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Petite promenade à travers quelques noms de lieux
Jeanine Élisa Médélice
Nous utilisons tous les jours des noms de lieux-dits – ce que les spécialistes appellent des toponymes, mais sans savoir que leurs origines s’échelonnent sur plusieurs millénaires. Les toponymes dont l’origine est la plus ancienne désignent toujours des lieux géographiques: un relief, un cours d’eau… Ils proviennent de langues archaïques et très mal connues qu’on désigne sous le terme d’indo-européen ou de pré-indo-européen. Le sens de ces mots est alors déduit avec difficulté, par comparaison et par observation des caractéristiques communes qu’ils présentent. Nombreux toponymes d’origine gauloise sont construits sur des mots encore connus, soit parce qu’ils ont été cités par les Romains, soit parce qu’ils sont toujours utilisés aujourd’hui dans les langues celtiques vivantes. Les lieux-dits d’origine latine sont les plus nombreux et les plus faciles à interpréter puisque, quelle que soit la période durant laquelle ils se sont installés, ils ont fait (ou font encore) partie de la langue parlée commune. En voici quelques exemples.
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Isère
Ce nom de cours d’eau est construit sur deux bases indo-européennes très productives (IS+AR) avec une finale féminine A: Isara. Notez que toutes les rivières importantes sont féminines, à l’exception notable du Rhône. Dans La Guerre des Gaules, Jules César mentionne deux «Isara», celle qui traverse le Dauphiné et celle qui traverse l’Ilede-France, et que nous connaissons aujourd’hui, déformation phonétique oblige, sous le nom d’Oise.
Bièvre
Du gaulois beber «castor». Initialement attribué à des cours d’eau (endroits fréquentés par les castors), on le retrouve dans la dénomination de lieux (parcelles, hameaux) longés par une rivière. Il est fréquent sur tout le territoire sous une trentaine de formes différentes dues à la phonétique des lieux, souvent avec diverses suffixations: Beuvron (plusieurs en Normandie), Bouvron (LoireAtlantique), Vébron (Ardèche, Gard, Lozère)…
Avalon (ancien hameau, Saint-Maximin – Isère) Du gaulois aballo «pomme». Ce toponyme est plus fréquent dans la partie septentrionale du domaine gallo-roman dont la France forme la plus grande partie. Il est à l’origine du nom d’Avallon (Yonne) et de plusieurs lieux-dits. L’initiale peut avoir été confondue avec l’article, comme c’est le cas dans Vallon (Pont-d’Arc) [castrum de Abalone (XIIIe), c’est-à-dire «lieu élevé planté de pommiers»].
Le Nant (Romagnieu) Du gaulois nanto «vallée où coule une rivière». La forme a essaimé pour nommer le cours d’eau – un «nan» coule à Cognin-les-Gorges, ou un lieu proche de l’eau comme c’est le cas ici. Nant, au sens de «ruisseau», est longtemps resté très utilisé en Savoie et Haute-Savoie, dans le français local. Le mot se retrouve dans d’autres exemples plus connus comme Nantua (Ain) ou Nantes (Loire-Atlantique).
Faverges (Hurtières) Du latin fabrica «atelier, fabrique». Ce terme, de sens générique en latin, est à l’origine du français forge. Le mot français fabrique constitue, avec forge, ce qu’on appelle un doublet savant. Les toponymes qui s’y rapportent continuent souvent le pluriel fabricas, conformément à la phonétique des lieux, comme c’est le cas ici. L’occitan connaît de nombreux Fabrègues de même origine.
Flachères
Du latin flaccus/-a «flasque/mou (molle)» + suffixe collectif -ière (du latin -aria). Ce toponyme indique un terrain marécageux. Les «Flachère(s)» existent dans un paysage verdoyant, mais souvent peu propice à la culture à cause de l’humidité du sol. Deux communes iséroises l’illustrent: Flachères dans les Terres froides (ci-dessus) et La Flachère, en Chartreuse. Verne(s) Du gaulois verna «aulne». Verne et sa variante vergne sont présents de façon très majoritaire dans les relevés effectués pour l’établissement des atlas linguistiques qui couvrent le domaine gallo-roman. Cela explique la fréquence de cette forme dans la toponymie, souvent au pluriel ou sous formes dérivées. En Isère, on en rencontre une vingtaine (lieux-dits ou hameaux). Quelques exemples: La Verne (Méaudre, Roybon, Villefontaine), Les Vernes (Autrans, Domène, Moirans), Le Vernay (Autrans, Theys), Vernas (Saint-Vérand)… Les formes dérivées correspondent à l’indication de plantations.
Fau (col du Fau) Du latin fagus «hêtre». La désignation usuelle du hêtre est fayard [id- + suffixe d’origine germanique -ard] en franco-provençal, toujours très utilisée pour désigner l’arbre sur pied et nommer quelques lieux-dits (à Les Déserts en Savoie, par exemple). La forme ci-dessus, Fau, rappelle que le sud du département de l’Isère appartient au domaine occitan.
