LA GAZETTE
ÉDITION 2023 #04
édito
Œuvrer pour un monde apaisé, où chacun·e a sa place autour de la table, telle est la devise de notre projet Refugee Food. Nous sommes convaincu·e·s que la cuisine et la table permettent de nous rassembler, de transmettre nos identités et nos cultures, mais aussi d’accueillir, simplement pour restaurer, celles et ceux qui en ont besoin.
Dans cette nouvelle édition de notre Gazette annuelle, nous souhaitons vous donner quelques clés pour mieux comprendre nos actions.
Vous découvrirez dans ces pages un éclairage géopolitique sur la situation internationale des réfugié·e·s, des portraits de cuisinières venues d’ailleurs, des histoires étonnantes de nos assiettes mondialisées, des idées de recettes autour d’un produit grand voyageur, l’aubergine, le témoignage du chef Michel Troisgros ainsi que l’interview de notre marraine 2023, Elvira Masson, journaliste et auteure.
Et si vous allez directement à la dernière page, vous trouverez notre mini-guide des manières concrètes de vous engager ou d’enrichir vos réflexions.
On passe à l’action. Bonne lecture.
sommaire
02
04
Un monde de réfugiés Carte, définitions et éclairage géopolitique.
08
Parcours de vie. Quatre portraits de cuisinières venues d’ailleurs.
11
Les plats qui ont la bougeotte. Zoom sur six plats issus de métissages et de migrations.
10
Michel Troisgros. Rencontre avec un chef et une famille engagée et accueillante.
12
L’aubergine, l’ingrédient voyageur. Trois recettes pour célébrer ce produit.
© CAROLINE DUTREY
Le temps de l’action. Vous aussi, engagezvous pour apporter votre aide aux réfugiés.
Un monde de réfugiés
SITUATION EN SYRIE
Plus de 89,3 MILLIONS de personnes dans le monde ont été forcées de fuir leur foyer en 2021.
Douze ans après le début de la guerre civile syrienne, la population est toujours contrainte de fuir le pays. Pourtant, cette crise est peu à peu oubliée et nécessite toujours des aides humanitaires. À la suite des deux séismes qui ont frappé la Syrie début 2023, aujourd’hui ce sont près de…
• 6,8 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays ;
• 5,5 millions de réfugiés syriens vivant dans les pays voisins (Turquie, Liban, Jordanie, Irak et Égypte) ;
• 5,3 millions de Syriens nécessitant une aide à l’hébergement.
3,8 MILLIONS de réfugiés ont été accueillis par la République de Turquie, soit la plus importante population réfugiée au monde.
SITUATION EN UKRAINE
Plus d’une année s’est écoulée depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La guerre a causé des pertes civiles et d’importantes destructions d’infrastructures essentielles, contraignant les Ukrainiens à fuir leur foyer pour assurer leur survie.
• Plus de 8 millions de réfugiés venant de l’Ukraine sont enregistrés en Europe.
• Plus de 5 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur de l’Ukraine.
SITUATION AU VENEZUELA
Depuis 2014, du fait de la détérioration des droits fondamentaux ainsi que de la situation politique et socioéconomique, la population vénézuélienne représente une part importante des déplacements à travers la planète.
• 7,13 millions de réfugiés et de migrants vénézuéliens dans le monde.
• 5 millions de Vénézuéliens à l’étranger.
Les enfants représentent
41 % de l’ensemble des personnes déracinées.
SITUATION AU SAHEL
La menace terroriste élevée dans la région sahélienne a créé une insécurité extrême. Les conflits qui s’intensifient obligent de nombreuses personnes à fuir leur village et comme souvent, les femmes et les enfants sont les plus gravement touchés par cette crise.
• 3 millions de personnes sont déplacées à l’intérieur du pays.
• Plus d’1 million sont des réfugiés et demandeurs d’asile. Parmi eux, 50 % viennent du Tchad.
• 28 000 personnes ont besoin d’un abri.
Refugee Food La Gazette Édition 04 2 #04 - 2023
* Sources : « Tendances mondiales 2021 » - Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), 16 juin 2022.
Dans plusieurs régions du monde, les crises géopolitiques créent des déplacements forcés de population. Découvrez les informations et chiffres clés* relatifs à cette réalité migratoire.
SITUATION EN AFGHANISTAN
Des décennies de conflit, l’effondrement de l’économie du pays, de violentes sécheresses et des températures hivernales glaciales, puis plus récemment, la prise de Kaboul par les talibans, en août 2021, et la dégradation des conditions de vie des femmes ont provoqué en Afghanistan des crises humanitaires répétées. Aujourd’hui, la détresse des Afghans, réfugiés et personnes déplacées est à son point le plus haut.
• 24 millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire vitale.
• 3,5 millions ont été déplacées à l’intérieur du pays.
• 2,3 millions sont des réfugiés et demandeurs d’asile afghans dans des pays voisins, principalement en Iran et au Pakistan.
• 50% d’entre eux sont des enfants.
69 % des personnes déracinées sont originaires de cinq pays seulement (Syrie, Venezuela, Afghanistan, Soudan du Sud et Myanmar).
«
pour former toujours plus de personnes réfugiées aux métiers de la restauration »
SITUATION AU YÉMEN
La situation humanitaire de ce pays, qui fait face depuis neuf ans à des combats ravageurs, est l’une des plus critiques au monde. En plus de la guerre, la population, déjà majoritairement dépendante de l’aide alimentaire, subit de plein fouet le changement climatique et la crise économique.
• 4,5 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du Yémen.
• 100 000 sont des réfugiés et demandeurs d’asile.
• 93 % des familles yéménites déplacées ont un proche qui est dans une situation de détresse médicale ou psychologique.
LES MOTS JUSTES
Migrant Personne qui franchit une frontière internationale régulièrement ou irrégulièrement et qui reste dans un pays qui n’est pas son pays d’origine pendant une période d’au moins un an.
Réfugié Selon la Convention de droit international de Genève (1951), personne craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, et qui se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou – du fait de cette crainte – ne veut se réclamer de la protection de ce pays.
Déplacé Selon le HCR, personne qui doit quitter son foyer pour des raisons de sécurité ou environnementales. Les déplacés comprennent :1/ les déplacés internationaux (réfugiés) ; et 2/ les déplacés internes, c’est-à-dire les personnes qui migrent au sein de leur pays.
Demandeur d’asile Statut déclaratif de quelqu’un qui est en procédure d’asile et attend la reconnaissance de son statut de réfugié.
La parole à Marine Mandrila
Marine Mandrila, cofondatrice de Refugee Food, nous éclaire sur la situation des personnes réfugiées et sur les actions de l’association.
