans un monde où l’homme cherche désespérément à donner un sens à sa vie, où les vertus jadis cultivées ne sont plus l’apanage que d’une rare élite, voici un livre qui propose de présenter une vision des valeurs ancestrales de la Torah, à travers laquelle nous apprenons à bâtir notre monde intérieur. Quelle est la véritable dimension de la parole ? Pourquoi attendons-nous la délivrance ? Comment développer l’humilité ? A quoi sert la reconnaissance ? A travers des récits édifiants tirés de la vie de nos Sages et à l’aune des écrits saints, le Rav nous offre ainsi une nouvelle perspective d’intériorité, sur des sujets que nous pensions connaitre… Rav Moché Kaufmann, Roch-Kollel à Bné-Brak, est bien connu du public francophone. Il est notamment l’auteur du « Lev Avoth Al Banim », ouvrage d’éducation ayant eu un grand écho. Cet ouvrage provient d’un recueil de conférences du Rav, mises par écrit par Torah-Box. Le Rav a ordonné les textes et effectué relecture et corrections, dans la mesure du possible. Nos vifs remerciements à Rav Yonathane Bendenoune pour son merveilleux travail de retranscription. להגדיל תורה ולהאדירה L’équipe Torah-Box
Que ce livre contribue à la réussite du
Collel « Vayizra’ Itshak »
Centre d’étude de Torah pour Francophones à Jerusalem
sous l’enseignement du rav Eliezer FALK à la mémoire de M. & Mme Jacques -Itshak- BENHAMOU au Roch-Collel : Rav Eliezer FALK aux Rabbanim : Rav Tséma’h ELBAZ Rav ‘Haïm BENMOCHÉ Rav Eliahou UZAN
et à leurs chers étudiants assidus et dévoués pour la Torah : Rabbi Moché AVIDAN
Rabbi Binyamin JAMI
Rabbi Binyamin BENHAMOU
Rabbi Amir MADAR
Rabbi David BRAHAMI
Rabbi Isaac MARCIANO
Rabbi Nathan CHEMLA
Rabbi Nethanel OUALID
Rabbi Yossef COHEN
Rabbi Mikhael RIMOKH
Rabbi Anthony COOPMANS
Rabbi Raphael SABBAH
Rabbi Aaron DANA
Rabbi Franck SAYADA
Rabbi M. Moché GOLDBERGER
Que ce livre contribue à la réussite du
Collel « Torat Yé’hia »
Centre d’étude de Halakha pour francophones à la mémoire de M. & Mme Yé’hia TEBOUL au Roch-Collel : Rav ‘Haïm BENMOCHÉ
et à leurs chers étudiants assidus et dévoués pour la Torah : Rabbi Shlomo AFLALO Rabbi Gamliel LEVY Rabbi Lionel SELLEM Rabbi Yaakov ORLIK
Qu’ils puissent grandir ensemble dans la Torah et la Crainte du Ciel.
TABLE DES MATIÈRES
Première partie :
Construire son monde intérieur 1 - Eléments fondamentaux de la personne
L'amendement du caractère Béréchit : le Livre de la Droiture La générosité : la base du monde Respecter les biens de son prochain
p.11 p.19 p.27 p.35
2 - La Emouna
Reconstruire Yérouchalaïm L'épreuve finale de l'histoire Reconnaissance, source de l'élévation spirituelle
p.45 p.53 p.61
3 - La communication
La parole, créatrice du bien La dimension intérieure de la parole
p.71 p.79
Deuxième partie :
La Torah : construction du monde intérieur 1 - Bâtir son monde intérieur en s'inspirant de Ya'akov
p.89
2 - La Torah au sein des civilisations
p.99
3 - La Torah : non une étude mais trame de la vie
p.109
4 - Chavou’ot : les cinquante portes de la Torah
p.119
Troisième partie :
Le couple : contruction du monde intérieur 1 - Les bases du couple : union et unité
p.133
2 - Place et rôle de la femme dans le foyer
p.145
3 - La femme au foyer : dans le passé et aujourd'hui
p.155
Quatrième partie : Le foyer et l'éducation : contruction d'un monde intérieur 1 - Le foyer juif : un havre de paix
p.167
2 - Le Sanctuaire : le vécu au quotidien
p.177
3 - Principes clés de l'éducation contemporaine
p.187
4 - Le respect des parents à notre époque
p.199
5 - L'éducation par l'exemple
p.209
6 - Le message éducatif de Pessa'h
p.219
Glossaire p.231
a b première partie
Construire son monde intĂŠrieur a b
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Chapitre 1 Eléments fondamentaux de la personne • L'amendement du caractère • Béréchit : le Livre de la Droiture • La générosité : la base du monde • Respecter les biens de son prochain
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L’amendement du caractère avant-propos de la Torah
Les sages nous enseignent que l'amendement du caractère constitue la base de l’édifice de la Torah. Découvrons le, au cours de cette étude. De fait, ce sujet constitue la trame de fond du livre de Béréchit. Dans un verset de Yéhochoua (10, 13), il est fait mention du « Livre de la Droiture ». La première des explications des Sages (Avoda Zara 25a) est qu’il s’agit du livre de la Genèse, ainsi appelé du nom des patriarches, qui sont qualifiés d’« hommes droits ». Par conséquent, c’est de nos ancêtres que nous devons nous inspirer pour apprendre comment acquérir les bases de la Torah.
