Extrait La Ville sur le divan

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La ville sur le divan


© ( éditions ) La Contre Allée ( 2013 ) Collection la sentinelle


laurent petit

la ville sur le divan

introduction Ă la psychanalyse urbaine du monde entier



Présentation de l'ouvrage office du 3 octobre Dans la lignée de Hunter S. Thompson (journalisme Gonzo) et Julien Prévieux (Lettres de non-motivation, ed. Zones) Depuis ses balbutiements en 2003, L’Anpu, alias l’Agence nationale de psychanalyse urbaine, a déjà couché sur le divan une vingtaine de cités patientes (Marseille, Rennes, Angers, Saint-Nazaire, Tours, Alger, Hénin-Beaumont, etc.). Gai luron, corsaire lacanien, Laurent Petit décrypte à grands coups de raccourcis, de jeux de mots, de rapprochements incongrus et de mauvaise foi analogique, l’inconscient de nos cités et quartiers, faisant surgir de ce micmac drolatique bien des vérités de l’inconscient collectif. De défrichage historique dans les archives en « opérations divan » auprès des habitants, les recherches menées dans chaque ville permettent de détecter


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ses névroses en reconstituant son « arbre mythologique ». Entre vécu social, légendes urbaines et traumatismes enfouis - « crises, épidémies, voire descentes en 2e division », s’esquisse le PNSU de la ville, son Point névro-stratégique urbain. Reprenant les codes de la psychanalyse et batifolant avec bonheur dans ses champs lexicaux - à l’instar du « retour sur soie » des Tourangeaux, ou de « la peur de stérilité de l’habitant d’Anger (sic) face à l’expansion urbaine » -, l’ANPU met à jour des réalités tangibles qu’elles soient aberrations architecturales ou inhibitions larvées : losangélisation des Côtesd’Armor, beffrois phalliques se dressant dans le ciel béthunois, complexe de Saint-Pierre-des-Corps face à Tours… En s’arrêtant sur quelques cas choisis - Vierzon, Les Côtes d’Armor, Tours, la Zone de l’Union (59), Marseille et Alger - cette petite introduction à la psychanalyse urbaine ne se contente pas de mettre au jour les névroses, refoulements et autres tabous des villes analysées, elle expose des solutions thérapeutiques - par le biais de TRU ou de TRA (Traitements radicaux urbains ou architecturaux) - aussi utopiques que révélatrices.


Laurent Petit Forgé à la fameuse école de la rue (Cie des Aviateurs de Wazemmes à Lille, Cie le 8e Ciel, Cie des Astres), haut activiste de la région Nord Pas-de-Calais, Laurent Petit a tôt fait d’abandonner jongle et échasses pour mieux occuper ses membres à la gestuelle enfiévrée du démonstrateur par l’absurde. Le verbe, haut et précis, fin et lumineux, se manie chez lui avec la dextérité de l’ancien matheux qui étaye ses démonstrations d’arguments imparables, à l’issue desquelles le sens finit toujours par l’emporter sur l’absurde. Ceux qui ont assisté à la conférence Mickey l’ange et son nombre se souviennent avec bonheur de la frénésie déployée pour mettre à jour les liens secrets unissant la souris et le peintre italien. Le talent de Laurent Petit se met naturellement au service de l’espace public en 2003 avec la création de l’ANPU.



Revue de presse Revue de presse non exhaustive... Zibeline / Agnès Freschel - Lieux publics dans l’intime - Ouest-France / Benoît Le Breton - Un conférencier provocateur qui va mettre le feu ! - Télérama / T.V - La ville sur le divan - Ouest-France / Jean Delavaud - La ville s’offre une psychanalyse urbaine Libération / Stéphanie Maurice - Portrait de Laurent Petit : la ville sur son divan - Mouvement.net / Julie Bordenave - Les villes sur le divan - France Culture / Aude Lavigne - Laurent Petit, comédien - Midi Libre / Sandra Canal - Quand Antigone se couche sur le divan - Helsingør Dagblad / Jesper Munch Nielsen - Helsingør er det store bryst - La Provence / Anabelle Kempff - Le bilan d’une vraie-fausse psychanalyse urbaine - Revue Territoires / Maud Le Floc’h - Villes et territoires… sur le divan - OuestFrance / Christophe Violette - un “psy urbain’” se penche sur le cas breton - Télérama / Emmanuelle Bouchez - Ça va mieux en l’entendant - L’Union / la Une - Châlons soigne sa libido - 8ème art Magazine / Alexandre Lévèque - “On parle de vrais problèmes mais de manière déglinguée” - Le Monde / Frédéric Potet - T’as voulu voir Vierzon et on a vu un psy


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Extraits de presse Agnès Freschel - Lieux publics dans l’intime - Zibeline « C’est l’Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine, géniaux lurons, corsaires lacaniens, qui décrypte à grands coups de raccourcis, de jeux de mots, de rapprochements incongrus et de mauvaise foi analogique, l’inconscient de nos cités et quartiers. Faisant surgir, de ce micmac drolatique, bien des vérités de l’inconscient collectif. » Benoît le Breton - Un conférencier provocateur qui va mettre le feu ! - Ouest-France « Mine de rien, le grain d’utopie des gens de l’Anpu est révélateur de certains aspects de la psychologie d’une vie, assure Dominique Chrétien de l’association “Au bout du plongeoir”, qui a convaincu l’Anpu, il y a un an, de s’occuper du cas rennais. » Jean delavaud - La ville s’offre une psychanalyse urbaine - Ouest-France « Une restitution sous forme d’une conférence “Power point”, ludique, assez comique quand même. On essaie de voir comment la ville est née, a construit son histoire, de quelles névroses elle souffre. Et on propose des traitements urbains, architectureux, parfois des événements cathartiques, comme des


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événements festifs, des séances d’exorcisme collectif, un canarval... » Stéphanie Maurice - Portrait de Laurent petit : La ville sur son divan - Libération « Son intérêt pour la ville est né d’une rencontre avec un collectif d’architectes, Exyzt, spécialisé dans l’éphémère et la performance. De conférence en déconnade, il crée ce personnage de psychanalyste un peu fou. Ses approximations ont de quoi hérisser le poil de l’urbaniste moyen et ses clichés sur la libido celui des professionnels des troubles mentaux : c’est fait pour. » Julie Bordenave - Les villes sur le divan - Mouvement. net « Le verbe, haut et précis, fin et lumineux, se manie chez lui avec la dextérité de l’ancien matheux qui étaye ses démonstrations d’arguments imparables, à l’issue desquelles le sens finit toujours par l’emporter sur l’absurde. » Aude Lavigne - Laurent Petit, comédien - France Culture « Un déluge névrotique, une divine éclate extatique, à l’image de la rupture culturelle poursuivie par la


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Ville de Montpellier à travers cette première expérience des Zat (Zones artistiques temporaires). C’est devant une salle comble que le pseudo-psy Petit a lâché les chevaux. Objectif : faire la lumière sur les liens secrets unissant Antigone à Montpellier. » Anabelle Kempff - Le bilan d’une vraie-fausse psychanalyse urbaine - La Provence « Pour mieux cerner encore l’identité de sa patiente, le vrai-faux savant élabore ensuite un arbre mythogénéalogique en s’appuyant sur des cartes, des diapositives et une histoire plutôt fantaisiste. C’est absurde, drôle, mais pas si fou que ça. Car derrière le vaste projet d’urbanisme imaginé au final pour soulager la ville, se cache de vraies névroses. » Maud le Floc’h - Villes et territoires… sur le divan - Revue Territoires « La psychanalyse urbaine est une science inexacte, plus sûrement un art exact qui s’intéresse à décrypter les maux, symptômes et névroses d’une ville, d’un territoire. » Christophe Violette - Un “psy urbain” se penche sur le cas breton - Ouest-France « On le voit, tout ça n’est pas que très sérieux. Mais urbanistes et architectes adorent. Cette démarche


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souriante a, aussi, le mérite de mettre en évidence de vrais et profonds soucis. » Alexandre Lévèque - “on parle de vrais problèmes mais de manière totalement déglinguée” - 8ème Art Magazine « C’est bien toute l’ambiguïté de l’ANPU : elle aborde, sur un ton loufoque et décalé, des problématiques bien réelles reposant sur un vrai travail d’enquête. »



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Psychanalyse urbaine des Côtes d’Armor (22)

La mémoire s’ efface, les souvenirs trépassent et suite à l’ incendie, il ne reste aujourd’ hui que peu de traces des travaux menés par notre agence dans le département des Côtes d’ Armor il y a maintenant trois ans de cela… La plupart de mes notes étant parties en fumée lors de l’ incendie, il s’ en est fallu d’ un rien que toute cette belle réflexion autour des méfaits de l’ étalement urbain ait totalement disparu… Par chance, nous avons été récemment mis en contact avec un jeune retraité de Paimpol qui par miracle avait effectué une captation vidéo d’ une des rares présentations publiques de nos travaux. Elle avait eu pour cadre l’ intérieur d’ une crêperie qui occupait le front de mer… La qualité de la captation est déplorable, l’ objectif de la caméra étant régulièrement tourné vers le sol, on ne parvient à comprendre ce qui se passe que grâce


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à la bande-son, qui est cependant à peine audible. Celui qui semble être propriétaire de la caméra est en effet régulièrement secoué de spasmes, et les rires gras qui accompagnent de fréquents tressautements laissent supposer qu’ il se trouvait lors de cette captation dans un état d’ ébriété avancé. Malgré tout cela, nous tenions à rendre hommage à ce jeune retraité paimpoliste… Sans lui, nous n’ aurions jamais pu reconstituer ce qui restera une des plus belles pages de la grande Histoire de la psychanalyse urbaine. Bien que totalement indépendant de notre volonté, le premier phénomène de catharsis collective qui eut pour cadre cette crêperie de Paimpol aura en effet non seulement marqué les esprits, mais elle aura surtout contribué à dégager des solutions universelles d’ une rare pertinence à un des plus graves problèmes qui agite aujourd’ hui le monde contemporain, je veux bien sûr parler de l’ étalement urbain. D’ après les premières images et vu le peu d’ engouement du public qu’ on entend toussoter de temps en temps durant tout le début du reportage, on devine une assistance assez maigre, de l’ ordre de 10 à 15 personnes, guère plus en tous cas si on compte l’ ensemble du personnel de la crêperie composé de cinq à six personnes qui s’ attendaient à voir déferler une foule à moitié morte de faim venue découvrir les résultats de notre enquête, les effectifs de la crêperie


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avaient donc été renforcés en conséquence sans pour autant que l’ utilité d’ une vraie politique de l’ emploi ait trouvé ses fruits ce soir-là, ce qui a contribué assez vite à créer une sensation de malaise… à leur décharge, les responsables de cette crêperie n’ étaient semble-t- il pas conscients que les conférences de psychanalyse urbaine avaient à l’ époque bien du mal à attirer les foules… Deux termes comme urbanisme et psychanalyse font déjà froid dans le dos lorsqu’ ils sont présentés séparément… Associés l’ un à l’ autre sous l’ appellation psychanalyse urbaine, on peut comprendre qu’ ils pouvaient glacer d’ effroi et en rebuter plus d’ un… Avec le recul, il faut savoir que c’ est justement le peu d’ écho que rencontra notre discipline auprès du grand public, du moins à ses débuts, qui attisa notre courage et notre abnégation, nous savions que nous étions à l’ avant-garde d’ un courant de pensée sans précédent, que seules les générations futures pourraient comprendre et apprécier à leur juste valeur… C’ est sans doute dans la conscience même d’ être en train d’ écrire un des plus grands chapitres de l’ histoire de l’ Humanité, que j’ ai sans doute trouvé le courage et la force nécessaire ce soir-là, et ce dès l’ entame de mon exposé, de braver le regard noir du directeur de la crêperie qui rongeait son frein devant le vrai fiasco financier qu’ était devenue pour lui cette soirée… à maintes reprises,


