Cahiers Bataille n°5

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COLLECTION LES CAHIERS



cahiers Bataille numéro cinq

bestiaire de Georges Bataille

éditions les cahiers


NOTE AU LECTEUR ........................................... VII PRÉSENTATION ..................................................... IX acéphale ................................................................... 17 Francesco AGNELLINI

lascaux ....................................................................153 Caterina PICCIONE

araignée céleste ................................................. 29 Germana BERLANTINI

mante religieuse .........................................167 Stéphane MASSONET

arbre humain ........................................................ 42 Alex CELIS

méduse ...................................................................180 Barbara Eva ZAULI

céphalopodes ...................................................... 53 Aurore DUPAQUIER

mouche ..................................................................191 Sébastien GALLAND

cheval .......................................................................... 67 Monika MARCZUK

oiseaux ....................................................................205 Michał KRZYKAWSKI

cheval et tigre ...................................................... 85 Raphaël FÈVRE

rat .................................................................................217 Rodolphe PEREZ

fourmi ..................................................................... 101 Sabrina CARDONE

singe ..........................................................................232 Christian LIMOUSIN

guêpe ...................................................................... 117 Corentin DELCAMBRE

spectre .....................................................................246 Stéphane NERI

« hibou » de Minerve................................... 127 Nicola APICELLA

taupe .......................................................................258 Marco TABACCHINI

homme ................................................................... 139 Thierry TREMBLAY

taureau ....................................................................271 Elena RAXE


cahiers Bataille

bestiaire de Georges Bataille

INÉDITS Situation de Georges Bataille en août 1934 : présentation de trois lettres inédites à Marie-Louise Bataille par Wes WALLACE ........................................................287 ENTRETIEN avec Denis HOLLIER .............301 ACTUALITÉS

Correspondances autour de Georges Bataille À propos du film “Bataille à perte de vue” d'André S. Labarthe.....334 Jacqueline Risset, Georges Bataille....335

Correspondance 1919-1938. André Breton-Paul Éluard ........................................340

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Correspondance 1920-1959. André Breton-Benjamin Péret .............340

CRÉATIONS éros verbatim.....................................................347 Christian PRIGENT auteurs.....................................................................351 notes .........................................................................357 errata cahiers bataille #4...........................394



note au lecteur

Sauf indication contraire, les références aux citations de Georges Bataille renvoient aux Œuvres complètes en douze volumes publiées par les Éditions Gallimard entre 1970 et 1988, abrégées en OC suivi du numéro de volume en chiffres romains.

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présentation

Quʼest-ce que cʼest quʼun bestiaire, ou bestiarium ? Au temps du Moyen Âge, il sʼagissait dʼune compilation illustrée de fables et de moralités concernant les animaux ‒ aussi bien réels que fantastiques ‒ visant à dévoiler les caractères universels de lʼœuvre créatrice de Dieu dans ses correspondances avec le monde terrestre non-humain, non-végétal et non-minéral ( pour ce qui est de la Nature stricto sensu, il existait des herbaria et des lapidaria ). Diffusés surtout en Angleterre et en France entre le XIIe et le XIIIe siècle, ces manuscrits attribuaient aux « bêtes » des propriétés morales, des vertus et des vices ainsi quʼune place dans une hiérarchie des êtres, la matière animale pouvant participer de la nature divine et christique comme diabolique. En effet, si certaines sources littéraires des bestiaires appartenaient au monde païen ( on songe ici surtout à lʼHistoire naturelle de Pline lʼAncien ), cʼest avec lʼavènement du christianisme que lʼanimalité devient le territoire dʼélection dʼune réorganisation de lʼemprise du surnaturel-transcendant sur le naturel-immanent. Traditionnellement relégués par les premiers théologiens chrétiens à un rôle subalterne vis-à-vis de lʼhomme, à partir du Moyen Âge les animaux font lʼobjet dʼun détachement progressif de leur héritage païen et se constituent comme un univers spéculaire à celui de lʼhumain. Le Physiologos grec ( IIe-IVe siècle apr. J.-C. ) et les Etymologiae dʼIsidore de Séville ( VIIe siècle ) deviennent alors les modèles de ce renouveau, au sein de la chrétienté médiévale, de la place occupée par lʼanimalité, désormais traversée par un imposant réseau de correspondances symboliques. Ainsi, les comportements et lʼaspect des bêtes sont associés à des caractères dʼordre humain ou divin. À titre dʼexemple, le lion et lʼours sont des animaux dont les actes de clairvoyance, de courage et de bienveillance envers leur progéniture les rapprochent du Christ et de sa résurrection. A contrario, la nature des serpents est bibliquement enracinée dans le péché tandis que le renard, en vertu de sa ruse, demeure un symbole diabolique de perfidie et dʼhypocrisie. Les bestiaires médiévaux, dont les plus célèbres sont ceux dʼAberdeen et dʼAshmole (conservés respectivement sous la référence MS. 24 à la Bibliothèque de l'Université d'Aberdeen et MS. Ashmole 1511 à la Bodleian Library d'Oxford), tout en demeurant strictement

