Arête du Diable [002]. Rêves

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[002] RÊVES

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M A G A Z I N E D E M O N TA G N E

ÉDITÉ PAR KISSTHEMOUNTAIN


SOMMAIRE

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LE DIAPHRAGME

YHABRIL MORO. ART ET LIBERTÉ.

INTERVIEW

XAVIER THÉVENARD. LE CONTRÔLE SUR LA LONGUE DISTANCE.

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LE SCÉNARIO

SKYRACE COMAPEDROSA. TOUCHER LE CIEL AVEC LA MAIN.

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PARALELO 70

LE MONT-BLANC. VU DU CIEL.

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INTERVIEW

TAMARA LUNGER. DE LA TREMPE ET DES CONNEXIONS.

INTERVIEW

CHRIS SHARMA. DE L’ART SUR LA ROCHE.

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ÉDITO

RÊVES

Lorsque nous dormons, le rêve déclenche des pensées qui échappent à notre contrôle. Le rêve éveillé est très différent. Les souhaits, du simple fait d’être imaginés, sont plus près de devenir une réalité. Rêver est nécessaire pour atteindre des objectifs qui, autrement, pourraient s’avérer utopiques. Rêvons. Le Mont-Blanc. Vu du ciel. Des toutes petites taches de couleurs montent au sommet. La lumière rasante du soleil projette leurs ombres, intensifiant ainsi la présence humaine sur cet immense flanc dont l’échelle ne peut être imaginée que grâce à elles. Cette vue du ciel éveille en nous un sentiment de courage et de désolation qu’ils ne parviennent pas à percevoir. Xavier Thévenard. Le Contrôle sur la longue distance. « J’adore le défi et l’aventure c’est ce qui donne un sens à ma vie. Tout le reste, les médias, la communication c’est quelque chose de superficiel, j’ai conscience que c’est important, car c’est grâce aux partenaires et à la médiatisation du trail que je peux vivre de ma passion. Mais peu importe le statut que l’on me porte (outsider, favori, coureur du dimanche) ».

Yhabril Moro. Photographe de montagne et freeride. « La photographie de monChris Sharma. De l’art sur la roche. tagne et freeride est un rêve. « J’ai toujours vu ces voies à grande difficulté comme des Un rêve qui demeure parfois sculptures qui existent depuis des centaines ou des milliers inaccompli. Il faut insister. d’années et c’est à nous, les grimpeurs, d’en déchiffrer le Être hardi, perfectionniste code, la séquence. C’est comme si une paroi quelconque se et patient. Et puis, faire un transformait en une œuvre d’art. Ce sont des sculptures qui pacte avec Mère Nature, lui prennent vie avec l’interaction humaine ». accorder le temps dont elle a besoin pour dessiner cette atmosphère qui est apparue dans ton rêve et, par la suite, honorer ta part du contrat : être au bon endroit au bon moment ». Tamara Lunger. De la trempe et des connexions. Sa relation particulière avec la montagne, les apprentissages tirés lors de la descente du Nanga Parbat la mort à l’affût, sa manière de comprendre la religion, sa déception de l’alpinisme actuel, sa trempe au moment de concevoir l’adieu définitif et beaucoup d’autres sujets sont apparus dans cet entretien avec Tamara Lunger. Skyrace Comapedrosa. Toucher le ciel avec la main. L’ascension depuis le Pla de l’Estany jusqu’au pic de Comapedrosa (2942 mètres), point culminant de l’Andorre, est très dure. Probablement la plus exigeante de toutes celles qui intègrent les différentes épreuves de la modalité Classic des Migu Run Skyrunner® World Series. Il suffit de dire qu’il faut monter pratiquement mil mètres en un peu moins de deux kilomètres.

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Le mois d’août dernier, Xavier Thévenard a empoché sa troisième victoire sur l’épreuve de longue distance la plus importante du monde, l’UTMB. Peu de personnes dominent comme lui, avec son énorme trempe, ce type de courses. Selon Xavier, courir un ultra trail est une question de logique. Sa manière d’affronter la course, avec un rythme de départ très inférieur à celui de ses principaux rivaux, et de percevoir l’activité dans la montagne seront certains des sujets abordés dans cette conversation avec une personne qui a bien gagné le privilège d’entrer dans l’Histoire de ce sport.

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rête du diable : L’autre jour, lorsque je m’entraînais avec un ami, nous avons parlé des rythmes élevés au départ de l’UTMB. La première ascension vers Le Delevret se situe à 13 kilomètres du départ. Tu étais à trois minutes de la tête de la course -une différence de 17 secondes par kilomètre. Cela ne semble pas beaucoup, mais si on transpose ces chiffres à un autre type de course, comme un marathon sur asphalte, c’est un abîme. Sur les dix premiers coureurs à ce point de la course [Xavier occupait alors la sixième position], il n’y a que toi qui s’est classé dans le top 10 à Chamonix. La plupart des autres traileurs ont abandonné avant d’atteindre Chamonix. Kilomètre 55, col de la Seigne, l’écart s’élève à presque 14 minutes. Honnêtement, je pense que tu sais mieux gérer la course que Walmsley, Jornet, Miller, Tollefson ou Court, entre autres. J’aimerais que tu nous parles sur ces rythmes aussi élevés qui s’imposent dans les premiers kilomètres et de la manière dont tu gères le mental, sachant que les favoris sont devant, avec un certain écart.

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Xavier Thévenard : Sur un Ultra, c’est important de ne pas se préoccuper de la notion de résultat, il faut arriver à se mettre dans sa bulle, il faut faire abstraction de la concurrence, de l’enjeu de l’évènement. Quand je prends le départ d’un ultra, je pense à bien faire les choses avec la manière. Si je suis bon dans mes allures, dans mon alimentation, normalement le résultat à l’arrivée devrait être bon. Je sais que je n’ai pas la meilleure vitesse, je ne suis pas un bon coureur sur le plat. Alors pourquoi j’essayerais de suivre des gens qui sont plus forts que moi ? En début de course si on commence à se préoccuper de l’adversité, si on est dans un rythme trop soutenu dès le début, dans des allures qui ne conviennent pas, alors c’est une évidence, je vais avoir un coup de moins bien à un moment donné. L’Ultra c’est tout simplement de la logique. Il faut bien avoir conscience que le marathon sur route c’est différent de l’ultra trail. On veut toujours comparer ces deux disciplines alors que ces deux épreuves ne demandent pas les mêmes capacités, les mêmes aptitudes. En ultra, il faut être mon-

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tagnard et non pas coureurs à pied. A : Peut-être que tu n’as pas eu ce sentiment, et je m’excuse si tu considères que ce que je vais dire est faux, mais j’ai l’impression que lors de la dernière édition de l’UTMB, tu n’as pas été traité avec le respect que tu mérites. Les jours précédant la course, très peu de gens te voyaient parmi les favoris. On n’entendait parler que de la grande bataille Walmsley-Jornet, et d’un éventuel invité appelé Zach Miller. Une personne avec ton parcours, et notamment à l’UTMB, aurait mérité, à mon avis, plus d’attention de la part des médias et du grand public. À cet égard, j’ai trois questions. D’abord, je voudrais savoir si cette situation a pu te mettre en colère. Puis, pourquoi penses-tu que cela s’est produit ? Es-tu moins médiatique que les autres coureurs ? Pourquoi ? Finalement, je voudrais savoir si cette situation te convient ou te permet de sentir moins de pression. X : Si je cours c’est par passion, par amour à la montagne, je suis très attaché à l’activité, c’est ce qui me fait lever le matin, je m’épanouis à travers l’effort de la course à pied.


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La compétition c’est une source de motivation, mais ce n’est pas ma principale source d’envie. Je ne cours pas pour la reconnaissance, je ne cours pas pour les victoires. Je cours parce que j’en ai besoin pour ma santé physique et mentale. Je m’investis du mieux possible pour atteindre mes objectifs, pour me prouver à moi-même que je peux le faire. J’adore le défi et l’aventure c’est ce qui donne un sens à ma vie. Tout le reste, les médias, la communication c’est quelque chose de superficiel, j’ai conscience que c’est important, car c’est grâce aux partenaires et à la médiatisation du trail que je peux vivre de ma passion. Mais peu importe le statut que l’on me porte (outsider, favori, coureur du dimanche). Mon but au départ de chaque course c’est de faire du mieux possible. Je cherche à être un bon coureur, je ne cherche pas être un coureur médiatique. D’ailleurs ça ne correspondrait pas à mon tempérament. Je suis plutôt quelqu’un de calme, discret, qui a besoin de tranquillité. Donc pour moi, ça m’est égal si oui ou non les médias s’intéressent à moi et quel statut ils m’accordent. Mon but est d’être bien dans mon corps, ma tête et mes baskets, je veux simplement être bien avec moimême, avec mes convictions, être toujours en phase avec mon équilibre de vie. A : Parlons d’émotions. Et pour ce faire, je tiens à évoquer deux points concrets de la course. Le premier se situe entre le Col Ferret et la Peule. Il s’agit du moment ou tu as doublé Zach Miller et tu t’es situé en première position. Qu’as-tu senti à ce moment-là ? Est-ce une sorte de libération ?