« L’année 2023 est tristement marquée par le premier anniversaire de l’invasion russe en Ukraine et bien que les migrations humaines aient toujours existé, elles s’intensifient terriblement chaque année. Dans le même temps, une partie de la population européenne tourne le dos à l’accueil des étranger·ère·s sur son sol, voire rejette le principe même du droit d’asile et la montée de l’extrême droite est une réalité indiscutable. Les personnes réfugiées ont été contraintes de fuir leurs pays à cause des persécutions qu’elles y ont subies (d’ordre politique, d’orientation sexuelle, d’appartenance à un groupe ethnique ou social...) et dont la France a reconnu le besoin primordial de protection. En arrivant dans leur pays d’accueil, parfois après un long périple, les personnes exilées font face à de nombreuses difficultés : l’apprentissage de la langue, la culture, le besoin de repères, d’autonomie, de se reconstruire. Nous sommes convaincu·e·s que la mobilisation des citoyen·ne·s, l’accès aux droits essentiels, la formation et l’accès à l’emploi font partie des clés de l’accueil et de l’inclusion.
En 2023, nous redoublons donc d’énergie pour former et accompagner toujours plus de personnes réfugiées vers les métiers de la restauration (qui comptent près de 250 000 postes vacants) notamment en ouvrant des formations sur le territoire marseillais. Le Refugee Food Festival, pour sa 8e édition consécutive, rassemblera près de 9 000 citoyen·ne·s autour de la table dans 13 villes pour contribuer à briser les stéréotypes sur les personnes réfugiées et permettre une société plus inclusive. Enfin, et parce que nous croyons que tout commence par un bon repas chaud, l’un de nos plus grands défis cette année est sur le terrain de l’aide alimentaire : notre brigade de cuisinier·ère·s en insertion produit à Paris près de 600 repas par jour, complets, savoureux, et diversifiés pour restaurer les plus fragiles d’entre nous. »
#04 - 2023 3
En 2023, nous redoublons d’énergie
© AGLAÉ BORY
Parcours de vie
Elles ont une force de vie et une joie qui traversent les frontières. Ces cuisinières réfugiées ont vécu des situations difficiles dans leur pays d’origine et se retrouvent aujourd’hui pour partager leur cuisine et leur culture. Portraits.
NABINTOU SIDIBÉ Paris, France
Derrière son regard timide et son sourire gêné, Nabintou revendique sans détour sa passion pour la cuisine avec une émotion communicative « J’ai commencé à cuisiner pour ma famille à l’âge de 10 ans, j’adorais ça », raconte la jeune femme de 34 ans, originaire d’Abidjan. « Puis j’ai vraiment appris à partir de mes 15 ans, avec ma tante, qui m’emmenait avec elle à des événements traiteur. Ça n’a fait qu’augmenter mon amour pour la cuisine », se souvient-elle, les yeux pétillants.
Au décès de son père, Nabintou quitte la Côte d’Ivoire pour fuir un mariage forcé arrangé par son oncle. Après six mois au Maroc et un passage par l’Espagne, elle arrive en France en 2017 : « Le voyage avec les passeurs a été difficile, mais je suis arrivée en vie. Donc je suis reconnaissante », conclut-elle avec sobriété. Si Nabintou était déterminée
à rejoindre la France, ce choix s’est fait totalement a priori : « Mon père me racontait que depuis mes 3 ans, je prenais mon petit sac et quand on me demandait “où tu t’en vas ?”, je répondais “en France”, alors que je ne connaissais pas du tout, c’était une idée comme ça », rigole-t-elle.
Elle obtient son statut de réfugiée après plus de deux ans de démarches administratives, puis réussit à faire venir ses deux fils, aujourd’hui âgés de 12 et 15 ans. C’est par le biais d’une autre association qu’elle entend parler de Refugee Food et intègre ainsi la formation SÉSAME, en 2020. Après l’obtention de son diplôme de commis de cuisine, elle signe un contrat d’insertion qui lui permet de participer à différents projets de Refugee Food, notamment pour la partie traiteur.
« Avant de connaître l’équipe, j’étais un peu triste parce que je n’avais personne en France avec qui communiquer, mais quand j’ai rencontré ces personnes, c’était incroyable. Je ne sais pas comment le qualifier. Ils me traitent avec respect. Je ne me suis jamais sentie aussi bien dans un autre endroit en France », explique-telle avant d’ajouter : « J’aime beaucoup travailler avec eux, car ça me fait voir des choses que je ne connais pas. »
Pour le prochain festival, la jeune cuisinière ivoirienne doit réfléchir au plat qu’elle voudra préparer : « Peut-être un tiep, que j’aime bien, en version végétarienne avec un riz cuit dans un bouillon de légumes et du concentré de tomate. J’hésite encore. » Son avenir à la suite de son contrat est quant à lui assuré, car elle pourra être accompagnée vers un emploi pérenne dans la restauration. Maryam Lévy
CV CULINAIRE
PLAT SIGNATURE / « L’attiéké poisson, une recette composée de poisson frit, d’attiéké (la semoule de manioc) et d’alloco (des bananes plantains frites). C’est mon plat préféré, je le fais tout le temps chez moi. En Côte d’Ivoire, c’est un plat de tous les jours, certains en mangent matin, midi et soir. »
PREMIER SOUVENIR
GUSTATIF DE LA FRANCE / « Une purée de patates douces préparée par le chef Harouna, à La Résidence. Chez nous, on a des patates douces, mais on ne les cuisine pas du tout comme ça, j’ai adoré. »
PROJET PROFESSIONNEL / « J’aimerais ouvrir mon restaurant quelque part en France. Il y aurait un mélange de plats français et ivoiriens. Mais j’ai encore beaucoup à apprendre donc peut-être d’ici six ou huit ans. »
Refugee Food La Gazette Édition 04 4 #04 - 2023
Textes : Farah Keram, Celia Laignel, Maryam Lévy et Coline de Silans. Photos : Anne-Claire Héraud, Fabien Pallueau, Clémence Sahuc et Safia Zouay.
« LA CUISINE, C’ÉTAIT MON RÊVE ET AVEC REFUGEE FOOD, JE ME SENS EN FAMILLE »
DOHA ELKHALDY Paris, France « CUISINER
EST UNE MISSION DE VIE »
Notre conversation est parsemée d’anglais, de français et d’arabe Chacun des mots de Doha Elkhaldy semble mesuré, réfléchi. Son ton, lui, est joyeux, son aura solaire. La cheffe fait partie de ces âmes qui ont vécu l’urgence de se réinventer. La nécessité brûlante de créer, comme une façon de s’ancrer après un long parcours d’exil éprouvant comme peu d’entre nous l’imaginent.