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liés à une exigence doctrinaire moralisatrice, relèvent donc dʼune personnalisation transcendante de ces êtres. Ces derniers, plus proches de la matière que de lʼesprit, se voient ainsi confier une étrange téléologie où le manque de liberté est le prix à payer dicté par un statut intermédiaire entre lʼhistoricité humaine et lʼimmanence naturelle. Ces considérations préliminaires atténueront peut-être les effets du choc intellectuel qui pourrait être occasionné par le curieux volume que nous présentons ici, à savoir un « Bestiaire Bataille ». Moins associée à des animaux quʼà des notions directrices, lʼœuvre de Bataille nʼest pourtant pas étrangère à des soucis zoologiques, où le zôon indique lʼespace animal indifférencié. Il semble en effet que dans la théorie quʼil esquisse à partir des années 1940, les animaux, toutes espèces confondues, appartiennent au plan de lʼimmanence, au sein duquel aucune distance ne les oppose au milieu dans lequel ils vivent. Lʼanimal et le monde extérieur demeurent comme soudés. Un lien invisible et inextricable semble les unir jusquʼà la fusion. Une fameuse formule puisée dans la Théorie de

la religion affirme fortement cette absence de séparation entre lʼanimal et son milieu : « tout animal est dans le monde comme de lʼeau à lʼintérieur de lʼeau » ( OC VII, 292 ). Cette thèse de Bataille prônant lʼimmanence de la vie animale semble exclure la possibilité dʼenvisager les animaux dans leur diversité et, par là, la possibilité dʼun bestiaire. Pourtant, ils sont nombreux à envahir la trame des livres de Bataille et à accompagner ses réflexions, chacun avec sa fonction spécifique : corbeaux, rats, tigres, gorilles, chevaux, mouches, cochons, hiboux, loups, chats, crapauds, taureaux, crabes, canards, araignées, etc. Ils peuvent annoncer le malheur ( « Cʼétait en même temps comique et sinistre, comme si jʼavais un corbeau, un oiseau de malheur, un avaleur de déchets sur mon poignet », Le Bleu du ciel, OC III, 129 ), rendre compte de lʼétat dʼâme du narrateur ( « Il me semble avoir un crabe dans la tête, un crapaud, une horreur quʼà tout prix je devrais vomir », Le Coupable, OC V, 249 ), intervenir dans le présent en brisant la chaîne des événements et des réflexions ( « Jʼai de mon derrière une idée puérile, honnête, et tant de peur au fond. Mélange dʼhorreur, dʼamour malheureux, de lucidité ( hibou ! )... », LʼImpossible, OC III, 501 ), se rapporter à lʼhistoire personnelle de lʼauteur ( Bataille gardait toujours près de lui, sur son bureau, un crâne de cheval ), troubler une histoire fictionnelle ( « posée sur lʼœil du mort, la mouche se déplaçait doucement sur le globe vitreux », Histoire de lʼœil, OC I, 604 ), servir de comparaison pour faire éclater une vérité ( « lʼacte sexuel est dans le temps ce que le tigre est dans lʼespace », La Part maudite, OC VII, 21 ), être un vêtement ( le loup couvrant les yeux de Madame Edwarda, cf. OC III ), dramatiser une

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méditation ( le ver luisant dans Méthode de méditation, OC V, 200 ), faire lien avec les humains ( les singes humanoïdes et les animaux peints de Lascaux ). Au-delà de ces quelques exemples dʼanimaux bien réels, on retrouve également dans les écrits de Bataille des créatures issues de la mythologie et de la tragédie grecques, telles que la Méduse et ses sœurs Gorgones, héroïnes dʼune pièce de théâtre inédite, récemment retrouvée, La Méduse ; mais aussi le Sphinx, à la fois monstre mythologique dont lʼimportance évocatrice sur la vie personnelle de Bataille ne peut pas être négligée et ‒ sous sa forme homophonique, Sphynx ‒ une des plus célèbres maisons closes de Paris. On peut mentionner également le Minotaure, titre de la revue fondée par Albert Skira en 1933 dont le nom a probablement été avancé par Bataille lui-même. Ce monstre hybride revient à plusieurs reprises dans les réflexions de Bataille, entre autres dans lʼarticle « Soleil pourri » paru dans

Documents. Enfin, les animaux de Lascaux suggèrent une nouvelle voie dʼapproche au conflit immanence-transcendance, là où, comme le fait remarquer Elisabeth Arnould-Bloomfield, leur figuration sensible ouvre une « communication » avec lʼhomme, en énonçant « un tout autre rapport avec lui, un rapport dans lequel la différence nʼest plus simplement assignée, mais partagée » ( cf. Cahiers Bataille, n°3, 49 ). Avec ce « Bestiaire Bataille » nous avons moins voulu dresser le catalogue de toutes les références animales présentes dans lʼœuvre bataillienne quʼindiquer des pistes de réflexion autour de la dialectique homme-animal, a fortiori à lʼaune dʼune époque qui a élu la question animale comme lʼun des enjeux majeurs de ses débats éthiques, philosophiques et juridiques. Les auteurs de ce numéro ont relevé le défi de donner une voix et une pensée aux bêtes qui y sont réunies, péché anthropocentrique, certes, mais non moins capable de nous rapprocher dʼune sensibilité autre qui est profondément ancrée dans ce monde que nous habitons en communion avec tout ce qui a une structure, organique comme inorganique. Les quelque vingt articles présentés interrogent lʼanimalité sous plusieurs points de vue, en sʼappuyant sur le texte bataillien pour en extraire une éthique plus quʼune moralité, une téléologie sans fin où le Mal que Bataille a côtoyé tout au long de sa vie annonce cette transgression des limites humaines qui est aussi la revendication dʼune singularité transcendante non étrangère à la vie animale. Bien quʼil ne soit plus question de caractériser théologiquement cette dernière, ce qui sʼesquisse est une radicale critique athéologique de la proximité/différence entre homme et animal, sur le fond dʼun sacré faisant de son ambiguïté anthropologico-sociologique le point de départ dʼune interrogation nouvelle et pluri-inter-disciplinaire autour de lʼimmanence. Ainsi, si certains