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J’ai essayé à plusieurs reprises de passer devant lui, car son allure ne me convenait pas. J’aurais été tout seul sur cette section, je pense que je serais allé plus vite, mais comme la route est encore longue pour rejoindre Chamonix, je me suis dit que j’allais rester avec lui, pour garder de l’énergie. Je l’ai seulement testé, au pied de la montée de Champex, pour voir ça réaction. Et à ce moment précis de la course, j’ai vu Zach aller chercher loin dans son effort, il ventilait beaucoup, sa foulée était saccadée. Alors derrière lui, j’étais en contrôle, j’en avais encore sous le pied, je me sentais bien. En plus à Champex, j’allais seulement commencer à prendre des gels, j’étais en confiance car je connaissais l’efficacité des gels et leurs effets coup de fouet en fin de course. Quand je suis sorti en tête du ravitaillement de Champex, je me sentais encore bien. Alors oui, j’ai pensé à la victoire. Mais à chaque fois qu’il me venait une pensée de

As-tu pensé : « voici Xavier Thévenard, l’homme que personne ne croyait favori » ? As-tu pensé que tu allais empocher la victoire ? Le deuxième endroit se trouve à Chamonix. Je voudrais que tu fermes les yeux et que tu me dises ce que tu as senti à l’arrivée, lorsque tu parcourais ses rues avec les acclamations et la ferveur du public. As-tu pleuré d’émotion ? « Alors pourquoi j’essayerais de suivre des gens qui sont plus X : Quand je reforts que moi ? En début de course si on commence à se prétrouve Zach Miloccuper de l’adversité, si on est dans un rythme trop soutenu ler à Arnuva, je ne me suis pas dès le début, dans des allures qui ne conviennent pas, alors dit que je pouc’est une évidence, je vais avoir un coup de moins bien à un vais remporter moment donné. L’Ultra c’est tout simplement de la logique ». la course. En fait qu’il y avait Zach avec moi ou qu’il ne soit pas avec moi, ça m’impor- l’arrivée victorieuse à Chamonix, je tait peu, mon but était de garder me suis ressaisi, en me disant reste mon rythme et de passer dans concentré sur ta course, sur ton alimes temps de passage. Je faisais mentation, sur l’hydratation, sur ta abstraction de sa présence dans vitesse, si je reste dans mon allure, je sais alors que je n’aurais pas de le grand col Ferret. Seulement après la Fouly, en des- défaillance, que la victoire serait cendant à Praz de Fort jusqu’à presque assurée. C’est dur de déChampex, j’ai bien senti qu’il ne crire les émotions à l’arrivée de voulait pas me laisser passer. Chamonix, ce sont des sentiments

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uniques, j’étais tellement heureux, que tout ce temps passé à l’entraînement paye. J’étais content pour ma famille, pour mon équipe, pour mon entraîneur, pour les copains. L’investissement durant toute une année était récompensé et c’est un soulagement, une satisfaction indescriptible qui m’a imprégné. Le moment est magique, comme dans un rêve. En plus avec la mésaventure de la Hardrock 100 en juillet dernier, j’avais un petit sentiment de consolation à mon égard, c’est aussi pour cela qu’à l’arrivée je me suis versé de l’eau sur la tête et que j’ai bu une gorgée dans ma flask. Seulement pour faire un petit clin d’œil à la Hardrock 100 en disant « vous voyez bien que ce n’est pas une gorgée d’eau qui fait la différence sur un Ultra ». Ayons seulement du bon sens. A : Jusqu’à quand comptes-tu participer aux meilleures courses de longue distance du monde ? Je t’ai entendu dire que la compétition est importante pour toi, mais que l’essentiel c’est le sport et la possibilité de vivre ce type d’aventure. X : Je ne sais pas quand jusqu’à quand je ferais des compétitions. Mais je sais que le sport et la montagne, c’est ma passion, j’adore m’entraîner pour préparer un objectif ou une aventure. Cela donne un sens à ma vie. Alors certainement un jour, je serais moins compétitif, je n’aurais plus de partenaires pour m’aider. Mais ce n’est pas grave, car je sais au fond de moi, que j’arriverais toujours à trouver le temps pour aller en montagne. Puis j’ai des projets extra sportifs qui me motivent, que j’aimerais réussir. Quand je fais cette analyse, cela me réconforte. A : À l’âge de 14 ou 15 ans, tu as senti une sorte d’obsession


haitais faire comme les grands, car ils m’inspiraient. C’est pour cela que je me lançais des défis comme réaliser les 4 faces du grand col du Colombier dans la journée, c’était simplement pour savoir si j’étais capable de le faire. Et quand tu as réussi ton parcours, tu regardes la montagne derrière toi et tu te dis « Et oui, je suis arrivé à aller là-bas, juste à la force des jambes, et de la tête ». Et encore aujourd’hui je trouve que c’est la meilleure des satisfactions. J’adore m’éclater en montagne en faisant des trips perso avec plusieurs activités outdoor à l’intérieur. J’ai l’impression de retourner en enfance. Je me pour le Col du Grand Colom- dis que je suis un crayon, j’essaye de bier, jusqu’à tel point que tu as dessiner sur une carte, le cheminevoulu faire les quatre faces le ment le plus beau le plus logique même jour. C’est une question d’un parcours qui m’inspire. Le Jura difficile à répondre, et tout dé- c’est ma terre natale, je me sens bien pend toujours du point de vue, sur ce massif, je ne trouve jamais de mais je voudrais savoir ce que lassitude à le parcourir en long, en la montagne et ses activités re- large et en travers, avec les saisons présentent pour toi, notamment qui changent, il n’est jamais pareil, celles du Jura. et à chaque fois qu’on se trouve sur la montagne du Jura, c’est différent, je le regarde « J’adore le défi et l’aventure c’est ce qui donne un toujours avec ausens à ma vie. Tout le reste, les médias, la communicatant d’émerveillement. tion c’est quelque chose de superficiel, j’ai conscience A : Xavier, tu as que c’est important, car c’est grâce aux partenaires et toujours pratiqué de nomà la médiatisation du trail que je peux vivre de ma pasbreux sports. Et sion. Mais peu importe le statut que l’on me porte. Je tout au long de cherche à être un bon coureur, je ne cherche pas être ton parcours, tu as rencontré de un coureur médiatique ». nombreux athX : Quand j’étais adolescent, j’étais lètes avec des profils très difféimpressionné par la charge d’en- rents. Nous sommes nombreux traînement que pouvaient endurcir à éprouver de l’admiration pour les athlètes de haut niveau en ski toi, mais j’aimerais savoir quelles de fond. J’étais intrigué par le milieu sont les personnes, du passé et de l’endurance, moi aussi je voulais du présent, que tu admires. savoir jusqu’où mon corps pouvait X : Quand j’étais au lycée en section aller. Quand j’avais 15 ans, j’étais cu- sport-études à Pontarlier, je faisais rieux de trouver mes limites, je sou- du biathlon et du ski de fond. Alors,

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je suivais forcement les athlètes de ma discipline. À cette époque j’étais en admiration devant Raphael Poirée ou Seven Fischer. Aujourd’hui, je suis contemplatif devant les résultats de Martin Fourcade, il m’impressionne dans sa régularité et j’essaye de m’en inspirer. Je suis aussi admiratif de Kilian Jornet, Reinhold Messner, Ueli Steck, ou encore Patrick Berhault pour leurs valeurs et l’engagement qu’ils mettent dans leurs activités. A : Pour conclure, te souviens-tu de ta première course de trail running ? Quels sont tes souvenirs ? À quel moment as-tu décidé d’essayer la distance ultra ? Quelle fut ta première course ultra ? La motivation depuis lors a-t-elle changé ? X : J’ai couru mon premier trail en 2009 sur la Transju’trail, c’était un 70km avec 3000m de D+. C’était dans le Jura. Ce jour ci, il pleuvait énormément, mon père me faisait les ravitos. On avait passé une bonne journée ensemble. Au final je termine 5ème juste derrière un certain Dawa Sherpa. J’ai trouvé ça vraiment dur. Le soir après la course je n’ai pas trouvé le sommeil, j’avais trop mal aux jambes. Le lendemain au Lycée j’avais du

mal à monter les escaliers pour aller en cours. Les copains s’interrogeaient sur mon état. Mais je ne leur disais pas ce que j’avais fait le dimanche. La plupart des collègues de classe n’auraient pas compris pourquoi j’avais fait ça, à cette époque, ils étaient bien trop préoccupés à la fête et aux filles. Logiquement quand on aime la course à pied, l’effort d’endurance et la nature, on tente de voir si on est capable de courir une distance plus longue. L’année suivante avec un copain nous nous inscrivions à la CCC (la petite sœur de l’UTMB, 100km et 5500 D+). C’était un projet qui m’a beaucoup enthousiasmé, je me suis bien préparé. À ma grande surprise, je remporte la course dans des conditions exécrables. Je me suis tellement fait plaisir sur ce 100 km, que je me suis dit que j’avais trouvé la discipline qui me convenait. Aujourd’hui avec du recul je m’aperçois que ce que je faisais à l’âge de 10 ans ou à l’âge de 30 ans c’est toujours pareil, je parcours des longues distances en courant dans la nature, c’est ce qu’il me plaît. Ma motivation est toujours intacte. A : Merci beaucoup, Xavier.

