Cahiers Aragon 2

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ÉDITIONS LES CAHIERS

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cahiers Aragon numĂŠro deux

ĂŠditions les cahiers


PierreJtruc, détail du collage « Le cri de Barbezieux », 2015.


Aragon hypertextuel

En publiant en 1977 « D’un grand art nouveau, la recherche  » , Aragon n’imaginait sans doute pas – même s’il le souhaitait certainement – que plusieurs générations de chercheurs arpenteraient avec passion ses textes mais aussi les manuscrits, les brouillons, les esquisses, les dessins et les images punaisées d’une vie entière consacrée aux défis de l’écriture poétique, romanesque, journalistique, philosophique tout autant qu’aux combats acérés menés au cœur d’une guerre dont on a peine aujourd’hui à mesurer les enjeux. Le signal s’en est partiellement perdu et Aragon semble, dès le Roman inachevé ( 1956 ), pressentir que plus rien de ce qui fut pensé et vécu dans l’immédiat après-guerre ne sera pour la jeunesse ultérieure compréhensible. Nous avons rappelé dans le numéro précédent ( 2016 ) l’immense étude qui s’est mise en place depuis la mort d’Aragon, les éditions, les équipes, les revues, toutes animées par l’énergie initiale de l’auteur-même. Combien d’entre nous ne se sont-ils pas sentis mille fois propulsés par cet univers, cette université de l’œuvre d’Aragon ? L’essor des dispositifs numériques de recherche est venu offrir, parmi d’autres, un œil nouveau sur les sentiers de la création, qui aurait sans doute intéressé le directeur de journal mais aussi le regard inquiet qui était le sien sur les mémoires informatiques, susceptibles de saturer le monde d’informations.

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Luc Vigier

Cette humanité ne se défend plus contre l’oubli puisque, ce qu’elle aurait pu oublier, elle en a simplement fait dépôt. Nous ne sommes plus ces trouvères qui portaient en eux tous les chants passés, à quoi bon, depuis que l’on inventa les bibliothèques ? Et cela n’est rien : l’écriture, l’imprimerie, n’étaient encore qu’inventions enfantines auprès des mémoires modernes, des machines qui mettent la pensée sur un fil ou sur un chant, ou les calculs. On n’a plus besoin de se souvenir du moment que les machines le font pour nous : comme dans ces ascenseurs où dix voyageurs appuient au hasard des boutons, pour commander désordonnément l’arrêt d’étages divers, et l’intelligence construite rétablit l’ordre des mouvements à exécuter, ne se trompe jamais.

Cette reprise étonnante des arguments de Socrate contre l’écriture, versés ici au procès des mémoires informatiques, dit toute la méfiance de l’époque pour le déploiement déjà sensible de ce qu’on appelait encore la cybernétique, mais il révèle aussi l’intérêt d’un constructeur de machines romanesques pour les dispositifs électroniques dont les Lettres françaises, jusqu’à leur fin en 1972, vont suivre l’évolution technologique. Saturé de réflexions méta-romanesques sur les questions de la mémoire et de l’oubli, Blanche ou l’oubli met en concurrence la mémoire humaine et la mémoire nouvelle : Mais voici que de plus en plus, sur des grimoires nouveaux, s’accumulent les signes d’une vie incompréhensible peut-être à jamais. Nous allons étouffer, l’humanité tout entière, dans cette immense poubelle des secrets... dans le croisement de ces lumières noires, de ces témoignages pathétiques, irrécusables, confondants. On va tellement en savoir de tout et de tous qu’il sera tout à fait impossible de s’y reconnaître. Et les appareils atteindront à des rapidités par quoi toute lumière apparaisse balbutiée, bégayée, obscure. La science va s’emparer de ce qui n’a jamais été jusqu’ici sa matière. Et l’impensable mettra son pied dominateur sur la pensée.