Les différents degrés de l’âme Rabbi ‘Haïm Vital, le disciple du Ari Zal, rapporte dans le Chaaré Kédoucha l’enseignement des Sages selon lequel l’âme est composée de plusieurs strates, notamment celles-ci : le Néfech, le Roua’h et la Néchama. Le Néfech désigne la partie inférieure de l’âme, celle qui est enfouie dans le corps. La deuxième partie est celle à laquelle s’adressent la Torah et les Mitsvot : il s’agit du Roua’h dont dépendent la raison, l’intellect et la volonté. Enfin, la Néchama est une partie de l’âme pratiquement divine, qualifiée de « Lumière divine ». Rabbi ‘Haïm Vital précise qu’il est impossible d’accomplir une quelconque Mitsva sans le truchement du corps, et donc de l’âme qui lui est rattachée. C’est pourquoi, ajoute-t-il, il faut accorder encore davantage d’attention à l’amendement des traits de caractères qu’à l’accomplissement des Mitsvot. En ce sens, il est écrit au sujet de celui qui est entaché de défauts contre lesquels il ne lutte pas : « C’est un anneau d’or dans le groin d’un porc » (Michlé 11, 22). L’anneau d’or 11
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symbolise les Mitsvot et le groin du porc illustre la personne entachée de graves défauts : toutes les Mitsvot qu’elle accomplit sont falsifiées, parce que le fondement de ses actions est corrompu. Inversement, la personne dotée de bonnes Midot et qui travaille son caractère accomplira facilement les Mitsvot de manière idéale. Au début du Even Chléma, le Gaon de Vilna s'étend abondamment sur ce sujet. Il explique que le service d'Hachem dépend intégralement de l’amendement des traits de caractère. Ceux-ci sont comme un vêtement pour les Mitsvot, et toute faute tire sa source des défauts que l’on n’a pas cherché à améliorer. Le Gaon emploie des termes extrêmement virulents : « Le but essentiel de la vie de l’homme sur terre est d’amender continuellement son caractère. S’il ne le fait pas, à quoi bon vivre ? » - parce que de fait, sa vie n’a alors aucun sens. Une précision s’impose ici : cela ne signifie pas qu’il suffise d'être un « juif de cœur », de se contenter d’avoir bon caractère sans accorder d’importance aux Mitsvot. Ce serait une erreur fondamentale. Le Ari Zal enseigne qu’un homme n’atteindra son but sur terre qu’après avoir accompli l’ensemble des 613 Mitsvot, car chacune d’elles amende une partie du corps et de l’âme, lesquels sont également composés de 613 éléments. Or, tant qu’on n’aura pas entièrement amendé son être, on doit être réincarné autant de fois que nécessaire pour combler les carences de nos vies précédentes.Cependant, l'amélioration des traits de caractère constitue bien la base de l'édifice des Mitsvot.