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LE MONT-BLANC VU DU CIEL

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Des dents pointues surgissent de la bouche caverneuse du dragon, prélude d’exploits personnels dont on se souviendra toujours ou qui se perdront dans le temps.

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Texte et photographies : Fede Arcos

Quand il eut l’occasion de la visiter, Le Corbusier voulut admirer l’Amérique du Sud d’en haut, à vue d’oiseau, et pour mener à bien ce projet, il choisit de voler avec Antoine de Saint-Exupéry. De cette vue aérienne surgit la Loi du méandre, qui donna lieu par la suite à un modèle de cité linéaire, qualifié par Manfredo Tafuri comme la vision urbaine la plus révolutionnaire du 20e siècle. Regarder la terre vue du ciel a toujours été un désir inhérent à l’être humain. Voler, voir d’en haut, rêver, parce que comme le disait Antoine de Saint-Exupéry « pour voir clairement, il suffit de changer la direction du regard ».

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L’enfant dessine la montagne. Le temps passe. Il change sa manière de regarder et après avoir fait il regarde les choses comme lorsqu’il était petit et redessine la montagne, tel qu’il le fit 50 ans aupa

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tout le tour, aravant.

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Le petit prince fit l’ascension d’une haute montagne. Les seules montagnes qu’il eût jamais conn tabouret. « D’une montagne haute comme celle-ci, se dit-il donc, j’apercevrai d’un coup to

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nues étaient les trois volcans qui lui arrivaient au genou. Et il se servait duvolcan éteint comme d’un oute la planète et tous les hommes... » Mais il n’aperçut rien que des aiguilles de roc bien aiguisées. Antoine de Saint-Exupéry

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Un jour clair laisse entrevoir un objet dégagé et aimable, mais le cœur de la montagne est indompt

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table, parfois obscur et terrible.

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Un point de vue différent, la dimension humaine

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superposée à un paysage sauvage, ou la relation visuelle avec l’alpiniste qui nous prend en photo, le contraste du blanc sur le fond obscur, quoi qu’il en soit, c’est le Mont-Blanc.

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Voler entre les montagnes pour s’élever par la suite et voir les sommets d’en haut produit une sensa Les vols en hélicoptère permettent de comprendre la topographie, la formation des montagnes et d

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PHOTO © PARALELO 70 ALWAYS EXPLORING

ation très différente de celle des vols conventionnels qui projettent une image à plat. des glaciers d’un point de vue plus proche et original.

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Des toutes petites taches de couleurs montent au sommet. La lumière rasante du sole ne peut être imaginée que grâce à elles. Cette vue du

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eil projette leurs ombres, intensifiant ainsi la présence humaine sur cet immense flanc dont l’échelle ciel éveille en nous un sentiment de courage et de désolation qu’ils ne parviennent pas à percevoir.

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Là où notre regard croise l’infini surgit ce paysage de couleurs délavées, diluées dans la distance ou

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u peut-être dans le temps.

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Parler avec Chris Sharma a été une expérience vraiment exceptionnelle. Nous avions le sentiment que Chris n’était pas un grimpeur tellement centré sur la méthode et la discipline, mais quelqu’un chez qui l’intuition et l’impro étaient des éléments fondamentaux dans sa façon de comprendre l’escalade. Au fur et à mesure que la conversation avance, ces traits font acte de présence. L’escalade pour lui, c’est de l’art ; les voies les plus dures, des sculptures qui finissent par exploser lorsque le grimpeur en déchiffre la séquence.

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rête du Diable : Ta fille va déjà à la crèche ? Chris Sharma : Oui, elle a commencé aujourd’hui. Ma femme est très enceinte, ma belle-mère a le bras cassé, puis tout le travail à la salle d’escalade… En ce moment, les journées sont bien chargées. A : « Je ne prends pas les choses si sérieusement et ne me frustre pas à cause de bêtises comme l’humidité d’une paroi. Ça m’est égal. Ce que je veux, c’est escalader et je vais le faire indépendamment des conditions qu’il y ait ». Ce sont tes propos par rapport à ton manque de temps du fait de ta paternité et de ton travail à la salle d’escalade [Sharma Climbing BCN]. C : Il y a deux ans, avec la naissance de ma fille, tout a changé dans ma vie. J’ai beaucoup moins de temps libre et cette circonstance m’a fait apprécier chaque seconde dont je dispose, surtout quand je réussis à aller sur le rocher. Je me souviens d’être allé à Oliana et d’y avoir rencontré des amis qui passaient un mois et demi en pensant rien qu’à escalader. Il y avait un peu d’humidité sur la paroi et ils étaient frus-

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trés et anxieux. Moi je n’avais que quatre heures pour y aller, escalader, puis retourner remplir mes fonctions de père et gérer la salle d’escalade. Sortir dans la nature de retour à mes projets me rendait heureux indépendamment de l’humidité qu’il y eût sur la roche. Voilà le contexte de cette phrase. Évidemment, quand tu es en train de tenter un projet, parfois tu as besoin des conditions parfaites, mais tout change dans la vie en étant père et en ayant une entreprise. Mes priorités ne sont plus les mêmes : l’escalade est une partie très importante de ma vie et je lui consacre beaucoup de temps, mais elle est clairement en arrière-plan par rapport à ma fille et à ma famille. Cela aide à changer la perception et à profiter des moments libres. Parfois, quand on consacre toute son énergie et que l’on ne donne la priorité qu’à une seule chose, on finit par la prendre trop au sérieux et n’en profiter même pas. J’ai vu beaucoup d’amis, comme ceux d’Oliana ce jour-là, qui en étant dans l’un des meilleurs spots du monde, étaient frustrés. Ce changement de pers-

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pective que j’ai maintenant me fait revaloriser tout… A : Est-tu devenu plus efficace ? C : Dans certains cas, je crois que oui parce que certaines pensées et anxiétés parfois compliquent les défis. Cet attachement même peut créer des difficultés pour y parvenir. Je ne sais pas si tu comprends ce que je veux dire. Ce sont des projets qui signifient tant que parfois cette conversation intérieure ne te laisse pas saisir le moment et laisser les choses couler. Sans d’autres aspects dans la vie, on n’apprécie peut-être pas ces moments. Moi, le fait d’avoir moins de temps libre me fait être plus efficace. Je profite de chaque seconde au maximum. Par ailleurs, c’est toujours difficile d’atteindre les objectifs parce qu’il y a des choses très importantes dont s’inquiéter. En Catalogne j’ai quatre projets et c’est compliqué de partager le temps entre tous. Parfois, j’ai le sentiment que je n’en ai pas assez. Je peux les atteindre ou pas, mais je sais que j’ai profité de mon temps au maximum parce que la qualité de mon escalade ces jours-là a été supérieure. Chaque jour, j’essaye de tirer le maximum.


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A : Je vais te lire d’autres de tes propos en rapport avec la possibilité de faire du 9c : « Je crois que, oui, il existe la possibilité de pousser plus les limites dans l’escalade sportive et qu’il y a encore de l’espace pour améliorer ce que nous avons fait. Que je puisse le faire ou pas, on verra bien. Après avoir empoché La Dura Dura [9b+], j’avais besoin de deux ans pour renouer avec l’escalade et m’amuser. Je voulais voyager, vivre le côté plus spontané et artistique, faire du psicobloc, revenir aux racines et aux raisons pour lesquelles j’ai commencé à escalader ». Ça donne l’impression que ta façon de comprendre l’escalade est différente de celle des autres grimpeurs comme Ondra ou Usobiaga. Excuse-moi si ce n’est pas ainsi, mais je vois Adam comme un grimpeur plutôt orienté vers le côté discipline, alors que Sharma est plus instinctif, plus artistique. Est-ce que je me trompe ? C : Je crois que c’est bien ainsi. J’ai toujours dit que l’escalade est une activité très athlétique, mais je ne l’appellerais pas un sport. C’est plus que ça. L’escalade, c’est une façon de vivre. Je dis toujours, en anglais, que c’est un life journey. Tout notre épanouissement personnel dans la vie est mêlé avec l’escalade et vice versa. Nous sommes différents à divers moments de la vie et cela se reflète dans notre façon d’escalader. Pour moi, l’escalade c’est beaucoup plus que le défi d’enchaîner une voie cotée 9b+ ou 9c. Après La Dura Dura, la réaction la plus normale aurait été de continuer à vouloir me dépasser. Mais pour moi, ça va bien au-delà d’atteindre un nouveau degré. C’est ce qui le transforme en quelque