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sur des tournures compliquées comme « juxtaposition aléatoire », « émargements à la fois progressifs et lancinants », ou bien « paradigme suggestif et pathogène à la fois », je l’ entendis même soupirer bruyamment, mais je fis fi de tout cela, je n’ étais pas venu ce soir-là pour relancer le marché de la crêpe, j’ étais là pour que les Côtes d’ Armor retrouvent au plus vite toute leur dignité et, au lieu d’ être la risée de tous, que ce département serve d’ exemple dans un basculement civilisationnel sans précédent, un basculement qu’ il était urgent d’ initier au travers d’ un cas d’ école comme il n’ y en avait pas deux et qui aurait pour nom désormais : les Côtes d’ Armor… C’ est donc dans des conditions plus que délicates, alors qu’ une odeur de beurre rance extrêmement tenace planait dans la salle, que je me lançais dans une conférence où je n’ eus de cesse de vouloir capter l’ attention d’ un public résolument hostile… Pour le convaincre de la bonne foi de ma démarche, je débutais, comme c’ est la tradition encore aujourd’ hui dans chacune de nos conférences de restitution, par remercier mes sources, à commencer par Robert S. que j’ avais rencontré au cours de l’ enquête et qui se définissait comme un gendarme en liberté, expression que l’  on utilise beaucoup en gendarmisme pour désigner les gendarmes à la retraite… Ensuite,


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Robert avait été représentant en Tuperware avant de suppléer au déficit de représentants de la religion catholique dans la région, en célébrant lui-même des enterrements dans des églises abandonnées. Lors de notre entretien, il sorti un classeur dans lequel étaient répertoriés tous les cas de figure possibles et inimaginables de décès. à chaque cas de figure, quelques recommandations, des évangiles bien précis et le sermon qui allait avec… Exemples de cas de figure : personne pratiquante, personne croyante mais pas pratiquante, personne pas croyante mais pratiquante quand même, personne pas croyante et pas pratiquante, personne pas croyable, mort violente, jeune enfant, personne âgée abandonnée par ses proches, personne normale, personne handicapée, personne morte en bonne santé, mort par ses propres moyens, etc… Robert pense que quand on meurt, c’ est comme si un fleuve se jetait dans la mer. Le fleuve c’ est le défunt et la mer c’ est Dieu et ça résonnait bien avec la conception de Dieu qu’ on retrouve par exemple dans les grands préceptes de la mécanique quantique et chez Spinoza, c’ est ce qu’ on s’ était dit alors que Robert me proposait de reprendre une part de Moka… Pour expliquer la Trinité aux gens, Robert disait aussi que Dieu nous a confié la vie comme si c’ était une voiture. Les phares de la voiture, c’ est Jésus-


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Christ et l’ essence c’ est le Saint-Esprit. Robert disait aussi que Marie pourrait faire un bon GPS et qu’ avec cette voiture on pouvait aller où bon nous semblait même en arrière, même à contre-sens, c’ était à nous de décider… Robert avait été gendarme, il avait passé une bonne partie de sa vie à verbaliser des gens qui roulaient n’ importe comment, et tout comme tout bon chrétien il s’ était fait une joie de pardonner bien des écarts de conduite… J’ ai évité de raconter tout ça aux crêpistes parce qu’ ils voulaient reprendre le service au plus tôt et m’  avaient fait promettre aue la présentation des travaux ne devait pas excéder les trente minutes chrono. N’ empêche, je n’ ai pas pu m’ empêcher de remercier aussi Jean-Pierre F. qui était recherché par toutes les polices secrètes du monde entier à l’ heure où je l’  avais rencontré, tout ça parce qu’  il avait détecté un complot mondial qui se tramait à l’ abbaye de Boquen… à l’ abbaye de Boquen ???… Oui, une sorte d’ abbaye qui avait défrayé la chronique dans les années soixante-dix parce que l’ abbé qui s’ en occupait à l’  époque avait essayé de réoxygéner la religion catholique en autorisant l’ usage de la guitare électrique dans les chorales, des jeunes gens allèrent même jusqu’  à organiser des séances de prières collectives où on n’ était pas obligés de rester tout habillés, bref régnait dans cette abbaye une


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ambiance des plus détendues, les conversions et les reconversions s’ étaient multipliées jusqu’ à ce que, hop, ça suffit comme ça, vous n’ y pensez pas, non mais ça ne va pas se passer comme ça, le Vatican avait mis le holà, des hordes de jeunes gens à peine christianisés avaient dû aller se rhabiller, la secte des Illuminati et un descendant direct d’ Hitler que personne ne connaissait s’ étaient alors mis de la partie d’ après ce que j’ avais plus ou moins compris à l’écoute de ce Jean-Pierre F. qui m’ avait fait promettre de surtout ne rien répéter, c’ était beaucoup trop dangereux, figurez-vous que l’  abbaye de Boquen s’  étant finalement retrouvée aux mains de la secte des sœurs de Bethléem, un ordre constitué de sœurs voilées de la tête aux pieds, de toute évidence téléguidées par des Mormons partisans du djihad catholique et liées aux grands groupes pétroliers et au lobby nucléaire en même temps… ça faisait beaucoup et Jean-Pierre F. avait écrit plusieurs livres là-dessus, des livres que personne n’ osait lire ni publier par crainte de représailles, et c’ est alors, j’ en croyais à peine mes oreilles qu’ il m’ a demandé de participer à l’ enquête en me faufilant dans l’ abbaye de Boquen pour m’ emparer de l’ intérieur des poubelles, on ne sait jamais, on ne sait jamais, m’ avait-il dit, il y a certainement là des vieux papiers à récupérer, ils ont peut-être laissé des traces, tenez, prenez cette carte


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pour aller là-bas, on ne sait jamais et c’ est vrai qu’ on n’ a jamais vraiment su… à peine sorti de son bureau je me suis rendu sur place, d’ autant que ma femme contactée alors par radio m’ avait appris illico que ses parents s’ étaient connus là de plusieurs manières que je ne détaillerai pas plus que ça mais ça avait l’ air bien agréable, elle était née peu après cette rencontre au sommet, à une époque où dans cette Abbaye la religion servait plus à créer du lien social qu’ à faire peur ou à endormir tout le monde, bref, tout concordait, j’ ai foncé tête baissée à Boquen, mais arrivé sur place je n’ ai guère trouvé de pièces à conviction, à peine quelques mouchoirs usagés dans des poubelles qui devaient être régulièrement vidées, du coup je n’ ai pas voulu évoquer cette affaire d’ espionnage devant mon assemblée de crêpistes en train de rêver d’ un chiffre d’  affaires qu’  ils n’  atteindraient sans doute jamais alors que Jean-Pierre F. ne s’ était même pas déplacé pour assister à la présentation de nos travaux par peur sans doute d’ éventuelles représailles après toutes ces révélations… “L’ étalement urbain ne doit pas forcément être ressenti comme une malédiction, à tout problème il existe forcément des solutions, les Côtes d’ Armor en sont la clé, le monde la serrure et derrière la porte mille soleils enrubannés avec du ciel…” La Mère Noël. Contribution à La grande Histoire de la Psychanalyse Urbaine. Trad. Marie-Laure Cazin, p.17.


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Face à l’ indifférence générale qui ne cessait de croître lors de cette longue séance de remerciements, je sus garder tout mon allant et n’  oubliais pas d’  évoquer cette dame rencontrée au cours de l’ enquête, qui prétendait avoir été la femme du Père Noël avant qu’ il ne la quitte pour plus jeune qu’ elle. “Ce gars-là ne m’ aura vraiment pas fait de cadeaux”, disait-elle, mais elle l’ aimait quand même malgré tous ses défauts, elle ne manquait pas de charisme, elle aurait bien voulu qu’ on s’ affale tous les deux dans un canapé à la fin de l’ entretien pour parler de l’  étalement urbain mais je devais poursuivre mon enquête, je n’  étais pas là pour m’  amuser, j’ avais le monde entier à psychanalyser, le plaisir devait passer bien après, en plus ma femme m’ avait préparé un bon repas, vous savez elle cuisine très bien… Mais quand même, vous pourriez au moins prendre un petit apéritif allongé sur ce canapé, ça n’ a jamais fait de mal à personne, excusez-moi, je dois partir et en tant que thérapeute il faut savoir garder ses distances avec le territoire patient même s’ il semble impatient de s’ allonger sur le divan, vous comprenez ?… Revenez alors quand vous aurez un moment, oui d'accord je vais y réfléchir… Pour ne rien arranger et ça m’ arrangeait bien, j’ avais rendezvous juste après, rendez vous compte, avec Marc S. qui lui était tout simplement le premier urbaniste


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que je rencontrais de ma vie en vrai, je ne vous dis pas comment j’ étais ému, la psychanalyse urbaine était encore balbutiante à l’  époque, l’  urbanisme était encore pour moi une discipline totalement mystérieuse, un peu comme la psychanalyse mais en pire puisqu’ à l’ époque, j’ avais plus de quarante ans, la plupart de mes proches étaient en analyse, il faut bien avouer que c’ est souvent vers cet âge-là qu’ on se rend compte à quel point sa vie est complètement ratée et il faut bien sûr trouver des responsables, et au final, c’ en est d’ ailleurs fatiguant, les gens en analyse ne font que parler d’ eux-mêmes et de leur analyste, c’ est néanmoins en espionnant ce type d’ amis que je me suis formé comme je le pouvais à la psychanalyse. Tandis que des urbanistes c’ est quand même pas courant et pas facile à rencontrer, j’ ai donc bu les paroles de Marc S. comme si je campais dans le désert de la méconnaissance urbanistique depuis trop longtemps et que j’ étais aussi desséché qu’ un squelette ou qu’ une momie ou que le squelette d’ une momie. Avec tout ça, j’ étais arrivé en retard au rendezvous, et j’ eus à peine le temps de commander une consommation tellement ce Marc S. était volubile, tout accablé qu’  il était par un des plus graves problèmes du monde contemporain qu’ est celui de


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l’ étalement urbain. à peine m’ étais-je assis, crispé comme un extravagant, dans son œil, ciel livide où germe l’ ouragan qu’ il me tint à peu près ce langage… Pour ne vous citer que deux chiffres, me dit-il, il faut déjà savoir que l’ étalement urbain est un phénomène d’ envergure internationale puisque d’ ici quarante ans la population urbaine mondiale va encore doubler, et toutes ces personnes il va bien falloir les loger. Sachez également qu’  au niveau national, depuis 1970, la surface des villes a doublé de volume, ce sont ainsi chaque jour 2 à 3 hectares de terres cultivables qui sont absorbées par l’ expansion urbaine, avec pour conséquence, tous les dix ans environ, l’ équivalent en surface d’ un département français de terres agricoles qui disparaît sous un véritable flot de papillons… Des papillons ???… Un flot de de pavillons, je veux dire et de lotissements entremêlés, une sorte d’ amibe urbaine géante qui est en train de recouvrir toutes les terres agricoles, avec des conséquences environnementales incalculables mais qu’  on peut tenter de calculer malgré tout. Qui dit “un pavillon” dit deux à trois voitures sans compter les mobylettes ou les scooters, ou les quads sans compter aussi les réfrigérateurs, les congélateurs et tout ce qui est ordinateurs reliés entre eux par des barbecues de plus en plus perfectionnés… C’ est affreux !… Je ne vous le fais pas dire jeune homme. En


