BUONOMO & COMETTI
Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Samedi 28 février 2015
BEAUTÉ MÉDITER, OASIS DE SILENCE
PARFUMS DE LA JOIE
NOTRE REFLET DANS LE MIROIR
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Le Temps l Samedi 28 février 2015
Beauté
SOMMAIRE
ÉDITO
Individualités
Qui suis-je en mon miroir? L’implacable constat de ma singulière différence? Ces traits particuliers qui composent une entité unique dont je dois m’accommoder, que je le veuille ou non. Ou alors le reflet enjolivé et rêvé d’une époque aux normes esthétiques standardisées? Celle qui nous pousse à trafiquer le naturel pour afficher pommettes saillantes, lèvres ourlées et front lisse, minimum vital pour prétendre au regard de l’autre. C’est l’option choisie par les désabusées de leur apparence, celles qui voient leur nez comme un obstacle au bonheur ou leur ovale devenu flou comme un échec. Et qui font appel à l’autorité médicale, parfois désorientée par leur quête désespérée. (p. 20) Mais avons-nous seulement le temps, pour nous consoler, de regarder au-delà de l’apparence, source de déception? L’époque est à l’inattention perpétuelle et aujourd’hui cela ne nous suffit plus de papillonner
LAURENT ROGER
6 Extrait de longévité
Quant à Alberto Morillas, il s’est forgé son univers olfactif dès l’enfance, dans les jardins d’Espagne ou en humant l’eau de Cologne que portait son père, un dandy. (p. 27)
Où l’on découvre que pour bien vieillir, outre dormir, faire du sport et manger sainement, il faut savoir s’entourer de beauté et de gentillesse.
Plantes miraculeuses
Les onguents d’aujourd’hui recèlent au cœur de leur formulation des ingrédients botaniques, revendiquant une expertise tirée de la nature. Par Géraldine Schönenberg
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Crèmes, la texture du futur
Enquête sur un domaine en pleine ébullition qui fait du soin apporté à la peau un moment de bonheur.
GETTY IMAGES
Par Marie-France Rigataux-Longerstay
10 Pause silencieuse
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La méditation, arrêt sur image
Tour d’horizon d’une pratique anachronique, à rebours des valeurs contemporaines. Par Géraldine Schönenberg
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Parfums de la joie
A l’approche du printemps, les parfumeurs ouvrent nos sens à la gaieté. Par Valérie D’Herin
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Une senteur peut aussi être promesse de félicité tant elle évoque nos plus beaux souvenirs, ceux qui sont liés à la joie. (p. 16) Qui sommes-nous sinon un condensé d’un passé qui nous façonne intérieurement, guide notre destin tout autant qu’il infléchit nos traits. Le parfumeur Francis Kurkdjian en témoigne, lui qui compose des fragrances pour les grands couturiers, sorte de retour aux origines, lui-même venant d’une famille de virtuoses de la confection. (p. 18)
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Francis Kurkdjian, garde-robe olfactive
Entretien avec un parfumeur aussi à l’aise dans les vêtements les plus élégants que dans les belles senteurs. Par Valérie D’Herin
19 18 Parfum couture
La santé des cheveux
Remèdes à l’alopécie, un mal qui touche à l’essence même de la féminité. Par Catherine Cochard
DR
Par Géraldine Schönenberg
Une discipline à la portée de tous, à l’inverse d’une cure «Better Aging» à La Réserve de Ramatuelle, parenthèse luxueuse de bien-être durant laquelle on restaure aussi son image de soi par la grâce d’un personnel bienveillant qui nous fait nous sentir unique. (p. 4)
Pause à La Réserve de Ramatuelle Par Isabelle Cerboneschi
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La beauté, notion subjective
Pourquoi nous jugeons-nous avec autant de sévérité? Des experts nous aident à cerner ce terme, source de tant de préjugés. Par Marie-France Rigataux-Longerstay
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Senteurs évocatrices
Les parfums ont une histoire que leur «titre» résume avec plus ou moins d’acuité. En quoi un nom est-il capable de créer une légende? Par Marie-France Rigataux-Longerstay
DR
MYRIAM RAMEL
d’activités virtuelles aux turbulences distractives, en passant par la préoccupation excessive de soi. C’est ainsi que l’on se tourne du côté de l’âme, en sondant ses espaces intérieurs par la voie de la méditation, sorte d’arrêt sur image, contemplation de l’instant. (p. 10)
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26 Boîte à couleurs
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Les palettes, ces boîtes à malice
Les boîtiers coquets enjolivent pommettes, lèvres ou prunelles et parfois tout en même temps. Sélection: Géraldine Schönenberg
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Alberto Morillas et ses rêves d’enfant Plongée dans le monde imaginaire du parfumeur. Par Isabelle Cerboneschi
Qui sommes-nous? Une apparence, des souvenirs et un regard intérieur. Et tout cela est le reflet de la beauté, celle de notre individualité.
Editeur Le Temps SA Place Cornavin 3 CH – 1201 Genève
Réalisation et photographie Buonomo & Cometti Mannequin Lise @ IMG Maquillage Dior: Blush Diorskin Nude Air 004 Fard à paupières Diorshow Fusion Mono 781 Farenheit Mascara Diorshow Iconic Overcurl 091 Gloss Dior Addict Fluid Stick 229
Président du conseil d’administration Stéphane Garelli Administrateur délégué Daniel Pillard Rédacteur en chef Stéphane Benoit-Godet Rédactrice en chef déléguée aux hors-séries Isabelle Cerboneschi Rédactrice responsable du hors-série Beauté Géraldine Schönenberg Rédacteurs Isabelle Cerboneschi Catherine Cochard Valérie D’Herin Marie-France Rigataux-Longerstay
Photographes Buonomo & Cometti Christian Coigny Philippe Pache Sylvie Roche Responsable production Nicolas Gressot Graphisme, photolithos Christine Immelé Cyril Domon Mathieu de Montmollin Correction Samira Payot Conception maquette Bontron & Co SA Internet www.letemps.ch Gaël Hurlimann Courrier Case postale 2570 CH – 1211 Genève 2 Tél. +41-22-888 58 58 Fax + 41-22-888 58 59
Publicité Case postale 2564 CH – 1211 Genève 2 Tél. +41-22-888 59 00 Fax + 41-22-888 59 01 Directrice: Marianna di Rocco Impression IRL plus SA La rédaction décline toute responsabilité envers les manuscrits et les photos non commandés ou non sollicités. Tous les droits sont réservés. Toute réimpression, toute copie de texte ou d’annonce ainsi que toute utilisation sur des supports optiques ou électroniques est soumise à l’approbation préalable de la rédaction. L’exploitation intégrale ou partielle des annonces par des tiers non autorisés, notamment sur des services en ligne, est expressément interdite. ISSN: 1423-3967
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Le Temps l Samedi 28 février 2015
PHOTOS: G. GARDETTE/LA RÉSERVE
Beauté
PAUSE
MANGE, DORS, AIME L e seul choc que l’on subit à La Réserve de Ramatuelle, encore que subir soit un mot mal choisi, c’est l’arrivée. Comme dans une toile de Magritte, la porte n’est pas une porte: c’est une fenêtre, qui ouvre sur une autre fenêtre. Le regard choisit de prendre le large et de s’évader sur la grande bleue: une entrée avec vue sur l’infini. Pas d’accueil frontal. Une sorte de sas entre l’extérieur et l’intérieur, entre ce qu’on laisse derrière soi et ce qui nous attend: devenir la personne la plus importante du monde pendant quatre jours, durée du séjour pendant lequel Le Temps a été convié. La Réserve de Ramatuelle est un hôtel village avec vue surplombant le Cap Camarat et le Cap Taillat. Douze villas, louées au mois ou à l’année – comme celle qu’occupe de temps en temps Karl Lagerfeld – avec piscine privée et service hôtelier, et puis l’hôtel à proprement parler, avec ses neuf chambres et 19 suites ouvertes sur la mer. Cette bâtisse des années 70, avec son toit en demi-lune tel un réceptacle d’ondes cosmiques, a été restaurée par l’architecte Jean-Michel Wilmotte. Les teintes sont volontairement minimalistes: du blanc, du sable viennent en contrepoint du vert de la pinède et du bleu de la mer. Des meubles de designers émaillent les chambres et les parties communes: tapis de Paola Lenti et Tai Ping, rééditions de fauteuils vintage. Le regard ne rencontre aucun écueil. Pas ou peu de panneaux indicateurs: même avec un GPS, le lieu est difficile à trouver. Les hôtes viennent ici afin de s’isoler. Pour les bains de foule, Saint-Tropez est à vingt minutes (en période creuse). On m’a conviée quatre jours durant à tester la cure «better aging».
Après quatre jours passés à La Réserve de Ramatuelle, on découvre que pour bien vieillir, le secret, outre bien dormir, faire du sport et manger sainement (on s’en doutait), c’est de savoir s’entourer de beauté et de gentillesse. Par Isabelle Cerboneschi
Apprendre à mieux vieillir en moins d’une semaine relève de la gageure. Disons que le but est d’assimiler quelques bases. Si l’on exclut la partie médicale et le programme de nutrition, les soins diffèrent assez peu de ceux prodigués dans le fameux Espace Henri Chenot à Merano, en Italie, pionnier des cures de détoxination (lire le Hors-série Beauté du 22.02.2014). Au menu chaque jour: bains bouillonnants drainants, enveloppement d’algues, douche au jet, massage «better Aging» et sport, soit une heure de coaching sportif (Pilate, marche, machines). Et matin, midi et soir, des plats allégés signés par le chef Eric Canino, qui vient de décrocher une étoile au guide Michelin pour sa cuisine du soleil. A la fin du séjour, soyons honnête, je n’aurai perdu que quelques centaines de grammes. Mais l’essentiel n’est pas là. Au fil des jours, c’est l’humeur qui a changé. Et je découvre que le secret du «mieux vieillir», prôné à La Reserve, tient en quelques points.
MANGE Le secret de la cuisine du chef Eric Canino, c’est l’explosion de goûts. Chaque ingrédient est dans l’assiette pour une raison: sa saveur, sa couleur, son apport calorique. L’étoile Michelin, c’était une surprise: «On ne s’y attendait pas. Nous n’avons pas joué la carte des guides. Nous avons travaillé essentiellement pour le client», relève le chef.
Eric Canino a banni les mots «minceur» et «régime» de son vocabulaire. Il fait une cuisine bienêtre y compris pour le restaurant gastronomique. «On travaille avec de bons produits, les pêcheurs du coin, toutes les ressources de la région et les herbes aromatiques de notre potager.» Le chef a appris son métier chez Michel Gérard pendant sept ans, à Gréoux-lesBains. «La cuisine «bien-être», c’est surtout faire attention au gras. On n’a pas besoin de mettre du beurre ou de la crème pour que ce soit bon. On lie autrement. On travaille le produit pour ce qu’il est et on le met en valeur avec des légumes. On garde tous les jus de cuisson, on les réduit, on exalte les saveurs.» Ses techniques de cuisson? A la plancha, sous-vide, ou à la vapeur. Les déjeuners, comme les dîners, sont toujours composés d’une entrée, d’un plat et d’un dessert, à raison de 600 calories par repas. Si on ajoute 300 calories pour le petit déjeuner, cela donne des journées à 1500 calories. Un exemple: Carpaccio de sériole aux agrumes en entrée, Suprême de poulet sans peau sur carpaccio d’asperges et asperges grillées en plat principal et Gaspacho de fruits rouges, sorbet à la menthe en dessert. Les plats sont conçus pour le plaisir de l’œil et de la bouche. «On doit donner une idée de plaisir pas de frustration», souligne Eric Canino. Pour arriver à si peu de
calories pour générer autant de bonheur, le chef a des trucs: «Il faut savoir partager les quantités: on pèse tout, les viandes ou les poissons c’est 80 à 100 grammes maximum, entre 150 et 200 grammes de légumes, et pour les desserts on élimine au maximum le sucre et la crème. Tout a été calculé par des diététiciens.»
DORS «Ici vous allez faire du sport, vous allez récupérer et surtout vous allez bien dormir, parce que la nutrition le favorise», note Eric Canino. Tout concourt à améliorer la qualité du sommeil: la nutrition, les soins, le sport. «Nous travaillons d’ailleurs sur un projet d’accompagnement au sommeil, de cures spécifiques. Le sommeil est un facteur important pour l’équilibre, qui est souvent négligé dans les spas», explique Marianna Heurtel, directrice du Spa La Réserve à Genève, qui supervise les spas du groupe Michel Reybier Hospitality. A Ramatuelle, on n’a pas grand-chose à faire à part écouter les besoins de son corps et le mettre au repos quand il l’exige. Le cadre l’encourage. S’endormir en regardant la mer…
AIME Passer à table est l’un des grands moments de la journée. Pour les plats, certes, mais aussi parce qu’on y est accueilli avec un sourire. La majorité des employés du restaurant et de l’hôtel sont des
saisonniers. (La Réserve est fermée en hiver). Ils n’ont pas été engagés parce qu’ils étaient les champions du monde du placement de table, mais pour leur belle humeur, leur bienveillance et leur compréhension de ce que le mot service signifie. Les sourires du matin sont presque aussi importants que les pains sans gluten et la confiture sans sucre qui arrivent dans l’assiette. Au spa aussi. On se sent entouré, accompagné. Le programme sportif est conçu sur mesure: il accompagne les élans et les baisses de régime. «L’idée qui sous-tend nos programmes de cure c’est l’écoute: comprendre le client dans sa globalité afin de lui apporter ce dont il a besoin pour retrouver un équilibre, explique Marianna Heurtel. On doit cibler les carences. Les clients qui font une cure à La Réserve à Genève ont un «référent» qui les accompagne toute la journée. Une sorte de coach qui va écouter, prendre en compte ses hauts et ses bas pour modifier le programme du jour, qui peut déjeuner ou petit-déjeuner avec la personne si elle se sent seule.» Un concept qui va également être mis sur pied à Ramatuelle. «Actuellement nous accueillons une personne qui fait une cure de trois semaines. Il y a forcément un côté répétitif dans son programme. Et cela peut devenir lassant. On se décourage très vite quand on ne voit pas tout de suite des résultats. La présence d’un tiers est importante.» Tout concourt à entourer, encadrer la personne, lui faire sentir qu’elle est l’être le plus important du monde pendant quelques jours. Et le pari est sans doute gagné lorsqu’elle devient la personne la plus importante à ses propres yeux.
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Le Temps l Samedi 28 février 2015
Beauté
ANDREAS
PHOTOS: DR
Liquid Glow Skin-Best, Biotherm. Huile bonne mine instantanée à l’astaxanthine, une micro-algue de couleur rouge.
Belle de Jour, Fluide fantastique, Kenzoki. Sérum au lotus blanc.
Lift-Affine Visage, sérum contour parfait, Clarins. Guarana, gingembre zerumbet et kaki.
La feuille de ginkgo biloba, la plus ancienne espèce d’arbre connue, est un puissant antioxydant.
Huile de jeunesse divine, à l’immortelle de Corse et aux sept huiles végétales. L’Occitane.