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chose de plus qu’un sport. Gagner coude à coude avec des kinés et une compétition ou faire une voie des experts en posturologie pour dure, c’est un cran de plus de la maximiser le rendement tout vie. C’est comme respirer. Je crois en économisant ses forces. Je que l’escalade pour moi est une trouve que tu as une philosophie façon d’exprimer mon côté créatif très antagonique. en cherchant de nouvelles voies, C: Oui, Juanmi, beaucoup plus en équipant…, une façon d’être intuitive. Évidemment, j’ai beaucoup spontané, de m’amuser et d’entrer à apprendre d’Ondra, mais chacun en contact avec la nature en étant a sa façon et c’est ça qui est bien. avec les amis. L’escalade a beau- Finalement, nous sommes des coup à apporter au monde. Elle interprètes de l’escalade, chacun est différente des sports tradition- son style. En tant qu’humains, nels. Elle a un côté mystique, re- nous aimons nous comparer les belle, aventurier, bohème et, cette uns aux autres et essayer de voir fonction-là est évidemment très qui est le meilleur, mais finalement intéressante. J’ai toujours vu ces chaque expérience est un monde voies à grande difficulté comme différent. Chacun a sa façon d’être. des sculptures qui existent de- Il n’y en a pas une correcte et puis des centaines ou des mil- une autre incorrecte. Mais oui, je liers d’années et c’est à nous, les crois qu’Adam et moi sommes grimpeurs, d’en déchiffrer le code, très différents. Nous venons de la séquence. C’est comme si une mondes très différents. Moi, je paroi quelconque se transformait suis de Santa Cruz en Californie, en une œuvre d’art. Ce sont des mes parents étaient très impliqués sculptures qui prennent vie avec dans le monde du yoga, du surf, l’interaction humaine. Ça n’a rien à un peu ambiance hippie. Adam, de voir avec le fait de vouloir gagner la République Tchèque. On dirait plus de force pour faire des « J’ai toujours vu ces voies à grande difficulté comme des voies plus dures. En fait, sculptures qui existent depuis des centaines ou des milc’est là que liers d’années et c’est à nous, les grimpeurs, d’en déchifje puise une grande partie frer le code, la séquence. C’est comme si une paroi quelde ma motivaconque se transformait en une œuvre d’art. Ce sont des tion : je trouve sculptures qui prennent vie avec l’interaction humaine ». l’inspiration quand je vois ces lignes si jolies. Les séquences, les prises qu’il avait une stratégie préétablie qui surgissent. Je consacre ma vie depuis dix ans… Dans mon cas, j’ai à trouver ces lignes-là. toujours laissé les choses couler A: J’aime beaucoup ce que tu naturellement. Dans chaque me racontes, Chris. Il y a peu style, il y a des pour et des contre. nous avons fait une interview Comme je te disais avant : c’est un avec Ondra. Il nous racontait parcours de vie avec des phases que, pour arriver à enchaîner une dans lesquelles nous entrons et voie comme Silence, il avait dû nous sortons. Cela joue sur notre faire un pas en avant et travailler façon d’interagir avec le monde

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CHRIS SHARMA FIRST ASCENT PONT-d` ARC

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© RICARDO GIANCOLA | SHARMA CHANNEL

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et bien sûr d’escalader. Quand j’ai commencé à l’âge de douze ans, j’étais plongé dans le monde de la compétition et je voulais être très bon. Maintenant je suis toujours ambitieux. J’ai eu des lésions qui m’ont beaucoup fait réfléchir. Je crois que je suis très connecté avec l’escalade des années 70 et 80 en Californie. Des gens comme Ron Kauk et cette génération. Ce que j’ai toujours aimé dans l’escalade c’est que c’est comme un sport pour des gens qui ne cadrent pas vraiment avec la société, dans l’idée d’être soi-même. Tout très tourné vers le dépassement des limites de la difficulté. C’est pour cela que j’aime tant le psicobloc. Il est très lié à ce qu’est l’essence de l’escalade. Cela conjugue le fait de repousser ses limites avec un élément très abstrait et artistique. Puis, il y a l’aventure et la mer. J’aime le psicobloc et je procure en faire chaque année parce que c’est comme revenir à mes racines, aux raisons qui m’ont amené à grimper. A : Regrettes-tu ta vie en Californie comme grimpeur ? C : Je me sens très bien à Barcelone. Il y a des moments, non seulement pour l’escalade, où la vie en Californie me manque. En fait, j’y vais tous les ans. J’essaye d’imaginer ma vie là-bas. Mais, actuellement, vu comment ma vie est compliquée entre la famille, le travail et l’escalade, à Barcelone j’ai obtenu un équilibre très difficile à trouver. C’est quelque chose que j’apprécie beaucoup. Ici, j’escalade deux ou trois jours par semaine sur les meilleures parois du monde et je peux le concilier avec ma vie de famille et la gestion de mon entreprise, qui exige un grand effort. En Californie, ma vie serait très différente. Il faudrait que je passe beaucoup plus de temps en dehors de la maison pour pouvoir être


sur le rocher. Et cela briserait tout l’équilibre. Chaque fois que j’y vais, je prends conscience de la chance que j’ai de vivre ici. Les piliers de mon bonheur : une bonne vie de famille, une stabilité économique en faisant quelque chose qui me plaît et poursuivre mes défis personnels, se trouvent en Catalogne. A : Je sais que tu essayes de faire un pas en avant dans ta carrière en ce qui concerne la difficulté. J’aimerais que tu me parles de ces projets. Et ta motivation, estelle la même de celle d’il y a trois, quatre ou cinq ans ? C : Ma réponse est comme une suite de celle que je t’ai donnée quand tu me posais la question sur La Dura Dura. Il y a des moments avec des pointes de motivation où je relève des défis à force d’acharnement, et d’autres où je préfère laisser couler. La vie est comme ça, avec des hausses et des baisses de motivation. Maintenant je suis dans un moment fort pour commencer la saison.

importe. Une autre voie importante est cette longue voie que j’ai à Mont-Rebei, à la frontière entre l’Aragon et la Catalogne. Ça m’est égal qu’il s’agisse d’une cotation 9c, même si ça serait pas mal non plus. Ceci est en relation avec mes réflexions après La Dura Dura. À ces moments-là de ma vie, je crois que j’aurai pu faire des choses bien plus difficiles. Mon niveau était plus haut que celui de cette voielà. Je crois que la clef dans la vie et dans l’escalade, c’est d’évoluer petit à petit en incorporant les expériences antérieures afin de croire au prochain rêve. Commencer en boulder et appliquer ces connaissances dans les voies sportives, ou ce que j’ai fait après en psicobloc… Faire un tour et continuer à me réinventer constamment pour que la motivation reste intacte. Il ne s’agit pas, dans mon cas, de répéter à nouveau ce que nous avons l’habitude de faire. Faire du 9c, ça serait super mais ça revient au même. Par ailleurs, j’adore « Il y a des moments avec des pointes de motivarepousser mes limites et tenter tion où je relève des défis à force d’acharnement, des voies dures, et d’autres où je préfère laisser couler. La vie est comme Perfecto Mundo ou une comme ça, avec des hausses et des baisses de autre voie située motivation. Maintenant je suis dans un moment fort à Santa Lynia. pour commencer la saison. L’objectif de faire du 9c Peut-être que celle-ci pourrait n’est pas important pour moi. C’est clair ». être cotée 9c. Mais bien loin de là, y mettre L’objectif de faire du 9c n’est pas mes essais est comme un jeu important pour moi. C’est clair. avec moi-même. Chercher le 9c J’ai certains projets que je tente impliquerait de répéter à nouveau depuis des années en Catalogne le même processus. Cette voie de et que j’aimerais faire aboutir. L’un Mont-Rebei réunit tout ce que s’appelle Le Blond ; l’autre Perfecto j’ai fait dans l’escalade sportive et Mundo. Je veux les enchaîner. Si en boulder pour l’appliquer à une ce sont des 9b+ ou des 9c, peu grande paroi. Voilà une évolution