La dichotomie humaine Pour mieux comprendre ce thème, nous allons évoquer quelques éléments éclairant les paroles de Rabbi ‘Haïm Vital. L’homme est composé d’un corps et d’une âme. L’âme est un élément parfaitement pur, émanant du Ciel. Le corps, à l’état naturel, tend à rompre ses attaches avec son Créateur, par un mouvement d’égocentrisme. Du fait que l’homme se sent vivre et exister, il éprouve une forme d’indépendance, ce qui peut l’amener à se détacher du Créateur. Telle est en effet la loi du libre arbitre que D.ieu a instaurée : chacun se sent 12
l'amendement du caractère
exister comme une entité autonome, comme s’il était le maître de son sort. C’est donc la réunion dans un même être de ces deux éléments apparemment antinomiques - l’âme et le corps - qui constitue le plus grand miracle de la Création. L’âme étant pure par essence, même sa première strate, rattachée au corps, a nettement moins besoin d’être amendée que le corps luimême. Dans ce travail d’unification et d’amendement, le plus grand effort doit être porté sur l’élément matériel, car celui-ci requiert un travail accru. En outre, l’œuvre humaine entraînant les effets les plus significatifs consiste justement à élever la partie matérielle - les aspects physiques et psychiques de l’être - jusqu’à un niveau spirituel. Les traits de caractère renferment un autre aspect fondamental : les qualités morales révèlent les dispositions intérieures et les véritables motifs qui poussent la personne à agir. A travers les traits de caractère, on reconnaît ce que l’homme a de plus intime. Le Gaon de Vilna enseigne que l’homme est animé de volontés diverses. Mais il existe une volonté première, qui est le moteur de toutes les autres et qui révèle ce qu’il recherche véritablement dans son existence. Chacun poursuit un but, et c’est cette volonté première qui nous pousse vers cet objectif, en drainant à cette fin toutes les autres volontés. Le Gaon ajoute que l’essentiel de l’effort humain sur terre est de purifier cette volonté première. Or, celle-ci se révèle de façon infaillible à travers les traits de caractère, car ils constituent la composante fondamentale de notre être. Ainsi, pour amender notre caractère, il nous incombe de manifester une volonté véritable et intense. Les traits de caractère doivent nécessairement être soumis à la volonté, seule capable de nous faire atteindre le but de la Création. L’individu peut ainsi totalement réorienter son caractère vers le bien, pour autant que sa volonté soit profonde et sincère, et qu’il soit déterminé à reconnaître ses défauts et à se corriger (tenant compte du fait que les constantes de l’individu sont inchangeables, mais peuvent être drainées vers le bien). 13
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La véritable valeur de l’être humain Cette idée constitue également une source de consolation. On est généralement enclin à juger les personnes selon leurs qualités et leurs défauts. Cependant, nous faisons abstraction du fait qu’aux yeux de D.ieu, la véritable valeur d’une personne tient dans sa recherche intérieure. Lorsqu’on a une volonté sincère de s’amender, les défauts ne sont désormais plus considérés comme des fautes. D’ailleurs, de façon générale, l’apport du monde extérieur ne perdurera pas dans le monde futur. La seule chose qui restera alors, c’est le travail profond que la personne aura opéré de ses propres mains, et c’est sur cela que D.ieu juge. Par conséquent, le fait qu’on soit à l’origine doté de traits de caractère positifs ou négatifs ne signifie rien. Le roi David constitue à cet égard un exemple édifiant. Lorsqu'Hachem a envoyé le prophète Chmouel oindre l’un des fils de Yichaï, sans lui révéler lequel serait roi, Il lui a ordonné d’écarter les aînés les uns après les autres. Quand David s’est enfin présenté devant le prophète, celui-ci a décelé en lui une tendance meurtrière. Pour Chmouel, il était inconcevable que David fût nommé roi, car ses dispositions le conduiraient à tuer. Mais D.ieu lui a alors signifié que son regard se limitait à l’aspect extérieur, et qu’il ne distinguait pas le fond du cœur. Certes, David serait amené à tuer, mais il le ferait conformément aux prescriptions du Sanhédrin, pour faire régner la Justice divine et le bien dans le monde. En dépit de sa nature portée à verser le sang, le roi David a été loué par les Sages précisément pour sa grande humilité, dont son œuvre, les Téhilim, sont un exemple particulièrement significatif. Cela nous apprend qu’en toute circonstance, il ne faut jamais baisser les bras. Nous sommes tous enclins à l’orgueil, à la colère, à la jalousie ou à tant d’autres défauts qui peuvent nous miner. Mais comme le dit le Gaon de Vilna, si l’on connaît ses défauts et qu’on cherche sincèrement à les amender, on peut être considéré aux yeux d'Hachem comme un plus grand Tsadik que celui doté de qualités naturelles, mais qui ne s’efforce pas de s’améliorer. Bien plus, comme nous le 14
l'amendement du caractère
voyons chez le roi David, on peut avoir un fond de caractère difficile mais, en le drainant vers le bien, être considéré comme le plus grand Tsadik.