Aragon ne prendra pas ce train de l’informatique lancé à pleine vitesse, en effet, mais il en perçoit très vite la puissance, l’utilité, le danger. Disons par pure hypothèse qu’il a pu aussi en deviner la parenté intellectuelle avec l’écriture, lui qui depuis 1937 vit dans un monde d’actualités et de chroniques

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Aragon hypertextuel

où tout s’interconnecte, s’intercommente et s’entrelace, lui aussi qui à partir des Œuvres romanesques croisées lie entre elles les mémoires des époques, lui écrit ce grimoire fantastique, en rebrassant les cartes, en défaisant les livres, en les tissant autrement, en retressant les liens, en multipliant les jeux des intertextes, des arrières-textes et des hypertextes, dans le sens que Gérard Genette donna à ce terme, et auquel l’internet devait donner un sens actif quelques années plus tard. Depuis quatre ans, l’Équipe Aragon s’est associée à une interface baptisée Eman  , dirigée par Richard Walter, sous la bannière de l’ITEM dirigée par Paolo d’Iorio et hébergée par Huma-Num  , avec pour projet l’idée d’une exploitation optimale de ce que les humanités numériques peuvent offrir, en particulier le traitement des grands corpus. Abordant le journal Ce Soir, dirigé par Aragon et Jean-Richard Bloch à partir de 1937, ou bien encore les Lettres françaises ( plus de 2 700 numéros d’environ 28 pages en moyenne, qu’Aragon dirigea à partir de février 1953 ) avec l’aide des indexations et des bases de données, les chercheurs pourront mettre en valeur un nombre considérable de liens inaperçus et recontextualiser plus précisément certaines étapes de la création chez Aragon, tout comme il pourront préciser le sens de certains textes dans les termes qui étaient les siens, littérairement et politiquement. Les œuvres d’Aragon, liées à leur contexte historique et biographique puis progressivement liées entre elles par des jeux de renvois, d’allusions ou de réécritures éditoriales, constituent un univers particulièrement propice aux explorations et aux lectures en réseau. L’approche génétique, attentive aux liens entre les étapes de la création, trouve dans le potentiel des plateformes numériques une surface confortable, adaptable et précise pour se déployer. Objets particuliers de notre attention : les liens entre les manuscrits tout d’abord, que l’informatique peut indiquer et décrire avec précision, mais également les liens entre les œuvres publiées sur des supports différents. L’importance du corpus de presse, et les jeux éditoriaux préparant les éditions ultérieures, tout comme les regards rétrospectifs, fournissent un matériau qu’il convient d’exploiter. Les premiers résultats du travail commencé sur le corpus intégral des Lettres françaises laissent présager la découverte de phénomènes passionnants. Les séminaires de l’Équipe Aragon ( ITEM ), depuis près de dix ans, arpentent les domaines de l’interprétation des manuscrits, légués par Aragon

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Luc Vigier

avec une incitation forte à une forme de psychanalyse génétique, mais aussi tout ce qui dans l’œuvre poétique, romanesque, journalistique, historique, théorique, esthétique, graphique continue d’attiser la curiosité de plusieurs générations à l’égard d’une énigme de l’invention permanente. En soulignant ici la dimension dernière de l’œuvre d’Aragon, Michel Deguy rappelle à juste titre qu’Aragon fait partie, lorsqu’il meurt en 1982, des dernières grandes figures d’écrivains et de poètes appartenant sans ambiguïté à la « littérature », et que depuis quelques années, il reprend progressivement son rang auprès de Breton dans la poursuite du geste surréaliste d’écrire. C’est sans doute d’abord à cette dimension que Laurent Binet, bien loin de la génération de Deguy, a été sensible, par héritage, par jeu mais aussi par fascination pour le personnage du surréalisme, le poète et le romancier, intégrant et incarnant Aragon, tournant autour de la figure, avant de devenir lui-même écrivain, avec un lien particulièrement fort au langage, à l’histoire, au politique. Georges Sebbag, philosophe, tend pour sa part à ne pas séparer, pour les années dada et les années surréalistes, les deux pensées d’Aragon et Breton, devenues rapidement jumelles ou siamoises, notamment sur le terrain spéculatif où les deux fondateurs du surréalisme jouent de références partagées : Kant, notamment, bien avant Hegel, qui prendra sa dimension réelle dans la pensée aragonienne à la fin des années 1930, jouant aussi sa partition dans un dialogue avec les jeunes philosophes de son temps. Du côté de la poésie, et parce que l’œuvre est au programme cette année des classes préparatoires aux grandes écoles ( Aragon est régulièrement inscrit, depuis 1981, aux grands concours : Aurélien en 1981 et les Voyageurs de l’impériale en 2001 pour l’agrégation de lettres ; les Yeux d’Elsa au programme de Terminale L en 1997 ; le Paysan de Paris en 2008, Aurélien en 2016 et le Roman inachevé en 2018 pour le concours de l’ENS ), Daniel Bougnoux a accepté de revenir, sous la forme d’un propos plus large, sur le Roman inachevé, œuvre majeure, centrale, œuvre de bascule, de souffrance, de mémoire et d’avancée vers un autre monde. Celui qui verra naître, entre autres, la Semaine sainte, les Poètes, le Fou d’Elsa, la Mise à mort, Henri Matisse, roman et Théâtre/Roman. Toujours dans le domaine poétique mais aussi de manière plus générale, Maryse Vassevière explique ce que cette poésie conçue comme l’envers du temps dans un célèbre texte de 1974 dit de l’ensemble de l’univers mental d’Aragon.