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plus, qui dit “pavillon” dit “lotissement” dit traçage de nouvelles routes mais aussi raccordement électrique de plusieurs kilomètres de long, sans compter les conduites de gaz reliées parfois à des égouts, d’ où gaspillage d’ énergie, déperdition de chaleur, disparition de zones humides, et assèchement des nappes frénétiques… Frénétiques ?… Phréatiques je veux dire, et qui dit “lotissement” dit nouveau traçage de nouvelles routes, dit zone résidentielle d’ un côté, dit zone commerciale à vingt kilomètres de là, dit zone d’ activités à cinquante kilomètres d’ ici d’ où une multiplication des ronds-points (avec un paysage qui vu d’ avion ressemble souvent à une coccinelle), d’ où traçage de nouvelles routes, d’ où encombrements urbains, d’ où pollution à tout casser et si on n’ y prend pas garde, c’ est à une véritable « Losangelisation » des territoires à laquelle on va assister avec des agglomérations comme celle de Saint-Brieuc qui, si on n’  y prend pas garde, vont bientôt s’ étaler sur un territoire long de cent kilomètres de large et large de cent kilomètres de long, avec des temps de transport pour aller de chez soi à son travail de l’ ordre de huit à dix heures par jour et des gens qui ne pourront plus travailler qu’ un quart d’ heure par jour, ils auront juste le temps de prendre un café avant de devoir rentrer chez eux… Mon Dieu… Je n’ irai pas jusque-là parce que Dieu


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n’ existe peut-être même pas, mais ce n’ est pas tout parce qu’ au-delà des problèmes écologiques dus au pavillonarisme les sociologues redoutent, comme James Whynot dans « L’ eczéma pavillonnaire », je le cite « une certaine forme de bidochonnisation de la société pavillonnaire, caractérisée par un refus de la vie civique, un repli sur la sphère domestique et une poursuite effrénée de la compétition entre voisins dans la quête éperdue du meilleur confort matériel, en allant du plus beau barbecue au plus gros 4x4 en passant par le portail télécommandé le plus perfectionné… » d’ où la porte ouverte à la surconsommation généralisée, avec en filigrane le paroxysme de cette logique pavillonnaire que sont les « gated communities », ces fameux villages privés qui font fureur aujourd’ hui aux Etats-Unis avec leurs clôtures en fil de fer barbelé, les miradors et milices privées intégrées… Bigre… Des milices privées qui sont d’ ailleurs souvent gérés par des anciens du Vietnam, notez-le bien… Ce qui vous laisse imaginer l’  ambiance qui règne dans ces gated communities, mais le pire c’ est qu’ on voit fleurir de plus en plus ce type de villages privés en Europe, en Espagne et sur la côte d’ usure… La côte d’ usure ???… La Côte d’ Azur je veux dire, cessez de m’ interrompre à la fin, avec là-bas pour couronner le tout comme modèle pavillonnaire quasi obligatoire,


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comme modèle standard, la villa romaine… La villa romaine ???… Vous plaisantez ou quoi ???… Sauf votre respect Marc S., vous me donnez parfois l’ impression de profiter que je n’ y connais rien en urbanisme pour me raconter n’ importe quoi… Non, pas du tout, on construit de plus en plus de villas romaines notamment dans le Sud de la France, ce qui est quand même le symbole même de la décadence, le symbole de la fin de l’ Empire romain, le symbole de cette logique suicidaire de vouloir à tout prix vivre en ville tout en étant à la campagne, et de penser que la panoplie complète du bonheur obligatoire passe forcément par la petite maison dans la prairie alors que des prairies, il n’ y en aura bientôt plus une seule, on va toutes les remplacer par des champs de maïs qui permettront d’ alimenter le parc automobile en essence de maïssol tout en arrosant les nappes frénétiques de pesticides plus ou moins ultra-violents … Arrêtez, je n’ en peux plus… Mais c’ est comme ça mon gars !!…Il y a aujourd’ hui, avec la logique pavillonnaire une prise de conscience collective qui doit se faire comme elle s’ est faite jadis avec les cigarettes et les hamburgers mais ça s’ annonce compliqué, personne ne sait aujourd’ hui comment faire pour inciter les gens à renoncer au pavillonnaire…


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Bon sang… Nous restâmes silencieux quelques instants. Même s’ il était évident que Marc S. souffrait de gros problèmes de dyslexie, cette première leçon d’ urbanisme contemporain à couper le souffle avait fait son effet, je me retrouvais pour la première fois nez à nez avec un problème qui nous poursuivrait désormais à chaque enquête, une sorte d’  amibe des temps modernes, une amibe géante en train de s’ acharner sur la planète entière comme pour l’  asphyxier, l’  ampleur de la tâche me paraissait tellement immense que je n’ en voyais pas le sommet, j’ aurais pu décider ce jour-là de devenir alcoolique ou alpiniste ou me remettre à fumer mais je n’ eus guère le temps que déjà Marc S. reprenait le volant de son rouleau-compresseur d’  informations plus qu’ alarmantes… En plus, dans les Côtes d’ Armor, la situation est aggravée par ce qu’ on appelle en sociologie « l’ or gris »… L’ or gris ???… Oui, l’ or gris, c’ est l’ afflux de devises générées par les retraités qui, lorsque l’ heure de la retraite a sonné, se déversent sur les côtes et achètent toutes les villas, les vieilles maisons, ce qui fait augmenter le prix du fessier… Du fessier ???… Du foncier oui, ce qui fait que lorsque les jeunes Corses américains… Costarmoricains ???… Ce qui fait que lorsque les jeunes Corses Armoricains veulent s’ installer, tout est hors de prix, ils sont obligés de se replier sur l’ intérieur des terres et là, sur qui


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ils tombent ????… Je vous le donne en mille… ???… Des Anglais… Des Anglais ???… Oui des Anglais qui rachètent l’ intérieur des terres et face à eux les Corses marocains ne savant vraiment pas quoi faire, et pas seulement à cause de problèmes d’ argent, les vraies raisons sont beaucoup plus profondes, elles sont plus à chercher du côté historique… Tiens donc… Oui absolument… Je ne devrais pas mais… Si, allez-y… Je vais quand même vous donner ce contact, c’ est celui du directeur de la fédération française de psychanalyse bretonne, un certain Paul B., il n’ a pas un caractère facile mais je crois bien que c’ est lui qui possède la clé de votre enquête, la clé de voûte de votre enquête je devrais dire, parce que cette enquête ressemble un peu à une cathédrale et ce qui m’ inquiète, c’ est que vous me donnez vraiment l’ impression de ne rien y connaître en maçonnerie ni même en liturgie… Vous savez, je débute dans la profession et… Allez, je suis beau joueur, prenez cette carte sur laquelle je viens de griffonner à la hâte un numéro de téléphone… Merci !… Merci beaucoup, merci vraiment beaucoup mais d’ ailleurs comment pourrai-je faire pour vous remercier ???… Hum… Vous n’ aurez qu’ à régler les consommations… En vous attendant dans ce café j’ ai bu quatre whiskies, un Jet 27, deux Schweppes et un grand verre de tequila Gold… ça vous apprendra à être à l’ heure… Une demi-heure de retard, c’ est tout


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simplement inadmissible, les urbanistes sont des gens précis, vous l’ apprendrez bientôt à vos dépenses… Je n’ eus même pas le temps de réaliser pourquoi Marc S. avait eu ce ton si hésitant tout au long de cet entretien qu’ il prenait déjà la porte en me saluant d’ un air goguenard qui en disait long sur ce qui m’ attendait chez le directeur de la fédération française de psychanalyse bretonne… Qu’ est-ce qui pouvait bien se cacher derrière cet organisme qui avait pourtant pignon sur rue au centre même de Saint-Brieuc ???… Je n’ osais l’ imaginer mais force fut de constater que je mis plusieurs semaines avant d’ obtenir un rendez-vous avec ce Paul B., il prétextait toutes sortes de raisons pour ne pas m’ accueillir, il me conseillait plutôt de lire un livre entier sur l’ ethnopsychiatrie de la Bretagne alors que je l’ avais déjà lu  1, il ne comprenait pas ma démarche, il n’ avait pas que ça à faire, il ne savait plus où il avait posé ses clefs, il était déjà en ligne, c’ était l’ anniversaire de sa femme, je ferai mieux de laisser tomber cette enquête, comment peut-on prétendre être un psychanalyste urbain, vous n’ êtes pas sérieux, arrêtez de me téléphoner sans arrêt, je vais devoir raccrocher, clic, ça suffit comme ça, ah c’ est encore vous, etc…

1  Ethnopsychitrie en Bretagne de Philippe Carrer.


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En y repensant, je me disais que je n’ aurais peutêtre pas dû raconter tout cela à cette assemblée de crêpistes, ils vivaient sans doute pour la plupart dans des lotissements plus ou moins bunkerisés à cause de ces satanés Anglais et ces diables de casques d’ argent qui s’ étaient emparés des plus belles demeures, laissant croupir ces pauvres Corsesamérindiens au fin fond de lugubres pavillons où le silence était si pesant que le cri d’ une alarme prenant au piège un jeune enfant dans des fils barbelés électriques était souvent vécu comme un événement sans précédent, une véritable libération de la chape de plomb et d’ ennui posée à tout jamais sur ce genre de quartiers maudits… J’ imaginais tous les autres enfants ricaner durant des mois en se remémorant la scène, et leurs parents de hocher la tête tout en cirant la carrosserie de leur 4x4, avant de lancer la traditionnelle cérémonie du barbecue qui viendrait clore la semaine à la manière d’ un véritable feu d’ artifices de protéines animales élevées dans les pires conditions… La rencontre avec Paul B. restera encore longtemps l’ un des plus grands moments de l’ histoire de la psychanalyse urbaine… Paul B. ne m’  avait accordé qu’ une entrevue d’ un quart d’ heure, il était déjà scandalisé par le simple fait que je n’ avais même pas suivi d’ analyse, ce qui d’ après lui m’ interdisait formellement la pratique de la psychanalyse… En


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apprenant, en plus, que je n’ étais même pas urbaniste, son sang n’ a fait qu’ un tour, juste un demi-tour même puisqu’ il m’ a volontairement tourné le dos durant une bonne partie de l’ entretien, il a tout fait pour éviter mon regard, comme si j’ étais le diable en personne, avant de me dire que la psychanalyse avait déjà subi assez d’ attaques comme ça, que j’ étais encore en train de ridiculiser une pratique qui était menacée de toutes parts, qui était quasi en voie de disparition, à cause des gens comme vous, des histrions sans formation qui gagnent leur vie en faisant plus de mal que de bien, qui mettent une plaque de psychanalyste urbain sur le pas de leur porte alors qu’ ils ne sont ni psychanalystes, ni urbanistes et qu’ ils n’ ont même pas de maison ni de porte, ça suffit comme ça ! Arrêtez de m’ interrompre à la fin, vous feriez mieux de dégager vite fait !… J’ ai tenté de lui rétorquer que je n’ avais rien dit et que des innovations comme celle de la psychanalyse urbaine permettraient sans doute de réoxygéner une pratique qui ne demandait qu’ à se réinventer, je lui ai même lu une citation extraite de Malaise dans la civilisation qui montre bien que Sigmund Freud  2 avait eu l’ intuition de l’ existence future de la psychanalyse urbaine sauf qu’ il n’ avait pas su la formuler 2  Cf. leçon 5.