JARDIN EXTRAORDINAIRE
Beautéchamane P TR
OG
ER
Les onguents d’aujourd’hui possèdent, bien cachés au cœur de leur formulation, un ou plusieurs ingrédients botaniques, revendiquant une expertise tirée de la nature. Par Géraldine Schönenberg
LAU REN
lantes et fleurs inédites aux propriétés miraculeuses ont trouvé un terreau de luxe, celui des crèmes cosmétiques. Aujourd’hui, les marques rivalisent d’imagination pour mettre en exergue, dans la composition de leurs nouveautés, des matières premières naturelles mystérieuses et évocatrices. La botanique est un champ d’exploration illimité pour les scientifiques dont les découvertes fleurissent d’année en année. Ce dont profitent les grandes maisons qui possèdent leurs propres laboratoires de recherche. Comme l’explique le professeur Kurt Hostettmann, docteur en chimie et spécialiste des plantes médicinales*: «Les plantes sont des usines chimiques extraordinaires. Chacune contient des dizaines de milliers de substances dont quelques-unes seulement sont responsables d’un effet thérapeutique.» Et les pôles de recherche des grandes marques ne se contentent pas d’observer les espèces communes que l’on trouve sous nos latitudes mais partent les dénicher au bout du monde. Les vertus de certaines sont connues: le pouvoir hydratant de l’aloe vera, les propriétés antioxydantes de l’huile d’argan ou les effets régénérants de la grenade. Mais la nomenclature des ingrédients naturels à partir desquels naissent une crème, un sérum ou une lotion ne cesse de s’étoffer. Chez Nuxe, pour la gamme Merveillance expert, on invoque «une fleur jamais encore utilisée en cosmétique: le lys d’un jour» et «ses capacités de renaissance». Chez Chanel, dans Sublimage L’Essence, c’est la fleur d’or d’Himalaya qui a la vedette, «lé-
Le lotus, symbole de la longévité.
gendaire reine des montagnes, rare, précieuse et incroyablement résistante» ou encore l’harungana de Madagascar, une «plante «première» inestimable puisqu’elle a le pouvoir de régénérer la forêt». Dior a jeté son dévolu sur l’Hibiscus sabdariffa au «pouvoir détoxifiant d’une puissance naturelle extraordinaire», utilisée en décoction en Afrique, pour composer son sérum One Essential. Chez Sisley, entre extraits de fleur de guimauve et d’algue brune contenus dans la Lotion de Soin Essentielle Sisleÿa, on trouve aussi le ginkgo biloba qui «tonifie la peau pour la rendre plus réceptive au soin suivant». Bouleau blanc, shiso japonais, camomille romaine, gingembre zerumbet, guarana: le jardin des simples de la cosmétique est infini. Et même lorsqu’il s’agit de matières premières aussi prosaïques que le miel, on utilise celui qui provient des ruches de l’abeille noire de l’île d’Ouessant, «l’un des plus purs du monde» selon Guerlain, qui en fait l’ingrédient phare de sa gamme Abeille Royale. Faire rêver, emmener au cœur de contrées exotiques la consommatrice qui s’approprie un peu de nature universelle dans le territoire étroit de sa salle de bains est certainement davantage qu’un argument marketing. Car l’évocation de ces végétaux mystérieux contenus dans nos onguents nous autorise à nous imaginer un peu chamanes, un peu sorcières… En caressant son visage de quelques
gouttes d’Huile de Jeunesse Divine de L’Occitane à l’immortelle de Corse. Ou du Fluide fantastique Belle de Jour de la gamme Kenzoki au lotus blanc. Comme si ces ingrédients qui symbolisent la force de la nature et sa régénération perpétuelle étaient investis d’un pouvoir indiscutable, bien plus puissant qu’une simple formule chimique. A la manière des plus fameuses reines de l’Antiquité, Néfertiti ou Cléopâtre, qui n’avaient à leur disposition que des végétaux comme promesses de beauté. Comme le souligne le professeur Hostettmann: «Je me suis intéressé aux plantes utilisées dans l’ancienne Egypte, en particulier l’aloe vera. Pour moi, c’est la meilleure plante pour la cosmétique. Car elle est hydratante, a un effet antifongique et antibactérien. On sait que Néfertiti l’utilisait. Le papyrus d’Ebers (traité médical datant du XVIe siècle av. J.-C.) décrit la façon dont on devait en extraire le gel. Les propriétés de l’aloe vera étaient connues et sont aujourd’hui prouvées scientifiquement. Quant à Cléopâtre, elle se plongeait dans un bain de lait d’ânesse dans lequel trempaient des pistils de safran.» Une phytothérapie empirique qui faisait déjà ses preuves. L’expert cite encore les Grecs anciens, qui avaient l’habitude, pour rendre leurs enfants plus intelligents, de leur frotter la tempe et le front avec des brins de romarin. Des crèmes de beauté qui amélioreraient notre QI, voilà une belle promesse du futur… *Professeur honoraire aux Universités de Genève, de Lausanne, de Nanjing, de Shandong et à l’Académie chinoise des sciences à Shanghai
Beauté
Le Temps l Samedi 28 février 2015
Intensive Skin Supplement, Bobbi Brown. A l’extrait de bouleau blanc et de raisin.
Sisleÿa, Lotion de soin essentielle, Sisley. Extrait de guimauve, d’algue brune et de ginkgo biloba.
Enlighten, Crème correction éclat parfait, Estée Lauder. A base de lentilles, de pastèque et de pomme.
Masque peeling glycolique, Caudalie. A la viniférine de sève de vigne et aux enzymes de papaye.
Sublimage L’Essence, Chanel. A la fleur d’or d’Himalaya et à l’harungana de Madagascar.
Ultimune Concentré activateur énergisant, Shiseido. A l’extrait de ginkgo biloba, de shiso japonais et de thym sauvage.
Remederm Huile corporelle, Louis Widmer. A l’huile d’amande, de jojoba et de tournesol et à l’extrait de camomille.
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Supreme Recovery Oil Crema Nera Extrema, Giorgio Armani. Extrait de Myrothamnus flabellifolia, huile de cumin noir et huile de camélia.
Gel illuminateur contour des yeux, La Mer. A base d’algues marines.
CASSIOPÉE2010
Le Lys d’un jour, ou Hémérocalle, éclôt, fane et renaît le lendemain.
Merveillance ® expert sérum, Nuxe. A l’extrait de Lys d’un jour.
Abeille Royale, Daily Repair Serum, Guerlain. Au miel de l’Abeille noire d’Ouessant.
Crème pour le visage contre les éléments, Aésop. A l’extrait de racine de gingembre et aux huiles essentielles de clou de girofle, camomille du Maroc et bois de santal.
One Essential, sérum détoxifiant et énergisant fondamental, Dior. A l’extrait d’hibiscus rouge du Burkina Faso.
Huile Extraordinaire Visage, L’Oréal. Aux extraits de huit huiles essentielles dont la lavande et la camomille romaine.
«Lesplantesagissentsurlapeauetlesarômessurlecerveau» La marque suisse Eva.J produit des cosmétiques à base de plantes et d’ingrédients naturels. Une ligne de soins luxueuse qui conjugue phytothérapie, relaxation émotionnelle et expertise médicale. Interview de sa fondatrice Eva Johnston.
Mais là, vous vous éloignez de la beauté? Oui et non… C’est ce chemin qui m’a amenée à créer des cosmétiques qui prennent en compte cette interférence entre la peau et nos émotions à partir de notre perception de nous-même. En 2007, j’ai découvert la psychodermatologie. A l’époque, on pensait que cela ne servait à rien. Mais aujourd’hui les dermatolo-
gues sont d’accord pour dire que l’acné ou la couperose peuvent avoir des causes primaires ou secondaires qui sont psychologiques. Que ces affections soient la conséquence d’un stress ou qu’elles le génèrent. La psychodermatologie étudie l’influence du stress psycho-social sur la santé de notre peau. C’est le principe de mes produits: faire la liaison émotionnelle avec ce dont notre peau a besoin au moment de l’application. Votre marque est 100% suisse? Oui, de la fabrication au packaging. Et je collabore avec une équipe de recherche pharmaceutique dans le canton de Fribourg. Vos produits sont sans conservateurs? Il s’agit de cosmétiques contenant des actifs naturels rares extrêmement concentrés dont l’efficacité a été prouvée. Mais pour obtenir, cette efficacité, je suis obligée de mettre des conservateurs dans une optique de pharmacopée, c’est-à-dire avec un minimum de nuisance pour la peau. Tous les ingrédients sont certifiés bio ou écocert et chaque fournisseur est habilité pour fournir la pharmacopée suisse. La gamme a subi pendant cinq ans des tests très exigeants. J’ai choisi les pays les
Vous insistez sur le rôle émotionnel des odeurs Oui, c’est très important, les odeurs ont un rôle direct entre le cerveau et la peau. Elles interagissent avec les neuro-récepteurs pour donner un signal au cerveau qui le traduit et renvoie un message particulier à notre peau.
plus sévères: Allemagne, France, Espagne. Les Français ont des standards très élevés et m’ont attribué la mention Très bien. La qualité commence avec les matières premières. Avec l’eau du lac de Thoune très riche en oxygène. C’est l’eau d’un glacier que nous filtrons et même stérilisons pour une pureté exceptionnelle. Quelle est votre philosophie? C’est que chaque produit correspond à un moment de votre vie. Je ne propose que deux crèmes, par exemple: crème de jour et crème de nuit. La crème de jour est surtout conçue pour les peaux normales mais aussi à tendance grasse à mixte. Et pour ce type de peaux, on peut appliquer cette crème le jour et la nuit. Parce qu’elle apporte confort et hydratation. J’ai aussi créé des sérums. Ou encore la crème perfection à la vitamine C et au bleuet, une crème riche à l’odeur d’agrumes. Qui contient de l’huile de mandarine, de pamplemousse ou de citron. Les plantes agissent sur la peau et les arômes ont une importance fondamentale, car ils ont une action sur le cerveau (c’est la messagerie entre la peau et le cerveau). Vous utilisez beaucoup de plantes? Nous utilisons près de 40 plantes actives dans notre gamme, très
PHOTOS: DR
Le Temps: C’est courageux de lancer une nouvelle marque de cosmétiques. Pourquoi ce choix? Eva Johnston: Les plantes et la nature m’ont toujours fascinée. Et aussi la santé, particulièrement celle de la peau. Et la beauté. Après une carrière en économie et marketing, je me suis inscrite en phytothérapie médicinale à Lausanne. En même temps, je me suis formée en soins esthétiques puis en nutrition humaine. J’ai ouvert un spa et en commençant à pratiquer, je me suis rendu compte que tout ce que l’on met sur la peau, on ne peut pas le dissocier de ce que l’on est à l’intérieur. La nutrition a, pour moi, un rôle très important à jouer. Je me suis intéressée à la beauté au sens holistique. En me concentrant sur le visage. Le visage et le cerveau. Les neurosciences m’ont toujours fascinée.
Visage Crème N° 3, contenant des extraits d’Herba chelidonii, Herba bidentis et de l’huile de mandarine.
réduite, ce qui est énorme. Nous avons par exemple un produit pour les yeux à l’hamamélis, au bleuet et à l’euphrèse, une plante suisse que j’adore. Les ophtalmologues l’utilisent depuis la Grèce ancienne. Ou encore une lotion à la fleur d’oranger (qui était le secret de beauté de Marie Antoinette) et à l’huile de pépins de pamplemousse.
Mais l’effet d’une odeur est toujours subjectif? Non, car nous cherchons le principe actif qui redonne de l’énergie à la peau, par exemple le principe immuno-protecteur. Quand je présente mes sérums, je ne dévoile pas leurs propriétés, car je sais qu’en fonction de l’odeur une femme choisira ce qui lui convient. Par exemple si ma peau est fatiguée, je retiendrai inconsciemment le sérum pour capillaires fragiles qui va redonner de l’élasticité à la peau. C’est votre peau qui choisit. Les molécules des plantes naturelles pures, par leur fragrance, peuvent avoir cet effet prononcé sur le cerveau. Je me réfère aux travaux de Linda Buck et Richard Axel, qui ont reçu le prix Nobel, car ils ont prouvé l’importance de notre système olfactif et limbique et le rôle des senteurs dans notre système immunitaire et dans l’échange entre le corps et le cerveau. Propos recueillis par G. S.
Le Temps l Samedi 28 février 2015
Beauté
Crème Réparatrice Extrême, Radical Skincare.
Dior Prestige, Crème Satin Revitalisante, Dior.
A
Crème Multi-Régénérante Jour, Clarins.
FUTUR
nne-Marie PenséLhéritier est docteure en pharmacie. Responsable du pôle formulation et analyse sensorielle à l’Ecole de biologie industrielle de Cergy-Pontoise, elle a participé au développement des nouvelles crèmes multi-régénérantes de Clarins, qui souhaitait que leur texture se rapproche de celle d’une étoffe ultra-douce. Une collaboration s’est tissée entre l’Ecole de biologie et l’Ecole nationale supérieure des arts et industries textiles de Roubaix, qui a permis cette prouesse. «Clarins souhaitait mener une réflexion sur l’universalité des velours, dans l’espoir ensuite d’en rapprocher la texture de leur soin, résume-t-elle.» A l’issue d’une vaste investigation au niveau tactile, des critères sensoriels ont été fixés, que l’on retrouve désormais dans les crèmes multi-régénérantes. «Une fois appliquée, la crème laisse sur la peau un fini qui s’apparente à un velours.» L’expérience n’est pas unique. Le tout nouveau sérum Hydra Beauty de Chanel crée une vraie révolution dans le monde de la cosmétique. Profitant de la science de la microfluidique, une nouvelle génération d’hydratants est née qui gorge la peau en un geste incroyable d’hédonisme.
JEUX
detextures Des matières calquées sur la douceur de certains textiles, des gélifiants et des émulsionnants de la dernière génération. Enquête sur un domaine en pleine ébullition qui fait du soin apporté à la peau un moment de bonheur. Par Marie-France Rigataux-Longerstay
d’écotoxicité, elle relève qu’ils sont indispensables pour obtenir ces touchers agréables qui créent l’attractivité des produits contemporains, soins ou maquillage. Pour Lionel de Benetti, conseiller scientifique auprès de la marque Radical Skincare, les silicones, excessivement diabolisés par les médias, sont inoffensifs pour la peau. Leur caractère occlusif dépendant de la longueur de la chaîne et de la proportion qu’ils occupent dans le produit. Le problème vient plutôt de leur biodégradabilité. Jamais de leur tolérance. Les gélifiants ont, eux aussi, joué un grand rôle dans l’amélioration des textures. «Une émulsion c’est de l’eau, des corps gras, un émulsionnant et des gélifiants. Ceux-ci sont là pour stabiliser et donner une certaine consistance à l’ensemble. Au départ, ils savonnaient l’application. Désormais les familles de gélifiants, molécules chimiques inof-
La subtilité des molécules… Science remontant aux années 60, la microfluidique connaît déjà nombre d’applications dans les domaines médical et pharmaceutique. C’est elle qui a rendu possible la création de ces bulles d’actifs qui, en s’écrasant sur la peau, y déposent, à la manière d’une soie, un voile sans alcool qui rassasie la peau. Une fois de plus, ce sont des polymères (substances composées de macromolécules) agissant comme des Velcro moléculaires, qui ont permis cette prouesse. Brigitte Noé, biophysicienne, directrice Développement et innovation galénique du groupe LVMH, évoque l’importance de ces polymères, d’origine naturelle ou synthétique, qui permettent d’adoucir les touchers de tous les produits, mais aussi d’obtenir un maquillage longue tenue avec un maillage très léger et de gommer visuellement les rides. Evoquant la famille très large et très diverse des silicones, dont les moins bons ont été supprimés pour des questions
Ci-contre: la délicate Rose de Granville des Jardins Dior, une variété croisée de souches de roses de falaise, à l’impressionnante vitalité cellulaire.
fensives, n’ont plus du tout ce côté collant.» Eric Gooris, directeur des laboratoires Clarins, se veut très optimiste. «Les spécialistes en textures, nos fournisseurs, ne cessent de nous proposer de nouveaux types d’émulsionnants. Ils sont de plus en plus stables et très bien supportés, sans aucun risque d’allergies. Nous avons tous en tête un souci de perfectionnement dans la tolérance, la stabilité, l’efficacité et le confort.» Car une texture, ce n’est pas qu’une apparence, elle a aussi des vertus. Il cite le sérum: «S’il renferme très peu de phase grasse, il aura un effet lissant. Une fois qu’il est étalé, l’eau qu’il renferme s’évapore et les polymères provoquent une sensation de tension. Pour un effet comblant, on mise sur certains types de cires.» Quant à l’épineuse question des parabens, ces conservateurs si décriés, elle provoque chez les professionnels le même type de réponse: «Tous ne sont pas à mettre dans le même panier. Pas mal d’industriels ont agi dans la précipitation en y renonçant et ont recours à de nouvelles molécules qui seront peut-être clouées au pilori d’ici à quelques années.» Comme le résume bien Anne-Marie Pensé-Lhéritier, «chaque avancée est susceptible d’avoir ses défauts. Le naturel aussi. Il y a toujours une relation bénéfice-risque à mesurer, mais chaque produit fait l’objet d’un grand nombre de tests et d’évaluations. Nous devrions, bientôt, repartir sur une nouvelle étude, en collaboration avec Clarins, pour imaginer d’autres sensations.»