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dans mon escalade beaucoup plus intéressante et novatrice. A : Faire un pas de plus… Objectivement, crois-tu que Perfecto Mundo ou Le Blond… C : Le Blond pourrait être du 9c. A : sont des voies plus compliquées que La Dura Dura ? C : Peut-être. Je ne suis pas encore sûr. Perfecto Mundo, je crois que ça pourrait être du 9b+. A : Et ta motivation reste la même ? C : Oui, définitivement. Je veux m’y mettre à fond pour essayer de le faire. Il n’y a pas de meilleure sensation que de grimper à son meilleur niveau. Au niveau personnel, percevoir que le corps répond au maximum lors de l’escalade est une sensation incroyable. Je veux réussir et enchaîner ces voies. Ce sont des projets d’il y a de nombreuses années. Mais il y a d’autres moments et d’autres projets dans la vie dans lesquels ça a été très intéressant d’appliquer tout ce que j’ai appris, d’imaginer quelque chose qui peut être possible et de lutter pour y arriver. C’est comme Sharma Climbing ou avoir une famille… Ça ressemble beaucoup à mettre ses essais sur une voie. Ce sont des 9b+ ou 9c. Ce sont des moments qui nous obligent à repousser nos limites et c’est là qu’on grandit réellement. Sur ce plan, faire du 9c est intéressant, mais c’est la même chose que quand tu passes du 9a au 9a+ et de là au 9b. Je crois qu’on grandit réellement quand on imagine quelque chose qui nous obliger à aller bien plus loin. A : C’est cela qu’il y a derrière Sharma Climbing ? Toute ta philosophie de vie y est… C : Sharma Climbing a été une expression de ma vision de l’escalade. Ne jamais cesser de rêver et faire des choses différentes. La vie est comme une balance où il faut mettre le plaisir et la lutte. Pour profiter de la vie, il faut

lutter. Ça fait partie de la satisfaction. Il faut travailler pour réussir les défis et en profiter. Le rocher, la vie… Il faut faire sortir tout notre potentiel humain. Il faut toujours rêver de choses. A : Chris, quel est ton premier souvenir de l’escalade? C : Ma mère m’emmena dans une salle d’escalade en Californie au début de l’année 1993. Ce fut l’amour au premier coup d’œil. Peu de mois plus tard, ils en ouvrirent une à Santa Cruz et là j’ai commencé à escalader vraiment. J’ai rencontré mes meilleurs amis qui le sont encore aujourd’hui. C’est ainsi qu’a commencé cette aventure dans laquelle je continue. Sur la même onde depuis lors. C’est curieux. Je me souviens que dans la pratique de sports typiques comme le football, le baseball, le surf, j’étais très maladroit. Quand j’ai commencé l’escalade, ça a été différent. J’ai tout compris d’un coup. Cette connexion a été très spéciale. A : J’ai beaucoup aimé comprendre une partie de ta philosophie de voyage dans la vie. Peut-être que tu m’as déjà répondu, mais je veux quand même poser la question. De quoi te senstu le plus fier? Comment aimerais-tu qu’on se souvienne de toi? C : Plus que d’une voie concrète, je me sens fier d’avoir mis la main à la pâte dans l’escalade avec des premières ascensions et des voies difficiles. Aussi de le faire d’une façon différente, toujours avec le sourire. Je me souviens que quand j’ai commencé à escalader, c’était à la mode, quand quelqu’un tombait, de crier et de faire un show en piquant une crise. En 1993 ou 1994, quand j’ai rencontré Tommy Caldwell et ces gens-là, nous faisions les voies les plus difficiles mais en nous amusant bien. Moi, je criais sur la paroi, mais quand ça pouvait aider à continuer à monter, pas quand j’étais déjà tombé. Les voies que j’ai faites ont une esthétique différente. Actuellement, nous sommes dans un

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moment très intéressant dans notre photographie, on peut compléter sport avec les Jeux Olympiques ça et le partager avec les autres. et son caractère beaucoup plus Il y a les deux côtés, celui qui est mainstream. J’aimerais être l’une personnel comme expérience, mais des personnes qui contribuent à aussi celui de la communauté qui maintenir ce sport connecté à ses exige de le partager. Ce dernier est racines. L’esprit de Campo IV et aussi fondamental. C’est comme un de gens qui m’impressionnèrent musicien qui fait un chef-d’œuvre… en leur temps. Il faut maintenir les C’est nécessaire qu’il l’enregistre et valeurs qui rendent ce sport unique. qu’il le transmette au monde. Ne Ce qui est spécial en nous, c’est que pas le faire serait une expérience nous ne sommes pas comme les incroyable pour lui et ceux qui autres. Voilà l’une des raisons pour l’entourent, mais enregistrer ce lesquelles je suis tombé amoureux disque fait que tout culmine. C’est de l’escalade. On ne se compare la dernière partie du processus pas aux autres, on cherche plutôt pour bien marquer l’Histoire de son son propre chemin dans la nature. empreinte. Partager ces expériences à travers A : Dis-moi une vidéo que tu aimes de vidéos, de photos et de revues a spécialement pour la mettre… aussi été très important pour pouvoir C : Sur notre canal Youtube, Sharma inspirer plus de gens. J’espère y Channel, tu en as du Pont d’Arc. Ces avoir contribué de façon positive. vidéos-là sont très spéciales. A : J’ai adoré parler avec toi. Je crois que tu m’as donné une visión plus romantique et artistique de l’escalade. J’ai spécialement apprécié la comparaison que tu m’as faite selon laquelle une ligne est comme une sculpture dans le rocher qui ne surgit qu’avec l’interaction du « Il y a les deux côtés, celui qui est personnel comme exgrimpeur… périence, mais aussi celui de la communauté qui exige de C : Pour compléter le partager. Ce dernier est aussi fondamental. C’est comme ce que je te disais, j’ajouterais que un musicien qui fait un chef-d’œuvre… C’est nécessaire qu’il c’est comme l’enregistre et qu’il le transmette au monde. Enregistrer ce une sculpture disque fait que tout culmine. C’est la dernière partie du interactive et que l’escalade processus pour bien marquer l’Histoire de son empreinte ». doit être comme du performance art, comme la chorégraphie d’une danse… C’est curieux. Parmi les meilleurs moments que j’ai eus en escaladant, il y a ceux où j’ai été seul avec un ami sans témoins. Ce sont des moments très spéciaux, mais à travers des outils comme la vidéo ou la

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PHOTO © RICARDO GIANCOLA

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BYREVISTA KISSTHEMOUNTAIN DE MONTAÑA 64 KISSTHEMOUNTAIN ARÊTE DU DIABLE

FOTOGRAFÍA: © YHABRIL MORO


PHOTOGRAPHE DE MONTAGNE ET FREERIDE

YHABRIL MORO

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ART ET LIBERTÉ


LE DIAPHRAGME

Texte et photographies : Yhabril Moro.

« Je continuerai à rêver les yeux fermés, mais aussi les yeux ouverts ».

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PLAY VIDEO

La photographie de montagne et freeride est un rêve. Un rêve qui demeure parfois inaccompli. Il faut insister. Être hardi, perfectionniste et patient. Et puis, faire un pacte avec Mère Nature, lui accorder le temps dont elle a besoin pour dessiner cette atmosphère qui est apparue dans ton rêve et, par la suite, honorer ta part du contrat : être au bon endroit au bon moment. Ce n’est qu’alors que la magie de l’image rêvée ne survient. Ce pacte est, certes, un peu injuste. Elle gagne toujours, tu gagnes seulement parfois. Elle est capricieuse. Elle te fera essayer une fois après l’autre, à volonté, mais lorsqu’elle décidera que c’est le bon moment, si tu n’es plus là, tu auras raté l’occasion. Peut-être pour toujours. Pas tous les scénarios sont bons. Ni toutes les lumières. Ni tous les moments. Même pas tous les athlètes. C’est un travail en équipe. Je fréquente ceux qui sont comme moi. Nous savons bien ce que nous cherchons et on ne cessera pas jusqu’à y parvenir. Il faut être en

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PHOTO © YHABRIL MORO | RIDER: ÁLEX MIGUEL BY KISSTHEMOUNTAIN

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FOTOGRAFÍA: © SWEET SHOT PHOTOS


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PHOTO © YHABRIL MORO | RIDER: IKER FERNÁNDEZ

LE DIAPHRAGME

FOTOGRAFÍA: LUIS ORDÓÑEZ

parfaite symbiose avec le rider. Lorsque ce feeling existe, il semblerait que les choses difficiles deviennent plus faciles. On se sent plus à l’aise dans des situations de danger. Tu lui fais confiance et il te fait confiance. Les bons riders sont des bons photographes. Souvent sans en être conscients. Mon expérience dans le freeride et la montagne m’a beaucoup aidé pour faire ce type de photographie. Parfois, c’est moi qui choisi les spots, puis on s’y rend ensemble pour les voir et rêver des conditions parfaites. D’autres fois, on le fait ensemble. Et puis d’autres, ce sont eux qui les choisissent et me les montrent. Nous prenons note de tout et le jour venu, nous revenons à cet endroit avec l’idée en tête. Il se peut aussi que, après avoir passé beaucoup d’heures et d’aventures ensemble, les idées surgissent sur place. Tout comme la nature est capricieuse quand elle nous laisse traduire un rêve en images, parfois elle est aussi généreuse et nous l’offre quand on ne s’y attend pas. C’est alors qu’il faut faire une planification express. Profiter des moments et être rapides pour concevoir tant la partie de l’action que la technique de la photo. Quelle sera la ligne ? Quel cadrage ? Où doisje me situer ? Bien étudier les lumières, les ombres, les zones avec la meilleure neige. Où faut-il faire le virage pour cette photo ? Comment faire un beau saut sur ce rocher ? Où dois-je me situer pour que l’image reflète bien sa taille ? Quels sont les dangers et comment les éviter ? Quand tout cela est décidé, il faut marcher, dans la neige, la glace, les rochers,

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PHOTO © YHABRIL MORO | RIDER: GONZALO VÁZQUEZ


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Le freeride est de l’art dans la nature. Signer en toute liberté sa propre ligne, unique et inimitable. Voilà ce que doit transmettre une photo de freeride. À mon avis, à tous les autres principes fondamentaux de la photographie, il faut ajouter les caractéristiques spécifiques de cette pratique : il ne doit pas y avoir d’autres traces, on ne doit pas voir des remontées mécaniques, des personnes ou toute autre empreinte humaine, on doit capter le meilleur geste technique du rider au moment précis de l’action. Mais en plus, et là je suis particulièrement exigeant, je veux que la montagne ait aussi un rôle de premier plan. Je préfère une photographie où l’entourage ait beaucoup de poids à une autre où on ne voit que le rider de près sur un fond blanc. J’aime la montagne, le freeride et la photographie. Je me réjouis de pouvoir faire ce que j’aime le plus. Je continuerai à rêver les yeux fermés, mais aussi les yeux ouverts. Un grand merci aux marques qui m’aident à rêver : Mendiboard, Majesty Skis, Crazy Shop, Racha Freeski, UllerCo et Vimana.