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Aragon hypertextuel

C’est dans le même état d’esprit que nous avons voulu revenir sur l’écriture romanesque, avec Aurélien, livre à part dans le cycle du « Monde réel », où Luc Vigier lit la mise en scène des images et où Romain Lancrey-Javal interroge l’impossibilité de dire l’amour. Julie Morisson plonge quant à elle dans la matière même de la Semaine sainte, sondant la destruction lente des corps nécessaire à une forme de renaissance, en Géricault, de l’homme même. Le lien d’Aragon avec le structuralisme inspire à Anne Szulmajster-Celnikier un repérage serré des connaissances linguistiques dans Blanche ou l’oubli, et Alain Trouvé est allé rechercher les passerelles possibles entre Aragon et Barthes. Velimir Mladenović, en observateur des liens entre la France et la Serbie depuis la Première Guerre mondiale, documente un fonds très riche de dédicaces et d’annotations envoyées par Aragon et Elsa Triolet à Marco Ristić, avec lequel ils restèrent, malgré les dissensions, très longtemps en contact. Enfin, Robert Horville revient sur sa rencontre marquante avec Aragon en 1969 et présente deux lettres inédites reçues après l’entretien. Comme dans le premier numéro des Cahiers Aragon, nous avons demandé à des dessinateurs et des illustrateurs de se confronter à l’univers aragonien ou à sa figure même : on trouvera dans cette seconde livraison les travaux d’Ursula Caruel, plasticienne, de Daphné Leylavergne, dessinatrice et peintre, de Pierre-Jean Truchot, philosophe et collagiste. Enfin Anne Szulmajster nous a fait l’honneur de nous céder les droits sur deux œuvres d’Isaac Celnikier, disparu en 2011 ; qu’elle en soit ici chaleureusement remerciée. n Luc Vigier

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cahiers Aragon sommaire numéro deux

Luc Vigier III Aragon hypertextuel

LE ROMAN Luc Vigier 117 Aurélien ou La Seine des images

LA POÉSIE Luc Vigier 15 conversation avec Michel Deguy

Romain Lancrey-Javal 127  L a déclaration d’amour dans Aurélien d’Aragon

Daniel Bougnoux 21  Entre boue et brocart, le Roman inachevé

Julie Morisson 141  Corps et décors dans la Semaine sainte

LA STRUCTURE

LES MANUSCRITS

Alice Lebreton 35 conversation avec Laurent Binet

Velimir Mladenović 167  Les dédidaces d’Aragon au couple Ristić

Alain Trouvé 45  « Aragon/ Barthes : le roman comme théâtre de la personne » Anne Szulmajster-Celnikier 67 La conscience linguistique du roman

Robert Horville 187 Une rencontre avec Aragon

APPENDICES 197 notes

LE TEMPS

207 bibliographie

Luc Vigier 89 conversation avec Georges Sebbag

213 index

Maryse Vassevière 97 L’envers du temps

217 auteurs



Silence atroce et long silence ou vainement j’attends Vous ne m’entendez pas Je m’écorche les pieds sur le coupant des pierres Et je marche vers où souffrir vous est donné J’ai épuisé mon souffle et ma force dernière Je m’approche de vous et vous vous détournez Je vais je vais vers vous.