Le pouvoir de la Torah En théorie, pour être capable de changer ses traits de caractère, une vie entière n’y suffirait pas. Cette gageure ne peut être relevée que si l’on associe à la volonté un autre élément fondamental : l’étude de la Torah. Le Talmud (Kiddouchin 30) enseigne que la Torah peut amender les instincts de l’homme : « S’ils sont comme de la pierre, elle les fait fondre ; s’ils sont comme du fer, elle les pulvérise. » La Torah est semblable à un Feu divin, dont le pouvoir ne peut s’expliquer naturellement. Alliée à une volonté inébranlable, la Torah permet à l’homme d’atteindre ses objectifs en l’espace de seulement quelques années. Dans le traité Bétsa (25b), le Talmud explique encore que la « Torah de feu » (d’après l’expression du verset Dévarim 33, 2) a été donnée au peuple juif, parce que lui-même est considéré comme « un peuple de feu », doté d’une irrésistible impétuosité. Mal orienté, ce trait de caractère peut conduire à l’insolence. C’est la raison pour laquelle la Torah a été donnée précisément aux enfants d’Israël, afin que son étude leur permette de dompter leur nature et de s’assujettir à Hachem. Et la Guémara d’ajouter que si les Juifs n’avaient pas reçu la Torah, ils auraient conquis le monde entier et aucun peuple n’aurait pu leur résister ! Cela signifie que pour être à même d’amender sa nature, il est impératif de s’assujettir à la valeur fondamentale que constitue l’étude de la Torah.
L’exemple des patriarches Revenons-en au livre de Béréchit qui, comme nous l’avons vu, est appelé le « Livre de la Droiture ». Nous allons tenter de résumer 15
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brièvement les traits de caractère essentiels de nos patriarches, dont nous devons nous inspirer. Avraham a consacré sa vie au don de soi et à la bonté. De fait, cette disposition constitue la base de tout l’édifice. En vertu de la loi du libre arbitre, l’homme, même s’il est bon, est enclin à l’égocentrisme. Puisque D.ieu a voulu qu’il en soit ainsi, ce n’est donc pas un mal. Il nous incombe néanmoins de dominer cette tendance, en apprenant à donner aux autres et à "donner" à soi-même pour le bien, en se bâtissant spirituellement et en canalisant l’égocentrisme vers le don. Le deuxième volet du Livre de Droiture est apparemment aux antipodes du premier. Its'hak incarne la justice stricte, ce qui équivaut à réfréner la capacité du don, à établir des limites pour suivre les voies d'Hachem. Donner de manière non contrôlée peut entraîner les pires excès, d’où la nécessité de se dominer et de se restreindre. Its'hak est ainsi l’archétype de la personne qui se domine, au point de s’annuler totalement devant Hachem et de se sacrifier pour Lui. Ya’akov incarne quant à lui la vérité. Cette disposition constitue la synthèse des deux précédentes, celle du don et celle de la restriction. Ya’akov était prêt à tout sacrifier pour la vérité. Lorsqu’il est arrivé en Israël, il a pris tous ses biens, pour lesquels il avait travaillé d’arrachepied chez son beau-père Lavan, il en a fait un monticule et les a tous donnés à son frère Essav. Il a ainsi justifié sa décision : « Les biens acquis à l’extérieur de la Terre d’Israël n’ont pas là-bas suffisamment de valeur spirituelle. Je dois tout recommencer ! » Ya’akov est un homme qui, lorsqu’une vérité se révèle à lui, est prêt à sacrifier vingt ans de travail pour demeurer fidèle à cette vérité. Nos trois patriarches sont en réalité l’ensemble des aspirations que nous pouvons et devons concrétiser.