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PHOTO © YHABRIL MORO | RIDER: ZIGOR PALACIOS

normalement dans des directions opposées. Parfois un peu, d’autres beaucoup. À partir du moment où on se sépare, nous passons à communiquer via talkie-walkie et échangeons des impressions constamment.


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FOTOGRAFÍA: LUIS ORDÓÑEZ


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PHOTO © YHABRIL MORO | RIDER: IKER FERNÁNDEZ BY KISSTHEMOUNTAIN

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FOTOGRAFÍA: © SWEET SHOT PHOTOS


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PHOTO © YHABRIL MORO | RIDER: MATEO ARRANZ


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PHOTO © YHABRIL MORO | RIDER: DARÍO GIL « BOLO » BY KISSTHEMOUNTAIN

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FOTOGRAFÍA: © SWEET SHOT PHOTOS


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TOUCHER LE CIEL AVEC LA MAIN

SKYRACE COMAPEDROSA


PHOTO © ESCOBEDO HEART BY KISSTHEMOUNTAIN

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Texte : Arête du Diable Photographie : Escobedo Heart

PHOTO © ESCOBEDO HEART

L’ascension depuis le Pla de l’Estany jusqu’au pic de Comapedrosa (2942 mètres), point culminant de l’Andorre, est très dure. Probablement la plus exigeante de toutes celles qui intègrent les différentes épreuves de la modalité Classic des Migu Run Skyrunner® World Series. Il suffit de dire qu’il faut monter pratiquement mil mètres en un peu moins de deux kilomètres. Plus on avance, plus on a l’impression d’être tombé dans un piège avec peu d’échappatoires ; jusqu’à découvrir qu’il n’y en a qu’une seule et qu’elle se trouve juste en haut. La pente est tellement raide que revenir sur ses pas n’est pas une option. On le sait bien : dans la montagne, il est souvent plus facile de monter que de descendre.

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TERRENOS DE JUEGO

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PHOTO © ESCOBEDO HEART BY KISSTHEMOUNTAIN

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Une foule s’est amassée autour du refuge situé au pied de cette montée spectaculaire pour contempler les premiers mètres de l’ascension de ses idoles. La force de Kilian Jornet, l’aisance de Petter Engdahl, le sourire de Pascal Egli, la concentration de Marc Pinsach, la fermeté de Finlay Wild, la lutte des frères Casal ; la supériorité de Lina El Kott, l’effort de Laura Orgué, la rigueur de Sanna El Kott, les doutes de Sheila Avilés, la persévérance de Holly Page, le dévouement de Ragna Debats… Et une longue liste de sentiments s’affiche sur les visages des centaines de coureurs. Encouragés par le public, ils s’apprêtent à monter directement au ciel, semblent-ils se dire pour être capables de puiser dans leurs réserves, déjà limitées.

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Lina El Kott attend inquiète sur la ligne d’arrivée. Elle vient de remporter une nouvelle épreuve de la coupe du monde et est exultante de joie. Rien qu’elle ne peut décrire ce sentiment, le reste on arrive à peine à le deviner. Soudain, les nerfs prennent le dessus. Les haut-parleurs annoncent que sa jumelle, Sanna, descend déjà les rues d’Arinsal, à peine cinq mètres derrière Sheila Avilés. Le grand écran installé à la zone d’arrivée capte le moment. À près de soixante mètres de la fin, Sheila rattrape Sanna et les deux courent presque en parallèle. Sanna serre les dents et, sans regarder à ses côtés, change le rythme. À seulement dix mètres de la ligne d’arrivée, c’est finalement elle qui pointera en troisième position. Sheila a tout essayé, mais ne réussit pas. Complètement crevées, elles s’écroulent au sol après avoir franchi la ligne qui marque la fin de l’épreuve. Elles tombent comme au ralenti. Sanna reçoit l’étreinte chaleureuse de sa sœur. Elle ne reste pas plus de dix secondes par terre. Elle se remet vite débout pour embrasser Sheila. Avant tout, ce qui compte, c’est les valeurs.

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PHOTO © ESCOBEDO HEART

Petter Engdahl franchit la ligne d’arrivée désorienté et tombe par terre. Il a réussi à boucler la course en troisième position, derrière Kilian Jornet et Pascal Egli. Pendant une grande partie de l’épreuve, il était premier, accompagné du coureur catalan. Mais il a souffert un accident et s’est heurté la tête. À la ligne d’arrivée, Pascal Egli raconte qu’il a réussi à rattraper Kilian et Petter. Kilian s’est arrêté pour aider le coureur suédois. À l’arrivée, ce sont justement les deux premiers qui vont le secourir. Kilian, accroupi, tient la main de Petter sous le regard inquiet de Pascal. Les photographes et les techniciens vidéo tentent de saisir ce moment. Le public applaudit le geste. Peter prend du temps pour se récupérer. Et Kilian, le vainqueur, crie : de l’eau ! Avant tout, les valeurs. Difficiles à apprécier dans d’autres sports qui ne se déroulent pas en montagne.

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TAMARA LUNGER DE LA TREMPE ET DES CONNEXIONS 102 ARÊTE DU DIABLE

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PHOTO © ARCHIVE TAMARA LUNGER | ALEX D’EMILIA | KANCHENJUNGA 2017


Sa relation particulière avec la montagne, les apprentissages tirés lors de la descente du Nanga Parbat la mort à l’affût, sa manière de comprendre la religion, sa déception de l’alpinisme actuel, sa trempe au moment de concevoir l’adieu définitif et beaucoup d’autres sujets sont apparus dans cet entretien avec Tamara Lunger. Tenir cette conversation avec l’un des noms les plus importants de l’alpinisme actuel a été une expérience formidable.

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rete du diable : Bonjour Tamara. Comment vas-tu ? J’ai entendu que tu étais blessée en ce moment. Tamara Lunger : Cela fait presque deux mois que j’ai des problèmes de dos. [Cette conversation a eu lieu le 3 septembre 2018]. Je n’ai pas pu entraîner depuis lors, mais ça a l’air d’aller mieux dorénavant. Maintenant, j’ai besoin de faire un test pour voir que rien ne va vraiment mal. A : Tu dois être patiente. T : Je dois apprendre à l’être car quand j’ai eu cette même lésion ou d’autres par le passé, aussi aux genoux, j’ai même été presque déprimée. Maintenant, heureusement, je suis en train d’apprendre à gérer cette situation de façon différente. A : J’aimerais commencer cette conversation en 2014, l’année où tu as réussi à faire le sommet K2. Tu as eu la chance de pouvoir y rester pendant environ une heure. Je crois que tu attendais ton compagnon. Je voudrais que tu fermes les yeux et que tu nous parles de ce moment-là selon un double point de vue : d’abord, comment percevais-tu l’environnement et quelles étaient tes sensations sur

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la nature ; puis, et peut-être plus important, quels étaient tes sentiments après avoir atteint un sommet pour lequel j’imagine que tu t’étais préparée pendant toute ta carrière. T : L’environnement au sommet était spectaculaire. Quand j’y suis montée, nous étions peu de personnes là-haut. Je me rappelle de crier : Mon Dieu ! Je me suis sentie très en contact avec lui. Quand je voyais ces montagnes-là depuis Concordia [4.700 mètres], je sentais comme des papillons dans le ventre. Je pressentais que ce serait une grande expédition et que j’arriverais au sommet, sans savoir comment, même si les problèmes que j’avais eus au début persistaient. Quand j’étais au camp de base, je me souviens de compter les nuits qu’il restait à dormir pour grimper. Chaque pas fut un grand plaisir dont je me souviendrai toujours. Au début de l’ascension, j’étais un peu préoccupée parce que nous avons commencé les derniers et il y avait une grande queue de trente personnes environ. Nous avions eu un petit incident qui nous avait retardés. Il n’y avait pas la possibi-