La filière nippone D’autres sensations, ce sont aussi celles réclamées par les Asiatiques, spécialement exigeantes, comme le confirme Eric Gooris, au point d’avoir poussé les grandes sociétés de cosmétique à développer des structures différentes qui répondent à leurs revendications. «Le type de peau n’est plus désormais le seul critère de choix. Ultrasensibles à la légèreté au point qu’une texture pour peaux normales en Europe sera employée, en Asie, par des peaux sèches, les Asiatiques, exposées à un climat chaud et humide, ne se contentent plus des produits élaborés en Europe.» Et cette exigence profite au monde entier: toujours plus aériennes, délicates, ces formules allégées, mais dopées en actifs, font école.
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Afin de déterminer les critères sensoriels auxquels les femmes aspirent, les marques de cosmétique se livrent régulièrement à des enquêtes dans le monde entier et prennent aussi en compte les réactions sur les blogs ou sur les points de vente. La sensorialité d’une texture est un véritable critère de séduction, relève Brigitte Noé. «Un sérum doit être bu rapidement par la peau et la laisser un peu pulpée, prête à recevoir la crème de jour sans que cette superposition de produits soit lourde. Un produit hydratant pour le corps doit pénétrer instantanément pour que ce geste quotidien soit vécu comme un plaisir. Grâce à son parfum, la sensualité de l’application, le fini d’une peau hydratée, toute douce, juste satinée. En revanche, un produit de maquillage du teint qui s’appliquerait trop vite ne permettrait pas une application parfaitement homogène. Il faut donc que les critères cosmétiques s’adaptent à chaque fonction. Et nous soignons toutes les facettes de cette sensorialité depuis la goutte au sortir d’une pompe ou la crème dans son pot jusqu’au résultat final.» M.-F. R.-L.
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> Une série de critères
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Hydra Beauty Micro Sérum, Chanel.
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SYLVIE ROCHE
Tour d’horizon d’une pratique anachronique, à rebours des valeurs contemporaines et qui remet l’âme à sa juste place, bien au-dessus des apparences. Par Géraldine Schönenberg
MÉDITATION
Secretdebeautédel’âme
P
ratique spirituelle ancestrale, la méditation a traversé les siècles pour s’enraciner dans le XXIe, déployant ses effets vertueux, de calme, de silence et d’intériorité. Tel un onguent protecteur apaisant notre psychisme bouillonnant d’interrogations existentielles universelles, sur fond de sollicitations numériques, de narcissisme incontrôlé et d’insécurité ambiante.
Méditer c’est d’abord contempler. L’intérieur de soi comme le monde qui nous entoure avec d’autres yeux que nos rétines ultra-sollicitées par des images en surimpression perpétuelle. Tels les mood boards alimentés par Pinterest, les infimes moments de vie exposés sur Facebook, les considérations minute sur Tweeter. Flot d’informations jusqu’à en perdre la raison et le sens de l’existence. La contemplation, arrêt sur image. Un peu à la manière d’un
voyageur qui ne regarderait rien d’autre que le paysage défiler sous ses yeux. Un paysage qui ne se composerait pas de maisons et d’arbres mais de pensées et de sensations corporelles. D’impressions personnelles. De soi, pas de l’ego. Non des jugements de valeur mais des observations de nos émotions éprouvées, des productions de notre esprit. Une «pleine conscience» de soi et pour soi. Pourquoi? Et à quoi ça sert? Comment arriver à «ne rien faire» d’autre qu’être ré-
ceptif à soi-même pendant vingt minutes chaque jour? Nous avons demandé à des experts de la «pleine conscience», laïcs ou religieux, de nous évoquer leur pratique, une discipline quotidienne qui leur est aussi vitale que boire ou manger. Et qui leur permet d’affronter l’existence en toute lucidité. La clé pour le bien-être de l’âme expurgée du brouhaha des préoccupations parasites et du brouillard des illusions.
FabriceMidal:«Laméditationestuneformed’hygiènementale» Fondateur de l’Ecole occidentale de méditation, prônant une pratique laïque Le Temps: Pourquoi ne jure-t-on plus que par cette discipline aujourd’hui, dans le cadre du développement personnel? Fabrice Midal: La méditation, depuis quelques années, s’enseigne de manière pédagogique et laïque. Il a fallu du temps pour réussir à transmettre au grand public ce que l’on avait reçu de maîtres bouddhistes. Le travail de Jon Kabat-Zinn, de Jack Kornfield ou en France, plus récemment, le mien suivent la même ligne. Jon Kabat-Zinn est le fondateur de la «pleine conscience», qui est un aspect thérapeutique de la méditation. Il faut de longues années de travail et de pratique de la méditation pour la retransmettre à partir de son expérience personnelle, de manière simple, pédagogique. Qu’on reçoive un enseignement d’un maître japonais ou tibétain, celui-ci a toujours pour nous, Occidentaux, un aspect étranger. Ce qui fait que si l’on répétait intégralement cet enseignement, cela intéresserait peu de monde. Ce que l’on a fait, c’est reformuler, à partir de notre expérience et en rapport avec notre culture occidentale, ces différentes manières de présenter la méditation, un travail qui a pris des décennies.
C’est donc une discipline bouddhiste à l’origine? Oui, toutes les méthodes de méditation que l’on connaît viennent de la tradition bouddhique. Il faut savoir qu’en Orient, cette pratique qui était très répandue à l’origine s’est raréfiée au cours des siècles. Les maîtres bouddhistes qui ont transmis la méditation, qu’ils soient Tibétains, Vietnamiens ou Japonais, étaient en rupture avec leur tradition. Le bouddhisme est devenu social et religieux, et aujourd’hui a perdu cette dimension méditative. C’est ce travail de digestion effectué par les Occidentaux qui fait qu’actuellement la méditation apparaît de manière rigoureuse et laïque. Vous diriez donc que la méditation est une sorte de spiritualité laïque? Oui, si cette pratique a du succès c’est qu’à un certain niveau, les gens sont touchés par cette dimension spirituelle, et à un autre parce que c’est quasiment une forme d’hygiène mentale. Ce sont quand même des termes antinomiques? Mon cheval de bataille, c’est de l’envisager comme la quintessence de toute voie spirituelle aussi bien au sein d’une pratique
religieuse que hors religion. Par exemple, à Genève, j’ai animé un séminaire sur la méditation et la poésie et j’ai montré que, selon moi, les poètes ont un rapport méditatif au monde et que tous ont une dimension spirituelle sans être particulièrement religieux. Vous faites un pont entre méditation et contemplation? Oui, je parle de la contemplation au sens ordinaire du terme. Dans toute tradition religieuse, on a vu des formes qui ressemblaient à de la méditation, et cette pratique permet de revenir à la quintessence de toutes les religions. Saint François d’Assise devait être un grand méditant? Absolument. Actuellement, nous vivons une époque qui est tellement marquée par la manière dont notre esprit est fragmenté, nous sommes tellement privés d’attention que la méditation nous est nécessaire. De la même manière que nos arrière-grandsparents ont découvert la gymnastique lorsqu’ils sont devenus citadins, se rendant compte qu’ils n’utilisaient plus tellement leur corps dans leur vie quotidienne, comme le font les paysans. En ce début du XXIe siècle, avec l’apparition des nouvelles tech-
nologies qui conditionnent notre mode de vie, on a perdu notre rapport à l’attention. Et méditer c’est apprendre à faire attention. Quand on sait qu’un adolescent américain envoie en moyenne 100 SMS par heure de veille et que nous consultons nos e-mails toutes les 7 mn, c’est un phénomène qui est étudié par les scientifiques: nous avons perdu notre capacité à faire attention. Et lorsqu’on demande à un enseignant à quel problème majeur il est confronté en classe, il répond que c’est de maintenir l’attention des élèves pendant une période donnée. Les nouvelles technologies ne provoquent-elles pas plutôt une hyper-attention, un éveil continuel au cours de la journée? Oui, c’est une forme de concentration extrêmement focalisée sur un point. Or l’attention implique d’être ouvert à ce que vous faites en ayant conscience de l’environnement tout entier. Quand nous sommes devant nos mails auxquels nous répondons très rapidement, nous sommes très concentrés et tendus. Cette manière d’être nous fatigue. C’est comme le lion qui chasse la gazelle: il est complètement concentré sur sa proie, le reste de la réalité disparaît, et ensuite il
s’endort. Et nous, on est dans cet état-là toute la journée. En essayant d’être toujours plus efficaces, performants, actifs, on devient extrêmement fatigués et stressés. Le burn-out est la maladie de notre temps. Dans la méditation, on apprend à être attentif en gardant conscience de sa présence corporelle, c’est une attention beaucoup plus ouverte. L’intérêt de cette pratique se mesure aussi socialement, on a absolument besoin de retrouver des espaces-temps pour être avec soi-même, savoir ce qu’on veut, ce qu’on sent. C’est une question de survie? Absolument. Nos ancêtres, quand ils regardaient leur feu de cheminée, peut-être qu’ils cousaient en même temps mais ils étaient posés, il y avait du silence qui leur permettait de se ressourcer. Et d’un certain point de vue, méditer c’est réapprendre ce que faisaient nos grands-parents. Réapprendre à vivre au présent, à être synchronisé avec soi-même. Lors d’une enquête aux EtatsUnis, l’on a demandé aux participants, à certains moments de la journée, s’ils étaient présents à ce qu’ils faisaient. 60% d’entre eux ont répondu par la > Suite en page 12
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> Suite de la page 10 négative, mais qu’ils se sentaient plus heureux quand ils n’étaient pas distraits. Autrefois, lorsqu’on était pris par des tâches quotidiennes, on était toujours présent à ce que l’on faisait? Oui, on était plus présent à soimême parce qu’on avait un rapport réel au monde, un rapport tangible aux choses. Le problème aujourd’hui c’est que le monde virtuel nous déconnecte de cette présence. On voit par exemple que ce n’est pas la même chose d’écrire une lettre que de répondre à des mails… C’est une attention différente, répondre aux mails implique que je perds le rapport avec mon corps. La méditation telle qu’on la pratique actuellement est une vraie discipline? Oui, c’est très difficile de méditer: c’est prêter attention de manière délibérée au moment présent tel qu’il est, dans la plénitude de son être avec l’entièreté de son corps. Il faut être complètement attentif à ce que l’on vit, à ce que l’on sent, sans jugement et en accueillant les pensées parasites. Pendant ce temps, l’on est submergé par des pensées, on a mal au dos, car on doit rester immobile. Pratiquer la méditation, c’est entrer en rapport avec ce qui vient sans s’en débarrasser. Ce qui est déconcertant: il n’y a rien à réussir ou à rater, mais on est confronté à notre difficulté à être juste présent à ce que l’on fait. Et c’est une discipline quotidienne singulière qui ne ressemble à aucune autre de ce qu’on a connu ces dernières années en Occident. On est justement aujourd’hui dans une ère de la distraction, de la gratification immédiate? Absolument, et la méditation c’est exactement le contraire. C’est pour cela que moi, qui pratique depuis vingt-cinq ans, je suis très étonné de son impact. Mais ça s’explique parce que les gens
souffrent intensément et se rendent compte qu’ils ne peuvent pas continuer comme ça. Il y a beaucoup de gens qui s’y mettent, et même s’ils pratiquent peu, ça change profondément leur vie. Parmi ceux qui suivent mes séminaires, il y en a qui viennent parce qu’ils sont trop stressés, d’autres pour se retrouver, d’autres pour découvrir un rapport plus ample avec le monde, d’autres veulent faire la paix avec eux-mêmes ou guérir de leur enfance. Et tout cela est possible grâce à la méditation Peut-on considérer la méditation à la fois comme thérapie et comme hygiène de vie? Oui, mais aussi comme quintessence de la dimension spirituelle. Aujourd’hui, beaucoup de gens de différentes traditions spirituelles, particulièrement dans le christianisme, se tournent vers la méditation, qu’ils intègrent à leur foi. En découvrant qu’il y avait des équivalents de la méditation dans la pratique religieuse qui ont été oubliés au cours des siècles. Pourquoi cette perte? Je dirais que cela tient au fait que la religion, au cours des siècles, surtout au XIXe, s’est beaucoup concentrée sur la morale et le social et a un peu abandonné sa dimension authentiquement spirituelle. Qui n’était censée être réservée qu’aux moines et aux saints? Oui, mais c’étaient des exercices tout simples qui existaient dans la tradition chrétienne, ce n’était pas juste prier pour demander quelque chose mais pour être en présence de Dieu, ce qu’on appelait les pratiques d’oraison et qui ont quasiment disparu au tournant du XVIIe siècle. Dans le judaïsme et dans l’islam aussi. Dans toutes les traditions, on voit des formes de pratique où l’on apprend à être présent, ouvert, sans intention, désintéressé, sans rien attendre,
PHILIPPE PACHE
en étant au cœur de son être et en abandonnant la volonté immédiate de ce qui va être bénéfique pour moi. Cette attitude est profondément spirituelle. Donc la méditation a plusieurs dimensions? Oui, elle en a trois principalement: elle est hygiène de vie, comme on prend sa douche le matin ou on se lave les dents, comme on prend soin de son corps, pourquoi ne prendrait-on pas soin de son esprit? Elle a aussi une dimension thérapeutique: elle permet de surmonter nos difficultés et de faire la paix avec nos blessures. Et enfin une dimension spirituelle: elle nous ouvre à quelque chose de plus grand que le «moi, moi-
même et encore moi». Vous pouvez appeler ça l’amour, la rencontre, l’espoir. Mais, paradoxalement, la méditation nous apprend à être à l’écoute de nos perceptions, de nos sensations? Oui, mais ce n’est pas un travail d’introspection égocentrique. Vous entrez en rapport avec ce qui est, l’important c’est d’être ouvert au monde et de mieux l’apprécier. En restant centré sur soi-même? La finalité c’est d’être ouvert à ce qui est. Le rapport de présence est absolument décisif. Et l’hyperconnexion montre qu’on a perdu quelque chose qui est évident: être avec l’autre pour de bon, entièrement. La méditation change aussi
beaucoup les rapports des parents avec leurs enfants. Selon vous, tout le monde devrait intégrer la méditation à sa vie quotidienne? Oui, sauf à la rigueur à la campagne où on a un rapport naturel avec le temps. Mais nous, dans les villes, on doit réapprendre ce que tout être humain savait faire il y a encore trente ans… Ce qui signifie garder notre part d’humanité qui se dilue dans nos actes? Oui, absolument. N’a-t-on pas l’impression que la méditation, c’est aussi du temps perdu? Vingt minutes par jour, c’est un sacrifice qui va changer toute la
CatherineCharrière:«Onaperduladimensiondusilence» Membre de la Communauté mondiale pour la méditation chrétienne Le Temps: La méditation chrétienne est une prière? Catherine Charrière: Oui, à l’origine, c’est une forme de prière, qu’on appelle aussi prière pure ou prière du cœur. Le fondateur de la Communauté mondiale pour la méditation chrétienne est le prêtre catholique John Main, qui est mort en 1982. En relisant les pères du désert et en particulier Jean Cassien (IVe siècle), il a trouvé dans les conférences n° 9 et n° 10 une référence à cette prière continue qui, grâce à la répétition d’une formule ou d’un mot sacré, nous permet de descendre de la tête au cœur, d’être en silence et à l’écoute. Les moines bénédictins utilisent cette formule, au début des prières des heures, qui est «Dieu viens à mon aide, Seigneur à notre secours». Jean Cassien recommandait cette répétition, ce qu’il appelait, lui, la prière continue ou prière du cœur. Cette méditation était donc à l’origine pratiquée par des moines, pas par des laïcs? John Main disait que Jésus ne s’adressait pas à des moines ou à des prêtres, mais à tout le monde: aux Romains, aux Philiciens, etc. John Main, qui a pratiqué la méditation chrétienne des années 70 jusqu’à sa mort, pensait qu’elle n’était pas seulement destinée aux religieux et religieuses dans les monastères, mais à tous. A partir du IVe siècle, petit à petit, la méditation a été abandonnée par l’Eglise pour une forme de prière parlée, liturgi-
que. Suite au Concile Vatican II qui recommandait la prière contemplative, il y a eu une renaissance de cette pratique qui auparavant était réservée aux moines. Pourquoi pensez-vous que cette notion de «contemplation» revienne avec force dans la société aujourd’hui? Il y a beaucoup de gens qui ignoraient l’existence de la méditation chrétienne et viennent après être partis vivre en Inde, certains se convertissant au bouddhisme, car il leur manquait dans la religion cet aspect contemplatif. Je crois que c’est l’avenir de l’Eglise et que le chrétien du futur sera contemplatif, car on ne pourra plus continuer sur ce rythme fou. Comment se pratique la méditation chrétienne? Nous recommandons aux personnes de méditer deux fois par jour. John Main prônait la répétition de la parole «maranatha» qui est de l’araméen, la langue de Jésus, et qui signifie «Viens Seigneur» ou «le Seigneur vient». Cette parole ne nous amène aucune pensée et nous aide du fait de ses sons ouverts et aussi du fait de pouvoir la diviser en quatre syllabes de longueur égale. Chacun trouve son propre rythme et cela va nous aider dans ce pèlerinage de la tête au cœur, dans cette écoute. Car en répétant cette parole, on essaie aussi de l’écouter. Nous pratiquons deux fois par jour pendant vingt à trente minutes. John Main disait
bénéfices et les fruits de l’esprit qui, selon saint Paul, sont: la paix, la joie, l’amour, la générosité, la compassion. Ce que l’on souhaite c’est «polir son ego», car c’est notre ego qui nous empêche d’avancer. John Main dirait porter attention à notre vrai soi, à qui on est réellement. L’idée est de petit à petit s’abandonner dans les mains de Dieu et dans la prière du Notre Père: «Que ta volonté soit faite.»