LA POÉSIE



conversation avec Michel Deguy propos recueillis par Luc Vigier

de moi et de cette époque an­cienn­e. Je fais partie de ceux qui ont préparé l’agrégation de philosophie au début des années 1950 et qui ont eu un peu plus tôt au lycée des professeurs extra­ordinaires qui nous apprenaient à la fois, comme un tout philologique, français, latin et grec ! L’ivresse tournée vers la littérature, elle vient au lycée, ensuite je passe mon baccalauréat philosophie-mathématique­s. C’est donc juste après que, avec Gérard Granel, en hypokhâgne, on a eu un coup d’amour pour le Mouvement perpétuel d’Aragon ; les premiers poèmes, on en connaissait certains par cœur... Tout à coup me revient :

Michel Deguy, vous avez dit à la fin de votre intervention lors du colloque « Breton après Breton »1 en avril 2017, alors que vous étiez en train de parler de la défaite du surréalisme : « En fait, je voulais vous parler du Fou d’Elsa d’Aragon » et vous avez ajouté : « C’est quand même pas mal. » C’est d’ailleurs ce que vous dites dans le Grand cahier Michel Deguy 2, en distinguant soigneusement le politique du poète...

Le Fou d’Elsa, c’est magnifique ! Mais il faut d’abord que je vous dise : je ne suis pas un aragonien compétent, je vais juste rassembler quelques souvenirs, parce que j’ai eu une fréquentation discontinue, à la fois fidèle et infidèle d’Aragon, depuis l’âge de 18 ans, c’està-dire depuis les khâgnes à Louis-leGrand, ce qui nous renvoie à 1948.

Et moi couché sur le mica-schiste Je me damne à force d’orgueil .

Quand on a dix-sept ans on trouve cela fantastique ! Ensuite je fais ma khâgne à Louis-le-Grand, plus tard je deviens philosophe, jusqu’à

C’est l’époque du Nouveau Crève-Cœur...

Oui ! Pour que vous compreniez, il faut que je vous parle un peu

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propos recueillis par Luc Vigier

l’agrégation, en 1954. À l’époque, il y avait le service militaire, j’ai donc commencé à enseigner la philosophie après le service à Nantes au Lycée Clemenceau . Ce n’est qu’ensuite que j’ai commencé à écrire des choses. Parallèlement, il y a chez nous, Granel, Tubeuf et moi, une connaissance du surréalisme par les textes qui s’élabore un peu, mais assez indirectement. Plus tard, dans les années 1960, j’ai donc trente ans, je rencontre à Paris Godofredo Iommi ( poète argentin de parents italiens ), Vicente Huidobro ( poète chilien ) et Carmelo Arden-Quin ( poète uruguayen, fondateur du mouvement abstrait Madi ), des « surréalistes » d’Amérique du sud, qui étaient des artistes fous de Paris, pas nécessairement sous influence communiste. Il y avait aussi des artistes comme Zañartu ( peintre et graveur chilien ), ami de Neruda et Jorge Perez-Roman donc plutôt du côté du PC, Iommi plutôt du côté catholique !

qui s’appelle la Revue de poésie. Nous faisions également, à l’imitation du hasard objectif de Breton, des sorties qu’on appelait « Phalènes » ; le mot venait de Nerval. Ces sorties étaient un peu dans la continuité de l’activité surréaliste : on prend le train comme ça, on descend du train au hasard, on fait des espèces de performances sur place, et on rentre. La grande affaire, par ailleurs à l’époque, c’était le PC. Moi quand j’ai connu Aragon, il dirigeait les Lettres françaises, grand hebdomadaire ! Je publie un livre, un premier, chez Gallimard, Fragment du cadastre, en 1960 . J’ai la surprise et le grand plaisir de voir quelques lignes d’Aragon, brèves, positives, dans les Lettres françaises : « Michel Deguy vient de faire une entrée etc. », sur ce ton un peu claironnant. À l’époque Aragon recrutait des « sonnettistes » comme Jacques Roubaud, un jeune homme proche d’Aragon, à une époque où l’influence du PCF était hégémonique. Aragon cherchera dans les années suivantes d’une certaine manière à « recruter » des poètes, mais il avait ses jeunes gens, et plus tard il y aura Jean Ristat. Ce roi des Lettres françaises qu’était Aragon fait donc une place à Roubaud mais aussi à Denis Roche, Eugène Guillevic, dans un mouvement de « retour au sonnet » voulu

Quels sont alors vos activités et vos contacts avec Aragon ?