Chez cette Syro-Libanaise, ancienne enseignante de langue arabe, la bonne chère a toujours été là. D’abord de par son héritage familial beyrouthin, ville d’où elle est originaire. Puis, au contact de son époux, le chef renommé Mohammad El Khaldy. Après plusieurs déménagements contraints au Liban, en Syrie et en Égypte, Doha et sa famille prennent la mer et arrivent en Europe. À Paris, tout est à mettre en place et la connaissance de la langue manque cruellement. Son médium d’expression revêt alors la forme de la cuisine. « Ma première compréhension de la langue française a été les sourires sur les visages quand je servais ma nourriture », confie-t-elle dans un souffle. Elle débute en épaulant son compagnon en cuisine, enchaîne les dîners privés et
autres services de traiteur. Puis, c’est la rencontre avec Refugee Food, qui la pousse sur la voie des ateliers de cuisine pour enfants ; « des moments de joie inouïs. » Une poignée d’années plus tard, l’heure est venue d’embrasser sa propre voi(e)x. Depuis trois ans maintenant, Doha anime des ateliers pour tous les âges et propose ses plats syro-libanais empreints de fougue et de délicatesse pour qui réserve ses services. Au sein des mets syriens – la culture de son mari et son pays de cœur –, elle trouve une richesse, notamment dans le répertoire des plats principaux, qui lui manquait dans son Liban natal, où règne la tradition des mezze. Doha crée seule, de l’achat des matières premières à l’élaboration des menus, en passant par la mise en place et le service : « Je sens que c’est une mission que je dois compléter. »
Sa casquette de pâtissière en « design cake » insuffle à l’ensemble de sa cuisine un esthétisme fort. Une chose encore trop rare dans les pays arabes et au Levant, déplore la cheffe. « J’ai cette volonté de créativité, de transcender et de modifier la cuisine de nos mères. » C’est désormais chose faite.
Farah Keram
CV CULINAIRE
SON PLAT SIGNATURE / « C’est comme me demander quel est mon enfant préféré ! Le tartare de bœuf à la libanaise servi en entrée, avec de la viande très fraîche et des épices spécifiques que ma mère me rapporte du sud du Liban. »
PREMIER SOUVENIR
GUSTATIF DE LA FRANCE / « Le goût de l’émotion qu’a suscitée l’opulence de ma cuisine. Pour remercier une famille française qui m’est venue en aide pour des questions bureaucratiques, j’ai cuisiné des plats. Tous ont été surpris par une telle abondance ! »
PROJET PROFESSIONNEL / « Ouvrir mon propre restaurant parisien dans quelques années. Inchallah. »
Pour goûter la cuisine de Doha, vous pouvez faire appel à ses services de traiteur : @tayeb_traiteur
REFUGEE FOOD : NOS FORMATIONS
Parce que nous sommes convaincu·e·s que l’intégration globale des personnes réfugiées passe par l’accès à l’emploi, nous proposons différentes formations gratuites et diplômantes aux métiers de la restauration.
Depuis 2019, la formation SÉSAME, qui prépare au métier de commis de cuisine a permis d’accompagner 275 personnes réfugiées dans cinq villes de France. La formation TOURNESOL accompagne chaque année à l’apprentissage des métiers de la restauration collective, à Paris et à Marseille. Enfin, depuis octobre 2022, le programme VITANYA, imaginé et porté à Lyon par l’association Weavers et à Paris par Refugee Food, accompagne les exilé·e·s ukrainien·ne·s vers une insertion professionnelle réussie en France.
Nos formations sont dédiées et adaptées aux freins spécifiques que peuvent rencontrer les personnes exilées en France (apprentissage de la langue, codes socioculturels, accès à un logement durable, etc.). En 2022, on estimait à 250 000 le nombre de postes vacants dans la restauration.
#04 - 2023 5
DAREDJAN PKHAKADZE Strasbourg, France
Les ongles faits, le regard lumineux, le rire facile, Daredjan illumine la pièce dès son entrée. Arrivée à Strasbourg il y a 12 ans, il semble loin le temps où elle fut séparée de sa famille à Tbilissi, en Géorgie : « J’avais 15 ans lorsque ma mère m’a annoncé qu’elle partait avec mon père et mon grand frère vers l’Angleterre. Étant opposés au gouvernement, c’était devenu très dangereux pour eux de rester. » Trop jeune pour les suivre, Daredjan reste plusieurs années avec sa tante sur place, avant de partir à son tour pour la France : « Avec mon mari, nous avons
REFUGEE FOOD : 3 QUESTIONS À JONATHAN CHARLOIS…
choisi l’Alsace, car nous avions déjà des proches sur place. Quelque temps après, ma famille nous a rejoints, après trois ans sans se voir. J’étais si heureuse de les retrouver ! »
Malgré l’euphorie des retrouvailles, l’acclimatation n’a pas été aisée : « Je viens d’une capitale où ça bouge beaucoup et où j’avais tous mes repères. Forcément, ça a été très compliqué d’arriver dans une petite ville calme sans entourage et sans parler la langue. Je me suis sentie très isolée. » Pendant toute cette période d’adaptation, Daredjan
cuisine. Comme un bel hommage à sa grand-mère qui, contre l’avis de ses parents, a décidé un jour de rendre son tablier de professeure de mathématiques pour embrasser le métier de pâtissière.
Tout s’accélère lorsqu’une amie la met en contact avec le Refugee Food Festival : « C’est la première fois que je me suis dit que ça pouvait être un vrai métier et pas juste un loisir. J’y ai aussi vu un moyen de rester reliée à mon pays d’origine, en préparant des plats traditionnels, mais aussi de le faire découvrir à celles et ceux qui le connaissent peu. » La machine est lancée et Daredjan enchaîne les expériences : master class, soirée franco-géorgienne, elle fait ses armes sur le terrain. En parallèle, elle suit la formation professionnelle Des étoiles et des femmes. Elle réalise un stage au restaurant Le Pont Tournant de l’hôtel Régent Petite France, un 5 étoiles strasbourgeois : « J’y ai tout appris. L’équipe m’a fait confiance très rapidement, alors que je ne parlais presque pas français et que je débutais. Au fil du temps, c’est devenu comme une deuxième famille pour moi. » Depuis, Daredjan ne cesse de mettre de la poésie dans ses assiettes : « La cuisine, c’est l’imagination, la beauté, le plaisir. Il faut trouver ce qui nous amuse, apprendre à y consacrer du temps pour se trouver. Par exemple, mes enfants reconnaissent toujours mes plats. C’est ça, avoir sa signature ! ». Celia
Laignel
CV CULINAIRE
PLAT SIGNATURE /
« Le chkmeruli, un plat géorgien à base de poulet frit dans une sauce crémeuse au goût prononcé, à base d’ail et de piment rouge, notamment. »
PREMIER SOUVENIR
CULINAIRE EN FRANCE /
« La choucroute, et j’ai détesté [rires] ! Je ne comprenais pas comment on pouvait manger du chou fermenté bouilli. Puis, j’ai regoûté plusieurs fois, et j’ai appris à apprécier ! »
PROJET PROFESSIONNEL / « J’aimerais à terme ouvrir mon propre petit restaurant à Strasbourg, où je mélangerai la finesse de la cuisine française avec les bons produits (et surtout les épices !) de la Géorgie. »
Jonathan Charlois, chef du restaurant Iodé, à BoulogneBillancourt s’est engagé depuis 2020 avec Refugee Food. Il accueille dans ses cuisines des stagiaires de la formation SÉSAME et est également juré lors de sessions d’examens.