«Le chrétien du futur sera contemplatif.» Catherine Charrière que vingt minutes était un minimum, car il nous fallait souvent dix-neuf minutes pour réussir à atteindre le silence et une minute où l’on était vraiment concentré… Cette pratique spirituelle peut-elle avoir un effet thérapeutique au même titre que la «pleine conscience» ou «Mindfulness»? Oui, on a découvert qu’elle a des bénéfices: dans la santé, contre le stress. Le Mindfulness est enseigné dans le business, par exemple, car les gens ont besoin de se calmer. Nous allons plus loin, car à partir d’un certain temps de pratique, se produira une ouverture qui nous amènera aux fruits de la méditation. Et c’est là qu’on fait une différence entre les
La notion d’acceptation de la réalité est importante? Oui, mais aussi vivre le moment présent. On s’abandonne complètement en s’appuyant sur la foi et sans savoir quel sera le résultat. C’est un acte de courage au début, mais aussi un acte de foi. Parce que s’asseoir matin et soir et répéter une parole à l’infini peut sembler absurde. Actuellement, on passe d’une pratique spirituelle à une autre… La religion telle qu’on la connaît (aller à la messe, etc.) devient anachronique et on cherche d’autres formes de spiritualité? Passer d’une chose à l’autre, c’est la grande maladie du siècle, car on veut des réponses tout de suite. Ces moments de retour sur soi, cette pratique contemplative telle que la vivent les moines, on ne se l’autorise pas dans notre vie? Je crois que chacun de nous est appelé à être moine, malgré nos situations de vie différentes. C’est important que chacun vive une
certaine forme de vie monacale même si c’est dans le monde. Dans notre communauté, l’idée est de vivre sa pratique avec d’autres personnes. C’est pour se connecter à cette dimension spirituelle que l’on a perdue dans notre monde moderne? Oui. Et il y a cette dimension du silence qui est très importante et que l’on a perdue. On a toujours besoin d’allumer la radio ou la télévision, ce gavage d’informations continues dont on devient dépendant (de la musique, des nouvelles, etc.). Nous faisons des retraites d’une semaine en silence et il en ressort une force qui ne vient plus de soi-même. C’est là qu’on touche à une dimension mystique. La méditation permet de retrouver le sens de la vie finalement? Oui, je crois qu’on l’a perdu dans cette société de consommation à l’extrême qui nous rend malheureux. On veut toujours plus pour combler ce manque alors que la solution est plutôt dans le contraire, il faut arrêter de vouloir satisfaire ses désirs et combler un vide à l’intérieur de soi. Les livres sur la spiritualité se vendent comme des petits pains, mais John Main disait: «A un moment donné, arrêtez de lire et faites silence, asseyez-vous et pratiquez.» Il faut pratiquer toute sa vie. C’est comme lorsqu’on veut se maintenir en forme: on marche tous les jours. Propos recueillis par G. S.
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tonalité de votre journée et votre rapport avec les autres. C’est indispensable d’apprendre à méditer. Son succès est dû au fait qu’elle est enseignée de manière très pédagogique. C’est au moment où on a commencé à faire des CD que la méditation s’est démocratisée parce qu’on pouvait la pratiquer chez soi. Vous disiez avoir commencé à pratiquer la méditation il y a vingtcinq ans, ce n’était pas du tout à la mode pourtant? Ah non, pas du tout. Quand j’ai commencé (j’étais adolescent à l’époque), je n’osais pas le dire à mes parents pensant qu’ils me croiraient dans une secte… Je ne pouvais pas imaginer que, vingtcinq ans plus tard, je serais appelé dans les plus grandes entreprises, dans les hôpitaux et que la méditation allait rendre un tel service. Je fais partager mon expérience dans mon livre Frappe le ciel, écoute le bruit* où je raconte aussi mes difficultés, mon enfance. Pourquoi avoir choisi cette pratique adolescent? J’ai essayé une fois par hasard et j’ai trouvé ça formidable. J’étais mauvais élève, je n’arrivais jamais à faire tout ce qu’on me demandait et je me suis dit que je relèverais toujours plus de défis dans ma vie en méditant. C’était loin d’être de la paresse, c’était un vrai travail et qui rendait plus ouvert. A la base, je ressentais un manque de sens dans ma vie. La méditation permet de retrouver du sens. J’ai trouvé que c’était «juste» et j’ai suivi cette discipline. Et aujourd’hui ça parle à tout le monde? Oui, parce qu’on l’a démocratisée, parce que notre monde va plus mal. Pour vous, ce doit être passionnant de voir à quel point ça répond aux besoins des gens et que de pratique confidentielle elle est devenue universelle?
Absolument, moi cela m’émeut. Je reviens d’un colloque au sein d’une faculté de médecine. Tous étaient des professionnels de santé qui voulaient comprendre comment la méditation pouvait aider leurs patients, je trouve que c’est exaltant. Parce que cette audience d’experts valide votre pratique? Surtout parce que ça aide profondément les gens. J’aimerais évoquer cette enquête américaine censée prouver que la méditation aide en cas de dépression: à la première expérimentation, le résultat était nul! Les enseignants n’ayant jamais pratiqué la méditation, ça ne pouvait pas marcher… Après avoir suivi des stages, ces professionnels ont de nouveau enseigné la méditation à ces patients et le résultat a été probant. L’on sait aujourd’hui que chez les dépressifs cette pratique permet d’éviter les rechutes de 50%. Il y a donc une part de sincérité, d’intégrité qui est liée aux bienfaits de l’enseignement? Ça ne peut pas être une espèce de recette? Absolument. De quand date exactement ce pic d’intérêt pour la méditation au sein du grand public? De quatre-cinq ans et on est encore au début, car il faut une pratique de plusieurs années pour pouvoir enseigner la méditation de manière solide. C’est du reste l’une des raisons qui m’a conduit à fonder l’Ecole occidentale de méditation, pour former de nouveaux enseignants car cette pratique s’intègre à tous les niveaux de la société: dans les écoles, les prisons, les hôpitaux, les entreprises, etc. Propos recueillis par G. S. Fabrice Midal vient de publier «Comment la philosophie peut nous sauver» aux Editions Flammarion.
KelsangJigkyob:«Trouverdelasérénité etdelaforceintérieure» Moniale enseignante résidente du Centre Méditation Kadampa Atisha de Genève Le Temps: Comment s’enseigne la méditation au Centre Atisha? Kelsang Jigkyob: Les cours sont accessibles à tous, débutants ou non, bouddhistes ou non. Les enseignants sont tous des pratiquants et disciples de Vénérable Guéshé Kelsang Gyasto, le fondateur de la Nouvelle Tradition Kadampa. Quels bienfaits procure cette discipline pour un bouddhiste? La méditation est une méthode permettant de familiariser notre esprit avec ce qui est cause de bonheur, et qui a pour fonction de le rendre calme et paisible. Libérés des soucis et de l’inconfort mental, nous nous sentons heureux. Lorsque notre esprit n’est pas paisible, il nous est très difficile d’être heureux même si nous vivons dans les meilleures conditions. Si nous nous entraînons à la méditation, peu à peu notre esprit deviendra de plus en plus paisible, positif, jusqu’à le rester, même dans les circonstances les plus difficiles. La pratique de méditation vise à nous transformer intérieurement en apprenant à cultiver les états d’esprit causes de bonheur pour nous-même et les autres, comme l’amour sincère, la sagesse, la patience, la compassion et à identifier, à réduire et à éliminer ceux qui nous font souffrir tels la colère, l’attachement et l’ignorance.
«Nous avons besoin de trouver de la sérénité et de la force intérieure.» Kelsang Jigkyob
Pourquoi cet engouement croissant pour la méditation? De plus en plus de personnes se rendent compte, par leur propre expérience, que la poursuite effrénée de bonheur dans les conditions extérieures a ses limites, ne fonctionne pas. Qu’il manque quelque chose. Dans nos sociétés modernes, on
expérimente un progrès technologique et un confort matériel constants, mais pourtant, en regardant nos vies, nous voyons qu’il n’y a pas d’accroissement proportionnel du bonheur, ni moins de souffrances. La vie semble de plus en plus compliquée, stressante. Et notre capacité à faire face aux situations difficiles est limitée. L’engouement pour la méditation vient sans doute du besoin de trouver de la sérénité et de la force intérieure. Pourquoi le fait de méditer régulièrement est la clé d’une pratique spirituelle réussie? Sans la méditation, notre esprit restera instable, plein de distractions, et notre compréhension des instructions spirituelles restera intellectuelle. Elles ne toucheront pas notre cœur, et n’auront donc pas le pouvoir de nous aider dans notre vie quotidienne parce que nous ne les mettrons pas en pratique ou difficilement. La méditation améliore notre concentration, notre esprit devient plus puissant, et nous transformons nos compréhensions des instructions spirituelles en ressentis. Le principal est d’essayer, du mieux que l’on peut, avec patience, joie et une bonne motivation. Propos recueillis par G. S.
LaurenceBovay:«Privilégierunequalitéd’êtreplutôtquedefaire» Instructrice de «Mindfulness» (méditation de pleine conscience) au centre Ressource Mindfulness à Genève Le Temps: En quoi consiste votre programme? Laurence Bovay: Il est destiné à réduire le stress pris d’une manière générale et s’affine en modules spécifiques, telle la prévention de rechute pour personnes dépressives, ou dépendantes, ou encore confrontées au stress lié au monde du travail. Ce programme de huit semaines ne permet pas de former des méditants mais de donner une boîte à outils. Qui a imaginé cette boîte à outils? C’est le docteur Jon Kabat-Zinn qui l’a structurée il y a 35 ans aux Etats-Unis. Il était de formation scientifique et, à titre personnel, pratiquait la méditation bouddhiste. Il a pensé à introduire des rudiments de méditation à l’intérieur des hôpitaux, lieux de souffrance, pour accompagner le suivi des patients. Il a mis du temps à convaincre les institutions, les médecins, qui étaient sceptiques au départ, mais il a eu à cœur de systématiser quelques outils pour pouvoir les insérer dans ce contexte médical. Par des tests systématiques, il a démontré que les patients qui pratiquaient la méditation adhéraient avec davantage de conscience au traitement. On pouvait ainsi réduire leurs doses médicamenteuses. Il y avait une relation à l’expérience qui était différente, même à la douleur. Prendre acte dans un premier temps: la douleur est là. Et dans un second temps s’attacher à mieux la connaître, mieux vivre avec.
Et non pas l’éliminer? On arrive donc à apprivoiser l’expérience? Absolument. Souvent on peut augmenter une souffrance par rejet, par crainte. Avec la méditation, le but est d’observer le phénomène et petit à petit on arrive à mieux le connaître. C’est comme le deuil: il ne s’agit pas d’annuler
«C’est une invitation à ralentir, à goûter la vie et à la contempler dans sa simplicité.» Laurence Bovay GETTY IMAGES
notre souffrance, mais de trouver le moyen pour qu’elle ne soit pas intolérable. Car on est démuni face à elle… La réduction du stress est donc le pilier de la pratique de méditation à vocation thérapeutique? Oui. Après que Jon Kabat-Zinn eut fondé une clinique de réduction du stress par la méditation de pleine conscience aux EtatsUnis il y a trente-cinq ans, cette méthode a été expérimentée par d’autres praticiens de santé, des psychologues, des psychiatres tel Christophe André, de l’Hôpital Sainte-Anne à Paris, par exemple, qui en est devenu un des spécialistes. Tout d’un coup cette approche s’est vulgarisée . Qu’est-ce que cela révèle sur notre mode de vie? Je dirais que ce succès grandit ces cinq dernières années. Il y a peutêtre un effet de mode, mais ça répond à un besoin, une demande croissante due à notre vie en milieu urbain. Il y a deux stress: un positif, vital, nécessaire qui est la manière dont l’énergie se mobilise pour nous permettre d’agir, d’entreprendre, de créer. Mais il y en a un autre plus négatif qui, lorsqu’il devient chronique, finit par faire des dégâts au niveau de la santé physique et psychique de l’individu, du groupe, de la collectivité et de la société. Donc au-delà des maladies diagnostiquées, notre mal-être aujourd’hui dans les sociétés
occidentales vient uniquement du stress? De manière plus large, on vit dans une société en remous, en redéfinition, il y a une perte de repères pour tous les âges. Il y a un emballement, des rythmes qui s’accélèrent à tous niveaux et on a besoin de silences, de pauses pour faire le point, pour questionner ce qui est essentiel à chacun.
sance de soi et donc d’une meilleure relation au monde.
Comment y arriver? Ce que nous enseignons dans nos groupes, c’est d’abord de ralentir, de nous arrêter, de privilégier une qualité d’être plutôt que de faire. En prenant conscience instant après instant de ce qui se passe en nous sans jugement, et avec bienveillance. Et aussi d’être plus lucide sur nos automatismes, nos conditionnements, nos réactivités.
Ce silence obligatoire est-il facile à vivre? Il faut être prêt à questionner son hyperactivité, sa peur de l’ennui, sa peur du vide qu’on va forcément côtoyer une fois qu’on aura pu diminuer son niveau de stress.