Nous écrivons à cette époque des choses un peu surréalistes : procédés d’écriture automatique, cadavres exquis, improvisations de groupe, et nous fondons une petite revue

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conversation avec Michel Deguy

par Aragon. Cependant, en ce qui me concerne, à la stupeur générale et à la mienne, je suis publié chez Gallimard et pris au comité de lecture. Au début des années 1960, elle était dirigée alors par Marcel Arland, qu’on a oublié – avec le vrai patron qui était toujours Jean Paulhan – et il y avait un jeune homme, Georges Lambrichs, fondateur des Cahiers du Chemin dans la collection « Le Chemin », collection dans laquelle j’ai publié Fragment du cadastre. Mais revenons à la NRF : en 1960 ou 1961, j’ai à peine trente ans, je suis publié par la NRF et mon premier poème apparaît en tête de sommaire ! Quelque temps après, Georges Lambrichs me demande d’entrer au comité de lecture de Gallimard et je ne me rendais pas compte de ce que c’était, mais c’était le comité central, le vrai ! J’entre là-dedans, et je deviens par conséquent l’objet d’une certaine forme d’attention jalouse parmi eux, dont celle d’Eugène Guillevic, qui était un ami d’Aragon. C’était un homme gentil, chaleureux ; c’était un lieutenant d’Aragon, important, on est entré en amitié, et pendant quinze ans j’ai fait avec lui des séjours en Europe centrale, c’est-à-dire dans les démocraties populaires, parce que Guillevic y était très influent. Il me

disait : « Viens, on va à Bucarest, à Varsovie, à Berlin, à Moscou », mais aussi beaucoup à Budapest en Hongrie, où j’ai rencontré des poètes « officiels », qui appartenaient à la nomenklatura, comme György Somlyó. Le programme du PC en terme de poésie n’était pas compliqué : « La poésie est universelle, nous sommes tous frères, la poésie c’est la paix, etc. », par conséquent on fait des congrès pour la paix, on publie des recueils à 30 000, de grands poètes hongrois comme Somlyó, tous ceux-là... Dès qu’on faisait un recueil de poèmes, il était tiré au moins à 15 000 exemplaires. Un jour, je lui demande pourquoi il fait des vers courts, il me répond : « On est payé au vers. » Il y aurait une thèse à faire sur ce système. Vous avez été traduit dans tous ces pays...

J’ai été surtout traduit en roumain, en polonais et en hongrois. Et puis tout cela a changé brutalement. Mais revenons à Louis Aragon : je l’ai vu une fois, il convoquait les poètes au marbre, aux Lettres françaises, il passait, il regardait comment on mettait les poèmes. Plus tard, mon amitié avec Jean Ristat faisait que de loin en loin je l’apercevais. Le plus étonnant,

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propos recueillis par Luc Vigier

c’était de le voir déguisé, élégamment habillé de blanc, et je l’ai vu une fois avec un masque, boulevard Raspail. Autrement dit, pas de relation suivie mais de temps en temps je l’apercevais. J’étais plutôt bretonien, donc, comme Iommi qui, lui, privilégiait une écriture de « hasard objectif ».

de la langue et de la culture arabe par Aragon ?

Au fond je suis un traducteur surtout des allemands, Hölderlin, Heidegger, Kleist : je n’ai pas un anglais bien fameux ; mais de William Blake à Hopkins, sans oublier Yeats, j’ai une lecture admirative de la poésie anglaise. Le merveilleux chez Aragon, oui c’est l’ouverture à l’univers arabo­andaloux. Pour ce qui est du « poème demeurant poème » dans la littérature, Aragon est le passeur.

Permettez-moi une question sur des impressions de lecture : sur le plan de l’écriture, je relève des parentés de style entre certains de vos poèmes et le

Roman inachevé dans cette anthologie de vos poèmes parue dans la collection Poésie/NRF.