Agir en conformité avec la Torah L’histoire de nos patriarches nous renseigne sur un autre point essentiel. Les traits de caractère innés, même s’ils sont positifs, 16
l'amendement du caractère
demeurent limités ; et s’ils ne sont pas pesés à l’aune de la Torah, ils peuvent même devenir funestes. Un de mes maîtres rapportait l’idée suivante : imaginons qu’un homme voie un indigent dans la rue et que, s’apitoyant sur son sort, il lui tende une liasse de billets sans réfléchir. Bien que ce geste semble généreux, il est pourtant extrêmement dangereux. En effet, si la générosité n’est pas guidée par la Torah et passée au crible de la raison, elle peut devenir pernicieuse (en effet, ce pauvre ne l’est peut-être pas, et d’autres considérations doivent être prises en compte). Ainsi, celui qui se laisse emporter par le sentiment du moment risque un jour, poussé par l’animosité ou la jalousie, de lever la main sur autrui et d’en arriver à de graves excès. Comme ses sentiments le dominent, il n’a aucun contrôle sur luimême. C’est tout le contraire qu’on retrouve chez nos patriarches. Avraham, qui incarnait le don de soi et la bonté, s’est vu enjoint par D.ieu de chasser Yichmaël, son fils qu’il aimait tendrement, parce que celui-ci se dévoyait. Pour obéir à cet ordre, il a dû réfréner sa générosité, car les impératifs de l’heure l’exigeaient. Plus tard, Hachem l’a confronté à une autre épreuve, la plus importante de l’Histoire : le sacrifice de Its'hak. Avraham a dû consentir à sacrifier son fils et à réaliser l’acte le plus cruel, car le Créateur le lui avait ordonné (jusqu'à ce qu'il se révèle qu'il n'en était rien). Cette épreuve est entre autres destinée à nous apprendre que la bonté, en dépit de son importance primordiale, doit être appliquée dans un cadre nettement défini, en temps et lieu opportuns. D’ailleurs, la Torah qualifie les relations interdites de ‘Hessed (bonté), car il s’agit essentiellement d’un acte de générosité, mais qui est dévoyé. Des circonstances similaires se retrouvent dans la vie de Its'hak qui, comme nous l’avons vu, incarnait la justice stricte. À ses yeux, comme Ya’akov était un juste intègre, il n’avait pas besoin de bénédictions, car un homme doté de grandes qualités n’en a nullement besoin. Il considérait en revanche que ses bénédictions étaient tout indiquées pour Essav, parce qu’il était un être faible. À travers le subterfuge par 17
construction personnelle
lequel Ya’akov a reçu les bénédictions, D.ieu a voulu lui apprendre que la justice stricte est certes une qualité remarquable, mais qu’elle doit aussi être tempérée, mêlée d’une dose de clémence et de bonté. Enfin, Ya’akov, l’homme de vérité, a dû avoir recours à la ruse durant toute sa vie. Sur ordre de D.ieu, il a dû tromper son père pour obtenir les bénédictions. Avec Lavan, il a dû louvoyer, user d’artifices pour obtenir son salaire. Pourquoi cet homme de vérité a-t-il été contraint d’agir ainsi ? Pour nous apprendre que même les meilleurs traits de caractère doivent être guidés par la volonté d'Hachem.
L’échelle de Ya’akov L’histoire de Ya’akov nous enseigne une autre leçon. Dans son rêve, il a vu une échelle dont les pieds étaient posés sur le sol, et dont le sommet atteignait le ciel. En réalité, cette échelle représentait Ya'akov lui même : le ciel symbolise l’âme, la terre représente le corps, et l’échelle évoque le lien entre l’âme et le corps, la progression de l’individu au cours de son existence. Pour unir convenablement le corps et l’âme, il faut donc progresser comme sur une échelle, en gravissant les échelons un à un. C’est pourquoi l’homme, qui doit se consacrer en premier lieu à amender son caractère, doit le faire pas à pas, sans sauter les étapes, afin de s’élever et de se rattacher à D.ieu. En conclusion, le travail de l’amendement du caractère constitue le socle sur lequel repose tout l’édifice de la Torah, et ceci jusqu’à notre dernier souffle. Et l’on comprend désormais que ce sujet n’est pas de l’ordre de l’humain, mais relève du cadre divin de la Torah.
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Béréchit : le Livre de la Droiture
Quel est le fondement du livre de Béréchit ? Lorsqu'Hachem a ordonné à Avraham de quitter son pays, Il lui a dit : « Je ferai de toi une grande nation, Je te bénirai, Je grandirai ton nom ; et sois une bénédiction » (Béréchit 12, 2). Rachi, citant le Talmud (Pessa’him 117b), rapporte : « “Je ferai de toi une grande nation'' – c’est pourquoi nous disons [dans la Amida] : “le D.ieu d’Avraham'' ; “Je te bénirai'' – c’est pourquoi nous disons : “le D.ieu de Its'hak'' ; “Je grandirai ton nom'' - c’est pourquoi nous disons : ''le D.ieu de Ya'akov''. Se pourrait-il que cette bénédiction se clôture par la mention des trois Patriarches ? C’est pourquoi il est écrit : ''Sois une bénédiction'' - on ne conclut cette bénédiction qu'en disant : ''le Bouclier d’Avraham''. » Ce texte signifie que la qualité principale d’Avraham - le ‘Hessed, la générosité - constitue la base et le fondement du peuple juif. Même Its'hak et Ya'akov - qui ont développé chacun une autre qualité selon leur approche personnelle - se rapportent finalement tous à la générosité. C’est en effet sur la base de celle-ci que le monde a été créé, comme il est écrit : « Le monde a été façonné par et pour la bonté » (Téhilim 89, 3). En dernière instance, la qualité de ‘Hessed constitue la base et la finalité de toute l’existence.