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lité d’avancer parce qu’ils ne nous laissaient pas passer. Ce fut un peu désagréable. On aurait dit qu’ils pensaient que s’ils nous le permettaient, nous leur volerions quelque chose. J’eus la sensation que si je ne pouvais pas grimper au sommet, ça aurait quand même valu la peine de vivre ce merveilleux moment-là. Tout de même, j’ai essayé de les dépasser, mais c’était très compliqué car c’était très incliné et je m’enfonçais dans la neige jusqu’aux hanches. J’ai craint que s’ils ne voulaient pas me laisser passer ça soit impossible. Alors ils se sont arrêtés pour manger et boire et j’ai pu avancer. Les 300 derniers mètres j’ai pu monter à mon propre rythme. Mon compagnon m’a demandé de m’asseoir pour me reposer mais je lui ai dit que j’avais besoin de continuer pour me sentir libre. Chaque pas que j’ai fait vers le sommet m’a fait sentir comme si je faisais partie de cette beauté. Sur le sommet, j’ai regardé autour de moi et j’ai vérifié que tout était en harmonie avec moi. Je ne sais pas comment le décrire. De la beauté, tout simplement. En même temps, je pensais que j’étais très chanceuse parce


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qu’il y avait beaucoup de gens qui l’avaient tenté cinq et six fois et moi je l’avais réussi du premier coup. J’étais vraiment heureuse. A : As-tu pleuré au sommet ? T : Oui. A : J’imagine que c’est une explosion de sentiments, non seulement du fait de la nature mais aussi en raison de tous les efforts déployés dans ta vie pour atteindre ce moment-là. T : Je me suis sentie très chanceuse parce que j’avais eu beaucoup de problèmes dans cette expédition-là. Des allergies au soleil, des tendinites à mes pieds… Il y a eu des moments où j’ai pensé que je ne pourrais pas monter. Je ne savais même pas la gravité du problème. Toute l’expédition a été très émotionnelle. J’ai beaucoup pleuré au camp de base à cause d’un ancien fiancé. Ce fut une grande crise mais à la fois un énorme épanouissement. Quand j’étais au sommet je me suis sentie plus en harmonie y compris avec moi-même. A : La connexion avec la nature est très importante pour toi, n’est-ce pas ? Je t’ai entendu dire que le pire d’être en montagne c’est de devoir travailler et de ne pas avoir de temps pour soi-même. Aussi qu’à l’avenir tu aimerais faire des expéditions d’une façon quelque peu différente. « Je veux me sentir moi-même très intensément. Je veux apprendre de moi, penser à moi, me trouver ». On dirait que tu voudrais profiter des montagnes toute seule. Je ne sais pas si je me trompe. Peux-tu m’en parler ? T : Je n’ai jamais été autant en connexion avec moi-même qu’en haute montagne. Tu sais bien qu’avant je faisais du ski de montagne. J’étais toujours attentive aux

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temps, aux mètres et à la compé- ner de l’espace pendant une ou tition. Tu vois ce que je veux dire, deux heures. J’aime beaucoup cela. n’est-ce pas ? Bien que ce fût une C’est vraiment de la connexion et période très heureuse de ma vie, de la compréhension mutuelle. maintenant tout est différent. Lors Souvent je m’assois pendant des des derniers jours où je me consa- heures simplement pour voir les crais à la compétition, je sentais que montagnes et j’essaye d’entrer en j’étais en train de perdre quelque connexion avec cette énergie. Lors chose et que ce n’était pas suffisant de chaque expédition je réussis à pour moi. J’étais dans la neige mais ce que cette connexion soit plus mes yeux ne voyaient pas vraiment grande. Quand j’étais au camp III du les montagnes. Je ne pouvais pas Nanga Parbat en voyant ces monprofiter de leur âme. La première tagnes et le soleil, je me suis senfois que j’ai été au Népal, je me tie vraiment heureuse sachant que suis sentie beaucoup plus heu- très peu de personnes de la plareuse. J’avais l’intuition que c’était nète avaient eu cette possibilité-là. le moment que je n’avais cessé de Ce fut très spécial. À ce moment-là, chercher depuis très longtemps. je pouvais mourir parce que rien ne J’ai senti que j’étais chez moi et que pourrait être mieux. Les montagnes j’en avais besoin. Après cette expé- me complétaient totalement. Je rience-là, même en ayant souffert n’ai pas besoin de beaucoup pour beaucoup de mal de tête la pre- vivre, rien que mon sac-à-dos. Être mière fois que j’ai franchi les 6.000 soi-même et l’énergie de la monmètres, je me suis dit que c’était tagne. En septembre dernier, j’ai le meilleur moment de ma vie et été en Inde avec un ami [Aaron Duque c’était bien ça ce que je voulais rogati di Merano, double champion du monde de parapente] pour faire réellement pour l’avenir. du parapente. Nous avons volé à A : Mais spécialement en solitaire ? T : En solitaire avec moi« Mon compagnon m’a demandé de m’asseoir pour me reposer même, mais avec mon mais je lui ai dit que j’avais besoin de continuer pour me sentir liéquipe. J’aime bre. Chaque pas que j’ai fait vers le sommet m’a fait sentir comme la connexion si je faisais partie de cette beauté. Sur le sommet, j’ai regardé auque j’établis avec certaines tour de moi et j’ai vérifié que tout était en harmonie avec moi. Je personnes làne sais pas comment le décrire. De la beauté, tout simplement ». haut, comme avec Simone [Moro]. Il me connaît très bien, aussi bien que 6.300 mètres à côté des aigles. Je mes parents. Pendant les der- me suis sentie comme une partie nières années, il m’a avoué qu’il a des règles de la nature d’une façon décidé de me comprendre parce tellement profonde... J’ai compris qu’il pense que ce n’est pas facile. que si je suivais mes sentiments Nous avons eu quelques points et mes voix intérieures, la nature de vue différents, mais nous sa- ne pourrait jamais me donner rien vons toujours comment gérer ces d’erroné. différences. Nous savons si nous A : C’est compliqué pour moi de te devons parler ou bien nous don- poser cette question. J’espère que

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tu me comprendras. Je sais que tu pratiques une religion quelque peu spéciale. Tu obtiens un grand appui de « Lui », quiconque que ce soit. J’ai lu qu’au Nanga Parbat tu as senti comme s’il t’envoyait plusieurs signaux pour ne pas continuer jusqu’au sommet. « Ce ne fut pas seulement l’exténuation physique ce qui me fit faire marche arrière, mais aussi le fait qu’en altitude j’ai plus de connexion avec la plus grande des énergies qui me dit que si je continuais, je ne reviendrais pas ». J’ai beaucoup pensé à ça. Je ne sais pas si tu l’appelles Dieu ou c’est peut-être un sixième sens qui te dirige chaque fois que tu dois prendre une décision difficile. T : C’est une bonne question. Je suis née en croyant en Dieu et je me rappelle que, quand j’étais enfant, j’étais toujours en train de penser à Lui. Je me rappelle que mes parents m’ont dit une fois : « seulement si Dieu le veut, demain tu te réveilleras à nouveau ». Ça m’a fait peur et je leur demandais ce qui se passerait s’Il ne voulait pas. Ma mère me rassurait, en disant que si, Il le ferait. Dieu a toujours été très présent dans ma vie et maintenant je sens que ceci est à la base de comment je la vis. Je sais que mon temps n’est pas illimité. Je ne sais pas quand je partirai, mais jusqu’à ce que ce moment arrive je veux que ma vie soit intense. Je veux aller dans les montagnes et ne pas craindre la mort. J’aime penser que si je meurs aujourd’hui, c’est parce que c’était nécessaire. Cette pensée me rend plus libre dans les montagnes. À mon avis, c’est une grande force que j’ai. Je vis une relation spéciale avec la mort. Je me sens en paix avec elle. Quand je dis ça aux gens, certains se fâchent et me disent que je suis un peu


mais tu m’as déjà répondu. De toute façon, j’aimerais te demander comment luttes-tu face à une situation compliquée en montagne. Eneko Pou me répondit à cette même question en me disant que la peur de la mort c’est quelque chose que l’on ne peut pas se permettre. As-tu déjà senti un certain type de paralysie fruit de la peur ? T : J’ai toujours pensé que je n’ai pas peur de la mort, mais après un entretien avec une femme qui fait des études sur la peur, je me suis demandé si peut-être c’était précisément cela ce que je ressentais folle d’aller dans les montagnes parfois. Quand j’ai fait la chute au en acceptant cela. Moi, je veux Nanga Parbat au retour, j’ai eu peur, seulement vivre de façon intense. mais je crois que pas vraiment de la Et quand je dis intensément c’est mort. J’ai parlé avec Dieu et lui ai dit autant dans les bons moments de que je voulais être là et que j’étais bonheur que dans les mauvais. J’ai consciente du fait que quand j’allais découvert que j’ai besoin d’être très en expédition c’était possible que bas, pour ensuite monter plus haut. ce fût la dernière fois que je disais Je ne sais pas si ça sera bizarre au revoir à mes parents. Là-bas j’ai pour toi, mais dans un certain sens pensé à certains moments que je mourrais, mais ce ne fut pas un problème pour « Quand j’ai fait la chute au Nanga Parbat au retour, moi. J’ai parlé j’ai eu peur, mais je crois que pas vraiment de la mort. avec Dieu et lui ai dit que s’il voulait Là-bas j’ai pensé à certains moments que je mourrais, m’emporter avec mais ce ne fut pas un problème pour moi. J’avais peur lui, j’étais d’accord, parce que de la possibilité de souffrir, quand tu te brises en morc’était clair pour ceaux après être tombé des milliers de mètres. Voilà moi que ça pouma seule crainte. Je ne voulais pas que ça me fît mal ». vait arriver. J’avais peur de la possibilité de souffrir, je pense que si je suis plus près du quand tu te brises en morceaux danger, je saurai mieux comment après être tombé des milliers de me comporter dans cette situation. mètres. Voilà ma seule crainte. Je Je ne sais pas comment appeler ne voulais pas que ça me fît mal. cette voix, mais pour moi c’est joli J’espérais que mon cerveau serait d’avoir l’opportunité de lui dire mer- intelligent pour éviter cette douleur. ci de m’avoir donné ce don. J’ai entendu beaucoup d’histoires A : J’allais te questionner sur ce sur la mort. Beaucoup disent que le que tu ressens envers la mort, corps est si avisé que tu ne ressens