Quelle forme prend l’accompagnement que vous proposez aux cuisinier·ère·s en formation ? Dans le cadre de la formation SÉSAME, nous accueillons un·e cuisinier·ère réfugié·e pendant cinq semaines pour
l’aider à se perfectionner dans sa pratique. C’est une période pendant laquelle nous lui transmettons nos savoirs et la réalité du métier de cuisinier.
Que vous apporte cet engagement ? Me mettre à leur disposition et les accompagner jusqu’à leur diplôme, c’est pour moi une fierté. Les cuisinier·ère·s réfugié·e·s sont dans une démarche très active d’apprentissage, donc c’est un vrai bonheur de les voir progresser, gagner en confiance et prendre des initiatives. Les échanges et partages que nous avons avec elles et eux sont sans aucun doute la plus belle contrepartie de cet engagement.
Pourquoi s’engager comme chef formateur ? Parce que l’implication que mettent ces cuisinier·ère·s dans leur travail est une vraie bouffée d’air frais. Cette expérience permet de transmettre une passion et des savoir-faire, mais aussi de recevoir ! Il faut être en accord avec le projet, avoir une certaine disponibilité, mais surtout, avoir cette envie de partage. Et garder en tête que le respect, quelles que soient la fonction, la nationalité ou la religion, doit être le pilier du management. C’est une valeur que l’on doit remettre au cœur de ce secteur mis à mal par des années de manque de considération du personnel et des conditions de travail.
Refugee Food La Gazette Édition 04 6 #04 - 2023
« LA CUISINE, C’EST L’IMAGINATION, LA BEAUTÉ, LE PLAISIR »
MOKHIGOUL ISSOBOEVA Bordeaux, France
« J’AI ADORÉ ALLER À LEUR
RENCONTRE ET LEUR PRÉSENTER MES PLATS »
Son goût pour la cuisine, Mokhigoul le tient de sa mère. Petite, elle se cachait pour observer ses gestes, qu’elle reproduisait ensuite toute seule : « Quand le plat était réussi, je le montrais à ma mère. S’il était raté, on le mangeait en cachette avec mes frères et sœurs ! ». Née dans un village de montagne au Tadjikistan, Mokhigoul a dû fuir le pays avec son mari et ses quatre enfants, en 2016. Après un long voyage entrecoupé de séjours en Russie, puis en Ukraine et en Pologne, ils finissent par atterrir à Paris. « Quand nous sommes arrivés, c’était très difficile, car nous ne parlions pas français, nous ne connaissions personne, j’étais enceinte… Nous logions à six dans une chambre d’hôtel, je ne savais pas ce que nous allions devenir, ni combien de temps nous allions pouvoir rester… ». Heureusement, au bout de plusieurs mois, la famille est relogée dans un appartement à Bordeaux. Mokhigoul se lance alors dans une formation en restauration collective, mais déchante assez vite. « Je voulais cuisiner des plats faits maison. Or c’était surtout de la nourriture industrielle… Un jour, lors d’un stage en Ehpad, j’avais préparé le plat moimême : comme par hasard, ce jour-là il n’y a eu aucun reste ! ». Loin de se laisser abattre, elle se forme à l’entrepreneuriat culinaire en parallèle de son travail dans les cantines, pour pouvoir faire découvrir un jour sa cuisine. C’est ainsi qu’elle découvre Marie Curry, une entreprise qui valorise les matrimoines culinaires de femmes issues de l’immigration, fondée par Sandrine et Élise, anciennes porteuses de projet du Refugee Food Festival à Bordeaux. Quand Sandrine lui parle du festival pour la première fois l’année dernière, Mokhigoul est d’abord un peu impressionnée, mais une fois aux fourneaux du restaurant Mampuku, plus rien ne l’arrête ! « C’était super, parce que j’ai vraiment pu faire découvrir aux gens la cuisine de mon pays : le riz pilaf, les samossas… J’ai adoré aller à leur rencontre et leur présenter mes plats. » Aujourd’hui, sa détermination est amplement récompensée, puisque Mokhigoul est devenue la première salariée de Marie Curry. Coline de Silans
Les restaurants du Refugee Food
Depuis 2018, nous développons des lieux de restauration qui accueillent, forment des cuisinier·ère·s réfugié·e·s et valorisent la diversité des héritages culinaires du monde.
LA RÉSIDENCE
La Résidence, comptoir de restauration situé à Ground Control (Paris 12e), accueille et forme une brigade de cinq cuisinier·ère·s réfugié·e·s, et contribue à leur insertion professionnelle durable. Tous les plats sont cuisinés sur place chaque jour, à partir de produits frais et de saison. Ground Control, 81, rue du charolais, 75012 Paris. Ouvert du mercredi au dimanche.
LA CANTINE DES ARBUSTES
Ouverte en septembre 2022, La Cantine des Arbustes (Paris 14e) est un restaurant solidaire ouvert à tous·tes. Des tarifs différenciés sont proposés selon les ressources de chacun·e, mais la même cuisine juste, savoureuse et équilibrée est servie à chacun·e par une brigade de cuisiniers en insertion.
5, rue des Arbustes, 75014 Paris. Ouvert tous les midis en semaine.
LA CANTINE DE LA CITÉ DE REFUGE
Depuis mai 2023, Refugee Food a pris les rênes de la cantine de la Cité de Refuge, centre d’hébergement de la Fondation Armée du Salut (Paris 13e) pour offrir quotidiennement aux résident·e·s une cuisine saine, savoureuse et équilibrée.
Accès pour le moment réservé aux résidents du centre d’hébergement.
NOTRE ACCOMPAGNEMENT
Refugee Food, c’est une association, mais aussi, depuis 2020, une entreprise d’insertion : nous accompagnons tous·tes nos salarié·e·s en insertion à la fois dans leurs démarches administratives et sociales (accès aux droits, au logement, à la santé, etc.), mais aussi dans leur parcours professionnel (formation aux codes de la restauration, cours de français à visée professionnelle, etc.). L’objectif ? Les aider à s’épanouir professionnellement dans les métiers de la cuisine et à stabiliser leur situation en France.
LES RESTAURANTS AMIS DE REFUGEE FOOD
CV CULINAIRE
PLAT SIGNATURE /
« Le riz pilaf à l’agneau ! Je tiens cette recette de ma mère, c’est un régal. Mon secret, c’est de faire mijoter le riz dans la sauce, je ne le mélange pas tout de suite avec les légumes. »
PREMIER SOUVENIR
GUSTATIF DE LA FRANCE /
« Le croissant que l’on nous a servi au petit déjeuner de l’hôtel, à notre arrivée en France. Je n’en avais jamais mangé, j’ai adoré ! La pâte feuilletée me rappelait celle des samossas de chez moi. »
PROJET PROFESSIONNEL /
« Ouvrir mon restaurant tadjik à Bordeaux, pour faire découvrir la cuisine de mon pays. »
Pour découvrir la cuisine de Mokhigoul, rendez-vous sur son compte Instagram @resto_pilave.