"Limiter" la générosité Its'hak incarne l’attribut de Justice, qui est synonyme de limitation et de restriction, alors qu’il est le fils et le continuateur d’Avraham et de la bonté caractéristique de ce dernier. Cela nous apprend que le ‘Hessed authentique implique obligatoirement la rigueur et la limitation. Car en fait, la notion de ‘Hessed, dans son sens le plus large, n’a pas seulement une connotation positive. Nos Sages enseignent qu’il 19
construction personnelle
existe également un « ‘Hessed d’impureté ». Certaines relations interdites sont qualifiées par la Torah de « ‘Hessed » (voir Vayikra 20, 17), car il s’agit d’une expression de « bonté » débridée et excessive. De même, lorsqu’on donne aveuglément et sans discernement, on ne fait pas preuve de « bonté », puisque le bénéficiaire du don ne mérite pas forcément d’être aidé, ou il utilisera peut-être cet argent à de mauvaises fins. Celui qui s’attendrit sans passer ses sentiments au crible de l’intellect est dans ce cas mû exclusivement par ses émotions. Dès lors, dans d’autres circonstances, il pourrait être capable de se montrer violent envers son prochain sur un coup de colère, cette attitude résultant du même processus mental que celui l’ayant incité à offrir la charité. Or, tel est précisément l’objet de la Brit Mila, Mitsva fondamentalement reliée à Avraham : elle symbolise la restriction en vue de mieux faire le bien, de façon plus authentique et plus profonde. Le Ramban écrit en effet que cette Alliance est imprimée chez l’homme dans le membre qui est « source d’impureté et de tentations », afin de nous apprendre à l’utiliser uniquement dans le cadre de ce que la Torah prescrit ou autorise. Le principe de la Brit Mila est d’une part d’apprendre à l’homme à limiter ses pulsions, sans quoi il deviendrait le fruit de ses instincts et rien ne le distinguerait alors de la bête. Mais en ordonnant la circoncision, la Torah ne vise pas seulement à interdire : elle cherche surtout à nous apprendre à orienter le ‘Hessed comme il se doit, en temps voulu et avec une intention pure, pour le bien de son conjoint et afin de procréer avec lui. En bref, la limitation et la domination de soi ont elles-mêmes comme finalité le ‘Hessed, puisqu’elles confèrent à cette vertu une connotation qualitative plutôt que quantitative, de manière qu’elle ne soit pas détournée de son rôle originel.
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béréchit : le livre de la droiture
Œuvrer pour ses proches La restriction que le ‘Hessed requiert s’exprime encore d’une autre manière. Il est écrit à la fin de la Méguila d’Esther : « Mordékhaï était le second du roi A’hachvéroch, grand aux yeux des Juifs, aimé de la majorité de ses frères, il recherchait le bien de son peuple et parlait en paix avec toute sa descendance » (Esther 10, 3). En déjouant les sinistres desseins de Haman, Mordékhaï a sauvé tout son peuple de l’anéantissement. La Méguila ajoute qu’en outre, il recherchait le bien de ses frères et se dévouait pour eux. Pourtant, fait remarquer le Gaon de Vilna, ces qualités hautement méritoires ne sont pas aussi importantes que la dernière citée dans ce verset : « Il parlait en Chalom, en paix avec toute sa descendance » – cette attitude constituant son ultime vertu, qui n’a plus trait à ses œuvres mais à la qualité d’âme qui englobe toutes les autres : le Chalom. Le Séfer Hatoda'a ajoute que le mérite essentiel de Mordékhaï fut d’avoir transmis le message de la Torah, de Chalom, de paix et plénitude, non pas à des étrangers, mais à ses proches, au sein même de son foyer. En effet, c’est à la maison que la générosité d’un homme apparaît de manière transparente, c’est là que son intériorité véritable se révèle au grand jour. Le ‘Hessed suprême, qui nous élève véritablement, n’est pas celui qu’on accomplit avec des étrangers, mais avec son conjoint et ses propres enfants. Quand Hachem a décidé de détruire Sodome, Il a déclaré : « TairaiJe à Avraham ce que Je vais faire ? Avraham sera pourtant une nation grande et puissante, et par son mérite seront bénis tous les peuples de la terre » (Béréchit 18, 17-18). En effet, Avraham se dévouait pour tous, il inculquait la Emouna à tous les hommes sans distinction, étant ainsi une source de bénédiction pour l’humanité entière. Pourtant, ce n’est pas cette qualité qui lui a valu l’amour d'Hachem, comme l’indique le verset suivant : « Si Je l’ai distingué, c’est pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maisonnée après lui d’observer la voie d'Hachem en pratiquant la bonté et la justice » (v. 19). L’enseignement qu’il communiquait à ses proches - à ses fils et à sa maisonnée - prévalait sur le message qu’il véhiculait dans le monde, car c’est là la marque du ‘Hessed authentique. 21