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textes demeurent inclassables par leur densité littéraire ( « Céphalopodes », « Rat » ), dʼautres renvoient à lʼhorizon économique ( « Le cheval et le tigre » ) ou bien dégagent des possibilités politiques ( « Fourmi », « Taupe » ) et écologiques ( « Araignée » ) ; dʼautres encore abordent des questions dʼordre philosophique ( « Le cheval », « Le “hibou” de Minerve », « Oiseaux » ), esthétique ( « Guêpe », « Lascaux », « Mouche », « Taureau » ), anthropologique ( « Homme », « Mante religieuse », « Singe » ), sans que les débordements de champ ne soient interdits. Dans la plus pure tradition des bestiaires médiévaux, ne manquent pas non plus des créatures hybrides ou imaginaires qui tirent de la confrontation aux limites toute leur puissance transgressive : cʼest le cas de « Méduse », de lʼ« Arbre humain » ou encore dʼ « Acéphale » et de « Spectre ». Le choix des sujets-bêtes sʼest fait sur la base dʼune sollicitation spontanée de la part des auteurs, selon leur sensibilité. Il sʼagit pour la plupart de jeunes chercheurs provenant de territoires géographiques et disciplinaires variés ayant répondu à un appel à contribution. En nous écartant des classifications classiques des bestiaires, ordonnés selon des critères morphologiques ou comportementaux, nous avons décidé dʼéluder la tentation taxonomique en lui préférant la chance que lʼordre alphabétique impose, loin de toute entreprise un tant soit peu hiérarchisante. En revanche, lʼapparat iconographique qui accompagne les chapitres des ouvrages médiévaux est ici maintenu. Seulement, les miniatures des manuscrits anciens ont été remplacées par des images ‒ dont certaines spécialement conçues pour ce volume ‒ qui ont moins une valeur illustrative quʼune intensité figurale, pour reprendre Deleuze. Par-delà le « Bestiaire Bataille », dans la section « Inédits » nous publions trois lettres inédites de Bataille à sa cousine Marie-Louise datant dʼaoût 1934. Présentées magistralement par le chercheur indépendant Wes Wallace, elles font état dʼun fragment de cette véritable annus horribilis que fut pour Bataille lʼannée 1934. On peut y suivre notamment la trajectoire de sa relation tourmentée avec Colette Peignot (dite Laure ), entre crises psychiques et soucis financiers. Nous remercions Julie Bataille de nous avoir aimablement donné lʼautorisation de les publier dans ce numéro des Cahiers Bataille. Suit un entretien-fleuve avec Denis Hollier, professeur de littérature française à la New York University mais surtout lecteur passionné, lucide et pénétrant de lʼœuvre de Bataille. Après avoir édité les deux premiers tomes des Œuvres complètes, il nʼa cessé de revenir sur lʼarchéologie et lʼarchitecture de la pensée bataillienne ( fondamental est son essai La Prise de la Concorde, paru en 1974 ) tout en nous livrant des textes inédits, cachés ou oubliés ( Notre-Dame de Rheims, Le Collège de sociologie... ). Cet entretien est lʼoccasion de reparcourir, dʼune

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présentation

manière quelque peu délirante ‒ en sortant, selon lʼétymologie du verbe latin

delirare, des sillons de la formule classique dʼentretien où les réponses exposent plus un « déjà pensé » quʼun « penser in progress/regress » ‒ le travail dʼune vie, passée et encore à venir. Le numéro est complété par une section « Actualités », recueillant des comptes rendus et des prospectus dʼouvrages parus récemment et qui sont en lien, strict ou latent, avec Bataille, ainsi que par une brève partie « Créations », où lʼécrivain et essayiste Christian Prigent nous livre un poème riche en visions dʼun au-delà ‒ ou un « Très-bas » ‒ érotique. Nous tenons, in fine, à remercier tous ceux qui ont contribué à la réussite de ce « Bestiaire Bataille » dans cette période éprouvante de catastrophe épidémique, où un climat morose dʼinsatisfaisante « fin de lʼHistoire » sʼest installé au cœur de notre planète. Par-delà les auteurs des textes ou les artistes des illustrations originales, nous songeons aussi à ceux qui ont témoigné un vif intérêt pour ce numéro mais qui, pour une raison ou une autre ( souvent, hélas, liée à la crise sanitaire ), nʼont pas pu aller jusquʼau bout de leur engagement. Merci également aux membres du comité de lecture de la revue pour leur travail ponctuel, ainsi quʼà Chloé Kuhn pour ses relectures attentives et à Axelle Felgine pour la laborieuse mise en page. Une phrase que Bataille lègue à Sartre en réponse à sa cinglante critique de LʼExpérience intérieure peut, encore aujourdʼhui, nous guider dans lʼangoisse que nous traversons : « Voué à la désinvolture, je pense et mʼexprime à la merci de hasards. » ( Sur Nietzsche, OC VI, 200 ). Nicola APICELLA, avec lʼaide précieuse de Monika MARCZUK Direction de rédaction des Cahiers Bataille