Avez-vous perçu les textes d’Aragon des années 1940 sur la versification ?

Pas d’influence consciente, tout en étant très attentif dès ma jeunesse à l’apollinarisme d’Aragon. J’ai lu avec grande admiration la Semaine sainte, mais c’est tout ; de temps en temps les romans réalistes, deux ou trois romans, mais pas davantage. Mais ce qui m’intéresse, que je trouve sublime, c’est le Fou d’Elsa, j’ai trouvé cela formidable. Au fond c’est un grand poète traditionnel, il fait le lien entre Apollinaire et la deuxième moitié du siècle, même aujourd’hui où son influence est moins forte.

Il y avait surtout les valéryens contre les claudéliens ! Dans les années 1940, la querelle, c’était le vers valéryen et en face, non pas seulement le vers libre, vieille histoire, mais la strophe claudélienne, et encore ailleurs la strophe de Charles Péguy, y compris dans la forme strophique du poème en prose. Se mêlait à tout cela la poésie de Mallarmé, on se demandait si Mallarmé était fidèle ou non à Valéry. L’influence de Breton sur moi a été beaucoup plus forte que celle d’Aragon puisque j’ai suivi grâce à Iommi son chemin. Aragon pour moi c’était la lecture et la différence politique ; je n’ai pas cru à la Révolution

Vous avez été sensible, comme traducteur, à cette question des langues dans le Fou d’Elsa, cette connaissance

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conversation avec Michel Deguy

politique dans ma jeunesse, et non plus aujourd’hui. L’influence de Breton était plus réelle, mais en même temps l’influence d’Aragon est maintenant beaucoup plus forte. Grâce à lui, dans son œuvre, la littérature reprenait tous ses droits. Aragon cesse d’être à partir d’un certain moment le poète communiste, il incarne la grande littérature française, morte aujourd’hui.

Oui, mais Aragon est resté dans la littérature. La coupure a lieu en ce moment, dans la manière d’écrire. Il était le roi des Lettres françaises mais aussi de la littérature française. Breton a perdu : « surréaliste », c’est devenu dans le langage courant une injure, cela signifie quelque chose qui n’a pas d’intérêt. Le surréalisme, cela ne veut plus rien dire, sauf pour ceux qui le travaillent et l’étudient, les professeurs, les chercheurs, les historiens. Breton n’a pas changé la vie par le hasard objectif ou l’écriture automatique. En même temps, le projet du changement du monde par la révolution, du côté Aragon, cela n’a pas eu lieu non plus. Les manifestes surréalistes, on n’a plus envie de les lire, alors que le Fou d’Elsa, c’est extraordinaire. Il fait partie de la grande tradition de la poésie française depuis Villon. Donc mon attitude n’est pas que révérencieuse, c’est bien plus que ça, cela dépasse les débats politiques ! Le souvenir que j’ai d’Aragon est très fort.

Comme vous y allez !

Mais enfin Aragon, la redécouverte de Lautréamont, Rimbaud, c’était très important et, à la fin des fins, dans les vingt dernières années de sa vie, la littérature reprenait ses droits. Maintenant c’est incertain. Et donc je ne coupe pas la prose et la poésie, c’est la littérature dont je parle, et ce qui compte, comptait, c’est la différence entre ce qui est littérature et ce qui n’est pas littérature. On ne coupe pas la prose de la poésie. Sans parler du rapport d’Aragon aux peintres ! Pour moi Derrida est un très grand écrivain français, au-delà de la grotesque séparation entre littérature et philosophie.

À quel monde appartient donc pour vous Aragon ?

Il y a eu une coupure profonde : Godard dit l’Adieu au langage, je parle volontiers de « la sortie du langage ». On vit aujourd’hui un culte

On ne lit plus Aragon, vous savez, en dehors d’Aurélien, et encore...

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propos recueillis par Luc Vigier

de l’expressivité facile : il ne suffit pourtant pas de passer à la ligne pour faire un vers. Une mutation est par ailleurs en cours, en ce début de XXIe siècle, avec la numérisation de la littérature. Sommes-nous

en cette bifurcation que Bernard Stiegler appelle la « disruption » ? Aragon fait partie du monde d’avant la disruption. n

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