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Vivre en soi-même Nous voyons donc que le ‘Hessed véritable doit être empreint de Din – principe de la restriction – car c’est seulement ainsi qu’il s’exprime de manière vraie et profonde. À cet égard, il doit se manifester en premier lieu envers ses proches. Or, quelle est la personne la plus proche d’un homme, avec laquelle le ‘Hessed est de la plus haute qualité ? Nul autre que soi-même. Il est écrit au sujet du prophète Chmouel : « L’homme sortit de sa maison. » Dans son Alé Chour, Rav Wolbe cite le Midrach Chmouel qui rapporte l'explication suivante : « L’homme [Chmouel] s’est élevé dans sa maison, il s’est élevé dans sa cour [c’est-à-dire dans son quartier], il s’est élevé dans sa ville, il s’est enfin élevé dans tout le peuple d’Israël. Or toutes ces élévations, il ne les devait qu’à lui-même. » Chaque fois que Chmouel prenait davantage d’envergure au sein du peuple juif, ce n’était qu’après avoir grandi en son for intérieur. Il savait que pour avoir un impact véritable sur autrui, il devait d’abord opérer ce travail sur lui-même. En effet, ce n’est que proportionnellement à sa propre évolution qu’on pourra effectivement influencer son entourage et l’inciter à s’améliorer. En revanche, si l’on ne s’efforce pas de combler sa « pauvreté » spirituelle en enrichissant son monde intérieur, on ne sera pas capable de venir véritablement en aide à autrui. Vivant à « l’extérieur » de soi-même, on ne pourra pas toucher le monde intérieur de l’autre. Chacun de nous peut ressentir un appel de l’âme, qui aspire à s’attacher à Hachem. Or, si l’on n’est pas à l’écoute de sa propre âme, on est évidemment incapable de se soucier de celle des autres. Celui qui incarne plus particulièrement cette dimension de la réunion du monde intérieur est notre ancêtre Ya'akov, le troisième Patriarche. Il était le symbole de la Torah, qui réunit en lui le don d’Avraham et la domination de soi-même de Its'hak, par la qualité de Emet, la Vérité.
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béréchit : le livre de la droiture
« Tu feras ce qui est droit » La Talmud (Avoda Zara 25) cite un verset dans Yéhochoua (10, 13) dans lequel il est question du « Livre de la droiture ». La Guémara interprète cette expression de trois manières. Selon la première explication, il s’agit du livre de Béréchit, ainsi désigné car les trois Patriarches sont appelés des « hommes droits » (voir notre développement à ce sujet au chapitre : La générosité - la base du monde). Nos Sages donnent une deuxième explication, selon laquelle le Livre de la droiture est celui de Dévarim, car il y est écrit à plusieurs reprises : « Tu feras ce qui est droit » (notamment dans 6, 18). Le livre de Dévarim est un résumé global de l’ensemble des Mitsvot. Aussi, le fait qu’il y soit mentionné le principe de « droiture » nous apprend que la quintessence des Mitsvot n’est pas l’acte proprement dit, mais la manière de procéder : avec droiture et sincérité. Rav ‘Haïm de Volozhin écrit dans sa fameuse lettre ouverte : « La grandeur d’une personne est proportionnelle à sa droiture, et les maîtres des générations ne se sont distingués que par la droiture de leur compréhension. » La « droiture de la compréhension » ne désigne évidemment pas une faculté intellectuelle puisque, comme le soulignent de nombreux textes, la Torah ne s’acquiert pas seulement avec l’intellect, mais surtout avec le cœur. Par cette expression, le maître de Volozhin fait donc évidemment référence aux qualités morales et à la droiture du cœur. L’un de mes maîtres, Rav Eliézer Platchinsky, était originaire de Dvinsk, en Lettonie, où son père était Rav et où a également vécu Rav Yossef Ruzin, l’illustre « Rogotchover ». Il m’a raconté que le Rogotchover lui avait dit un jour qu’à l’époque, en Europe de l’Est, les Talmidé 'Hakhamim qui connaissaient le Talmud par cœur se comptaient par milliers. Pourtant, leur nom a complètement été oublié. Seul un d’entre eux, disait-il, est resté gravé dans les mémoires : Rav Yossef Dov Soloveitchik, auteur du Beth Halévy. Pourquoi lui plus que les autres ? Le Rogotchover a répondu : « Car il se distinguait 23
construction personnelle
par sa droiture ! » La droiture, telle que définie dans le Texte sacré et les paroles des Sages, se trouve ainsi être la quintessence des qualités maîtresses de l’être humain, celles que possédaient nos Patriarches.