Venir manger dans un de nos restaurants, c’est déjà s’engager ! Vous pouvez aussi soutenir les cuisinier·ère·s et partenaires qui se sont eux aussi lancé·e·s dans l’aventure. Voici les adresses « pépites » de Refugee Food en France : Chez Magda, par Magda Gegenava (Paris) ; Närenj, par Nabil Attard (Orléans) ; Le Levant, par Abdul Rahman El Khatib (Marseille) ; Ataya, par Bassem Ataya (Lille) ; Ananda Délice, par Fadi Mahmoud (Lomme) ; Damasquino, par Hussam Khodary (Strasbourg), Waalo, par Harouna Sow (Paris) ; Fidèle, par Tina Demeke Eneyew (Marseille), le restaurant d’insertion Marie Curry, au tiers-lieu La ManuCo (Bordeaux), le restaurant d’insertion Fair.e (Nantes) et bientôt, le restaurant d’insertion Exodus (Genève).
#04 - 2023 7
Les plats ont la bougeotte
On croit savoir d’où ils viennent… mais leurs origines sont en fait toute une histoire ! Zoom sur six plats voyageurs issus de métissages et de migrations.
PLUTÔT TEX OU PLUTÔT MEX, LE CHILI CON CARNE ?
Plat national de l’État du Texas depuis 1977, le chili con carne est cuisiné depuis le XIXe siècle dans cet État du sud des États-Unis et frontalier du Mexique. Si son nom signifie « piment avec viande » (chile espagnol devenu chili en anglais), son ingrédient principal reste le haricot, rouge, noir ou tacheté, dont le piment facilite la digestion et limite l’utilisation de sel pour l’assaisonner. Son faible prix de revient explique sa popularité, sans que l’on sache bien qui l’a créé. Certains disent qu’il est né à San Antonio, où des « chili queens » (reines du piment) cuisinaient ce ragoût en quantité avant d’aller le vendre sur le marché. Il aurait aussi nourri à bas coût les prisonniers de l’État, qui auraient reproduit ce plat à leur sortie. Recette tex mex par excellence, elle fut d’abord un succès en conserve (où l’on pouvait écouler les bas morceaux de bœuf) dès 1921, avant d’être popularisée à l’écran par l’inspecteur Colombo, grand amateur. Depuis les années 1990, on le retrouve partout en Europe dans les restaurants festifs, escorté d’un pichet de frozen margarita pas plus authentiquement mexicaine que ce plat.
LE TOUR DU MONDE DU CHEESE NAAN
LES MULTIPLES INFLUENCES DU CEVICHE
On trouve bien, entre le Ier et le VIIIe siècle, dans la culture Moche, civilisation précolombienne, les traces d’une tradition de consommation du poisson mariné. Mais à l’origine, ni citron ni oignon, qui seront importés bien plus tard par les Européens, mais plutôt du jus de maïs mauve fermenté, de l’ail et du sel, qui étaient les seuls condiments de cet ancêtre du ceviche. Reconnu « patrimoine culturel de la nation péruvienne » en 2004, sa base est le poisson blanc, ainsi que les crevettes, poulpes, crustacés et fruits de mer qui abondent le long des 2 414 kilomètres de littoral pacifique du pays. Plus de 800 recettes différentes de ceviche y ont été recensées et chacune exprime des influences diverses. On peut y voir un lien avec l’escabèche, une marinade araboandalouse venue jusqu’au Pérou avec la longue occupation espagnole, tandis que l’immigration japonaise, commencée dès le XIXe siècle, a influencé la recette, avec notamment des techniques précises de découpe du poisson et un raccourcissement du temps de marinade. Le ceviche est finalement une recette-valise qui, en voyageant à partir des années 1990 en Europe, a assis la renommée de son pays d’origine.
Le naan indien est déjà un produit issu du métissage : originaire de Perse, mais connu sans doute en Égypte ancienne, cette galette de pain levée cuite sur les parois d’un four d’argile aurait été apportée en Inde par les envahisseurs venus d’Asie centrale. Il n’a ensuite jamais cessé de se diffuser avec succès, variant en taille et se cuisant soit au tandoor (four de terre) soit à la poêle. Toujours à base de blé, croustillant dehors et bien moelleux dedans, il se garnit selon les pays d’ail, d’olives, de viande hachée ou de coriandre. Pas étonnant qu’en France, ce soit le fromage qui l’ait emporté, avec l’invention du cheese naan en 1967, à Paris, au restaurant Annapurna. En remplaçant le paneer traditionnel issu du lait de bufflonne par de La Vache qui rit®, le paneer naan est devenu cheese naan, et s’est à son tour exporté à Londres, New York… jusqu’à revenir sous cette nouvelle forme en Inde, son pays d’origine. Un bel exemple d’avatar culinaire !
Refugee Food La Gazette Édition 04 8 #04 - 2023
Textes : Estérelle Payany. Illustrations : Célia Callois
BANH MI, Ô BELLE BAGUETTE
Originaire des rues de Saigon, ce sandwich vietnamien peut être vu comme un vestige colonial de l’Indochine. Si les Français ont amené avec eux le pain (banh tay) dès le XIXe siècle, ce n’est qu’à leur départ, en 1954, que la baguette y devient plus populaire et s’intègre à la cuisine quotidienne sous le nom de banh mi (banh désignant les aliments à base de farine, et mi le blé). Plus courte et comportant de la farine de riz qui la rend plus légère, cette baguette accueille bien des garnitures variées, une fois tartinée de mayonnaise, de beurre, de pâté ou même de Vache qui rit® : mortadelle vietnamienne (gio lua ou cha lua) ou porc rôti, coriandre, concombre et piment rouge émincé, pickles de carotte ou de daïkon (radis blanc) et l’indispensable arôme Maggi, préféré à la sauce soja. À partir de 1975, l’exode massif de plus d’un million de Vietnamiens dans le monde a fait voyager la recette aussi bien en Amérique du Nord qu’en Australie ou en France, où le banh mi s’est imposé par sa fraîcheur et son croquant.