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aussi bien que nous, à cause peut-être de son cancer de la gorge ou peut-être parce qu’ il n’ avait plus assez de courage pour le faire ou pas assez d’ imagination, on n ele saura jamais… En entendant ça Paul B. m’ a dit qu’ il n’ en croyait pas ses oreilles, qu’ il ne laisserait jamais salir l’ honneur de Sigmund Freud en sa présence et qu’ il avait déjà assez perdu de temps comme ça, il m’ a alors précisé qu’ il s’ occupait aussi d’ une association qui s’ appelait « Les champs lacaniens » et qu’  il était vraiment pressé, il devait organiser un congrès le mois prochain sur le thème du nœud borroméen vu de profil  3 et ça ne s’ improvise pas, vous savez ?… En lui disant, pour essayer de briser la glace, que je ne savais pas que Jacques Lacan avait mené une carrière de chanteur (champs lacaniens/chants lacaniens), à moins que ce ne soit une carrière de maître-chanteur, j’ ai bien cru que ma dernière demi-heure était arrivée… S’ il avait eu un pied de biche sous la main ou même un pied de marcassin, il m’ aurait probablement saigné jusqu’ au sang, on a vraiment failli en venir aux mains mais il a opté pour me mettre dehors à coups de pied et j’ ai dû battre en retraite… Par chance, en essayant de 3  Le nœud Borroméen est une figure mathématique constituée de trois cercles entremêlés, avec laquelle Jacques Lacan va modéliser les relations entre le Symbolique, l’  Imaginaire et le Réel lors des séminaires “Les non-dupes errent.”


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l’ empêcher de fermer la porte avec mon coude j’ ai alors réussi à lui dire que je m’ excusais, j’ avais bien compris toutes ses réserves mais quand même, Le Joint Français, c’ est un signifiant très fort dans l’ histoire des Côtes d’ Armor, vous ne croyez pas ? ??… Le quoi ??… Le Joint Français !!!… Vous savez, cette fameuse usine de joints français qui avait été décentralisée par la CGE, la Compagnie Générale d’ Electricité, à Saint-Brieuc au milieu des années 60… Le Joint Français !!!… Le Joint Français a été le théâtre d’ une grève sans précédent durant des mois… Oui, bien sûr que je me souviens de la grève du joint français… Toute la Bretagne s’ était durant des mois mobilisée derrière les grévistes du Joint Français, en les alimentant en cidre, en crêpes, en artichauts pour qu’ ils résistent face aux brigades de policiers qui les attaquaient régulièrement en leur lançant régulièrement des choux fleurs enflammés… Le Joint Français !!!!… Vous vous en souvenez quand même ???… Je sentais qu’ il avait accusé le coup, il avait desserré son étreinte avec la porte… Le Joint Français, Le Joint Français, bien sûr que je m’ en souviens… C’ est quand même un signifiant très fort !!!… On est bien d’ accord ???… Vous voulez dire jeune homme que derrière ce conflit social d’ une rare violence se cachait une volonté inconsciente des Côtes d’ Armor de ne pas faire le joint avec la France ???…


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Oui, en gros c’ est ça… Il baissa la tête… Mais c’ est bien plus grave que ça jeune homme, c’ est toute la Bretagne qui ne voulait pas du joint avec la France !!!… Entrez… Asseyez-vous, je suis désolé pour votre coude, je vais aller chercher de quoi désinfecter mais je crois bien que je n’ ai que du cidre… Ne vous en faites pas, ça ira… Vous savez, quand j’ étais enfant, nous étions très pauvres à la maison et quand je me blessais, ma mère me faisait toujours des cataplasmes avec des crêpes trempées dans du cidre… Avec le recul, je suis de plus en plus persuadé qu’ il devait s’ agir d’ un placébo et que c’ est tout l’ amour que ma mère me portait qui a dû me sauver à chaque fois de terribles infections et de la putréfaction… Je ne pus m’ empêcher d’ esquisser une larme en le voyant badigeonner mon coude avec du cidre, il reprit soudain, une fois la crêpe posée sur la plaie… En fait, comment dirais-je ???… Il faut bien vous rendre compte que la France, pour les Bretons, c’ est une sorte de mère adoptive mais une mère qui n’ a pas cessé de mépriser les Bretons… Ah bon ???… Bien sûr, vous nous avez toujours pris pour des demeurés !!!… Mais non…Pour des curateurs de fosse !!!… Mais enfin… Et même pour des consanguins !!!… Mais pas du tout… Mais bien sûr que si !!!… Le pire, c’ est qu’ en plus, vous nous avez coupé la langue !!!…????… Evidemment, en interdi-


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sant la pratique de la langue bretonne, c’ est comme si vous nous coupiez la langue, vous ne pouvez pas savoir tous les dégâts que vous avez pu faire à notre inconscient collectif !!!… Vous êtes-vous déjà retrouvé avec un inconscient qui ne peut plus parler sa langue, même dans ses rêves ???… Vous ne vous rendez pas compte que la langue d’ un peuple, c’ est sa substance, c’ est sa mœlle, c’ est le sang de l’ inconscient !!!… Et vous vous étonnez après ça que les Bretons ne voulaient pas du Joint Français !!!… Qu’ ils ne voulaient pas du joint avec la France !!!… Mais c’ était la moindre des choses !!!… Vous avez déjà reçu des coups de règle sur la tête parce que vous parliez le norpasdecalaisien  4 ???… Non  5… Bien moi si, mon grand-père aussi et mon arrièregrand-père pareil et tous les gens qui viennent dans ce cabinet pareil… D’ accord ???… Et tout ça parce qu’ on n’ avait pas le droit de parler le breton, et si on le faisait, on était bons !!!… Notre mère naturelle, il faut bien vous rendre compte, ça n’ a jamais été la France… Ah bon ???… Jamais de la vie !!!… ????… 4  C’ est vrai qu’ à l’ époque j’ habitais le Nord-pas-de-Calais. 5 En fait si, certains écoliers nordpasdecalaisiens ont reçu des grands coups de règle sur la tête quand ils parlaient flamand mais ça ne concerne qu’ une petite partie du continent nordpasdecalaisien, grosso-modo une portion du territoire comprise entre Hazebrouck et Wormouth pour ceux qui connaissent.


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Attendez… Non seulement vous n’ êtes pas psychanalyste, vous n’ êtes même pas urbain mais en plus vous n’ y connaissez rien en histoire ???… Je suis désolé… C’ est pas vrai… Je… Vous êtes vraiment un minable… Je sais mais il fallait bien que je tente quelque chose si je voulais sauver le monde… … Ecoutez, je n’ ai pas de temps à perdre mais si vous ne comprenez pas l’  environnement familial des Côtes d’ Armor en général et celui de la Bretagne en particulier, je ne sais pas comment vous allez vous en sortir, et au final vous risquez de faire énormément de dégâts… Notre région a déjà assez souffert comme ça et vous n’ allez pas lui rajouter une couche névrotique de plus par des approximations dangereuses et une méconnaissance totale du terrain… Je suis désolé… Vous vous rendrez vite compte que le Breton, même s’ il n’ a pas confiance en lui, est fort susceptible, il est capable de se battre en duel lorsqu’ on porte la main ou qu’ on jette l’ opprobre ou je ne sais quoi sur sa région… Vous avez raison… Asseyez-vous jeune homme  6… Je… Et cessez de 6  à l’ époque, j’ avais déjà plus de quarante-sept ans et ça me faisait toujours plaisir de me faire appeler “jeune homme”… J’ ignorais qu’ à peine deux années plus tard, montre en main, une jeune fille allait me proposer de me laisser sa place dans le Tramway lors de la psychanalyse urbaine de Montpellier… C’ était le signe évident que le temps avait repris sa marche en avant et s’ était lancé dans sa dernière ligne droite et qu’ il ne me laisserait que peu de répit avant une issue certaine…


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m’ interrompre alors que vous n’ avez strictement rien à dire !!!… Il sortit alors une longue pipe en bois qui aurait bien pu être un calumet de la paix sauf que le culot était vraiment petit… Paul B. le bourra avec un tabac étrange, de couleur verdâtre… Ce tabac dégageait une odeur âcre et un peu écœurante, mais au goût, c’ était assez velouté… Ce qui reste de cet entretien qui au final a dû durer plusieurs heures va constituer la trame du premier arbre mytho-généalogique de la grande Histoire de la psychanalyse urbaine. Sur l’ enregistrement vidéo, on sent comme un vrai frémissement dans l’ assistance quand j’ aborde le sujet, je me cite, « la Bretagne ne forge son identité bretonne qu’ au V, VIème siècle, avec l’ arrivée des premiers Bretons qui arrivent donc de ???… De Bretagne !!!… Non, de la Grande-Bretagne en fait, de la province de Britannia plus exactement, les Bretons avaient été poussés de là par les Angles, les Angles qui vont donner leur nom à l’ Angleterre, les Angles qui avaient été eux-mêmes poussés par les Saxons, les Saxons qui avaient été eux-mêmes poussés par les Germains, les Germains par les Francs et les Francs par les Huns, les Huns par les Autres qui n’ étaient autres que les Wisigoths, les Ostrogoths et les fameux joueurs de go qu’ étaient donc les Mongols et les Mogols qui, d’ après des experts interrogés au café des sports de


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Saint-Brieuc, avaient selon toute vraisemblance été effrayés par des ours géants au fin fond de la Sibérie, les fameux Colargols qui chantaient en fa en sol en poussant de longs cris gutturaux, ce qui avait enclenché tout un jeu de dominos où les Mogols vont pousser les Mongols qui vont eux-mêmes pousser les Wisigoths, les Ostrogoths, avec au final les Angles qui poussent les Bretons qui vont se déverser en Bretagne où ils vont installer les premières churches, les églises, les premiers monasters, les monastères, les premiers pubs, les cafés et les premiers baise and breakfast, les premiers motels on va dire… Pendant plus de 1000 ans tout va très bien se passer, les échanges commerciaux vont très bien se faire entre la Bretagne, la Grande-Bretagne, l’ Ecosse, le Pays de Galles, l’ Irlande et même l’ Espagne, the Spain, jusqu’ à ce que, à la fin du XVème siècle, suite au mariage arrangé d’ Anne de Bretagne avec le roi de France, la Bretagne ne soit arrachée des mains de sa mère naturelle la Grande-Bretagne, pour être confiée aux bons soins d’ une mère adoptive qui n’ était autre que la France. Je devrais dire « aux mauvais soins » puisque la France ne va cesser de mépriser les Bretons au point de les assimiler à des curateurs de fosses, et d’ aller jusqu’ à leur couper la langue, en interdisant la pratique de la langue bretonne. Ceci va profondément déstabiliser une région