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bestiaire de Georges Bataille


André Masson, illustration de couverture de la revue Acéphale, n° 1, 1936, © Man Ray Trust / Artists Rights Society (ARS), New York / ADAGP, Paris, 2018.


acéphale

acéphale au nom du monstre : pour un bestiaire acéphalique

un bestiaire commencerait...

Il y a plusieurs bonnes raisons d’exclure l’entrée « Acéphale » d’un éventuel bestiaire bataillien ; plus nombreuses, et bien plus décisives, sont celles pour l’inclure. On pourrait commencer par l’iconographie même de ce que Georges Duthuit a ironiquement appelé « bonhomme acéphale », cette fausse idole conçue par André Masson lors d’un séjour avec Georges Bataille à Tossa de Mar en avril 19361. Dans la description qu’en donne Patrick Waldberg, on est porté à penser qu’il s’agit d’un être mythique, empreint d’une symbolique éclectique et parfois hermétique, mais il n’y a pas beaucoup de références au domaine animal : « L’effigie [ ... ] est celle de l’homme debout jambes écartées, sans tête, les bras en croix, tenant dans la main droite une grenade enflammée, de la main gauche un poignard losangulaire dressé. L’homme nu, vu de face, présente à la place du sexe une tête de mort, son ventre ouvert laisse apparaître les entrailles et sur la poitrine les mamelons sont remplacés par deux étoiles2 ».

Pourtant, si l’on regarde de près les autres apparitions de l’acéphale dans les numéros suivants de la revue éponyme, on relève aisément une métamorphose progressive : en particulier dans le double numéro 3-4, dédié à Dionysos, la tête de mort sur le ventre fait place à une tête de méduse, et sur la jambe gauche se trouve un serpent torsadé tendu vers une vigne, selon un symbolisme notoirement lié au dieu ; la tête de méduse réapparaît encore stylisée sur un bouclier de guerrier dans l’image suivante, tandis que, étonnamment, l’acéphale montre maintenant une tête de taureau avec, sur la gauche, une scène qui représente

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probablement la métamorphose d’Actéon en cerf ; le serpent et les têtes cornues réapparaissent dans l’illustration suivante, elle-même un tourbillon d’images dans lequel les formes anthropomorphiques et animales, les éléments architecturaux et naturels, les mouvements telluriques et les poses des personnages semblent se fondre dans un enchevêtrement inextricable ; enfin, la dernière illustration de Masson semble clore le cercle vicieux d’Acéphale et faire allusion à l’expérience de Minotaure, comme il était déjà possible de le pressentir dès le début du ventre labyrinthique de la première illustration : avec un trait inhabituellement net, comme pour indiquer que la tempête est passée, l’image place une sorte d’équivalence, ou du moins une continuité évidente, entre la tête de taureau et la tête de mort dans les cornes. Que nous révèlent ces étranges métamorphoses ? Masson capte-t-il l’aboutissement d’un chemin, d’un mouvement de pensée qui traverse la revue ou s’agit-il peut-être d’une projection personnelle de l’artiste ? Mais, au-delà du simple aspect iconographique, quelle importance peut avoir l’acéphale dans un bestiaire bataillien ? Après tout, même parmi les thèmes et les préoccupations concernant la revue, il n’y a rien de particulier sur la question animale ; et pourtant il est impossible de ne pas reconnaître dans une sorte de « bêtise » l’un des traits stylistiques qui caractérisent la revue. Après tout, de l’expression bien connue qui inaugure cette entreprise vouée à l’échec dès le départ et qui formalise la conjuration sacrée, « nous sommes farouchement religieux3 », à certains égards le terme le plus approprié semble être le « farouchement » : certes, le seul farouchement religieux parmi les participants à la secte secrète et à la revue était probablement Bataille lui-même, mais ce qui est certain, c’est que la férocité est un élément constitutif de la pensée bizarre, mobile, métamorphique comme les gravures de Masson, dans la revue. Si, déjà dans Documents, l’entrée du dictionnaire critique « Métamorphose »4 écrite par Bataille marquait une sorte de communauté entre l’homme et la bête, dans Acéphale aussi les métaphores animales ne sont pas rares, et même très courantes. Il ne s’agit pas d’un simple trait de style : elles ont la tâche – mais il serait mieux dire « la besogne » – de mettre la pensée en mouvement et de montrer ses traits impulsifs : forcer la doctrine de Nietzsche, qui ne