SUR LES BORDS DES EMPANADAS
« Empanadar », c’est littéralement « enrober de pain », tout comme à l’origine, le pâté désignait ce qui était simplement mis… dans de la pâte. Si en France, seul le chausson aux pommes a son fan-club, c’est du côté des cornish pasties de Cornouailles et des empanadas d’Amérique latine qu’il faut aller fureter pour comprendre toute l’ingéniosité et la richesse de ce repas portatif tout-en-un, encore plus pratique à déguster qu’un sandwich. Les pasties individuelles ont été adoptées dès le XVIIIe siècle par les mineurs gallois. Le bord épais de la demi-lune de pâte fourrée de bœuf et de légumes (carottes, rutabagas) leur permettait en effet de l’empoigner avec leurs mains salies d’étain ou de cuivre et n’était donc pas consommé. Au XIXe siècle, nombre d’entre eux émigrent avec la recette, notamment en Argentine, où elle est devenue plat national. De plus petite taille, l’empanada argentine joue de son festonnage, signe distinctif de sa garniture (au fromage, au poulet, au thon…), qui lui donne toute sa singularité.
LES RAMEN, UNE HISTOIRE DE BLÉ
Comme nombre de plats japonais, cette soupe de nouilles de blé est originaire de Chine. Popularisée au Japon à la fin du XIXe siècle, elle apparaît d’abord sur l’île sous le nom de nankin-soba, puis de shina-soba (littéralement « nouilles de Chine ») avant que le mot « ramen », issu du chinois lamiàn (nouilles étirées à la main), ne se répande après 1945.
Le gouvernement d’occupation américain distribue en effet de la farine de blé, qui se retrouve transformée en nouilles réconfortantes dans les yatai, les stands de cuisine de rue. Avec l’invention, en 1958, des ramen lyophilisés, c’est la consécration. Désormais, depuis les Sapporo ramen au miso jusqu’aux Hakata ramen de Kyûshû au riche bouillon tonkotsu à base d’os de porc, chaque région de l’archipel a sa version. Consommés au quotidien, on les retrouve appréciés par les héros de manga, comme Naruto et son ramen ichiraku fétiche, ou Ponyo le poisson-petite fille de Hayao Miyazaki qui trouve le sommeil après un bol de ramen instantané. La meilleure des publicités pour ce plat dont les échoppes qui en ont fait leur spécialité ont fleuri partout dans le monde.
La journaliste et auteure Elvira Masson est la marraine de l’édition 2023 du Refugee Food Festival. Curieuse et gourmande invétérée, elle nous éclaire sur l’émergence des cuisines du monde et leur impact positif pour faire tomber les a priori.
Quel est votre regard sur l’importance des cuisines du monde dans notre quotidien ?
À titre personnel, j’ai toujours pensé qu’il n’existait pas de cuisine supérieure à une autre. Peut-être que pour les plus jeunes c’est évident, mais pour nos aînés et pour pas mal de gens de ma génération, le postulat de départ, c’est que la France est la nation qui a inventé la gastronomie. Parce que les Français ont été les premiers à la faire, à la codifier et à la propager partout dans le monde avec un très grand succès. Personnellement, je préfère dire : « Tout vaut tout. » L’idée de faire un classement des meilleures gastronomies du monde et de considérer que tout en haut il y aurait la française, talonnée de près par la japonaise, ne m’intéresse pas. Ce débat-là m’est étranger et me paraît assez stérile… et très français d’ailleurs ! Les cuisines étrangères n’ont jamais été aussi nombreuses et accessibles… Depuis une dizaine d’années – principalement dans les grandes villes et particulièrement à Paris –, il est très facile d’avoir accès à une grande variété de cuisines. C’est le fait des flux migratoires, mais aussi d’une très large mondialisation. Les cuisiniers, ainsi que le public, voyagent davantage que leurs aînés. Tous ont rapporté des goûts, une curiosité et une ouverture d’esprit. Il y a un bouillonnement d’influences culturelles que je trouve palpitant. On a tous ouvert nos chakras. Le génie de la cuisine, c’est d’être un peu canaille et de mettre à mal les idées reçues et les classifications.
Vous êtes la marraine de l’édition 2023 du Refugee Food Festival. Comment voyez-vous votre rôle ?
La raison d’être du Refugee Food est de changer le regard sur les personnes réfugiées. L’association forme des cuisiniers, les aide et les accompagne dans un projet professionnel. Et permet de dire qu’il y a une vie possible après la douleur de l’exil. Le rôle de Refugee Food, c’est de dire qu’on a tous à apprendre les uns des autres. Et que personne ne domine l’autre. C’est un peu naïf, dit comme ça, mais dans l’action au quotidien de l’association, cela prend tout son sens. C’est très concret, pragmatique. C’est la première fois que le Refugee Food Festival nomme une marraine ou un parrain. Je suis très honorée que l’association me l’ait proposé. Ça me tient à cœur de soutenir leurs actions. Mon rôle est de porter les valeurs de l’association, d’expliquer pourquoi je crois très fort à la cuisine et à son rôle de catalyseur d’échanges, de compréhension de l’autre et de tentative d’altérité. Je ne connais pas toutes les cuisines d’où viennent les personnes réfugiées accompagnées par Refugee Food. Mais mon job, c’est de faire en sorte qu’on s’y intéresse. Ce que je sais faire, c’est poser des questions, m’intéresser aux autres et faire entendre leur parole.
Propos recueillis par Boris Coridian
#04 - 2023 9
« Le génie de la cuisine, c’est d’être un peu canaille et de mettre à mal les idées reçues »
© PIERRE LUCET-PENATO
L’aubergine, l’ingrédient voyageur
Ce fruit-légume a sacrément la bougeotte. Originaire d’Asie, où elle était cultivée depuis plus de 2 500 ans, l’aubergine s’est propagée dans le monde entier grâce aux échanges commerciaux et aux mouvements migratoires. Pour célébrer ce produit voyageur par excellence, nous avons demandé à trois cuisiniers venus d’Afghanistan, de Géorgie et de Syrie de proposer leur recette.
PKHALI, recette géorgienne
Le pkhali (ou roulé d’aubergine) est une déclinaison du pkhali traditionnel, un mets végétarien très populaire dans la cuisine géorgienne. L’histoire de cette recette remonte à des siècles, et il existe de nombreuses variantes régionales. Ce hors-d’œuvre est souvent servi, à l’instar des mezze, en début de repas de fêtes.
INGRÉDIENTS pour 30 roulés
• 3 aubergines
• 45 ml d’huile de tournesol
• 150 g de cerneaux de noix
• 2 gousses d’ail
• 2 grosses cuillerées à soupe de coriandre moulue
• 1 cuillerée à café de khmeli suneli (facultatif)
½ cuillerée à café d’ajika (facultatif)
• 1 cuillerée à café de sel
• 100 ml d’eau
• 30 ml de vinaigre de vin
• 1 grenade, de la coriandre fraîche, des noix pour le dressage
PRÉPARATION
POUR LES AUBERGINES
Lavez et coupez-les en tranches assez fines, d’environ 1 cm d’épaisseur. Faites-les cuire avec l’huile dans une poêle chaude jusqu’à ce qu’elles soient bien cuites et dorées (10 minutes de chaque côté).
POUR LA FARCE
Passez les noix au mixeur. Ajoutez la coriandre, l’ail, les épices, le vinaigre et mélangez. Petit à petit, ajoutez de l’eau. Comme les noix absorbent l’eau, patientez un peu entre les ajouts afin d’obtenir une texture bien crémeuse.