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qui se retrouve ainsi déchirée entre deux mères historiques et hystériques en même temps : une mère naturelle qui n’ est autre que la Grande-Bretagne (face à elle la Bretagne restera à jamais la petite Bretagne et c’ est sans doute là que se trouvent les origines du fameux complexe d’ infériorité breton) et de l’ autre côté la France, qui sans cesse va dire et redire à sa fille adoptive que son pire ennemi, c’ est sa mère, la Grande-Bretagne, avec pour conséquence des Bretons qui ne sauront plus sur quel pied danser, et qui vont devoir inventer le fest-noz pour exorciser cet environnement familial pathogène… Si à cela vous rajoutez une troisième mère, la mer nourricière, le bel océan, vous créez le concept du père absent, le père absent breton, le marin, le marin qui part à la pêche et qui ne revient pas souvent, ou pas tout le temps ou pas du tout parce que souvent il ne savait pas nager. Si en plus de tout cela, vous rajoutez, pour couronner le tout, la mère supérieure, la religion catholique qu’ on peut considérer comme une sorte de surmoi castrateur, puisqu’ elle va s’ abattre comme une chape de plomb sur la région au point d’ étouffer au passage le deuxième père absent breton qui n’ est autre que le druide… Si vous faites le calcul, ça vous fait quatre mères historiques et hystériques en même temps, plus deux pères absents, la Bretagne n’ avait pas d’ autre solution que de sombrer dans la


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dépression et donc la boisson… Et voilà… Et vous vous rendez bien compte que lorsque les casques d’ argent refoulent les jeunes Bretons vers l’ intérieur des terres et que les jeunes Bretons tombent sur des Anglais en train de tout racheter, vous comprenez bien qu’ avec un arbre mytho-généalogique comme ça, les jeunes Bretons ne savent pas quoi faire, est-ce que ces Anglais doivent être considérés comme amis ou des ennemis ? Est-ce que ce sont des cousins, voire des cousins germains même s’ ils sont anglais ? Est-ce qu’ il faut les accueillir à bras ouverts ou leur déclarer la guerre ? En définitive, les Bretons ne savent pas quoi faire, ils laissent les Anglais racheter l’ intérieur des terres et, pour se loger, les Cortaméricains sont obligés de se lancer dans la logique du pavillonnaire, accentuant ainsi le phénomène de l’ étalement urbain… Sur la fameuse vidéo, on ressent comme un flottement… Après ce long silence, le chef des crêpistes a pris la parole pour dire que ce n’ était pas normal que les casques d’ argent aient un tel pouvoir d’ achat, ils pourraient au moins partager, peut-être devrait-on les forcer à s’ installer dans des camps plutôt que de voir les côtes bretonnes ainsi se fossiliser ????… Dans des quoi ???… à dit une voix… Oui des camps de retraités, des sortes de maisons de retraite géantes où on les regrouperait pour qu’ ils meurent plus vite…


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Mais putain !!!… On distingue sur la bande-son comme un début d’ échauffourée entre deux casques d’ argent et le patron de la crêperie… à la fin d’ un bref combat, les deux casques d’ argent sont vite maîtrisés, on entend le patron s’ excuser en prétendant qu’ il avait plaisanté mais avec le recul, je me demande s’ il était vraiment sérieux en disant qu’ il plaisantait sachant qu’ on plaisante souvent lorsque le sérieux s’ avère insupportable… Cependant, concernant les Anglais, ce patron n’ a pas pu s’ empêcher d’ ajouter qu’ en Corse, ça ne se passerait pas comme ça… Il y a longtemps que les Corses auraient mis du lisier dans les serrures des résidences secondaires anglaises, du lisier mélangé avec du steak de cheval, de la pâte à crêpe et des cuisses de grenouille pour vraiment les traumatiser, ces salauds d’ Anglais !… Après une longue slave d’ applaudissements, on entend très distinctement quelqu’ un dire qu’ il serait grand temps de relancer le terrorisme dans la région, en commençant par réquisitionner les résidences secondaires pour en faire des bases arrières avec l’ aide de conseillers corses ou même cubains. Il y a eu comme un élan d’ enthousiasme dans la salle, des drapeaux bretons ont surgi d’ un peu partout, une expédition punitive contre un couple de casques d’ argent anglais venant juste de s’ installer dans le coin a commencé à s’ organiser. Heureusement, le chef des crêpistes a préféré


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calmer les esprits en offrant une tournée générale, déclarant à la cantonade que les Corses feraient sans doute moins les malins si l’ Italie s’ appelait la Grande Corse… J’ ai alors pu reprendre mon exposé en proposant des traitements de choc afin de sortir à la fois toute la Bretagne de la dépression et de cette logique d’ étalement urbain si criminelle pour l’ environnement mais par là-même, je voulais aussi vite proposer une alternative à d’ éventuels projets de lynchage anti casques d’ argent en train de s’ échafauder dans la crêperie… à l’ époque, je savais que je n’ en avais plus pour très longtemps avant de devenir moi-même un casque d’ argent et je n’ avais pas envie de préparer le bâton avec lequel les générations futures allaient me taper dessus à gorge déployée. Pour comprendre l’ espèce d’ ordonnance qui va suivre, il faut quand même se rappeler qu’ à l’ époque, on était au début des années 00 donc peu avant le début de l’ ère du grand recommencement, le pays était divisé en départements qui dataient tout de même de la Révolution Française… Cette politique de morcellement avait affaibli encore plus une région bretonne déjà laminée par un environnement familial extrêmement chargé comme nous l’  avons vu précédemment… L’ idée qu’ on avait retenue à l’ agence consistait donc à regrouper les trois départements bretons avec celui


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de Nantes, la Loire-Atlantique, pour en faire une région qui ne s’ appellerait plus la Bretagne mais la Grande-Bretagne, qui traiterait enfin d’ égal à égal avec sa mère du même nom plutôt que de rester à jamais coincée dans un complexe d’ infériorité devenu endémique… Cette proposition fut accueillie dans la crêperie avec des hourrahs d’ enthousiasme somme toute contrastés… Le hic venait du rattachement de Nantes et de ses habitants qu’ on surnommait familièrement les Loiratlantiquais, certaines personnes dans la salle les trouvaient beaucoup trop hautains, d’ autres prétendaient qu’ ils n’ étaient pas assez dépressifs pour être de vrais Bretons, il y eut un long débat avec au final un vote favorable à cette proposition même si ce fut d’ extrême justesse (4 voix pour, 3 voix contre et 8 abstentions)… La deuxième proposition consistait à remettre le Joint Français au goût du jour, afin de le reconsidérer aujourd’ hui, non pas dans sa dimension industrielle mais dans un cadre agricole, avec un produit à fort valeur ajoutée, ce produit agricole permettant d’ abord à toute la région de sortir de son ivrognerie endémique mais aussi de trouver des alternatives à une agriculture bretonne en train de sombrer à l’ époque dans une politique d’ agriculture intensive qui s’ avérait catastrophique pour l’ environnement… Cette deuxième proposition fut chaleureusement


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accueillie par l’  assistance… Plusieurs personnes présentes participaient régulièrement à la Cannabis Cup, une manifestation organisée chaque année, où sont goûtés et récompensés les meilleures variétés de cannabis breton. Fort de cet ancrage culturel, le projet d’ un nouveau Joint Français pourrait vite voir se multiplier l’ ouverture d’ une nouvelle vague de cafés du coin qu’ on pourrait pourquoi pas baptiser des « Relais H »… Des cafés fumeurs bien évidemment… Le directeur de la crêperie battait des mains, il était déjà prêt à ouvrir une annexe spéciale à sa crêperie pour être à l’ origine du premier Relais H. de toute la Bretagne… Je me souviens fort bien que quelqu’ un a alors sorti un gros sachet d’ herbe pour en proposer à toute l’ assistance et je dus interrompre la présentation de mes travaux une bonne demi-heure avant de reprendre sous les vivats d’ une foule beaucoup moins anxiogène qu’ au début de l’ exposé… Le chef des crêpistes était même venu me féliciter, m’ avouant au passage qu’ il m’ avait d’ abord pris pour un pur escroc mais que désormais, grâce à moi, il n’ aurait plus jamais honte d’ être breton… Voyant qu’ une fine larme coulait de mon œil droit, je me disais que je n’ avais pas fait tout ça pour rien, il me prit résolument dans ses bras, me confiant qu’ il ne m’ oublierait jamais, non seulement le moral de la Bretagne serait bientôt guéri mais son économie


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aussi. Pour lui, avec un taux de croissance supérieur disons de 2% l’ an, c’ est tout le marché de la crêpe qui s’ envolerait, avec des crêpes au cannabis, des spacecrêpes, c’ est toute une région qui se retrouverait bientôt dans les étoiles et tout ça grâce à vous… J’ ai eu beau lui dire que je n’ y étais pour rien, j’ étais bien sûr contre le culte de la personnalité, je faisais juste mon boulot de psychanalyste urbain, j’ ai bien senti qu’ à ce moment il était fin prêt à m’ avouer avoir toujours rêvé goûter à d’ autres pratiques affectives que celles qu’ il pratiquait de plus en plus rarement avec son épouse… Je n’ eus pas le temps de lui avouer que je ne le trouvais guère séduisant et que je n’ étais pas du bâtiment, je fus soudain arraché par la foule qui réclamait la fin de mon exposé en poussant des hurlements de joie… Oui, leurs dis-je en regagnant la tribune, l’ étalement urbain ne doit pas être vécu comme une malédiction, non, les gens ne doivent pas être condamnés à vivre dans des lotissements, oui et non, la concentration pavillonnaire ne doit pas être vécue comme une fatalité par les générations futures !!!… Chaque fin de phrase était marquée par un tonnerre d’ applaudissements qui durait parfois plusieurs minutes… On distingue très nettement sur les images que mes yeux sont rougis par les larmes mais mes propos restent empreints d’ un sang-froid et d’ une dignité qui resteront à jamais inscrit dans


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la mémoire de ce bon peuple enfin réconcilié avec lui-même… Mes dernières propositions allèrent droit au cœur de l’ assistance, elles avaient été griffonnées à la hâte sur une table de restauration, et à cette époque, nous n’ en étions encore qu’ à nos débuts, les ordinateurs russes que nous avions achetés en Colombie tombaient régulièrement en panne et j’ avais dû convaincre les concepts designers de l’ agence de travailler au restaurant, sur des nappes en papier, pour accoucher de ce qui allait s’ avérer être l’ esquisse d’ un des plus formidables projets de société que le monde entier de l’ urbanisme ait pu imaginer… Le premier graphique, qui sera prochainement exposé au Grand Musée Interntional de la Psychanalyse Urbaine de Vierzon, montre bien que le concept de phare breton reste encore aujourd’ hui l’ alternative la plus simple qui existe dans le domaine du logement collectif innovant… En installant une famille par étage, on peut aisément loger cinq à six familles par phare, tout en réservant le rez-dechaussée à une micro-entreprise, à un service aux habitants ou à un commerce qui pourrait bien sûr être une crêperie ou un Relais H… Il faut bien avouer que les grandes tours d’ habitation sont encore aujourd’ hui diversement appréciées dans l’ Imaginaire des peuples… En leur donnant des formes liées à l’ inconscient collectif local, ces grandes tours seront