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peut être asservie mais seulement suivie, au service de quelque chose d’extérieur, est « une trahison qui relève du mépris des loups pour les chiens5 » ; reprenant l’auteur du Zarathoustra, ne manquent pas des « remarques pour les ânes6 » pour réaffirmer l’irréductibilité de la doctrine nietzschéenne au fascisme ; dans l’un des textes peut-être les plus emblématiques de l’esprit de la revue, « Création du monde » signé par Pierre Klossowski, apparaissent le cochon ( épicurien ), un ver heureux devant la décomposition infinie du cadavre de Dieu, un serpent qui se mord la queue, des hommes-serpents7, etc. Acéphale, en somme, compose un bestiaire à part dans l’itinéraire bataillien et, de surcroît, un bestiaire délibérément hétérogène, pour plusieurs raisons : la première est que, si Georges Bataille est sans doute le principal animateur de la revue et de la secte secrète, il s’agit d’articles écrits par plusieurs mains ; la deuxième est que le bestiaire acéphalique est composé des différents bestiaires des auteurs ou des penseurs dont s’inspire la revue, et donc on pourrait dire qu’y convergent un bestiaire bataillien, klossowskien, nietzschéen, sadien, dionysiaque, etc. Comme le montrent les figures de Masson, en bref, il est possible de saisir dans le bestiaire acéphalique, ou dans les bestiaires acéphaliques, des angoisses, des articulations, des idiosyncrasies et des impasses qui n’apparaissent pas du tout au hasard, mais qui sont plutôt révélatrices des mouvements de pensée qui animent la revue, et Bataille en particulier. Après tout, bien qu’il s’agisse d’une expérience aporétique, à certains égards ridicule et grotesque – ou peut-être pour cette raison même – Acéphale a constitué un moment fondamental dans le développement de la pensée de l’auteur de l’Histoire de l’œil, car il synthétise de façon syncopée, excitée, avec plus d’un point obscur, son engagement dans le domaine des arts avec Documents et sur le front politique avec Contre-attaque, mais ouvre aussi, à partir de la Somme athéologique, à la phase suivante de sa pensée. Il n’y a donc aucun doute que l’acéphale fait partie du bestiaire bataillien. Reprenant l’entrée « Informe » du dictionnaire critique de Documents, on pourrait même dire que, dans un bestiaire où l’on ne veut pas attribuer un sens, mais plutôt révéler les besognes animales dans le corpus bataillien, il faudrait partir par le « a » de « acéphale », qui est le même « a » de « athéologique », mais aussi le « in » de « informe »,

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le « im » de « impossible », le « non » de « non-savoir », c’est-à-dire tous les préfixes qui décapitent ces mots pleins de sens, rendant ce même sens vague, ouvert, paradoxal. la monstruosité intégrale

Sur la nature labyrinthique et monstrueuse de l’acéphale, dans l’article qui ouvre le premier numéro de la revue, Bataille écrit : « Il n’est pas un homme. Il n’est pas non plus un dieu. Il n’est pas moi mais il est plus moi que moi : son ventre est le dédale dans lequel il s’est égaré lui-même, m’égare avec lui et dans lequel je me retrouve étant lui, c’est-àdire monstre .8 »

Ensuite, lors de l’élaboration de la Somme athéologique – l’œuvre qui devrait représenter le renoncement à toute intention communautaire et un « dépassement », mais il serait préférable de dire une paradoxale Aufhebung9, de l’expérience d’Acéphale – Bataille utilisera une terminologie très similaire pour décrire son entreprise. Au sein de cette dernière, ses articles et sa tentative de donner une réponse d’un point de vue sacré à la crise politique des années 1930 sont définis comme « une erreur monstrueuse », mais, ajoute-t-il, « réunis, [ s ]es écrits rendront compte en même temps de l’erreur et de la valeur de cette monstrueuse intention10 ». Soit qu’il s’agisse, comme dans le premier cas, de définir une identité – quoique labyrinthique, perdue, qui quand elle se retrouve devient une altérité impossible à définir ou circonscrire –, soit que l’on veuille, comme dans le second cas, admettre une erreur qui est aussi une intention, l’ombre d’un monstre revient, un monstre sans tête, mais qui pourrait également avoir une tête de taureau, ou être autre chose encore. Plutôt que d’essayer de donner une définition d’une idole indéfinissable, perdue dans son labyrinthe et peut-être gardien de celui-ci, il faut alors se demander ce que l’on entend par “monstre” ou “monstruosité”. De ce point de vue, il est intéressant de noter que le deuxième bref texte du premier numéro d’Acéphale, à nouveau signé par Pierre

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Klossowski, est intitulé « Le Monstre ». Le « monstre » serait le marquis de Sade mais, comme le montre le texte « Création du monde », le Sade dont parle Klossowski est un masque derrière lequel peuvent se cacher aussi bien l’acéphale que, par exemple, Nietzsche11. Dans ce texte, Klossowski traite entre autres d’un thème très important dans l’œuvre du marquis, c’est-à-dire le contraste entre l’homme et la nature. Comme les objets du désir qui mettent en œuvre et frustrent l’attente « destructrice » du sujet désirant, à savoir le monstre, la Nature dans son ensemble est exposée à une « débauche expérimentale » : « L’outrage à infliger à la Nature, ce serait de cesser d’être individu, pour totaliser immédiatement et simultanément tout ce que contient la Nature : ce serait parvenir à une pseudo-éternité, à une existence temporelle, celle de la polymorphie perverse. Ayant renié l’immortalité de l’âme, les personnages de Sade, en retour, posent leur candidature à la monstruosité intégrale, niant ainsi l’élaboration temporelle de leur propre moi, leur attente les replace paradoxalement dans l’état de possession de toutes les possibilités de développement en puissance, qui se traduit par leur sentiment de puissance inconditionné.12 »