DRESSAGE
Remplissez vos tranches d’aubergines cuites d’une à deux cuillerées du mélange et roulez. Parsemez le plat de grenade, coriandre et noix.
BANDJAN BOURANI, recette afghane
Le bandjan bourani est un plat à base d’aubergines, de poivrons et de yaourt que l’on mange traditionnellement avec du riz ou du pain nature.
INGRÉDIENTS pour 4 à 6 personnes
• 2 aubergines
• 2 tomates
2 gousses d’ail
• 2 oignons
• 1 poivron
• Huile végétale
• 500 g de yaourt grec
• ½ botte de menthe fraîche
• sel et poivre
PRÉPARATION
POUR LES AUBERGINES
Lavez-les et coupez-les en rondelles assez fines. Faites cuire les lamelles d’aubergines avec de l’huile dans une poêle jusqu’à ce qu’elles soient bien cuites et dorées.
POUR L’ACCOMPAGNEMENT
Émincez les tomates, les oignons, l’ail et le poivron. Faites revenir le tout dans une poêle avec un peu d’huile. Salez et poivrez.
DRESSAGE
Dans une assiette, dressez les aubergines au centre et recouvrez avec la préparation à la tomate. Ajoutez le yaourt sur le dessus. Émincez la menthe et parsemez-la sur le plat.
MAKDOUS, recette syrienne
Les makdous sont un plat traditionnel de la cuisine syrienne, également populaire dans d’autres pays du Moyen-Orient tels que la Turquie, le Liban et l’Irak. Le makdous est fait à partir de jeunes aubergines farcies, salées puis marinées dans de l’huile d’olive, qui permet une longue conservation. INGRÉDIENTS pour 4 à 6 personnes
25 petites aubergines
• Huile d’olive
• 2 poivrons
• 150 g de noix
• 5 à 6 gousses d’ail
• Sel
PRÉPARATION
Lavez les poivrons et hachez-les finement. Égouttez-les à l’aide d’une passoire. Hachez finement les noix et l’ail, puis ajoutez-les aux poivrons avec le sel.
POUR LES AUBERGINES
Lavez-les. Portez de l’eau à ébullition et plongez-y les aubergines. Faites cuire pendant 15 à 20 minutes. Piquez avec un couteau pour vérifier leur cuisson, il faut qu’elles soient encore fermes. Plongez les aubergines dans l’eau froide et laissezles refroidir. Fendez-les en deux, disposez un peu de farce à l’intérieur et empilez celles-ci les unes sur les autres dans un bol. Laissez reposer pendant 24 heures afin que les légumes dégorgent bien. Déposez-les dans une passoire et saupoudrez d’un peu de sel entre chaque couche. Couvrez les aubergines avec un tissu, posez une planche au-dessus, puis un objet assez lourd afin de les laisser dégorger pendant 48 heures.
CONSERVATION
Placez les aubergines dans un bocal en verre et versez de l’huile pour recouvrir complètement. Fermez le pot et placez-le à l’abri du soleil.
Refugee Food La Gazette Édition 04 10 #04 - 2023
Le métier de restaurateur, c’est restaurer l’humain »
Au cœur du pays roannais, le chef perpétue une longue histoire familiale où l’excellence gastronomique se conjugue avec les valeurs de l’hospitalité et la générosité. Il revient sur ses expériences inspirantes avec Refugee Food.
en 2022, Armand Hasanpapaj et sa mère Fatime ont cuisiné à six mains autour des saveurs albanaises avec Léo, le benjamin de la famille Troisgros, à la Colline du Colombier, située à 20 kilomètres plus au nord. « Trois expériences voyageuses, qui nous emmènent dans des rêves… Ces cuisiniers nous font décoller de notre chaise et nous prennent par la main pour nous transporter ailleurs. Dans ces rencontres, c’est le cœur qui parle, car on met de côté le quotidien de nos métiers et l’on va à la rencontre de la gourmandise, de l’échange. » Du marché à la cuisine, du brief du service aux échanges avec les clients, de la dégustation des condiments syriens de Mohammad à l’observation des gestes pâtissiers de Fatime, les liens se tissent et les influences se croisent. Comme le rappelle le chef triplement étoilé Michel Troisgros, « la cuisine française a été façonnée par des apports extérieurs. Ce qui est à notre disposition aujourd’hui semble faire partie de notre culture depuis toujours, alors que c’est un voyage, une rencontre ou une personne qui l’a apporté jusqu’à nous ».
LE REFUGEE FOOD FESTIVAL
Ce festival est une initiative citoyenne qui crée des collaborations culinaires entre des cuisinier·ère·s réfugié·e·s et des restaurateur·rice·s et artisans locaux·ales. Elles ont lieu dans une dizaine de villes en France et en Europe, chaque année autour du 20 juin, Journée Mondiale des Réfugiés.
Ce festival culinaire permet de faire découvrir des talents, des goûts venus d’ailleurs et de faire évoluer les regards portés sur les personnes réfugiées en valorisant leur patrimoine et matrimoine culinaire. Il contribue également à accélérer leur insertion professionnelle dans le secteur de la restauration, à mobiliser et rassembler les citoyen·ne·s autour de la table. Depuis 2016, près de 60 000 personnes sont venues au restaurant et 350 cuisinier·ère·s réfugié·e·s ont participé au festival en France, en Europe et à l’international.
Depuis 2018, la famille Troisgros et ses équipes ont accueilli dans leurs différents restaurants les événements du Refugee Food Festival. « Pour notre première participation, nous avons fait un menu commun avec le chef syrien Mohammad Elkhaldy, à la maison Troisgros à Ouches, avec quatre plats chacun. Nous avons joué en live, comme des musiciens. Nous nous sommes adaptés l’un à l’autre. C’était passionnant et vibrant pour les équipes. Si c’était un peu intimidant au début, nous avons vite constaté que le langage du cuisinier et du marché est universel ! Ce sont des rencontres humaines belles et apaisantes », raconte le cuisinier roannais. En 2018, c’est Sadia Hessabi, cuisinière afghane, qui a été accueillie au Central, en face de la gare, par César Troisgros, fils aîné de Michel et Marie-Pierre. Enfin,
L’attachement de la famille Troisgros à Refugee Food puise aussi sa source dans le parcours même de Michel : « Ma mère et ma grand-mère se sont réfugiées en France pour fuir l’Italie mussolinienne, où elles n’avaient plus rien à manger. Elles se sont retrouvées sur la route et m’ont raconté combien elles avaient été aidées et soutenues en chemin, alors qu’il ne leur restait rien… Cette histoire familiale m’a rendu sensible à ce qui nous entoure aujourd’hui. Participer au Refugee Food Festival, c’est l’occasion d’être acteur du devoir d’hospitalité. » Ce devoir d’hospitalité universelle que le chef partage avec chaleur et engagement lui évoque spontanément une histoire entendue au Japon : « En période de disette, quand il n’y avait plus rien à manger dans les auberges de campagne, les voyageurs étaient toujours bien reçus. Mais au lieu d’un repas, on leur offrait une pierre chaude à poser sur l’estomac, symbolisant la douceur de l’accueil et de la chaleur humaine. Si elle n’apaisait pas complètement la faim, elle restaurait au moins l’âme. Rappelant à juste titre – tout comme les expériences que le Refugee Food permet de partager – que la base du métier de restaurateur est de restaurer l’humain, en toutes circonstances. »
Estérelle Payany
Tout au long de l’année, des ateliers de cuisine, des dîners solidaires ou des conférences-débats sont proposés dans les différentes villes. De même, l’accompagnement proposé aux cuisinier·ère·s réfugié·e·s ne se limite pas au festival : il se poursuit sur le long terme pour favoriser leur insertion professionnelle (suivi et orientation vers des formations qualifiantes, accès à un réseau de recruteurs, missions de service traiteur, etc). Le festival est déployé par des porteur·se·s de projet locaux, accompagné·e·s par Refugee Food et en lien avec les acteur·rice·s des territoires (collectivités, associations, restaurateur·rice·s…).