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mieux acceptées et nous avons eu de cesse depuis de développer ce concept particulièrement innovant en proposant des tours d’ habitation en forme de bouteille ou de tonneaux lors de la psychanalyse urbaine de la Communauté Urbaine de Bordeaux (Opération « Bouillon CUB »), en forme d’ andouille à Vire (Opération « On n’ a qu’ une Vire ! ») ou en forme de vache à lait à Parthenay (Opération « Parthenay particulier »)… Alors que de longs cris d’ admiration faisaient encore une fois trembler les murs de la crêperie, j’ en vins ensuite à une deuxième proposition de lutte contre l’ étalement urbain, qui m’ était apparue judicieuse en découvrant le nombre effroyable de ports de plaisance répertoriés dans les Côtes d’ Armor en général et dans toute la Bretagne en particulier… Quand on se rend compte à quel point ces endroits sont lugubres, vides de vie et réservés à une oligarchie qui a toutes les peines du monde à lutter contre l’ ennui, et que les vrais marins surnomment entre eux la marine bling-bling, pourquoi ne pas prendre le taureau par les cornes avec sa brebis et l’ eau du bain et exiger un minima de 20% de logements sociaux par port de plaisance ???… Rassurez-vous, l’ idée n’ est pas d’ entasser des jeunes ménages et leurs enfants dans des voiliers ou des yachts loués par des oligarques russes ou loiratlantiquais, mais bel et bien d’ anticiper la fin de la


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civilisation pétrolifère en investissant des cargos et des tankers abandonnés avec des logements sociaux… Les volumes disponibles dans ce genre d’ engin sont considérables, les familles pourraient s’ y loger par centaines, les célibataires par milliers et je ne vous parle pas des dizaines de centaines de paquebots qui encore aujourd’ hui sillonnent les mers pour déverser un peu partout leurs cargaisons d’ objets inutiles mais qui bientôt seront devenus obsolètes dans le cadre de la fin de la civilisation du pétrole, et qui consisteront à n’ en pas douter, un parc immobilier d’ une ampleur vertigineuse… En installant toute cette flotte de bateaux réaménagés, à quai, dans les ports de plaisance, on redonnera vie à ces endroits tout en réglant, pour un bon bout de temps le déficit de logements qui fait rage dans la Bretagne, sans créer pour autant le moindre étalement urbain… à peine ai-je prononcé ces dernières paroles d’ une voix brisée par l’ émotion, qu’ on me voit disparaître sous une véritable meute de gens venus envahir l’ estrade pour me féliciter, on distingue aussi très clairement le directeur de la crêperie m’ embrasser sur la bouche à deux reprises alors que de vieilles dames bretonnes venues de je ne sais où m’ offrent des crêpes que je dois m’ empresser de manger sur le champ pour ne pas les vexer… …Après avoir visualisé la séquence plusieurs fois, j’ ai bien l’ impression que c’ est bel


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et bien la personne chargée de filmer la scène qui s’ approche de moi pour m’ offrir son chapeau… Un chapeau rond visiblement puisqu’ à peine ai-je eu le temps de l’ enfiler que la foule s’ empresse d’ improviser une chanson dont les paroles resteront à jamais scellées dans mon cœur : Il a son chapeau rond, vive la Bretagne Il a son chapeau rond, vive le Breton On me voit distinctement fondre en larmes en apprenant que ce peuple si dur et austère a fait de moi l’ un des leurs, cette ritournelle est reprise plusieurs fois pour bien marquer mon intronisation, et j’ ai alors toutes les peines du monde à présenter le dernier projet, celui de loin le plus innovant pourtant, puisqu’ il s’ agissait ni plus ni moins que d’ un village de seins, une village composé de logements collectifs en forme de seins, pour bien rentrer en résonance, là encore, avec la dimension matrimoniale de l’ Imaginaire Collectif Breton, clairement présent dans l’ arbre mythogénéalogique de la région avec ses quatre mères hystériques et historiques en même temps. Cela étant, le trait de génie de ce dernier projet n’ a pas été d’ imaginer des salles de réunion au sommet des seins collectifs, des salles de réunion avec des toits rétractables… Non, la vraie


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originalité de ce projet a été de vouloir affirmer une architecture tout en rondeur, une architecture tout en douceur, une architecture qui proposerait enfin une vraie alternative à la dictature des angles qui règne sans partage dans le monde de l’ architecture depuis des siècles et des siècles. Ce serait aussi, et vous noterez bien le côté astucieux de la chose, une manière inconsciente et évidemment lacanienne de s’ émanciper de la mère naturelle de la Bretagne, l’ Angleterre, la Terre des Angles… C’ est en révélant à l’ assistance ce tout dernier projet que la présentation de nos travaux a donc tourné à la confusion la plus extrême, ce village de seins énormes provoquant un mouvement de foule sans précédent et plusieurs personnes sont malencontreusement venues s’ affaler sur la caméra vidéo… D’ après des témoins interrogés plus tard, des couples se seraient formés à la hâte, illégitimes pour la plupart et la présentation se serait terminée dans une vaste mêlée libidineuse où le caractère catharsistique de notre analyse a pris soudain une dimension totalement inattendue. Cet aspect du projet nous avait totalement échappé à une époque où nous maîtrisions très mal cette toute nouvelle science qu’ était la psychanalyse urbaine. Que les gens soient intéressés par nos travaux, passe encore, c’ était déjà une belle forme de reconnaissance et ce soir-là, nous n’ osions


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même pas l’ escompter, mais que la présentation de nos travaux dégénère en une véritable orgie, autant vous dire qu’ on est tombé des nues. Les fameuses space-crêpes que le directeur de la crêperie avait cuisinées à la hâte avant de les distribuer gratuitement à l’ assistance ont certainement leur part de responsabilité dans cette affaire mais n’ empêche, les conséquences de cette soirée, que ce soient les quatre divorces, la fermeture de la crêperie sans compter la démission du maire, nous ont fait plus que méditer sur l’ alinéa E des huit commandements de la psychanalyse urbaine, qui nous dit que, rappelons-le : E Même si l’ objectif de la cure, plus que la prise de conscience des désirs inconscients de la ville patiente, vise à la libération de forces nouvelles, qui poussent les habitants patients au changement et à l’ action, on ne peut que redouter la réaction de la population aux prises avec un enchantement sans bornes qui cherchait en vain depuis des siècles son équivalent dans la réalité…

“La chose : lâche + ose.” Jacqueline Lacan. Contribution à La grande Histoire de la Psychanalyse Urbaine. Trad. Marie-Laure Cazin, p102.


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Malgré son épilogue très controversé, la psychanalyse urbaine des Côtes d’ Armor nous fit donc le plus grand bien. Au-delà du simple fait que notre pratique ait été enfin légitimée auprès du grand public, cette vaste enquête nous permit aussi de dégager une vraie méthode de travail, à laquelle nous n’ avons jamais dérogé depuis… Elle peut ainsi se résumer de la sorte comme suit ci-contre à peu près comme elle a d’ abord été intégrée dans les contributions à la grande Histoire de la psychanalyse urbaine, avant d’ être bientôt exposée, sous sa forme manuscrite, dans le futur grand musée international de la psychanalyse urbaine de Vierzon.


Leçon 7 La psychanalyse urbaine du monde entier ne peut pas se faire toute seule ni tout seul.

annexe 109

L’arrivée d’ Urbain l’enchanteur

à tous points de vue, l’ opération spirale a donc marqué un vrai tournant dans l’ histoire de la psychanalyse urbaine. Ce qu’ on sait moins, c’ est qu’ elle va aussi marquer l’ entrée en scène de Charles, alias Charlie, dans la grande Histoire de la psychanalyse urbaine. Architecte de formation, Charles alias Charlie sera d’ abord nommé concept designer de l’ ANPU avant de s’ autoproclamer Urbain l’ Enchanteur et s’ imposer comme le maître à penser et l’ éminence grise d’ une agence qui va gagner en crédibilité par la présence de Charles alias Charlie, à la fois sur le terrain lors des phases d’ enquête mais surtout dans l’ élaboration des traitements proposés aux villes en analyse. Charles alias Charlie va notamment contribuer à la conception du fameux concept de Z.O.B. (Zone d’  Occupation Bucolique), dont la première ébauche a vu le jour à l’ occasion de la psychanalyse de


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Tours même si ça reste encore à éclaircir comme le suggère cet article récemment publié par la revue Bigre ! Bigre ! : Charles Altorffer, dans quelles circonstances avez-vous rejoint l’ équipe de l’ ANPU ? C.A. : C’ est La Corbusière qui m’ a proposé de rejoindre l’ ANPU. Elle avait assisté à plusieurs conférences de restitution, à une époque où L. présentait les traitements proposés aux villes avec des schémas griffonnés à la hâte sur des nappes en papier. Comme l’ agence n’ avait que très peu de moyens, il faisait travailler des jeunes architectes à peine diplômés et en échange d’ un bon repas au restaurant, il leur demandait de dessiner à même la nappe les propositions d’ aménagement urbain qu’ il avait imaginées. Autant vous dire qu’ avec les tâches de gras ou de vin qui décoraient les esquisses, l’ effet était garanti. Le plus grave, c’ est que L. faisait souvent passer les documents dans le public et que très vite les nappes étaient déchirées plus ou moins volontairement par des spectateurs peu favorables aux projets proposés. L. était alors obligé de refaire les esquisses lui-même et comme il ne sait absolument pas dessiner, les reproductions obtenues ne ressemblaient à rien du tout. En voyant ça, La Corbusière avait été scandalisée, elle avait sommé L. de cesser de se ridiculiser à ce point et de décrédibiliser une


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démarche en laquelle elle croyait sans doute plus que L. lors des débuts de l’ ANPU. Me connaissant via des ennemis communs, elle m’ a alors proposé de rejoindre l’ équipe en arguant du fait qu’ elle avait dû débourser des sommes colossales pour mener à bien la psychanalyse urbaine de Tours et qu’ il y avait de quoi financer aisément le travail d’ un « vrai professionnel ». L. n’ a pas bronché, je crois même que ça l’ a soulagé, il m’ a dit un jour qu’ il se sentait un peu seul avant mon arrivée à l’ ANPU. Bigre ! : Les rumeurs les plus folles courent à votre sujet, certaines mauvaises langues prétendant que vous êtes un ancien du Vietnam, d’ autres que vous n’ avez pas construit un seul bâtiment de votre vie alors que vous êtes censé être architecte de formation et que c’ est suicidaire d’ avoir confié l’ urbanisme du monde entier à quelqu’ un qui n’ a jamais vraiment fait ses preuves. Qu’ avez-vous à répondre à toutes ces allégations ?… C.A. : Au moment où j’ ai été mis en relation avec l’ ANPU via des amis communs et non des ennemis comme ça a été écrit ici ou là  1, je me définissais comme étant fondamentalement un architecte potentialiste, c’ est-à-dire un architecte avec un fort potentiel qui n’ avait pas encore réussi à se matérialis1  En l’ occurrence des membres du collectif Exyzt, un collectif spécialisé dans l’ architecture éphémère de proximité.