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rien. C’était la seule chose que j’espérais. A : La grande trempe que la religion t’apporte ressort… T : Je pense, comme mes parents, que le jour de notre mort est écrit. Peu importe si tu conduis sur l’autoroute, tu nages ou escalades de grandes montagnes. Pour tous, c’est la même chose. La date, c’est la date. Cela décontracte mon esprit. C’est en connexion avec Dieu, bien sûr. Si je ressentais de la peur, cette année ça aurait été encore pire parce que beaucoup d’amis sont morts pendant qu’ils escaladaient. J’avais besoin d’affronter ça. J’ai été en train d’entraîner et d’escalader plus facilement. Je me suis demandé si je ressentais une sorte de crainte. Je me suis obligée à réfléchir pour voir si j’étais suffisamment forte pour pouvoir le surmonter ou pas. J’ai essayé de donner un numéro à la crainte et d’écouter ma voix intérieure. Je voulais amener mon corps à la limite et voir de quoi j’étais capable. A : Retournons à nouveau au Nanga Parbat. Juste après l’expédition, tu as affirmé que tu étais complètement persuadée du fait que tu serais morte en essayant d’arriver

au sommet. Quelques années plus tard, penses-tu toujours pareil ? J’imagine que tu as dû recréer dans ton esprit des centaines de fois le moment du retour en arrière. Changerais-tu quelque chose ? Je te pose la question autrement. Es-tu absolument sûre que ce fut la décision correcte ou nourris-tu le doute que peut-être c’était ton esprit qui voulait mettre ton corps hors de danger ? T : Je suis sûre que je serais morte. En temps normal, je suis quelqu’un qui a des doutes, mais par rapport à cette occasion-là, je n’en ai pas. Après j’ai découvert que la chute postérieure a été beaucoup plus importante que d’aller au sommet. J’ai appris bien plus. La proximité de la mort que je vécus alors fut une expérience plus intense en faisant marche arrière. A : Cela a dû être un moment très difficile parce qu’à seulement 150 mètres tu te rends compte que tu ne peux pas. Seulement quelques mètres de plus ! J’imagine qu’à ces moments-là ta faiblesse était presque maximale. Faire demi-tour totalement seule représente une décision qui moi m’effraierait. C’est laisser Simone Moro, Ali Sadpara et Alex Txikon partir et affronter une solitude absolue sans pratiquement de forces. Je ne veux même pas penser à la dureté de cette situation. T : Au camp de base IV du Nanga Parbat avant de partir je me suis déjà sentie seule. J’en étais consciente. Nous étions ensemble dans la tente en train de préparer l’équipement pour le sommet mais nous étions seuls tous. Tout le monde est égoïste dans cette situation et pense uniquement à ses rêves et ses ambitions. Nous ne par-

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lions presque pas. Ce fut horrible. Jusqu’à ce moment nous avions été une grande équipe, mais à partir de là, tout changea. C’était clair que chacun était responsable de sa propre vie. Ce jour-là, je me suis réveillée déjà seule même s’ils étaient à quelques mètres de moi. Je savais que si je me cassais une jambe, personne ne m’aiderait. J’en étais sûre. Tous avaient besoin de leurs ressources à cent pour cent. Je me sentais aussi seule en montant que lorsque je fis demi-tour pour descendre. A : Tamara, je comprends ce que tu dis et je te pose une question. sérieux. Je me sentais vraiment Imagine la situation contraire. très mal. J’étais en train de vomir C’est Simone qui te dit qu’il ne et tout mon corps tremblait depuis peut pas continuer et qu’il a tel- des heures. Il n’y avait pas d’espace lement peur qu’il te demande de pour être une femme. Tous étaient centrés sur eux-mêmes. Peut-être rester avec lui. T : Je pense que les hommes et que j’attendais autre chose. Je les femmes dans cette situation pleurais en silence. J’ai eu besoin sommes différents. Les femmes de puiser encore plus de forces. Je n’avons pas besoin de nous com- ne savais pas si j’arriverais au camp porter comme des héros. Je crois que les « Au camp de base IV du Nanga Parbat avant de partir je hommes se me suis déjà sentie seule. J’en étais consciente. Nous étions centrent plus sur l’objectif ensemble dans la tente en train de préparer l’équipement que sur la fapour le sommet mais nous étions seuls tous. Tout le monçon d’y parvenir. de est égoïste dans cette situation et pense uniquement à Moi j’aime rire, être heureuse ses rêves et ses ambitions. Nous ne parlions presque pas. et aider. Les Ce fut horrible. Jusqu’à ce moment nous avions été une hommes, peutêtre, ne sont pas grande équipe, mais à partir de là, tout changea ». si émotionnels. Ils cherchent à monter sans rien regarder d’autre. J’ai beaucoup de base. J’avais très mal et je ne saappris dans cette montée et aus- vais pas ce qui se passerait. À nousi dans la descente. Quand nous veau j’étais seule avec d’autres. nous sommes retrouvés tous au A : On dirait qu’au moment où on camp IV ce fut une situation hor- n’est pas au camp IV ou près du rible parce que personne n’était sommet, on est capable de renonheureux. Leurs visages étaient très cer à ses principaux objectifs. Je

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pense à l’instant au sauvetage de cette année d’Urubko et Bielecki au même Nanga Parbat. Mais quand on est si près, tout change. Est-ce ainsi ? T : Oui. A : Vers où vont tes pas ? Où te vois-tu dans cinq ou dix ans ? Astu des projets en tête ? T : Bonne question, Juanmi. La déception du Kanchenjunga de l’année dernière et le manque de respect envers les personnes et envers la montagne que j’ai vu me rendirent très triste, réellement triste. Je me suis dit que ce n’était pas mon futur et que je voulais être seule avec mon groupe dans lequel je peux me sentir bien et à l’aise. La situation de lutte dans le camp de base et les comportements de certains furent immondes. Ce fut un désastre et je me suis sentie très mal pour les montagnes et leur énergie. Cela me vola beaucoup de choses. C’est ce dont je te parlais avant, le fait de vouloir être seule dans les montagnes. Faire la logistique avec mon groupe sans partager d’espace avec d’autres. Être seule au camp de base. C’est quelque chose que je veux pour moi définitivement. Peut-être que

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j’aimerais ne pas faire seulement des huit mille, mais d’autres montagnes de moindre altitude mais un peu plus techniques. Bien sûr, les hivernales m’intéressent parce que j’aime le froid, bien que parfois je le craigne. Mon corps travaille bien à basse température. Au Nanga Parbat, je me suis sentie beaucoup mieux que lors de la saison habituelle où on peut avoir vraiment très chaud avec des températures qui arrivent même à 38 degrés comme au Kanchenjunga. En hiver, l’air est plus clair. L’esprit aussi. [Rires]. A : Tamara, merci beaucoup. Ça a été très spécial de parler avec toi.

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PHOTO COUVERTURE Xavier Thévenard © Yosuke Kashiwakura | UTMB Numéro [002] Rêves. Novembre-Décembre 2018 ÉDITÉ PAR Kissthemountain www.kissthemountain.com aretedudiable@kissthemountain.com RÉDACTEUR EN CHEF Juanmi Ávila juanmi@kissthemountain.com DIRECTION ARTISTIQUE Kiko Cardona kiko@kissthemountain.com PUBLICITÉ aretedudiable@kissthemountain.com (+34) 670013576 ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Y hYhabril a b r i l Moro Moro Paralelo 70 PHOTOGRAPHES Yosuke Kashiwakura Pascal Tournaire Franck Oddoux Paralelo 70 Ricardo Giancola Javipec Photo Sam Bié | Petzl Yhabril Moro Escobedo Heart Alex D’Emilia Clayton Boyd Christian Gamsjäger

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