Ce sont des arrêts mentaux? Il ne s’agit pas forcément de s’asseoir et de s’isoler? Non, cela peut durer quelques secondes ou quelques minutes de manière à être conscient de ce qu’on éprouve, de manière à ne pas laisser s’accumuler trop de tensions. C’est aussi pour améliorer l’estime de soi? En tout cas restaurer une confiance et s’autoriser à prendre du temps pour être plus à l’écoute autant de soi que des autres. La gestion du stress est le point de départ d’une démarche plus profonde, d’une connais-
La bienveillance est une notion importante? Oui, c’est le socle qui consolide toute cette démarche. Si l’on arrive à être ami avec soi-même, cela déteint sur les relations dans notre entourage. Car ce que je rejette dans l’autre c’est aussi ce que je rejette en moi.
C’est aussi ouvrir la porte à sa vie intérieure, valoriser la vie contemplative? Oui, absolument. Le méditant, ce n’est pas forcément une personne qui sait s’asseoir en lotus sur un zafu. C’est quelqu’un qui sait admirer une fleur ou un visage, regarder un oiseau qui passe. Là, on est dans l’esprit contemplatif.
C’est donc s’ouvrir à la beauté? Mais oui! Il n’y a pas une forme rigide, figée. C’est une invitation à ralentir, à goûter la vie et à la contempler dans sa simplicité. Tenter de cultiver la beauté de la présence, ici, dans l’instant, même au contact de la souffrance… Propos recueillis par G. S.
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Le Temps l Samedi 28 février 2015
Beauté
Chance, Eau fraîche et Eau tendre, Chanel.
Pleats Please, Issey Miyake.
Haute Voltige, collection Explosions d’Emotions, L’Artisan Parfumeur.
Confiance, Valeur Absolue.
Daisy, Marc Jacobs.
1, 2, 3… SOLEIL!
HYMNEÀLAJOIE Un parfum qui éclate de rire au débouché, une fragrance qui fait sourire et sautiller, voilà ce qui attend les nez frileux à l’approche du printemps. Les parfumeurs ont décidé de leur ouvrir les sens à la gaieté. Par Valérie D’Herin
Dolce Vita, Dior.
pivoine sensuelle se cogne à des notes métalliques. L’explosion est assourdie par des notes boisées. Et c’est justement dans cet opus de la collection que Bertrand Duchaufour a travaillé autour de la joie et de l’euphorie. Concrètement comment compose-t-on un parfum qui exhale la gaieté? «Avec des matières premières qui évoquent, instinctivement, l’extraversion, la lumière, l’effervescence et la pétillance», répond Bertrand Duchaufour. Jean-Michel Duriez, le créateur des Cascades de Rochas, renchérit: «Dans mon laboratoire, j’ai 2000 matières premières réunies par catégories d’odeurs: florales, fruitées, épicées, océaniques… Chacune à sa manière va être capable d’apporter de la joie, car il ne faut pas oublier qu’il y a un effet commun dans ce genre d’association, et aussi, toujours, quelque chose de personnel. Les agrumes me viennent en premier à l’esprit quand je pense à la joie, mais il se peut que certaines personnes trouvent que cela ne leur correspond pas. Quelqu’un qui a vécu une très mauvaise expérience en sentant du pamplemousse, par exemple, ne va pas se retrouver dans ces mots.» Pourquoi les odeurs agrumes sont-elles attractives pour la plupart des gens? Pour Jean-Michel Duriez, «c’est une odeur qui pétille, et par sa fraîcheur, ouvre les sens, ce qui peut apporter une forme de bonheur puisque la joie est une ouverture, une forme d’exaltation, contrairement à la tristesse qui est une forme de repli. Les notes fruitées viendront en second. Même si les fruits ont une certaine fraîcheur. L’odeur d’abricot ou de fraise véhicule quelque chose d’un peu régressif qui nous ramène à des joies infantiles, plus pures, plus naïves.» Mathilde Laurent puise dans ces jubilations enfantines une euphorie adulte qui mène tout droit à la Dixième Heure de Cartier, L’Heure Folle, un parfum bourgeonnant de sourires par le biais de baies encore
The Sexiest Scent of the Planet Ever, 4160Tuesdays.
PHOTOS: DR
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ne avalanche de fleurs et de fruits inonde le marché. «Humez cinq fruits et fleurs par jour» devrait être la devise des parfumeurs à l’approche des beaux jours. Pour autant, cela rend-il heureux? Si l’on en juge par le succès de La Vie est Belle de Lancôme, une des meilleures ventes de parfums au monde depuis 2012, oui. Ce condensé de félicité séduit davantage que les parfums dits «sensuels». Les femmes veulent se sentir heureuses. Mais comment peut-on, par un parfum, transmettre un sentiment de joie? Selon Jean-Michel Duriez, parfumeur de la maison Rochas, «les sentiments en général, et la joie en particulier, se prêtent bien au parfum, car on associe toujours les odeurs à des expériences. Le parfum est basé sur l’odorat et l’odorat est basé sur la mémoire olfactive et la mémoire tout court.» Pierre Négrin, créateur de Joie-Eclat pour Valeur Absolue, ajoute: «Pour mettre la joie en flacon, il faut que chacun des éléments joue son rôle. Dans le cas de Joie-Eclat, l’éclat et le fusant du parfum sont également servis par la couleur du pack d’un jaune lumineux, qui rappelle le soleil, ainsi que par le nom du produit, très explicite. Tout cela aide à véhiculer le sentiment de la joie.» Une petite fille de notre connaissance, âgée de 6 ans, a testé «à l’aveugle» tous les parfums de la collection Explosions d’Emotions de L’Artisan Parfumeur. Le défi de Bertrand Duchaufour, dans cette collection, était de travailler sur le pouvoir d’évocation du parfum, chacun devant suggérer une émotion précise. La fillette a fermé les yeux et humé chaque fragrance avec comme consigne de décrire en quelques mots ce qu’elle ressentait. Face à Haute Voltige, elle s’est écriée: «Ça sent le rire, comme si quelqu’un était joyeux et excité, un peu foufou.» Dans la fragrance, une grenade juteuse mêlée à une
SCOTT LOWDEN/CORBIS
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Love les Carottes, Honoré des Prés.
Joie-Eclat, Valeur Absolue.
Miss Dior eau de toilette, Dior.
Le Parfum de Jeanne, Ys-Uzac.
L’Heure Folle X, collection Les Heures de Parfum, Cartier.
Jour d’Hermès Absolu, Hermès.
Beauté
Le Temps l Samedi 28 février 2015
La Danza delle Libellule, Nobile 1942.
Le Monde est Beau, Kenzo.
vertes et de fruits rouges. Quant à Graine de Joie d’Eau d’Italie, il s’ouvre comme une bouteille de limonade et se répand comme un lait à la grenadine sur la peau où se mêlent les accents suaves du freesia en hommage au sentiment amoureux le plus pur, celui qui fait pousser des ailes et des sourires même sur les lèvres les plus pudiques. D’autres fruits sont synonymes de bonne humeur: la noix de coco comme dans Love Coconut; l’abricot composant Le Jour d’Hermès Absolu; le nashi, un fruit oriental dont le parfum oscille entre poire et pomme, dans Pleats Please. Au milieu de ce joli marché, fleurit cette année la carotte, it-girl de ce printemps, l’ingrédient phare d’une gaieté frondeuse imaginée par Olivia Giacobetti pour Honoré des Prés. La fragrance s’intitule simplement Love les Carottes, mais elle redynamise un genre qui jusqu’ici ne laissait pas beaucoup de place aux légumes. On est loin, finalement, de la joie que distillait Jean Patou dans le mythique Joy. Une fragrance, explique Jean-Michel Duriez, qui fut parfumeur chez Patou, qui «se voulait l’antidote à la crise de 1929.
«ON ASSOCIE TOUJOURS LES ODEURS AVEC DES EXPÉRIENCES» Elle était proposée comme un élixir de joie qui insufflait de la bonne humeur, mais c’était une joie caractéristique de l’époque, très Art déco, un peu plombée, avec un flacon carré, une joie fleurie mais qui n’explosait pas.» La joie s’exprime-t-elle donc différemment selon les époques? «En un sens oui, répond le parfumeur Pierre Négrin, car on ne compose plus aujourd’hui de la même façon qu’il y a vingt ou trente ans. Mais le choix de toutes ces fleurs dans Joy, qui se targuait à l’époque d’être le parfum le plus cher du monde, montre bien que le parfumeur avait lui aussi pensé à des moments de vacances sur des rivages ensoleillés. Il y a eu plus tard Happy de Clinique, qui, bien que construit différemment, proposait une tête très juteuse, «jus d’orange», sur un corps floral-mu-
Eclat d’Agrumes, Les Cascades de Rochas, Rochas.
guet, ce qui constitue encore une autre façon d’interpréter la joie, en mettant en scène des citrus et des fleurs.» De la pivoine à l’iris, les fleurs ne sont donc pas étrangères à l’idée de la joie. «Je pense que l’on associe aussi à la joie un sentiment de légèreté, déclare Jean-Michel Duriez. Toute odeur volatile, telle l’odeur d’une fleur, va parfaitement s’y prêter, car elle nous élève.» Mais lorsqu’on questionne le créateur d’Eclat d’Agrumes sur les odeurs qui lui inspirent le plus l’allégresse, la réponse peut surprendre. «Je crois que pour moi l’odeur de la joie la plus forte est celle du pain grillé et du café le matin. Vous voyez à quel point c’est personnel? Quelqu’un qui n’aime pas le café, qui n’a mangé que des céréales au petit-déjeuner durant son enfance ne pourra pas partager mon ressenti. Ce ne sont pas des odeurs fraîches mais montantes, pénétrantes. Ce que j’adorais quand j’étais gamin, c’était de me réveiller et de savoir qu’il y avait déjà de la vie dans la maison. Cela me rendait heureux de me lever, de descendre dans la cuisine et de voir qu’il y avait déjà plein de choses qui m’attendaient: mes parents, le petit-déjeuner dont l’odeur du pain grillé et du café m’avait sorti du lit. J’ai d’ailleurs mis une partie de ces souvenirs olfactifs dans un parfum que j’ai créé pour la maison Yohji Yamamoto, Yohji Homme, qui a été réédité il y a quelques mois. Ce parfum contient cette odeur de café très réactive pour moi, très personnelle. C’était un petit clin d’œil à mon enfance, avec des accords de réglisse pour les bonbons, de rhum… Petit, j’aimais le goût du rhum dans certaines pâtisseries, les cannelés, les crêpes que ma mère préparait. C’est un parfum dont je suis très fier parce que j’y ai mis beaucoup de mon patrimoine olfactif personnel.» Une autre parfumeuse, la Britannique Sarah McCartney pour 4160Tuesdays, tire elle aussi de ses réminiscences enfantines de jolies recettes aux noms évocateurs. Sunshine and Pancakes contient des effluves de petit-déjeuner qui font sourire comme dans les publicités télévisées, The Sexiest Scent on the Planet Ever évoque le carambar… Des fragrances «tonguein-cheek» qui montrent que les parfumeurs s’amusent autant à donner de la joie qu’à l’exprimer dans leurs créations.
Graine de Joie, Eau d’Italie.
> Recettes de parfumeurs Jean-Michel Duriez
Pierre Négrin
parfumeur de la maison Rochas «On a souhaité chez Rochas que la première Cascade, Eclat d’Agrumes, soit celle de la bonne humeur, de l’énergie. Instinctivement, j’ai pensé à un accord de mandarine et de poivre. Le poivre pour le côté piquant de l’énergie, et la mandarine pour sa chaleur. Peu de temps auparavant, j’étais tombé sur un extrait de mandarine que je trouvais très intéressant, plus vert, plus pétillant et gai que les extraits classiques. J’ai élaboré une sorte de «chaud-froid» pour casser cet effet de fraîcheur en introduisant le poivre du Sichuan. Mon défi était de faire en sorte que le poivre vienne, comme en alimentation, faire pétiller un peu plus l’accord sans peser par sa chaleur. J’ai choisi le poivre du Sichuan parce que c’est un faux poivre. Il ne fait pas partie de la famille du poivre noir, par exemple, qui est celle des pipéracées. Son arbre appartient à la famille des hespéridés, comme les agrumes. Finalement, je ne faisais qu’assembler des ingrédients qui s’accordaient naturellement pour créer de l’émotion.»
au sujet de la création de Joie-Eclat «Il s’agissait pour moi de m’inspirer des bulles d’une coupe de champagne frappée, qui semblent se renouveler à l’infini. On boit du champagne pour célébrer un événement ou tout simplement un moment festif, tout cela est donc très cohérent. Il fallait trouver une structure olfactive qui permette de faire durer le plus longtemps possible la fraîcheur des hespéridés que l’on sent en tête. J’ai choisi le vétiver, un bois qui a une tonalité de pamplemousse. Il m’a permis de répondre à cette entrée juteuse et pétillante. J’ai aussi ajouté des fleurs blanches pour donner du moelleux et de la féminité à la composition.»
Vincent Micotti créateur du Parfum de Jeanne «Jeanne est une référence au Dr Jeanne Fürst, qui présente une émission à la télévision nationale suisse alémanique, intitulée Gesundheit Heute (Santé aujourd’hui, ndlr). Le fil conducteur fut de trou-
ver une parade au blues de novembre, et donc d’utiliser des matières à connotation positive telles que la mandarine, la bergamote, la fève tonka mais sans pour autant composer une eau de Cologne ou de petite Cologne», nous explique Vincent Micotti. Au-delà du sentir bon, se sentir bien.
Marie-Aude Bluche créatrice parfums chez Valeur Absolue La maison Valeur Absolue puise, elle, dans les racines de la parfumerie du XVIIe siècle l’envie de créer des parfums-soins en les enrichissant d’ingrédients naturels aux vertus bienfaisantes, d’huiles essentielles, de minéraux et d’un extrait naturel d’immortelle, libérateur de b-endorphines. «Nous voulions inventer un nouveau territoire, explique Marie-Aude Bluche, créatrice parfums chez Valeur Absolue et directrice Développement Parfums chez Firmenich. Nous souhaitions créer une rupture en proposant des parfums créateurs de sourires…» V. d’H.
Rendre joyeux, n’est-ce pas là finalement le rôle de tout parfumeur? «Je dis souvent que le parfum est une émotion fluide qui nous fait vibrer, conclut Jean-Michel Duriez. C’est la phrase qui résume le mieux ce que je fais au quotidien avec ce double sens sur la fluidité. Je procure des émotions invisibles, mais qui s’immiscent en nous. On les respire. J’aime beaucoup quand les gens disent «respirer un parfum». En réalité, on sent un parfum alors que respirer, c’est une fonction vitale qui consiste à absorber l’oxygène et certains gaz pour les faire entrer en nous, nous en abreuver. Nous en avons besoin pour vivre. Respirer un parfum voudrait dire qu’il exhale tellement de vie que l’on a l’impression en le respirant qu’on s’en imprègne totalement. Respirer un parfum, pour moi, est la plus belle expression qui soit. Le parfum, c’est de l’émotion et de la vie.» Jean-Michel Duriez, parfumeur de la maison Rochas
Joy Forever, Jean Patou.
Eau Florale, Repetto.