Tout comme s’il était l’un des « personnages de Sade », l’acéphale devient le véhicule de cette « polymorphie perverse », de cette « monstruosité intégrale », en tant qu’être qui, avec l’absence de la tête, pour reprendre un vocabulaire très cher à Bataille en cette période, renonce à sa propre ipséité et, grâce à ce renoncement même, embrasse « en puissance » des possibilités infinies de développement, de transformation, d’altérité. Contre la débâcle politique de ces années, la « monstruosité intégrale » semble être la seule réponse possible, en puissance, à l’avancée du totalitarisme ; erreur, intention, force totalisante, intégrale, elle concerne à la fois l’individu et la société dans son ensemble, le haut et le bas, le droit et le gauche. L’acte symbolique de décapitation marque donc du même coup le renoncement au centre, à Dieu, au chef politique, et une attaque contre l’anthropocentrisme en général, afin de permettre la libre circulation de la pensée, du « je », du « nous », qui sont des êtres composés, hétérogènes. Dans un article intitulé « Le Labyrinthe » publié dans Recherches philosophiques13, puis repris et remanié dans L’Expérience intérieure14,

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Bataille dénonce l’illusion de l’être humain à se concevoir comme un ipse et compare cette illusion aux agrégats d’individus qui fondent des villes, qui deviennent ensuite des capitales au détriment d’autres villes voisines, mais qui inévitablement dépérissent. La structure décentrée du labyrinthe – ce qui en fin de compte constitue la monstruosité – est précisément cette décomposition, force centrifuge qui ne permet pas l’unité du sujet ou du concept et par laquelle « le dieu universel détruit plutôt qu’il ne supporte les agrégats humains qui en soulèvent le fantôme. Il n’est lui-même que mort, soit qu’un délire mythique le propose à l’adoration comme un cadavre percé de plaies, soit que par son universalité même il devienne plus que tout autre incapable d’opposer à la déperdition de l’être les parois fêlées de l’ipséité15 ». À la fin de l’article, Bataille utilise encore une fois une métaphore animale et compare ce mouvement de décomposition et d’abandon à la mort, le combat consacré à l’échec de l’homme pour maintenir sa propre ipséité, à un taureau combattant un toréador : l’homme, le taureau, qui accepte le vide qui s’ouvre devant lui « est un monstre16 ». Bref, l’acéphale – cette monstruosité dans laquelle résonnent les bruits de tout un bestiaire composite et hétérogène – comme l’informe ne doit pas être compris comme un concept, ni une idée, ni un être en soi, mais comme un mouvement qui sert à déclasser, décapiter, scandaliser17, afin de rendre la pensée mobile, parfois tourbillonnante. Aux fins d’un bestiaire, reprenant un terme élaboré par Pierre Janet puis repris par Roger Caillois dans ses études sur le mimétisme animal, on pourrait même voir dans l’idole sans tête et dans sa décapitation, dans sa dispersion dans le labyrinthe qui compose ses entrailles, une expression imaginative de la psychasthénie légendaire, c’est-à-dire « une baisse psychique, une sorte de détumescence subjective, une déperdition de substance égotiste, un épuisement dépressif voisin de ce que le lexique monacal appelait acedia18 ». Au bestiaire hétérogène d’Acéphale, on ajouterait donc un autre animal : la mante religieuse, fantasme d’une décapitation cannibale. Mais l’absence de tête ne doit pas tromper : en effet la décapitation, en tant qu’acte déclassant, n’est pas une pure et simple négation, mais elle est vouée à la création, car « la seule société pleine de vie et de force, la seule société libre est la société bi- ou polycéphale qui donne

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aux antagonismes fondamentaux de la vie une issue explosive constante mais limitée aux formes les plus riches. La dualité ou la multiplicité des têtes tend à réaliser dans un même mouvement le caractère acéphale de l’existence, car le principe même de la tête est la réduction à l’unité, réduction du monde à Dieu19 ». Anticipant ce qu’il écrira à peu près une vingtaine d’années plus tard dans Lascaux ou la naissance de l’art – « la transgression se tradu[ it ] en formes prodigieuses20 » – la décapitation prélude donc à la création des « formes plus riches ». Mais pour y parvenir, il faut d’abord embrasser la mort, le vide ; exactement ce que Bataille a fait dans les années 1920 et au début des années 1930, en disséquant d’abord la figure humaine dans Documents, puis avec le féroce règlement de comptes constitué par Un cadavre, atteignant ainsi le sommet d’Acéphale, une décharge qui montrera sa réverbération pour toute sa production à venir. déchirures : dissections, mutilations, décapitations