Le Fontanil
Du latin fons, -tis (accusatif fontem) qui désignait la source (naturelle) en latin. Les sources captées reçurent le nom de fontana (fontem + suffixe -ana) qui donne «fontaine». Fontanil est un fontana + suffixe illum pour désigner un endroit particulièrement riche en eau. Les ruisseaux qui dévalent les contreforts de la Chartreuse et la proximité de l’Isère appuient cette interprétation. L’Isère est riche d’une (presque) centaine de toponymes sur base font-: nombreux Font(s), Fontaine(s), Fontaine + adjectif, Fontenille(s), Fontanille(s)…
Haute Fare (Pommiers-la-Placette) Du germ. far(r)- (origine germanique probable) «ruines, habitations anciennes, habitations des ancêtres». Accompagnés ou non d’un adjectif marquant la hauteur, ces toponymes sont majoritairement situés en des lieux élevés. Les La Fare (ou La Farre) sont nombreux. À l’entrée du hameau cité ci-dessus, un panneau le signale comme «Haute Phare», re-motivation intéressante s’il en est. Les Sablons (La Tronche) Du latin sabulone «sable de rivière». Ce type de toponyme atteste de la qualité du terrain et de l’usage qu’en a fait l’homme au cours du temps. «Sablon» a le sens de sablonnière. En Isère, nombreuses sont les variantes autour de la même motivation: Sablons, Le Sablon (Pressins, Saint-Égrève…), Sablonnières (Soleymieu) et Les Sablières (Saint-Lattier). Il n’existe aucune mention ancienne pour la forme citée ci-dessus. Elle apparaît pour la première fois à la fin du XIXe siècle. Pommier (Beaurepaire, La Placette) Du latin pomu «fruit» + suffixe collectif < -ariu «verger, lieu de cultures vivrières». Depuis «fruit», au sens générique, et via le pluriel poma + suffixe, il a glissé vers le spécifique qu’on connaît aujourd’hui. Les toponymes Pommier(s), au singulier ou au pluriel, d’attestation ancienne, se réfèrent à des emplacements de cultures et non pas à des pommeraies.
La Verpillière
Du latin vulpes, -es «renard» + suffixe collectif -ière (du latin aria). Le sens d’origine est «lieu fréquenté par les renards». Ce toponyme est fréquent sur tout le territoire sous diverses formes dues à la phonétique des lieux La Volpilière (Saint-Pierre-desTripiers, Lozère), La Vulpillière (Viry, Haute-Savoie, Puidoux en Suisse…) ou non suffixé: Les Vouppes (Bezayes, Drôme). Dans les toponymes du nord de la France, l’initiale v- est réalisée g- (le latin vespa donne «guêpe», en français). Ainsi on y rencontre de nombreux Goupillière, Les Goupillières, Les Goupillères… L’ancien français «Goupil» s’est vu substituer le prénom «Renard», popularisé par le Roman de Renart.
Jallieu
De Gallius (nom de personne) + suffixe. Les toponymes construits à partir du nom d’un propriétaire sont nombreux en nord Isère dans la zone délimitée par la boucle que forme le Rhône; les formes dérivées à l’aide de -acum de -aco (suffixe d’origine gauloise qui marque l’attribution) datent majoritairement de la période gallo-romaine lorsque les riches Gaulois se romanisent. Quelques exemples: Quincieu [Quintiaco, 739] Quinctus + -acum (de -aco), Virieu [Viriacum XIe] Virius + -acum (de -aco). Quoique plus rarement, ce processus de formation peut se rencontrer avec un nom germanique: Varacieux [de veriaciaco XIe] Waracius + -acum (de -aco).
Ce travail d’interprétation est long et complexe. Il est sujet à la rencontre de nombreux faux amis, résultant, majoritairement, de la méconnaissance, tout à fait légitime par ailleurs, de l’évolution des langues. Nombreux toponymes se sont formés dans des langues, ou des stades de langue, aujourd’hui disparus. Interpréter les noms de lieux à partir du français moderne, comme le font beaucoup, ne peut mener qu’à trouver de fausses solutions. Ainsi, Belledonne n’a rien à voir − ni avec une belle dame, ni avec la plante la belladone. Il s’agit d’un mot d’origine obscure, mais dont on peut tracer les éléments constitutifs, tous très productifs, dans la création de toponymes: bel = variante de *bal, base d’origine obscure liée à la roche et à la hauteur très répandue, qu’on retrouve dans le causse de Balduc (Lozère), la Balagne (Corse). Onne du pré-latin onna, a le même sens que le latin unda «eau courante». L’association d+onne (base précédente) se retrouve dans Donne, rivière d’Auvergne, et quelques autres petits cours d’eau… (il y a de fortes chances que le Don, fleuve russe, ait la même origine). Pour résumer, le sens le plus réaliste de Belledonne serait «montagne d’où descendent de nombreux ruisseaux». Ainsi, Néron correspond au terme dialectal neyron, c’est-àdire «très noir», qui s’explique par la couleur des roches et de la végétation buissonneuse. La forme du relief, qui rappelle un casque, est à l’origine d’une légende qui voudrait que l’empereur romain Néron soit passé par Grenoble, ce que n’atteste aucun récit latin. On est même à peu près sûr du contraire. Vraie ou pas, cette légende est à l’origine de la forme orthographique.