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er, mais c’ était il y a quelques années. Depuis, je suis désolé, j’ ai conçu et réalisé le Point Zéro, l’ EMGP (école Marseillaise des Gredins de Proximité), le premier pilier du Transborderline, le TRGV (Tapis Roulant à Grande Vitesse de Montpellier), le monument aux morts en mémoire aux entreprises disparues de Flers dans l’ Orne  2, le « cimetière festif » de Port-Saint-Louis  3, sans oublier l’«  office de tourisme industriel » de Dunkerque  4 pour ne citer que les principaux projets finalisés pour l’ instant. Avec tout ça, j’ estime avoir fait mes preuves, il ne faut tout de même pas exagérer. Quant à la rumeur d’ être un ancien du Vietnam, elle est sans doute liée au fait que j’ ai longtemps été vêtu d’ un treillis qui rappelait la manière si particulière dont les G.I.s étaient habillés pendant la guerre du Vietnam. Je peux comprendre l’ amalgame, mais que d’ autres personnes aient pu suggérer avec cette histoire du Vietnam, que tous les projets que j’ ai pu imaginer au sein de l’ ANPU aient été inspirés par l’ usage massif de LSD, là je m’ insurge. J’ ai assez pris de LSD par le passé pour pouvoir dire qu’ il est impossible de travailler sous l’ emprise de ce produit, soyons sérieux !… 2  Opération “Flers la Piste”. 3  Opération “Far Sud”. 4  Opération “Le port épique”.


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Bigre ! : Cela étant, vous damez le pion à vos détracteurs en marquant un grand coup dès votre arrivée à Tours avec le lancement du concept de Z.O.B… C.A. : Là aussi, il y a méprise. Beaucoup d’ historiens de l’ urbanisme s’ accordent à dire aujourd’ hui que les concepts de Z.O.B. (Zone d’ Occupation Bucolique) et de A.A.A.H. (Autoroutes Astucieusement Aménagées en Habitations) ont été imaginés à Tours mais c’ est complément faux. De une, le concept de A.A.A.H. a été pondu à Aubagne lors de l’ opération Aubagnol  5, en nous apercevant que la ville était encerclée par des autoroutes, l’ idée de les aménager avec des logements nous est apparue être le meilleur moyen de lutter contre l’ étalement urbain qui fait rage là-bas comme un peu partout dans le monde entier  6. De deux, le terme de Z.O.B. a été prononcé pour la première fois à Chalons-en-Champagne, à peu près un an après la psychanalyse urbaine de Tours. Pour résumer ce qui s’ est passé, la ville de

5 Nous avions utilisé ce titre accrocheur lors de la présentation de la conférence de restitution en découvrant que Marcel Pagnol était originaire de la ville d’ Aubagne. 6 D’ après l’ ANPU, en aménageant l’ ensemble du réseau autoroutier français, long de 10 000 kilomètres, avec des habitations réparties sur six étages de chaque côté de la chaussée, on pourrait aisément loger 60 millions d’  habitants, soit donc doubler la population française sans créer d’ étalement urbain.


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Châlons ressemblait morphocartographiquement  7 à la tête d’ une dame coiffée d’ un chignon. En se penchant sur son histoire, on s’ était vite rendus compte que le destin de cette ville, complètement isolée dans la campagne, ressemblait à celui d’ une jeune fille innocente qui durant tout le Moyen-Âge aurait rêvé de s’ acoquiner avec un riche marchand vénitien mais qui au lieu de cela s’ était fait prendre par derrière par des Anglais pendant la guerre de Cent Ans ! C’ est le genre d’ incident historique qui peut briser psychologiquement une ville pendant des siècles. On a eu le même genre de cas à Marseille  8 sauf qu’ à Châlons, c’ était nettement pire ! On a vraiment eu l’ impression que suite à cette prise contre-nature, la ville s’ était inexorablement repliée sur elle-même en devenant une ville de garnison entourée de remparts, et qu’ elle s’ est longtemps comportée comme une vieille fille, avant de se retrouver dans un contexte urbain particulièrement libidineux, avec la présence en son sein d’ une pénétrante  9, d’ une immense zone humide à proximité et d’ une zone G., du nom donné jadis à la partie ancienne de Châlons, sauf que cette 7  La morphocartographie est une technique couramment utilisée en psychanalyse urbaine pour détecter des formes inconscientes par l’ observation attentive de la carte du territoire étudié. 8  Cf leçon 7. 9 Nom donné jadis à des portions d’  autoroute qui venaient pénétrer la ville.


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zone G. a été éradiquée il y a trente ans, ce qui a dû renforcer la frigidité d’ une ville qu’ il nous fallait absolument réconcilier avec une libido pourtant très prometteuse. Bigre ! : Si je comprends bien, c’ est donc à Châlonsen-Champagne qu’ a germé pour la première fois l’ idée de Z.O.B. ? C.A. : Oui, absolument, on a eu envie d’ imaginer un concept urbain qui pourrait refertiliser la ville en créant du lien social avec toutes sortes de propositions d’  aménagement urbain. à Châlons, le programme de la Z.O.B. était encore très succinct, je crois me souvenir qu’ on avait imaginé construire cette zone autour d’ un pipe-line de champagne qui alimenterait toute une série de bars à champagne disséminés dans la ville mais c’ était à peu près tout au niveau programmatique… Force est de constater que cette proposition thérapeutique n’ a pas vraiment interpellé les pouvoirs publics là-bas, il faut bien avouer que nous n’ avons jamais été rappelés depuis… Bigre ! : …Pourtant ce concept de Z.O.B. a été constamment repris dans les analyses urbaines qui vont suivre. Quelles sont pour vous les raisons profondes qui ont rendu aujourd’  hui cet outil aussi


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incontournable en psychanalyse urbaine ??… C.A. : On sait depuis Czapski  10 que la bonne santé d’ une ville se mesure en nombre de grues au mètre carré et rien qu’ en se basant sur ce critère, il est évident aujourd’ hui qu’ en France, beaucoup de villes traversent de graves problèmes de libido… Mais de mon point de vue et c’ est aussi je crois la philosophie de l’ ANPU,  il faudrait arrêter de mesurer la sexualité d’ une ville de cette manière… Je crois en effet fondamentalement que de vastes aménagements urbains, même bien pensés, ne peuvent pas à eux seuls recréer la vie affective d’ une ville. Ce sont d’ abord les activités entre les habitants qui la font : par le travail, les échanges commerciaux, la vie culturelle, tout ce qui fait en gros le charme, la chaleur, la convivialité d’ une ville… Avec le travail qui disparaît, la plupart des échanges commerciaux qui se concentrent dans des supermarchés situés à l’ extérieur des villes, et une vie culturelle réservée à une sorte d’ élite qui n’ ose pas dire son nom, on se rend compte de plus en plus qu’ on a affaire à des villes qui se transforment peu à peu en de vastes déserts affectifs, avec des centres villes 10 Anita Czapski est sociologue et directrice d’ une entreprise de BTP solidaire récemment implantée sur le port de Dunkerque, elle est notamment co-auteur du manifeste “Pour un béton plus humain.”


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complètement vidés de leur substance et de leurs habitants, on n’ y trouve plus guère que quelques banques, des agences immobilières, des lunetiers et parfois, il n’ y a même plus un PMU… Bigre ! : Le concept même de Z.O.B. a donc été imaginé pour redonner de la vie au cœur des villes ???… C.A. : Oui, fondamentalement. L’ objectif des Z.O.B. étant donc de refertiliser les villes en créant du lien social, nous avons peu à peu modifié et étoffé ce projet initial par un certain nombre de propositions, à la lumière de toutes les enquêtes et des traitements thérapeutiques imaginés sur le terrain… à Roubaix par exemple, on a été par exemple frappés par l’ importance capitale qu’ ont eu les estaminets dans la vie sociale et politique durant toute la révolution Industrielle. Ils étaient extrêmement nombreux (environ 2400 rien qu’ à Roubaix en 1913, soit une moyenne d’ un estaminet pour 50 habitants), puis leur nombre a diminué inexorablement et on a signé leur arrêt de mort avec cette loi récente contre le tabagisme, en les asphyxiant complètement, littéralement parlant. à côté de ça, on s’ est aussi aperçus que Roubaix était un endroit idéal pour développer des formes nouvelles d’ agriculture de proximité, avec des produits à fort valeur ajoutée qui pourraient être commer-


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cialisés dans des établissements spécialisés. En se basant sur le travail mené dans les Côtes d’ Armor, on a bien sûr repris l’ idée des « Relais H. », dans lesquels les gens pourront bientôt goûter les différentes spécialités locales comme on le faisait jadis dans les estaminets, avec des bières produites sur place. Le Relais H. est devenu depuis un élément incontournable de la Z.O.B… Bigre ! : Mais pour lancer ce concept de Relais H., qui pourrait vraiment réactiver la vie sociale et économique un peu partout, tout en proposant une alternative à des formes de criminalité de plus en plus pesantes, il faudrait faire preuve d’ un courage politique sans précédent… C.A. : Oui, un peu comme celui qu’ eurent les responsables politiques américains en 1933 lorsqu’ ils ont arrêté la Prohibition, en pleine crise économique d’ ailleurs, ce qui a permis à l’ époque de soulager la détresse de beaucoup, des gens qui pour la plupart étaient en forte déshérence sociale… Bigre ! : Mais est-ce que ce n’ est pas un peu démagogique et éthiquement douteux de proposer d’ anesthésier le malaise social avec du haschich ???… C.A. : Entendons-nous bien, les Relais H. ne sont qu’ un des aspects de la Z.O.B. Lors de l’ enquête


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menée à Villeurbanne, on est tombés sur un « célibaterium », nom donné jadis à un bâtiment où la société E.D.F. rassemblait tous ses employés célibataires pour je ne sais quelle raison. Nous avons longtemps médité là-dessus avant de recycler le concept en proposant à la ville la construction d’ un « Hug Center », hug voulant dire câlin en anglais. Il s’ agit là aussi de moderniser et de réinventer des établissements qui ont tenu un rôle social très important par le passé, pour en faire donc des « Hug Centers », des lieux d’ inspiration bonobiste destinés à créer du lien social par la caresse, par la tendresse, des massages bien sûr, et toutes sortes d’ échanges que je vous laisse imaginer avec un ou plusieurs partenaires de votre choix. Bigre ! : Mais là encore, ne risque-t ’ on pas d’ assister à toutes sortes d’ excès en tous genres ?… C.A. : Mettons-nous bien d’ accord, les Hug Centers ont d’ abord été imaginés comme des lieux mixtes, où les échanges ne se feront plus dans une logique de sport de combat à lourde tendance machiste que nous vend la culture pornographique, ils seront plus basés sur une vraie culture de la douceur, de la tendresse et du respect de son prochain et de sa prochaine, dans un vrai souci d’ élévation spirituelle par le corps finalement, les Hug Centers ont d’ ailleurs


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été pensés comme des lieux de formation… Bigre ! : Est-ce que vous croyez que ce n’ est pas un peu irresponsable de vouloir relancer la vie sociale des villes avec des propositions de ce genre ?… C.A. : Soyons clairs, la Z.O.B. n’  a pas qu’  une vocation festive, l’ ANPU propose par exemple de réintroduire les cimetières au cœur des villes pour en faire des lieux de médiation et d’ échange, des cimetières festifs  11 en quelque sorte, conçus comme des lieux de promenades où l’ on pourra installer des jeux pour enfants voire des crèches et des bars-restaurants, y organiser régulièrement des bals musette ou des nuits des morts-vivants. L’ objectif clairement affiché étant, quelque part, d’ apprendre aux gens à mourir dans la bonne humeur plutôt que d’ occulter ce moment si crucial dans la vie, comme c’ est devenu la tendance aujourd’ hui, et de sombrer dans un jeunisme généralisé qui, à mon avis, est le symbole évident d’ une société incapable de se projeter dans l’ avenir puisqu’ elle ne veut même pas mourir alors que c’ est ce qui lui pend au nez si elle ne réagit pas… 11 Imaginé lors de la psychanalyse urbaine de Béthune le concept de “cimetière festif” s’ est directement inspiré de la confrérie des charitables, encore active aujourd’ hui, qui assure le service des enterrements avec le souci de dédramatiser la situation.