Évoquant le séjour de Bataille dans sa maison de Tossa de Mar, Masson parle d’Acéphale comme d’un « vieux projet21 ». Le fait que l’artiste suggère que l’idole sans tête n’est pas le résultat d’une tension extemporanée, mais a plutôt eu une période de gestation plus longue, n’est pas surprenant. Comme le note Marina Galletti, en effet, déjà dans la thèse de Bataille à l’École des Chartes sur « L’ordre de la chevalerie », derrière le rite d’adoubement on peut entrevoir la « décapitation mystique qui marquait l’entrée dans le statut de chevalier22 ». Mais c’est surtout dans la revue Documents qu’une formidable attaque est lancée contre l’anthropomorphisme23 par des mutilations, des dissections et des décapitations – souvent liées à des images d’animaux. Si au début de l’article « Le cheval académique », Bataille observe qu’ « en apparence, rien dans l’histoire du règne animal, simple succession de métamorphoses confondantes, ne rappelle les déterminations caractéristiques de l’histoire humaine, les transformations de la philosophie, des sciences, des conditions économiques, les révolutions politiques ou religieuses, les périodes de violence et d’aberrations24 »,

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dans l’analyse suivante des monnaies des peuples barbares avec l’effigie d’un cheval – sorte de décapitation animale qui crée de la valeur d’une manière similaire à la façon dont la tête du roi en donne à une pièce d’argent ou d’or25 –, il note également comment chez ces mêmes peuples « par degrés, la dislocation du cheval classique, parvenue en dernier lieu à la frénésie des formes, transgressa la règle et réussit à réaliser l’expression exacte de la mentalité monstrueuse de ces peuples vivant à la merci des suggestions26 ». Ainsi, dans ce premier article est fixé un lien entre la transgression, la monstruosité, l’animalité et leurs expressions plastiques qui accompagnera Bataille tout au long de son parcours intellectuel : « Les altérations des formes plastiques représentent souvent le principal symptôme des grands renversements27 ». Encore, dans le texte sur « L’Apocalypse de Saint-Sever », Bataille note que « c’est l’horreur – c’est-à-dire le sang, la tête coupée, la mort violente et tous les jeux bouleversants des viscères vivants tranchés – qui constitue apparemment l’élément même de ces peintures28 », avant de commenter d’autres images avec des chiens, des diables ailés, des chimères, des moutons, tous partageant une composition non-architecturale qui se prête bien à évoquer des formes animales. Mais c’est surtout dans l’article « Le bas matérialisme et la gnose » qu’apparaissent à la fois le dieu acéphale surmonté de têtes d’animaux et les archontes à tête de canard. Ici, la décapitation du dieu à tête d’âne représentant le soleil est considérée comme la manifestation la plus accomplie du matérialisme29, et en particulier de ce que l’on pourrait définir comme un « matérialisme gnostique », fortement syncrétiste, qui prend les formes et les principes des traditions les plus disparates et en crée des nouveaux pour exprimer « sans égard quelques obsessions monstrueuses30 ». Or, en se limitant au seul Bataille – mais c’est évidemment un processus constitutif de Documents, partagé par beaucoup de ses participants, et notamment les plus proches du « secrétaire général » – on ne compte pas les attaques, les mutilations, les dérisions qui sont perpétrées, pour reprendre le titre d’un autre article très important, contre la « Figure Humaine ». Dans le texte sur « Les écarts de la nature », Bataille note comment les monstres ou « caprices de la nature » – comme les jumeaux siamois – inspirent un sentiment d’« incongruité agressive », une sorte de

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acéphale

choc révélateur d’une dialectique des formes, c’est-à-dire des formes qui se croisent mais restent irréductibles à toute unité31. La divinité acéphale fait ensuite une autre brève apparition dans « Soleil pourri »32, alors que dans « L’art primitif », Bataille note comment ce type d’art est caractérisé « par l’altération » et que « cet art grossier et déformant aurait été réservé à la représentation de la forme humaine33 ». Enfin, dans « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh », Bataille interprète l’automutilation du peintre comme une forme de sacrifice qui « représenterait l’intention de ressembler parfaitement à un terme idéal caractérisé assez généralement, dans la mythologie, comme dieu solaire, par le déchirement et l’arrachement de ses propres parties34 ». Le cas du dieu solaire – dieu acéphale par excellence – est emblématique car, à la suite d’Hubert et de Mauss, il permet à Bataille de parler du dieu qui, comme Prométhée, associé à l’aigle, se sacrifie par soi-même : du point de vue du dieu auto-sacrificateur, qui résume donc en lui-même les rôles d’officiant du rite sacrificiel et de victime immolée, les éléments hétérogènes et les rôles se confondent les uns avec les autres. En fait, « les rôles sont normalement partagés entre la personne humaine du dieu et son avatar animal : tantôt l’homme sacrifie la bête, tantôt la bête l’homme, mais il s’agit chaque fois d’automutilation puisque la bête et l’homme ne forment qu’un seul être35 ». Le sacrifice du dieu par soi-même, comme c’est le cas de l’acéphale, ou la mutilation de Van Gogh représenteraient donc un don sans possibilité de retour, une forme d’ « altération radicale de la personne qui peut être indéfiniment associée à n’importe quelle autre altération survenant dans la vie collective. [ ... ] Une telle action serait caractérisée par le fait qu’elle aurait la puissance de libérer des éléments hétérogènes et de rompre l’homogénéité habituelle de la personne36 ». des masques sans tête