>> A lire: la neuro-cosmétique, les soins du bonheur sur www.letemps.ch
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Beauté
HAUTE PARFUMERIE
FrancisKurkdjian, couturierolfactif Une nouvelle fragrance très couture, A la Rose, vient rejoindre la garde-robe olfactive que compose depuis quelques années le parfumeur, aussi à l’aise dans les vêtements les plus élégants que dans les belles senteurs. Entretien. Par Valérie D’Herin
F
rancis Kurkdjian est un parfumeur atypique. Petit-fils de tailleur, il rêvait, enfant, de devenir danseur et créateur de mode. C’est finalement une carrière de parfumeur qu’il se tailla. Auteur du Mâle et de Fleur du Mâle pour Jean-Paul Gaultier, d’Armani Mania, du parfum Elie Saab, il a réalisé jusqu’à aujourd’hui plus d’une dizaine de fragrances célèbres pour des grands noms de la mode. Depuis 2009, il crée, dans sa propre maison, des parfums à porter comme autant de vêtements chauds ou légers, décontractés ou habillés. Une nouvelle fragrance très couture, A la Rose, vient aujourd’hui rejoindre cette garderobe, l’occasion pour le parfumeur de se confier sur les liens qu’il tisse entre parfums et vêtements. Le Temps: Quelle place tient la mode dans votre métier de parfumeur? Francis Kurkdjian: La couture, et non la mode, est une passion familiale. Mon grand-père paternel était créateur de robes de mariée, mon grand-père maternel était tailleur pour homme. J’ai toujours aimé le vêtement et la couture. Ma mère a hérité de son père une technique de coupe extraordinaire. Jeune fille, elle se faisait sa garde-robe et ses tenues de soirée et de bal. C’est également ma mère qui me confectionnait tous mes costumes de scène pendant mes années de danse. C’était passionnant de créer ensemble, de voir le vêtement naître d’un coup de crayon avant l’achat des tissus, les essayages, les finitions… Faire, défaire, refaire, parfaire… Tout comme le parfum en somme! Quand avez-vous songé à devenir parfumeur? Vers l’âge de 13 ou 14 ans, suite à mon échec au concours d’entrée à l’école de danse de l’Opéra de Paris, et à mon impossibilité à rejoindre les cours de l’Ecole supérieure des arts appliqués Duperré. C’est un article dans un magazine qui m’a donné l’envie de devenir compositeur de parfums. C’était une révélation, une forme d’évidence, et bientôt une obsession. Le rapport entre parfum et vêtement semble être une évidence pour vous… Au départ, ce fut pour moi la possibilité de travailler au côté des couturiers, donc de trouver une consolation à ma carrière contrariée de créateur de mode. Le parfum est la continuité du vêtement. Ce n’est pas pour moi qu’une odeur. C’est un tout, une mise en scène, une histoire, un flacon… Porter un parfum, c’est aussi s’afficher sans se montrer, telle une présence, comme celle d’un danseur sur scène, qui capte votre attention et qui a ce je-ne-
Le parfumeur Francis Kurkdjian et son nouvel opus «A la Rose», ci-dessous.
tions la banlieue Est, endimanchés et apprêtés, direction la capitale et cette avenue plus parisienne que n’importe quelle autre. Les noms des créateurs se succédaient: Chanel, Christian Dior, Nina Ricci, Ted Lapidus, Emanuel Ungaro… et le petit dernier, Christian Lacroix. Des noms et des univers que je découvrais aussi dans des flacons de parfum… A l’âge de 13 ans, c’était cela le parfum pour moi.
sais-quoi qui fait que vous ne le quittez pas des yeux. Dans les années 80, le parfum était la queue de la comète Haute Couture, le reflet de cette vocation que j’ai ratée. Du haut de mes 12 ans, l’avenue Montaigne était ma fenêtre sur Paris. Nous quit-
Vous parlez très joliment de «garde-robe olfactive» quand vous décrivez votre collection de parfums. Le parfum habille-t-il selon vous? Oui, je le pense sincèrement! Je me souviens, adolescent, que ma mère remontait dans sa salle de bains pour se parfumer si, par mégarde, elle avait oublié de le faire. Et mon père se parfumait le soir. Je suis persuadé que le parfum vous donne de la force et de
«Porter un parfum, c’est aussi s’afficher sans se montrer, telle une présence, comme celle d’un danseur sur scène, qui capte votre attention.» Francis Kurkdjian
la confiance en vous, il vous donne une aura et projette de manière silencieuse mais indélébile qui vous êtes. Vous avez créé Le Mâle de Jean Paul Gaultier, le parfum de la maison Carven en 2013… Humez-vous la mode chaque saison? J’aime beaucoup regarder chaque saison les propositions aussi bien en mode féminine que masculine. C’est également une opportunité pour découvrir les créateurs de demain, ceux qui n’ont pas encore leur parfum et pour lesquels j’aimerais travailler un jour. Il y a de nouveaux créateurs qui m’inspirent énormément et
NATHALIE BAETENS
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nourrissent mon univers et ma créativité, comme Alexandre Vauthier par exemple. J’aime aussi l’incroyable monde de Rick Owens pour lequel j’ai composé trois parfums sur mesure. Comment retranscrire l’odeur, la sensation du tissu… dans un parfum? C’est très complexe, car il faut ressentir ce que l’on touche ou voit, y mettre des mots, décrire. C’est pour cela que les mots, pour moi, sont si importants. Leur sens, leurs nuances. Cette précision est primordiale, car elle est traduite ensuite en ingrédients. Comme je l’explique souvent à mes élèves à l’école de parfumerie, ce n’est pas la matière première qui vous guide, mais vous. C’est de votre imaginaire que naissent les histoires, les matières premières sont vos mots, et la technique votre grammaire.
Beauté
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SANTÉ
On parle peu chez les femmes de l’alopécie, la chute des cheveux, alors qu’elles sont nombreuses à en être victimes. Un problème difficile à assumer qui touche à l’essence même de la féminité. Par Catherine Cochard
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En backstage du défilé Elie Saab haute couture printemps-été 2015.
SYLVIE ROCHE
n matière d’alopécie, l’égalité homme-femme est loin d’être atteinte, ce qui n’est pas pour déplaire à la gente féminine. Or si la supériorité numérique des hommes chauves est incontestable, il existe des femmes durement touchées. Elles seraient même de plus en plus nombreuses à en souffrir. Un mal qui s’attaque à l’image de soi, mais de façon peut-être plus douloureuse chez les patientes puisqu’il touche directement un des symboles de la féminité, la chevelure. «Il est absolument normal d’avoir une perte quotidienne comprise entre 30 et 100 cheveux, avec une augmentation possible aux changements de saison», explique le docteur Marco Cerrano, spécialiste en médecine esthétique à Laclinic à Montreux. La chute est considérée comme pathologique lorsque l’individu en perd plus de 100 par jour sur une période de deux mois et plus. Une fois l’anormalité de la chute identifiée, il faut en déterminer la cause. Ce qui peut souvent – et sans jeu de mots – devenir un casse-tête. «Il existe une foule de causes possibles, commente Maral Sahil, médecin et cheffe de clinique en dermatologie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), et suivant la cause le traitement peut être difficile.» S’il est ardu de compter quotidiennement ses pertes capillaires, certains signes ne trompent pas. Lorsque la brosse se couvre rapidement de cheveux ou qu’on en observe régulièrement sur le sol de la salle de bains, dans l’évier et la baignoire ainsi que sur les vêtements. «Lorsqu’une patiente vient me consulter, je commence par examiner le cuir chevelu, pour m’assurer qu’il n’y a pas de maladie qui pourrait causer la chute. J’inspecte tout le scalp, je regarde la densité des cheveux, je les tire pour voir si une quantité anormale se détache.» Un examen souvent complété par un bilan sanguin visant à s’assurer qu’il n’y a ni carences ni problèmes thyroïdiens. Dans certains cas, d’autres analyses doivent être réalisées pour déterminer la cause de la chute, comme des recherches hormonales ou gynécologiques. Une enquête au long cours qui peut durer des mois… En dermatologie, on distingue chez la femme plusieurs types d’alopécie. «La première et la plus courante, l’effluvium télogène, consiste en une perte diffuse et représente en moyenne 90% des consultations, développe Maral
Mauxdetête Sahil. Cette chute est réversible.» Elle intervient le plus souvent en raison de carences (fer, zinc, vitamines), après une grossesse, lors de la prise de certains médicaments, suite à une opération ou une infection. Là encore, les causes sont nombreuses, mais il suffit souvent de rééquilibrer la nutrition et de prendre des compléments (comme la biotine ou du fer).
ÉTABLIR LA CAUSE DE LA CHUTE PEUT DURER DES MOIS «Un autre type d’alopécie courante est celle dite androgénétique», ajoute le médecin. Similaire à celle qui touche les hommes, elle affecte en moyenne 35% des femmes. «Et malheureusement, pour cette catégorie-là, les cheveux tombés ne repoussent pas. Le médicament généralement prescrit en Suisse pour ce type d’alopécie féminine est le Minoxidil, une lotion qu’il faut appliquer quoti-
diennement sur le cuir chevelu. Il met quatre mois à agir et peut augmenter temporairement la chute au début du traitement.» Un traitement qu’il ne faut de préférence pas arrêter au risque que la chute reprenne. Autre variante: la pelade. «C’est une maladie auto-immune: les globules blancs du patient se trompent de cible, s’attaquent à ses propres cheveux ce qui provoque des zones complètement dégarnies, simplifie Maral Sahil. Des crèmes ou des injections de cortisone suffisent en général pour activer la repousse.» Un autre type d’alopécie, celle de traction. Typique des Africaines qui se font des tresses, mais qu’on observe à présent aussi chez les femmes qui abusent des extensions capillaires ou des perruques tissées à même la chevelure. A force d’appliquer une forte tension sur le cuir chevelu, les cheveux se raréfient puis la repousse cesse. Comment faire lorsqu’on subit le traumatisme de l’amoindrissement de sa chevelure? S’accepter comme on est? Plus facile à dire qu’à mettre en pratique. «Il est en
effet difficile pour une femme dans notre société de perdre ses cheveux», admet Maral Sahil. Quelques solutions existent néanmoins. Par exemple les greffes de cheveux, pour autant que le follicule pileux ne soit pas atrophié. «La chirurgie de la calvitie a fait des progrès remarquables ces dernières années, l’aspect final est beaucoup plus naturel qu’auparavant, note Marco Cerrano de Laclinic. Aujourd’hui, les micro-greffes – prélèvement des cheveux dans la région de la couronne, pour les transposer dans les régions du front et de la tonsure – représentent 80% de ces traitements.» Mais ce ne sont pas les seuls traitements qui fonctionnent. «On propose également les injections de PRP (plasma riche en plaquettes), une procédure qui commence par un prélèvement sanguin. Le sang recueilli est centrifugé afin d’en extraire le plasma concentré en plaquettes puis réinjecté à l’aide d’une fine aiguille dans les zones à soigner. Le traitement dure de 40 à 80 minutes en fonction des zones prises en compte.» L’idée étant qu’en centrifugeant le sang du patient on
obtient une sorte de super-substance ultra-concentrée qui permet de booster par réinjection les endroits atteints. Des traitements «très chers en Suisse et qui ne sont pas repris par l’assurance», met en garde Maral Sahil, les prix variant d’un établissement à un autre et selon l’étendue des zones à traiter. Entre la chirurgie coûteuse, le complexe à assumer au quotidien et la perruque, il existe encore une autre solution qui vient en aide aux femmes atteintes d’alopécie. Une technique en trompe-l’œil qui consiste à se faire tatouer des points noirs, comme de la repousse de cheveux, aux endroits chauves. A Genève, le centre Dermès propose ce type de maquillage d’une durée de vie de 12 à 18 mois, pour des tarifs de 850 à 6000 francs en fonction de la surface à remplir. Bien que les hommes soient les premiers clients de ce type de traitement, les femmes y trouvent aussi leur compte: en maquillant leur cuir chevelu aux endroits les plus disséminés, elles peuvent entretenir l’illusion d’une chevelure fournie à la racine. Et recouvrer en partie l’estime de soi.
Le Temps l Samedi 28 février 2015
Beauté
REFLET
Labeauté,cettenotionsi Pourquoi donc nous jugeons-nous avec autant de sévérité? Pourquoi arrivons-nous si rarement à poser sur notre propre physique un regard objectif? En quoi médecine et chirurgie peuvent-elles nous aider? Nous avons interrogé des experts pour tenter de cerner cette notion, source de tant de préjugés. Par Marie-France Rigataux-Longerstay
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n nez trop présent, une bouche jugée trop mince, un visage trop poupin, des formes très généreuses… Nous sommes nombreuses à traîner, tout au long de notre existence, un certain nombre de complexes qui ne reflètent aucune réalité. Miroir, mon beau miroir… on connaît la suite. Et si notre reflet était notre pire ennemi? Ce visage, ce corps tellement peu conformes à nos attentes. Alors que jamais on ne s’est autant exposé, à tort et à travers, sur des selfies plus ou moins flatteurs, la relation à notre physique ne s’est pas améliorée. L’assurance que certaines affichent sur les images diffusées via Internet est même parfois l’exact contraire de ce qu’elles ressentent. Pire, en manque de sûreté, certaines femmes se livrent à des attaques en règle contre des personnalités qui, apparemment, paraissent très sûres de leur beauté. Ce qui reste à prouver.
La souffrance derrière la demande «Quand je revois des photos datant des années 90, témoigne Marie, pimpante cinquantenaire, je me dis que j’étais assez jolie. Pourtant, aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours détesté mon nez que je trouvais trop présent et souffert de lèvres très pulpeuses. Des «détails» qui ont empoisonné ma vie.» Un chirurgien esthétique l’a convaincue que modifier cet appendice nasal, parfaitement proportionné, ne la rendrait pas davantage sûre d’elle. Elle a fini par admettre que durant son adolescence – et face à une mère dont le nez, petit et retroussé, faisait l’admiration de tous –, elle avait très mal vécu cette différence.
Plusieurs causes, même effet Fondateur du Centre de chirurgie plastique et esthétique de la Colline à Genève, Gabor Varadi, chirurgien spécialisé, a été confronté à ce genre de cas. Lui qui préfère, au terme de rajeunissement, celui d’embellissement n’hésite pas à renvoyer une patiente dont la demande lui paraît excessive ou dénuée de raison. «A celles qui franchissent la porte de mon cabinet en parlant d’emblée de lifting, je suggère de commencer par une étude approfondie de leur visage. Ce lifting dont elles croient avoir besoin ne s’impose pas nécessairement. Il suffit parfois d’une ou de plusieurs injections placées au bon endroit pour redonner du peps, une apparence plus juvénile, qui ex-
prime davantage de vitalité. Avant tout, lors d’une première consultation, je cherche à découvrir ce qui se cache derrière telle ou telle demande qui me paraît inadéquate. Qu’on pourrait, souvent, traduire par: docteur, j’ai envie de me sentir mieux. Accepter d’opérer ou d’intervenir sur le physique d’une femme mal dans sa peau c’est courir le risque qu’elle se trouve toujours aussi moche après l’intervention. Les complexes excessifs datent souvent de l’enfance ou de l’adolescence. Mais les modèles présentés dans les pages des magazines n’arrangent rien.»
Le chirurgien, un homme comme les autres S’il est évident que les standards actuels de minceur, d’effacement des rides ne militent pas en faveur de normes plus raisonnables, les remarques, même anodines, prononcées par des proches sont souvent plus perfides que ces images sans cesse exhibées sous nos yeux par des journaux qui les érigent en modèles. «Entendre parler de son nez de Cyrano quand on est jeune peut provoquer une fixation, confirme le docteur Michel Pflug, fondateur de Laclinic, Territet, et spécialiste FMH en chirurgie plastique, reconstructive et esthétique. Plus tard, si on trouve que sa mère a un visage très marqué à 70 ans, on n’a guère envie, à 40 ans, de lui ressembler.» Le regard, les standards que privilégie le chirurgien revêtent aussi une grande importance. Certains ont dans la tête des canons de beauté très définis. «On observe aujourd’hui des corrections qui ne sont pas faites dans les règles de l’art, pratiquées par des chirurgiens qui répondent à la demande, même s’ils la trouvent inadéquate. Il peut arriver qu’une patiente focalise sur la minceur de ses lèvres alors que, de toute évidence, c’est la grosseur de son nez qui est la cause d’un déséquilibre.» Va-t-il alors l’évoquer? «Je n’entrerai pas en matière lors de la première rencontre sur un problème avec lequel, visiblement, elle vit bien.» On a là l’exempletype de cette beauté subjective, très différente du regard que les autres jettent sur nous.