Pour l’édition 2023, 13 villes en France et en Suisse accueillent le festival du 5 au 26 juin : Bordeaux, Dijon, Genève, Lille, Lyon, Marseille, Montpellier, Nantes, Nice, Paris, Rennes, Strasbourg et Tours.
#04 - 2023 11
«
Propos recueillis par Estérelle Payany. Photos : Félix Ledru et Anne Bouillot
Le temps de l’action
Il n’y a pas de petites actions, il n’y a que des grands engagements. À votre échelle et selon votre disponibilité, vous pouvez tous·tes vous engager et accompagner des personnes qui ont trouvé refuge en France.
Vous avez… cinq minutes.
S’engager, c’est aider à porter un message. Contribuez à donner plus d’écho à Refugee Food en nous suivant sur les réseaux sociaux (@refugeefood) et en partageant nos messages. En quelques clics, vous pouvez aussi soutenir nos actions et faire un don à notre association depuis notre site internet. Enfin, pourquoi ne pas faire appel à notre service traiteur pour vos événements d’entreprise ?
Vous avez… 30 minutes.
S’informer, c’est aussi s’engager. Quelques titres à ajouter dans votre playlist de podcasts pour mieux comprendre les parcours d’exil : la série Histoires d’exils, sur France Inter, le podcast EXILS, de Laurie Darmon, les épisodes « Réfugiés » issus de LSD, la série documentaire, sur France Culture.
Vous avez… une heure.
Mangez « engagé » dans des restaurants et découvrez les recettes/plats de cuisinier·ère·s réfugié·e·s. Pour un rendez-vous personnel, professionnel ou un dîner en famille : retrouvez, page 7, les adresses du réseau Refugee Food qui vont faire voyager vos papilles. Prolongez la découverte culturelle en visionnant le film
Les Nageuses, de Sally El Hosaini ou en feuilletant le livre Mohammad ma mère et moi, de Benoît Cohen.
Vous avez… une demi-journée.
Vous souhaitez mettre la main à la pâte ? Venez participer à un atelier de cuisine animé par un·e cuisinier·ère réfugié·e. Rendez-vous sur notre site internet pour connaître les lieux et prochaines dates de nos ateliers de cuisine. Lecteur·rice·s d’Île-de-France, venez participer à l’élaboration des repas d’aide alimentaire à La Cantine des Arbustes (Paris 14e), aux côtés de notre brigade de cuisinier·ère·s réfugié·e·s. Aucune compétence requise !
Vous avez… une journée ou plus. Rejoignez une équipe locale du Refugee Food Festival pour devenir bénévole et participer à l’organisation de la prochaine édition du festival – tous les ans, en juin. Trouvez une équipe à Bordeaux, Dijon, Genève, Lille, Lyon, Marseille, Montpellier, Nantes, Nice, Paris, Rennes, Strasbourg et Tours. Ami·e·s restaurateur·rice·s et chef·fe·s, vous pouvez accueillir nos commis en stage, leur proposer un emploi ou venir les former directement dans nos restaurants lors d’ateliers de formation.
Vous pouvez aussi vous engager à titre professionnel et ainsi mobiliser vos collègues, client·e·s et partenaires.
Vous êtes une entreprise ? Plusieurs façons de nous soutenir ! Pensez à notre service traiteur pour vos événements (cocktails, dîners, plateaux-repas) à Paris. En équipe, vous pouvez aussi venir prêter main-forte à notre brigade de La Cantine des Arbustes (Paris 14e) pour cuisiner les repas d’aide alimentaire offerts chaque jour aux plus fragiles à Paris.
Ami·e·s chef·fe·s et restaurateur·rice·s ? Vous pouvez accueillir un·e stagiaire cuisinier·ère, recruter un·e commis de cuisine issu·e de nos formations ou participer au Refugee Food Festival.
Pour retrouver toutes ces pistes d’engagement et passer à l’action, c’est par ici :
Retrouvez toutes les actualités sur notre site (www.refugee-food.org), sur Instagram (@refugeefood) et contactez-nous en écrivant à hello@refugee-food.org
LA GAZETTE Une publication de Refugee Food (FOOD SWEET FOOD, 26, rue Monsieur le Prince, 75006 Paris) ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO Fanny Borrot, Anne Bouillot, Caroll-Ann Cadoux, Célia Callois, Jonathan Charlois, Compos Juliot, Taj Curic, Caroline Dutrey, Zoé Giraudo, Christophe Girod, Anne-Claire Héraud, Farah Keram, Celia Laignel, Félix Ledru, Les Digitalistes, Maryam Lévy, Marine Mandrila, Elvira Masson, Jennifer Ng Chin Yue, Fabien Pallueau, Estérelle Payany, Clémence Sahuc, Coline de Silans, Michel Troisgros, David Wagnières, Safia Zouay. REMERCIEMENTS L’agence Les Digitalistes a conçu et coordonné l’ensemble de La Gazette, et nous remercions chaleureusement Boris Coridian, Mathilde Costes, Muriel Foenkinos, Virginie Oudard et Charlie Duez pour leur engagement à nos côtés. Le Refugee Food Festival 2023 est soutenu par : l’Hospice général, l’Association Festin, la Fondation Arsène, la Fondation RSM, le Groupe Bertrand, la Ville de Bordeaux, la Ville de Dijon, la Ville de Lille, la Ville de Paris, la Ville de Marseille, la Ville de Tours.
IMPRESSION DEJA LINK (19/27 rue des Huleux – ZA La Cerisaie – 93240 Stains). Merci à Loïc Olivier. Ne pas jeter sur la voie publique.
Refugee Food La Gazette Édition 04 12 #04 - 2023