Après avoir déchiré et ridiculisé la figure humaine d’innombrables façons pour tenter de libérer ces éléments hétérogènes que l’homogénéité ferme comme une prison, le cas d’Un Cadavre n’est pas en soi

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un pas en avant, mais peut-être un prélude à Acéphale, surtout d’un point de vue iconographique. Sur la couverture, en effet, la tête d’André Breton – le chef, le pape ou, si l’on veut, « la tête » – est exposée, selon la pratique de La Révolution surréaliste de composer des échiquiers avec les photos d’identité ( encore une fois, les têtes ) des surréalistes, mais en même temps dénigrée iconographiquement par la couronne d’épines et textuellement par la citation violente de Breton contre Anatole France publiée dans le premier pamphlet de 1924 ( « Il ne faut plus que mort cet homme fasse de la poussière37 » ). La décapitation symbolique à travers le photomontage de Boiffard devient, dans l’article de Bataille, la castration d’un lion, et Breton est défini comme un « faux bonhomme » avec « [ ... ] une grosse gidouille molle38 », comme pour rappeler l’un des « totems » du surréalisme, l’Ubu Roi d’Alfred Jarry, et sa grande spirale sur le ventre, en opposition au labyrinthe formé par les entrailles du « bonhomme acéphale ». Mais, dans une perspective plus large, ce processus de « cadavérisation » est présent chez Bataille depuis son premier écrit, « Notre-Dame de Rheims », où les restes de la cathédrale sont décrits comme les membres d’un corps déchiré. Or, si l’on considère que pour Bataille « le comportement très accusé de la société humaine à l’égard des cadavres peut être représenté comme opposant le monde humain au monde animal39 », il n’est pas surprenant que là où il y a des lacérations, des mutilations, et surtout des décapitations, des métaphores animales apparaissent ; tout comme il n’est pas surprenant que, dans un certain sens, si Acéphale constitue un bestiaire à part, il peut aussi être considéré comme un carrefour au sein d’un bestiaire bataillien. L’absence de la tête de cet homme anti-vitruvien est en effet un fait d’une grande importance symbolique, non seulement parce qu’il représente l’aboutissement d’un processus suppliciant qui a commencé dans les années 1920, mais aussi parce qu’il ouvre la phase suivante de la production de Bataille, à partir de la Somme athéologique. Le grec, ou alpha privatif, d’acéphale comme d’athéologique ( ou le « non » de non-savoir, etc. ) doit être ici considéré comme le signe d’une décapitation au niveau des mots et des concepts. Cet acte déclassant, comme les « dissections » du dictionnaire critique de Documents dans les années 1920, ne doit cependant pas être naïvement vu comme une

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André Masson, Minotaure-Dionysos, dessin pour lʼarticle « La Grèce tragique », Acéphale, n° 3, 1937, © Man Ray Trust / Artists Rights Society (ARS), New York / ADAGP, Paris, 2018.


bestiaire de Georges Bataille

pure et simple négation du sens exprimé par le mot, mais comme une ouverture à d’autres significations potentielles que le sens établi, le sens commun, laissait inexprimées. Par ce « lapsus de similitude », pour reprendre une belle expression de Michel de Certeau40, Bataille ouvre le mot, le discours, le récit, à l’hétérogénéité, à la métamorphose, aux possibilités infinies pour que cette parole, ce discours, ce récit, soit autre. Ainsi, par la décapitation, la « monstruosité intégrale » ou « l’altérité radicale » se constituent comme un élément négatif au sein du positif, du possible, et l’ouvrent à l’impossible – autre apophatisme cher à Bataille –, c’est-à-dire aux possibilités infinies, voire contradictoires, dont le possible même n’est qu’une des réalisations particulières, à la manière dont la « liberté, dont l’homme se croit l’unique expression, est aussi bien le fait d’un animal quelconque, dont la forme particulière exprime un choix gratuit entre des possibilités innombrables41 ». On comprend bien alors que l’homme n’est qu’une des formes possibles de la bête, et que c’est précisément la décapitation qui rend possible les innombrables formes d’animaux du bestiaire bataillien. Pour conclure, la décapitation, en tant que négation dans l’affirmation, ouvre la pensée, le concept, et le transforme en mouvement, force, énergie qui exprime un potentiel infini de métamorphose. Si l’on voulait donc chercher une besogne de l’acéphale dans un bestiaire bataillien, elle serait curieusement similaire à celle du masque, à savoir communiquer « l’incertitude et la menace de changements subits, imprévisibles et aussi impossibles à supporter que la mort42 ». Ainsi, à la même époque et après l’échec d’Acéphale, il n’est pas surprenant d’observer, dans un des paradoxes très courants chez Bataille, cet être sans tête reproposant son existence fantasmatique en portant différents masques d’animaux ( ou intimement liés au domaine animal ) : minotaure, roi du bois, tête de méduse, tête d’oiseau, etc. Un masque porté par une idole sans tête ? Après tout, même la décapitation d’un dieu chez Bataille va bien au-delà du sérieux. Francesco Agnellini

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