Le chemin de l’arbre de la Vie Après qu’Adam et 'Hava eurent mangé du fruit de l’arbre de la Connaissance, Hachem a placé des chérubins à l’entrée du Gan Eden en disant : « De crainte qu’[Adam] étende sa main et prenne aussi du fruit de l’arbre de la Vie, car s’il en mangeait, il vivrait à jamais » (Béréchit 3, 22). Pourquoi était-il crucial qu’il ne puisse pas vivre éternellement ? Le premier passage du Tana Devé Eliahou commente ces versets : « Il posta les chérubins pour garder le chemin de l’arbre de la Vie » (v. 24) et les interprète ainsi : « “Pour garder le chemin [Dérekh] '' – il s’agit du Dérekh Erets [vertus morales] ; “… de l’arbre de la Vie'' – il s’agit de la Torah, comme il est écrit : “C’est un arbre de Vie pour ceux qui la soutiennent'' (Michlé 3, 18). » Le Tana Devé Eliahou en conclut : « Cela nous apprend que les règles de morales précèdent la Torah. » En clair, si Adam avait mangé de l’arbre de la Vie – qui symbolise la Torah – il n’aurait pas seulement vécu éternellement : il aurait acquis les connaissances les plus profondes de la Divinité. Or, c’est précisément là que le bât blesse, car rien n’est plus dangereux qu’un homme qui est plongé dans la faute et qui maîtrise les plus profonds secrets de l’existence. Un tel individu se retrouve ainsi la tête dans le Ciel et les pieds enlisés dans le Guéhinam, mêlant les plus hauts niveaux de la sainteté avec la plus vile impureté. C’est donc pour empêcher une telle situation de se produire qu'Hachem a barré la route de l’arbre de la Vie. Par conséquent, l’unique protection contre cette contradiction interne réside dans ce principe immuable : « Les règles de morales précèdent la Torah. » Pour pouvoir s’élever dans la Torah de façon authentique, il est impératif d’amender son caractère et d’opérer un profond travail moral. 24
béréchit : le livre de la droiture
Avant de transmettre son cours quotidien dans sa Yéchiva à Presbourg, le ‘Hatam Sofer avait coutume d’étudier un passage du ‘Hovot Halévavot, une œuvre maîtresse de Moussar. Il disait à ses élèves que chaque fois qu’il dérogeait à cette règle et manquait cette étude, il sentait sa crainte d'Hachem s’attiédir. Car il comprenait bien que pour transmettre la Torah, il devait avant tout l’intérioriser, et que le travail qu’il exigeait de ses élèves, il lui fallait tout d’abord l’opérer en son for intérieur. Il est écrit dans Kohélet (7, 29) : « D.ieu a créé l’homme droit – au singulier –, et ils – au pluriel – se sont cherché des desseins retors. » Nos Sages expliquent que cela fait allusion à Adam et 'Hava. Autrement dit, tant que l’homme et la femme étaient désignés par le singulier- c’està-dire qu’ils se vouaient l’un à l’autre comme une seule personne – ils vivaient selon le mode de la droiture. Mais dès lors qu’ils sont devenus « pluriels » et que chacun accorda plus d’importance à lui-même qu’à l’autre, ils se sont tracé des chemins retors, les éloignant de la Vérité. Il fallut attendre la venue des Patriarches pour retrouver la droiture initiale et pour qu’à travers eux, elle se transmette aux générations futures.
L’expression de la droiture à notre époque Selon la dernière explication de la Guémara, le Livre de la droiture fait allusion à celui des Juges, où il est écrit : « En ces temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël, chacun agissait selon ce qui était droit à ses yeux » (Choftim 17, 6). De prime abord, cette explication semble contradictoire, puisque dans ce contexte, la « droiture à ses yeux » est évoquée dans un sens péjoratif ! Nos Sages eux-mêmes déduisent de cette expression que le chaos régnait alors, car « les hommes jugeaient leurs juges » - semant le doute sur les fondements de la justice. Comment peut-on donc mettre ce livre sur un même pied d’égalité que ceux de Béréchit et de Dévarim ?
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