Des standards très variables «J’ai récemment suivi une présentation ayant pour thème la forme des lèvres, où il était question de critères de beauté et ethniques, raconte le docteur Denis Salomon, spécialiste FMH en dermatologie et directeur médical de la Clinique du Seujet à Genève. On était pratiquement dans l’eugénisme,
CHRISTIAN COIGNY
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en s’attardant sur la biométrie physique idéale.» En l’occurrence celle de Brigitte Bardot, parfait exemple de cette théorie du nombre d’or, calculé par des mathématiciens durant l’Antiquité pour exprimer la perfection d’un visage, la physionomie idéale. «Très franchement, poursuit le spécialiste, je pense qu’il n’y a rien d’idéal. Chaque individu n’est jamais parfaitement symétrique, une symétrie qui ne serait d’ailleurs pas esthétique.» A ses patientes, nombreuses à le questionner sur la chirurgie esthétique, il tient le plus souvent un discours de raison. «Je ne les encourage pas. Je leur dis de ne pas sous-estimer les risques liés à tout acte médical. D’imaginer ce qu’une transformation va leur apporter. Au fond d’elles-mêmes ces femmes qui enchaînent les inter-
ventions sont tout à fait conscientes qu’elles prennent des risques. La réponse à des demandes insistantes est de ne rien faire ou de procéder à des gestes minimalistes et d’accompagner ces patientes en mettant en valeur leurs atouts. En revanche, lorsqu’on arrive à répondre correctement à une attente légitime, on constate un mieux-être indéniable.» «Il n’existe pas de standard du beau, relève Jean-François Amadieu, sociologue, professeur à l’Université Paris 1 et auteur de Le Poids des apparences. Beauté, amour et gloire. Evoquant un récent sondage canadien, bientôt rendu public, qui minimise la dimension physique au profit de l’allure, de l’attitude, de la tenue – ces éléments qu’on définit par le charme –, il déplore que les campagnes
publicitaires, tout comme les journaux féminins, continuent à faire l’éloge d’une beauté formatée, même si certaines marques cosmétiques, comme Dove, mettent en avant des personnalités plus rondes ou choisissent comme égéries des stars ayant dépassé la soixantaine. Mais des stars qui, Photoshop aidant, semblent ne pas vieillir et ne jamais prendre le moindre kilo.
Vers un avenir plus serein? On pourrait imaginer qu’en prenant de la maturité, une femme soit plus en paix avec elle-même. Pour le sociologue, rien n’est moins sûr. «Avec l’évolution d’une vie sociale exigeante, la femme senior aspire à retarder le vieillissement. Même si comme le sondage le révèle, à la soixan-
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subjective «Je ne parle pas ici de beauté ni de laideur, je parle de cette chose si vague et si importante que l’on nomme physionomie.» Amélie Nothomb, «Pétronille»
> Du manque de confiance au passage à l’acte
Ci-dessus: photo de Christian Coigny tirée de l’ouvrage que Christophe Gallaz a dédié au grand photographe, intitulé «Christian Coigny». Une monographie parue en novembre 2014 aux Editions Ides et Calendes.
taine, on se perçoit avec dix ans de moins, la pression de la jeunesse est telle que la médecine ou la chirurgie esthétiques contribuent à rassurer même si la retraite s’annonce.» Pas très optimiste non plus, Gabor Varadi souligne le caractère influençable de l’individu dans une société hyperformative dont les outils de communication sont toujours plus importants. «La demande, à 90% féminine, va croissant, confirme Denis Salomon. Demander à la presse d’évoluer me semble sans espoir. Pour moi la seule porte de sortie est éducative. L’entourage peut contribuer à faire garder raison. Il m’arrive de dire à une patiente: retrouvez une photo de vous prise il y a quinze ans. Vous n’étiez pas en accord complet avec votre visage, votre
apparence. Et demandez-vous si les gestes que vous envisagez vont vraiment vous apporter un soulagement. Regardez autour de vous, comparez-vous avec des femmes du même âge.» Et en 2014, sachant combien de jeunes parents sont en admiration devant leur progéniture, les exposant au regard tant ils les trouvent beaux, les enfants vont-ils grandir plus confiants? Michel Pfulg l’espère. «Je pense, en effet, qu’il est bon de stimuler, de mettre en avant ses enfants. Ce que nos parents faisaient rarement. Je suis pour une façon positive de les faire avancer. Mais ils auront aussi besoin d’être recadrés.»
Retrouver l’estime de soi C’est ce à quoi s’emploie Patrick Rouget, psychologue spécialisé
Ethnologue, sociologue, Elisabeth Azoulay, connue du grand public grâce à son ouvrage encyclopédique consacré à 100 000 ans de beauté qu’elle a codirigé, en 2009, maîtrise parfaitement ce sujet. D’autant plus qu’elle vient de mener un travail sur la beauté humaine dans le monde. Son regard sur le recours à la médecine n’est pas très rassurant. «Il faut s’attendre, dans les années qui viennent, à ce qu’un petit pourcentage de gens adoptent un comportement déréglé. Les techniques sont de plus en plus nombreuses, les professionnels ont besoin de les vendre. Il y a le relais de la presse, l’influence de personnes qui sont passées à l’acte. On assiste à la promotion du fake: prothèses mammaires, faux cils, lentilles colorées, maquillage permanent… Ajouté à cela sa propre boussole intérieure qui influence le passage à l’acte. Un chirurgien me confiait récemment que ce qui concerne le nez est souvent lié au rapport au père avec l’idée qu’on ne veut pas lui ressembler. Même quand elles entretiennent avec leur mère d’excellentes relations, nombreuses sont les filles qui ne désirent pas vieillir comme elle. Quand on ressemble à ses parents, il est évident que le vieillissement parental fait office de simulation de ce qu’on sera plus tard. On n’est pas tant dans le rejet de ses
parents que dans la peur de son propre vieillissement. Cette angoisse, la sociologue l’explique aussi par l’allongement de la durée de vie, et par une volonté de ne renoncer à rien. «L’âge de la retraite recule. Les couples se font et se défont aisément. Une histoire qui débute tardivement crée l’envie de rester séduisante. Les hommes n’échappent pas au phénomène. Il suffit de voir le nouveau succès de la coloration capillaire. Ce que l’enquête révèle aussi, c’est qu’une femme qui ne s’aime pas ne veut pas, pour autant, ressembler à un people. Elle ne vient plus avec une image modèle, mais avec une illustrationrepoussoir. Je ne veux, surtout pas, lui ressembler.» Interrogée sur l’éventuelle internationalisation des canons de beauté elle est catégorique: même si les Asiatiques ont longtemps été tentées par des critères européens, elles ont leurs propres idéaux. Ainsi de leur nez qu’elles trouvent trop petit et sans relief. Ou la quête d’un teint pur, de lèvres charnues. Alors qu’en Chine, où le fait de se maquiller fut longtemps puni par la loi, l’identification à un monde occidental est de moins en moins vraie. Consciente de sa puissance, la Chine, qui évoque sa renaissance, va de plus en plus imaginer ses propres modèles. M.-F. R.-L.
en psychothérapie, dont la thérapie cognitive et comportementale. A l’issue de vingt-cinq ans passés aux Hôpitaux universitaires de Genève, il a rejoint l’équipe du CCNP (Centre de consultations Nutrition et Psychothérapie), qui accueille principalement des patientes souffrant de troubles alimentaires. Mais pas seulement. Aux côtés d’un grand nombre de femmes déçues par les effets de divers régimes style Dukan, il en rencontre d’autres qui évoquent un mal-être dont elles ne saisissent pas les raisons. «En creusant, on découvre un gros complexe. Ce peut être une poitrine trop forte, ou insuffisamment développée. Ou un ventre abîmé. Si nous décelons une véritable souffrance en cours de thérapie, il peut arriver que nous
les orientions vers un chirurgien. Mais cela ne règle pas nécessairement le problème. Et surtout, quoi que les chirurgiens prétendent, l’inverse ne se produit pas. Aucune de ces femmes ne nous a été envoyée par un chirurgien esthétique estimant qu’il ne pouvait pas répondre à une demande infondée.» S’il se réjouit des tentatives d’information que les magazines ont commencé à entreprendre mettant en garde contre des interventions excessives, il prône une approche cognitivo-comportementale qui va davantage soigner les causes du maintien du trouble plutôt que sa source. Des sources diverses dont certaines causées par ces petites phrases assassines ou maladroites prononcées par la famille proche ou les amis…
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Womanity, Thierry Mugler.
La petite Robe noire Eau Fraîche, Guerlain.
L’Orpheline, Serge Lutens
PHOTOS: DR
Chocolat, Il Profumo.
Féminin Pluriel, Maison Francis Kurkdjian.
SENTEURS ÉVOCATRICES
Desnomsprédestinés Qu’ils se nomment La Vie est Belle, La petite Robe noire, L’Air du Temps ou Féminin Pluriel, tous les parfums ont une histoire que leur «titre» résume avec plus ou moins d’acuité. Qui choisit ce nom? En quoi influence-t-il l’achat? Est-il capable de créer une légende? Par Marie-France Rigataux-Longerstay
«J’
avoue que son nom, Aqua Universalis m’a intriguée. Présenter une eau comme si elle s’adressait à toutes les femmes, c’était troublant. Comment un parfum parviendrait-il à rassembler à ce point?» Pour Carole, quadra addict aux fragrances, l’eau de Cologne de la Maison Francis Kurkdjian – une eau de Cologne multiusage, presque une odeur universelle selon son créateur – était, une fois encore, un sujet de désir et d’interrogation. Rien de surprenant quand on sait que certaines femmes ont acheté une première fois La Vie est Belle dans l’espoir qu’il leur rendrait la vie plus douce. Très discrètes sur un sujet qu’elles semblent apparenter à des secrets de fabrication, certaines maisons n’ont pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Dommage. On aurait bien aimé pourtant savoir qui, d’un publicitaire ou d’un créateur inspiré, avait choisi de faire rimer «Dior» et «adore» ou de rendre hommage à cette fameuse «petite Robe noire» que toute femme doit avoir dans sa garde-robe. Serge Lutens, maître incontesté de la haute parfumerie, autant par le trouble que déclenchent ses senteurs que par leurs noms qui sont autant de références intellectuelles, est heureusement moins avare en confidences. «Je pense que le nom est majeur: il nous signale, nous détermine, nous intrigue.
Le nom, et j’en sais quelque chose, est primordial.» Silvana Casoli, créatrice de la marque Il Profumo, n’est pas loin de partager son avis. «Un nom agréable facilite l’approche olfactive. Ainsi Chocolat (son premier parfum, ndlr) évoque le désir, le plaisir, le goût du chocolat. Je l’ai créé comme une émotion forte, pour exprimer la joie.» Quinze ans plus tard, il reste l’un des best-sellers de la marque.
Des noms et des époques Si, le plus souvent, c’est au département marketing des grandes marques qu’échoit la responsabilité de coller un nom sur la création, c’est beaucoup moins le cas pour les marques dites «de niche» qui abandonnent aux «auteurs» du parfum le soin de le nommer. C’est même le déclencheur pour certains. «Avant même de créer l’odeur, le nom existe, confie Francis Kurkdjian, créateur de sa marque et parfumeur pour d’autres maisons. Plus qu’un déclencheur, je dirais qu’il agit comme un point d’orgue avant d’entamer la création physique du parfum. Trouver le nom revient pour moi à avoir la sensation de l’odeur. Je peux alors commencer la composition. En tout cas, je suis incapable d’écrire une formule si je n’ai pas le nom en tête. En trouvant le nom, je plante le décor.» Et de citer pour exemple sa dernière création, Féminin Pluriel. «Nous sommes aujourd’hui, hommes et femmes, des êtres multiples. Autant par notre attitude que par
notre façon de vivre, de nous habiller. J’étais en quête d’un grand parfum pareil à une silhouette vestimentaire. Intemporel et pour tous les moments. Ce nom m’a semblé évident.» Lorsqu’il a abordé le monde de la parfumerie au début des années 70, Serge Lutens souligne que les noms – il cite notamment Anaïs Anaïs de Cacharel et Charlie de Revlon – mettaient en lumière des évocations de femmes et, à travers elles, des comportements socioculturels, plutôt que d’exprimer une existence propre et individuelle dans laquelle on pouvait se reconnaître. «Il était important pour moi de retrouver l’identité du parfum. D’où Féminité du Bois, Tubéreuse Criminelle, Cuir Mauresque ou Arabie.» Constatant, pourtant, après quelques années que toutes les autres marques se calquaient sur ces exemples, le parfumeur décide à nouveau d’en changer la terminologie. «Il était temps de bifurquer en inventant davantage. Opter pour une histoire où chacun(e) pourrait se retrouver, même si cela part d’une histoire très personnelle.» Ainsi naissent De Profundis, La Fille de Berlin, La Vierge de Fer, L’Orpheline.
Bataille autour d’un nom Facile de choisir un nom? Evidemment non, tant d’entre eux étant déjà déposés par les maisons de parfum pour éviter que d’autres ne s’en emparent. Pas tous néanmoins. «J’ai été surpris qu’Arabie n’ait jamais été enregistré», relève Serge Lutens, tant ce
Aqua Universalis, Maison Francis Kurkdjian.
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La Vie est Belle L’Absolu de Parfum, Lancôme.
Féminité du Bois, Serge Lutens.
nom lui semble légitime. «A partir du moment où il s’agit d’un mot descriptif de la parfumerie – Francis Kurkdjian cite ambre, rose, chypre, etc. –, le nom n’est jamais protégé. Il faut lui ajouter un qualificatif ou un autre nom pour qu’il le devienne. En revanche, une trop grande proximité peut faire l’objet d’un règlement judiciaire. «Quand, dans les années 80, Givenchy a voulu nommer l’un de ses parfums Kirius, Yves Saint Laurent l’a trouvé trop proche de Kouros. J’ai moi-même un différend avec Grès pour un parfum nommé Lumière Noire, le nom, déposé, d’un de mes parfums. Nos juristes ont dû intervenir.» Il peut arriver aussi qu’un nom soit déjà déposé mais non exploité. Il faut alors demander un droit de cohabitation à celui qui l’a déposé. Les deux maisons signent alors un acte de coexistence. Un gentleman agreement qui évite un recours en justice. Mais au fait c’est quoi un nom «juste»? Pour Serge Lutens, le poète, «chaque nom est une façon de me mettre au jour, en somme un accouchement. C’est un vécu que je dois remettre au monde et qui transpose la fragilité, le doute, la peur, la colère, la folie amoureuse. Un nom, c’est la déclaration de tout cela.» Pour moi, relève Silvana Casoli, les noms, tous en italien, sont venus
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spontanément de mes pensées, créés en l’honneur de l’atmosphère odorante de l’Italie: Aria di Mare, Pioggia Salata et d’autres éléments de la nature. Ils peuvent aussi évoquer des lieux, des plantes, des fleurs du monde entier.»