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Bigre ! : Mais, excusez-moi, une ville, ce n’ est pas seulement des lieux festifs mélangés à des cimetières… Une ville, c’ est aussi des emplois, qu’ avez-vous prévu au niveau économique par exemple ?… C.A. : D’ après Whynot  12, l’ ère industrielle aura été une erreur de l’ histoire. Bien sûr, il ne faut pas tout jeter de ce qui a été fait ces deux cents dernières années mais le monde du travail doit être réinventé, on ne peut plus croire éternellement à une logique industrielle qui générerait à nouveau de grosses unités de production comme ça se pratiquait jadis… Bigre ! : …et comme ça se pratique encore aujourd’ hui… C.A. : Oui mais vous savez, à terme tout va disparaître, les ressources naturelles vont s’ épuiser, la spéculation financière va détruire tout sur son passage et les grands empires industriels vont s’ effondrer les uns après les autres, laissant la place à des microentreprises à taille humaine où seront mises en avant la créativité, la convivialité, la joie d’ inventer et de travailler en réseaux. à vrai dire, on ne peut que se féliciter de la fin de cette période de gigantisme industriel même si ça s’ annonce douloureux et qu’ une longue période de deuil va s’ avérer nécessaire mais 12  Jane Whynot est la conseillère ésotérique de l’ ANPU.


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cela étant, l’ ANPU l’ assume fort bien, en préconisant l’ édification, dans chaque ville, d’ un monument aux morts en hommage aux chères entreprises disparues, imaginé comme un vrai lieu de recueillement, où les gens pourront réfléchir aux ravages causés par l’ ère industrielle et à ses conséquences, environnementales, bien sûr, mais aussi humaines. Bigre ! : Vous délirez complètement… La vie sociale ne peut pas se passer d’ industrie, d’ échanges économiques et monétaires, de commerce, de biens manufacturés, etc… C.A. : Nous sommes bien d’ accord, sauf que le commerce ne sera plus généré par des hypermarchés inexorablement amenés à disparaître, mais par un astucieux système d’ « hypomarchés », qui seront autant de petites unités de distribution, principalement chargées d’ encourager l’ artisanat d’ art et l’ agriculture de proximité qui connaîtra bientôt un grand boum. On va nécessairement assister à la montée en puissance d’ une deuxième génération de jardins ouvriers qu’ on appelera les « jardins chômeurs », comme c’ est clairement assumé dans le principe même de la Z.O.B… Bigre ! : Vous êtes complètement à la masse, vous croyez sérieusement que le capitalisme va supporter


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une telle cure d’ amaigrissement ???… C.A. : Il le faudra bien, les grands dirigeants des banques vont finir par s’ entretuer à coups d’ entreprises bradées contre quelques subprimes mélangés à des emprunts toxiques, ce système n’ en a plus pour très longtemps et les Etats vont être bientôt amenés à disparaître. Si vous rajoutez à ça la fin du pétrole, la fin de la civilisation industrielle et de la civilisation de l’ automobile, sans compter celle du container, les villes et les campagnes vont pouvoir reprendre leur destin en main et ce sont des centaines, des milliers de Z.O.B. qui vont se dresser un peu partout dans un paysage qui ne va cesser de se réinventer… Bigre ! : C’ est n’ importe quoi, comment croyez-vous que les gens vont réagir, la plupart s’ étaient habitués à consommer comme des cochons, comment vont-ils se projeter dans un avenir sans supermarchés, sans emplois durables, sans voiture ???… C’ est tout ce qui fait rêver les gens… C.A. : Attendez, peut-être bien qu’ il n’ y aura plus ni voitures ni supermarchés mais de l’ emploi il y en aura… On y est bien sûrs fort attachés et toutes les propositions de micro-activités seront centralisées au sein du Popôle-Emploi, un lieu ressource où seront proposés chaque jour un large éventail de mini-emplois. Il faut bien se rendre compte que les


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gens n’ auront plus une seule activité comme par le passé, activité où souvent ils s’ ennuyaient à mourir, mais ils pourront cumuler une dizaine d’ activités différentes, ce qui les rendra beaucoup plus créatifs et inventifs qu’ aujourd’ hui. Bien évidemment, tous ces micro-emplois seront peu rémunérés, voire pas du tout mais par contre, les gens feront énormément de rencontres, ils auront ainsi beaucoup d’ amis avec qui ils seront un peu obligés de tout partager, ce qui créera du lien social, à une échelle qu’ on a du mal à imaginer tellement elle sera haute. Bigre ! : Mais sérieusement qu’ est-ce que vous avez à proposer aux prochaines générations à part s’ entrainer à mourir, fumer du haschich, faire du jardinage ou faire l’ amour du matin au soir ????… C.A. : Rassurez-vous jeune homme, la Z.O.B. prévoit aussi un certain nombre d’ aménagements d’  inspiration philosophique, pas seulement avec les cimetières festifs, mais au travers par exemple du concept d’«  ascenseur spirituel » qui risque de s’ avérer déterminant dans la globalité du projet, on peut se le représenter à la manière d’ un temple ou d’ un monument, où les différents courants religieux et humanistes présents dans la région s’ associeront et s’ enrichiront mutuellement pour élever l’ homme spirituellement et philosophiquement. Au passage


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l’ ascenseur spirituel aura aussi comme vocation de remplacer l’ ascenseur social, en piteux état depuis bien longtemps et qu’ il devient de plus en plus urgent de remplacer… Bigre ! : Mais là encore, vous naviguez en plein délire, les courants religieux ne pensent qu’ à se foutre sur la gueule, vous croyez sérieusement pouvoir créer de la vie sociale avec un bazar pareil ???… C.A. : C’ est ce que nous vendent les médias pour faire du chiffre d’ affaires mais si vous réfléchissez un peu, le sentiment religieux, quoiqu’ on en dise, crée du lien entre les gens et met en place un minimum de morale individuelle et collective qui rend la vie sociale possible et c’ est bien pour cela que l’ ascenseur spirituel va constituer la clé de voûte de la Z.O.B…  13 Forcément, comme on ne sera plus dans un monde axé sur la surconsommation, il faudra aller chercher la richesse autre part, à l’ intérieur de nous-mêmes par exemple, d’ où les autres propositions que sont 13  à Flers, dans l’ Orne, nous avions par exemple été interpellés par la présence au cœur de la ville, d’ une église abandonnée alors qu’ à peu près au même endroit des jeunes gens faisaient la quête pour financer la construction d’ une mosquée. C’ est en associant ces deux caractéristiques de la ville que nous est venue l’ idée de l’ ascenseur spirituel, actuellement à l’ étude là-bas, sous la forme d’ une église pourvue de minarets en guise de clocher.


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l’ « Institut de Beauté Intérieure » ou l’ « Agence de Voyage Intérieur », avec cette belle idée de pratiquer le tourisme intérieurement, par la méditation transcendantale par exemple… Dans le même esprit, même si l’ intitulé est un peu provocateur, le principe d’ un  « hôpital de la dernière chance » imaginé récemment à Privas, en Ardèche, me paraît très encourageant. En plus de fédérer toutes les pratiques paramédicales qui y sont fort développées, ce genre d’ établissement permettra d’ anticiper la disparition du système d’ assurance-maladie qui risque de bientôt de s’ effondrer, en incitant les gens à se tourner résolument vers la médecine préventive. Bigre ! : Mais en fait vous êtes des baba-cool de troisième génération, des krypto-hippies ou je ne sais quoi ???… C.A. : Peut-être et c’ est sans doute pour cela qu’ on me confond souvent avec un ancien du Vietnam. De toutes façons peu importe, les débats seront les bienvenus dans la Z.O.B., ça risque de fonctionner en hyper-démocratie avec des comités de salut public mais aussi des commissions et des souscommissions, la vocation du CCCP (Centre de Connaissances Communes Partagées, nldr), autre élément programmatique de la Z.O.B., n’ étant pas seulement de mettre en place une alternative à la


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disparition progressive du système éducatif. Le CCCP a été aussi imaginé comme une agora géante, un forum grandeur nature ouvert à toutes sortes de débats publics… Bigre ! : Ce programme de réaménagement de la vie sociale, même s’ il est fort séduisant, passe quand même par une refonte totale de toute la société ???… C.A. : Oui, ça risque d’ être douloureux mais d’ un autre côté, et à l’ ANPU, on n’ a de cesse de le répéter, tous ces changements vont constituer pour nous tous une formidable opportunité de réinventer nos vies, des vies au service de la connaissance, de l’ imaginaire, de la créativité, au service de la Nature et de l’ Humanité… Bigre ! : Il va s’ agir là d’ un bouleversement sans précédent… C.A. : Aujourd’ hui, on  imagine encore mal toutes les répercussions que vont avoir ces aménagements mais gageons que les populations se retrouveront un jour aux prises avec un enchantement sans bornes qui cherchait en vain depuis des siècles son équivalent dans la réalité. Il faudra un nécessaire temps d’ adaptation et aussi une vraie politique de préparation du grand public à tous ces bouleversements. Un petit exemple d'ailleurs… Est-ce que par hasard vous


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auriez des enfants ???… Bigre ! : Oui, j’ en ai deux, Gérard et Nicole… C.A. : Gérard et Nicole ???… Bigre ! : Oui… C.A. : C’ est courageux… Mais peu importe après tout, ils s’ en remettront… Cela étant, si vous voulez vraiment entamer le traitement parce que tout ce que je vous raconte depuis tout à l’ heure, c’ est quand même la base d'un traitement mondial, vous n’ avez qu’ à apprendre à Gérard et Nicole cette petite comptine inspirée de la chanson

un, deux, trois, je m’ en vais aux bois, quatre, cinq, six, cueillir des cerises, sept, huit, neuf, dans mon panier neuf et qui devient donc ceci : un, deux, trois, c’ est industria quatre, cinq, six, c’ est la catharsis sept, huit, neuf, cet étui tout neuf

le principe de cette chanson étant d’ inciter les enfants à faire le deuil du monde industriel (1, 2, 3, industria) pour imaginer un nouveau projet de société (7, 8,


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9, cet étui neuf) via un nécessaire temps de catharsis (4,5,6)… Grosso-modo, ça préparera Gérard et Nicole à tous ces bouleversements qui vont se produire et quand ils se produiront, non seulement ils ne seront pas dépaysés mais ils constitueront euxmêmes ce qui fera la sève de toutes ces Z.O.B… Bigre ! : écoutez, je vais voir ce que je peux faire…


Imprimé en France en mai 2013 pour les (éditions) La Contre Allée sur les presses de Sobook 59100 Roubaix Dépôt légal troisième trimestre 2013 isbn 978-2-917817-20-9


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