Dans l’air du temps Directeur de la marque Lancôme en Suisse, Vincent Mottier évoque la cohérence. Un parti pris qui installe la fragrance dans son époque. «La Vie est Belle, c’est une déclaration qu’on a envie de tracer sur son miroir. Après les années 80 et la génération des femmes en rébellion, du minimalisme et de l’unisexe des nineties, du matérialisme du début des années 2000, cette génération revient vers l’harmonie. Less but better. Avoir moins, mais mieux. Etre en accord avec soimême. Dans un monde fait de diktats et de conventions, n’y at-il pas une autre voie? La Vie est Belle c’est 50% d’ingrédients naturels, extraits d’iris, de fleur d’oranger, de l’hyper-qualitatif dans un flacon ultra-simple. Une qualité qui est un nouveau luxe et un jus de bonheur auquel le nom participe.» Un nom peut-il ruiner un parfum? Francis Kurkdjian le pense. «Un nom glamour, facile à prononcer dans toutes les langues sera toujours préférable à un autre susceptible
de provoquer l’hilarité ou trop surprenant.» Directrice Marketing & Développement International des parfums Thierry Mugler, Alexandra Brichet Wolf estime que le nom est le premier contact que la marque tisse avec une éventuelle acheteuse. «Thierry Mugler voulait que chaque création commence par un A. Angel, Angel Men, Alien… Pour Womanity, il y avait cette volonté de communauté féminine, d’où l’association de woman et de community.» Et surtout il y a l’audace. Appeler une eau de parfum Alien, il fallait oser! «C’est l’une des volontés de la maison de jeter son dévolu sur des noms un peu mystérieux, qui peuvent sembler étranges. En rupture, pas convenus. Comme un petit grincement, tant au niveau du flacon qu’au niveau de son contenu. Surtout pas de systématisme qui ferait trop recette. Il s’agit toujours d’un exercice d’équilibre auquel le parfum participe. Le nom doit toujours être mémorisable.» Trouver un nom, on le voit, n’est jamais anodin. Tous nos interlocuteurs le reconnaissent: raccourci évocateur d’un message ou d’une véritable histoire, il résume le plus justement possible le contenu du flacon. Quant à dire qu’il booste les ventes, personne n’a voulu l’affirmer.
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PHOTOS: DR
Brightening Brick. Poudre multi-action pour le teint, Bobbi Brown.
Kingdom of Colors. Palette teint, yeux et lèvres, Dior. Ombres de jour Couture Palette Collector, Yves Saint Laurent.
Blush Jardin de Chanel, collection Rêverie Parisienne, Chanel.
Fards à paupières Les 4 Ombres Tissé Fantaisie de la collection Rêverie Parisienne, Chanel.
Fards à paupières Garden Escape Palette, Clarins.
Météorites Compact poudre révélatrice de lumière, Guerlain.
Fards à paupières Pure Color Instant Intense, Estée Lauder.
SYLVIE ROCHE
Quatuor d’ombres à paupières et blush Nutcraker Suite, Clinique.
Palette NARSissist Dual-Intensity Eyeshadow, NARS.
Backstage du défilé printemps-été 2015, Atelier Versace.
BOÎTES À MALICE
Palettesd’expression D’ abord ils sont si jolis à regarder ces dégradés de couleurs alignés comme des godets dans une boîte à aquarelle… Pour un peu on en ferait des paysages sur une page blanche. Mais sur nos paupières pourquoi décliner autant de nuances de mauve, de bleu ou de rose que nous présentent ces boîtes monomaniaques, comme la palette Toledo de M.A.C? Sur nos yeux, les arcs-enciel et les smokys n’ont plus de limite. Fondus ou architecturés, les aplats de couleur sculptent des re-
Teint de rose, gloss tendre, camaïeu d’ombres, les coquets boîtiers enjolivent pommettes, lèvres ou prunelles, et parfois tout en même temps. Sélection de Géraldine Schönenberg gards auréolés de lumière ou plombés comme des ciels en furie. Sur nos pommettes, un coup de pinceau sur des pigments nacrés allant du blanc au rose soutenu permet d’illuminer, de colorer et de réchauffer le teint en même temps comme le promet la poudre multi-action de Bobbi Brown.
Même Guerlain a compressé ses fameuses perles Météorites, qui deviennent poudre compacte… Quant aux boîtiers plus traditionnels qui ne comportent qu’un ou deux tons de blush, leurs motifs en relief dissuadent d’y mettre le doigt, tel le blush
Jardin de Chanel de la collection Rêverie Parisienne. Une composition de camélias bicolore en fait un objet précieux, comme une miniature du XVIIIe siècle. Ou encore Phyto 4 Ombres de Sisley dont la poudre gravée évoque une sorte de drapé de soie. Et puis il y a leur capot, plein de fantaisie.
Telle My French Palette de Lancôme ornée du dessin délicat d’une scène parisienne. Et l’on découvre surtout les boîtiers magiques tout-en-un destinés au visage entier. Des produits multi-usages plébiscités par les Françaises en 2014 selon le site FashionMag, qui indique une hausse des ventes de 128,4%. Telle la Kingdom of Colors de Dior, damier en arlequin qui compose un maquillage sur mesure: du liner au gloss en passant par le teint, de la poudre matifiante à la touche «glowy» qui illumine les reliefs du visage. Un studio professionnel en format de poche...
Violetwink Eyeshadow palette Toledo, M.A.C.
Ombres à paupières Quatuor Dream, Phyto 4 Ombres, Sisley.
Fards à paupières dont trois mates, trois irisées et trois jardins secrets, My French Palette, Lancôme.
Ombres à paupières Pure Color Envy, Estée Lauder.
Fard à joues Eclat Jeunesse, collection Terrybly Densiliss®, By Terry.
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INTERVIEW SECRÈTE
Alberto Morillas,
qu’avez-vousfaitdevosrêvesd’enfant? C’est comme un cadeau qui a une odeur d’eau et de mer.
Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été, et de ses rêves. Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire.
Et si cette enfance avait un parfum, ce serait? Celui du jasmin, de la fleur d’oranger, de l’eau du puits. C’était une grande richesse quand j’étais petit en Espagne que d’avoir un puits. Avec l’eau, on peut tout faire: boire, se nourrir, se laver. On est riche d’imaginaire quand on a de l’eau. Mon enfance a eu aussi le parfum de l’eau de Cologne, l’odeur des processions, des soirées de cinéma en plein air où des femmes pulvérisaient de la citronnelle, censée purifier l’atmosphère des miasmes de la foule.
A
lberto Morillas se niche dans le cou des femmes sans même qu’elles le sachent, voyageur clandestin. Dans le cou des hommes aussi. CK One de Calvin Klein, Pleasures d’Estée Lauder, Miracle de Lancôme, Acqua di Giò de Giorgio Armani, Omnia de Bulgari: il a créé tant de parfums qu’il serait fastidieux d’en faire la liste. On a tous certainement porté au moins une fois sa signature comme une aura. Le parfumeur est né à Séville, ville sèche, où l’eau est rare et donc précieuse. Il est arrivé à Genève, ville d’eau, lorsqu’il était âgé d’une dizaine d’années. Il n’est guère étonnant que l’élément aquatique soit un thème récurrent dans ses compositions. L’Eau d’Issey, cette fragrance fraîche et épurée apparue en 1992 est un joli terrain de jeu pour Alberto Morillas. En avril prochain sortiront ses Eaux d’Eté d’Issey Miyake. Mais avant cela, il a récemment signé l’Eau d’Issey City Blossom, fleur de bitume fugace et printanière. Et Oceanic Expédition, une version en édition limitée de la fameuse Eau d’Issey pour Homme, dont la formule originale fut écrite par le parfumeur Jacques Cavallier en 1994. «J’ai pensé à une fraîcheur qui viendrait de la lumière elle-même. Une fraîcheur revigorante qui fait vibrer l’air pur, une gifle de vent signifiée par la force effervescente du pamplemousse, du petit grain et de la bergamote et ce côté métallique du zeste (l’ozone de l’air). Il y a la Cascalone® pour le côté fraîcheur marine, enrichie de néroli et de gingembre fusant. Pour l’effet cotonneux de la brume sur l’océan, des nuages immenses, un shoot de muscs blancs. La simplicité de la construction crée la fluidité… Le mouvement du bateau peut-être. On y est!» dixit Alberto Morillas dans le dossier. Mais ce sont d’autres rivages que l’on souhaite aborder avec lui: ceux du merveilleux pays de l’enfance. Le Temps: Qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant? Alberto Morillas: Je les ai réalisés! Quel était votre plus grand rêve? Enfant en Espagne, je vivais dans un jardin clos, un patio, et mon rêve c’était d’être proche de la nature, de cette sensation. C’était mystérieux d’être derrière cette grille, on ne pouvait pas sortir seul, c’était interdit. Mon rêve, c’était de sortir, de découvrir l’extérieur. J’étais déjà dans un imaginaire, une préparation à mon métier de parfumeur. Mais à l’époque, je ne connaissais pas la parfumerie, ni le métier de parfumeur
Pendant les grandes vacances, vous alliez voir la mer? Malheureusement pas assez à mon goût. Nous partions à Cadix voir l’océan agité. C’était festif on montait des tentes avec des draps, on tendait des câbles. On partait très tôt de Séville et on rentrait tard tout brûlés par le soleil. On préparait des tortillas, des salades… De nouveau les odeurs!
ROBERTO BATTISTINI
Finalement, il a été exaucé? Oui, j’ai beaucoup de chance. C’était quelque chose d’inespéré qui n’était pas envisageable, ma famille n’avait rien à voir avec ce métier. Elle était aimante, unie, j’étais enfant unique et je rêvais beaucoup. Quelles traces en reste-t-il dans votre vie? Le plus important pour un créateur, c’est son vécu. Je cherche toujours inconsciemment ce rêve, cette joie de vivre de mon enfance. J’ai baigné dans l’olfaction sans que ma famille ait un quelconque lien avec la parfumerie. Les senteurs du jardin, l’odeur de l’eau et puis la Cologne que portait mon père. C’était un dandy. Ses chaussures étaient faites sur mesure. Il était capable de reconnaître un vrai marron, un vrai bleu, et d’expliquer avec force détails pourquoi deux couleurs ne se marient pas. Parmi tous vos souhaits, vos rêves d’adulte, quel est celui qu’il vous tenait le plus à cœur de vivre? Le métier que je fais. Je suis un créateur qui aime ce qu’il fait, qui ne crée pas dans la douleur. Qu’avez-vous ressenti lorsque c’est devenu une réalité? Une profonde satisfaction. Depuis mes débuts, à l’âge de 20 ans, chez Firmenich, j’ai aimé chaque matin recevoir en arrivant ces flots d’odeurs. Je le ressens encore maintenant, ça m’inspire! Même si les odeurs ne sont pas forcément de bonnes odeurs. J’ai la chance d’être libre, d’être dans une société qui me le permet. Quand on a le bonheur d’avoir la liberté de création, on est l’homme le plus heureux du monde. J’aime cette sécurité, arriver au travail chaque matin et y trouver mon équilibre. Et comme disait Picasso: «Il faut penser comme un artiste et vivre comme un bourgeois!» Mais la rigueur est indispensable. Enfant, quel métier vouliez-vous faire une fois devenu grand?
Juste avant d’entrer chez Firmenich j’ai fait les Beaux-Arts, du graphisme, j’ai travaillé dans la pub, je cherchais à faire un métier artistique. Mais j’ai intégré Firmenich jeune, et j’ai rapidement su que je voulais être parfumeur.
d’être reconnu dans mon métier. Ma vie avant la parfumerie n’existait pas beaucoup. Je voulais être acteur ou quelque chose d’artistique. A cette époque, je n’étais pas très heureux, je pensais sans cesse à l’Espagne.
Quel était votre jouet préféré? Actuellement, le téléphone (rire) mais quand j’étais petit, c’étaient les billes. C’était un peu magique, on pouvait voir à travers.
De quel super-pouvoir vouliez-vous être doté? J’ai un pouvoir de séduction, j’en suis sûr, un pouvoir de passion: c’est le pouvoir de la création.
Les avez-vous gardées? Non, mais mes deux fils y ont joué. Et j’ai gardé un souvenir précieux de ces sacs de billes.
Rêviez-vous en couleur ou en noir et blanc? Je suis un petit dormeur, je n’aime pas dormir en fait: j’ai trop l’impression de perdre mon temps. J’ai souvent rêvé que je volais ou que je tombais, mais j’ai plus un souvenir de sensations que de couleurs. Cela dit, il me semble que c’était en noir et blanc. D’ailleurs il faut se méfier quand on rêve en couleur, c’est mauvais pour la qualité du sommeil!
A quel jeu jouiez-vous à la récréation? J’ai été élevé chez les nonnes, alors les récréations étaient plutôt silencieuses. On jouait «aux 4 coins». Plus tard, quand nous avons déménagé en Suisse, on jouait à s’échanger des cartes. Je n’étais pas un grand joueur dans la cour d’école. Grimpiez-vous dans les arbres? Oui, j’ai un souvenir très précis d’avoir grimpé sur un grand cèdre du Liban quand j’étais encore en Espagne. La sensation de puissance que l’on a! Avec cet arbre aux premières branches comme un escalier, on monte, on monte! C’est grisant. Le problème ensuite, c’est de redescendre. A ce moment-là, c’est la panique. Mais on y arrive quand même. Je n’ai pas le vertige et j’adore l’accrobranche. Quelle était la couleur de votre premier vélo? Mon vélo était rouge et bleu. Je ne l’ai jamais oublié à cause des cicatrices aux genoux et aux coudes que je lui dois. Je suis vite passé au vélo à moteur. Je n’aime pas beaucoup faire d’efforts… Quel super-héros rêviez-vous de devenir? Je n’ai jamais eu de héros, je ne suis pas fétichiste. Je n’ai pas l’esprit «fan». Mon ambition, c’est
Quel était votre livre préféré? Tout petit, Pinocchio. J’aimais le bois, la baleine, cela m’évoquait des odeurs. Et puis le mensonge et le rêve, encore le rêve. Et puis aussi le nez qui s’allonge (rire)! Après, à l’adolescence, j’ai adoré Balzac, Le Père Goriot. Il y a làdedans toute la méchanceté du monde, le contre-pied à toutes les valeurs que l’on m’a inculquées. Balzac, c’est un roman-photo! L’avez-vous relu depuis? Pinocchio, oui, parce que je l’ai lu à mes enfants. Je leur ai lu La Chèvre de Monsieur Seguin aussi… C’est très olfactif! Quel goût avait votre enfance? Sucré. J’étais gourmand de gâteaux, de chocolat. De tout ce qui était interdit. Il faut dire que dans les années 50, en Espagne, il n’y en avait pas beaucoup. C’était rare. Et aussi le goût de la pastèque. Le bruit quand on la coupait. Son côté secret: elle sera bonne ou pas? La joie de la couper.
Savez-vous faire des avions en papier? Je suis très doué pour faire des avions en papier. Et même des diaboliques, avec une épingle au bout! J’aimais aussi faire des bateaux en papier. Je les mettais sur l’eau pour voir comment ils traversaient les obstacles. Aviez-vous peur du noir? Je n’ai jamais eu peur du noir. En Espagne, la sieste est un moment très important où l’on baigne dans une semi-obscurité pleine d’ombres. J’adorais me faire mon cinéma à l’heure de la sieste. Je ne dormais absolument pas. Vous souvenez-vous du prénom de votre premier amour? Oui, Isabelle, et elle portait Calèche. J’ai la saveur de cette odeur. Ensuite cela a été ma femme. Elle portait Ma Griffe de Carven, qui m’intriguait. Elle a aussi porté L’Air du Temps, j’aimais moins. Sentir Femme de Rochas, le parfum de ma mère, me met les larmes aux yeux. Ça sentait le luxe, la pêche, le fruit. Enivrant. Et vous souvenez-vous de l’enfant que vous avez été? Oui, tous les jours. J’étais un enfant un peu triste et surtout impatient. Fils unique, j’étais la terreur de mes cousines, car j’enfonçais les yeux de leurs poupées. Ces billes rondes qui se ferment et s’ouvrent me fascinaient. Est-ce que cet enfant vous accompagne encore? Oui, le rêveur. Car il faut rêver, espérer, croire. Avoir un esprit d’enfant pour ne pas devenir aigri, amer, jaloux. Quand on a le sentiment d’avoir tout accompli, est-ce que l’on a encore des rêves? Oui, on a le rêve de trouver de nouveaux accords, de réussir de nouveaux parfums. Si on ne rêve pas, la vie n’a pas de sens. Si on ne rêve plus, on est mort. Je rêve tous les jours et en me couchant je pense aux belles et bonnes choses. A l’amitié par exemple. Je suis très fidèle en amitié. Je n’aime pas papillonner.
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