BUONOMO & COMETTI
Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Samedi 29 octobre 2016
HOMMES L’ENTRE-DEUX-MONDES
Hommes
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Le Temps l Samedi 29 octobre 2016
SOMMAIRE
ÉDITO
Benjamin Millepied, la liberté d’être 4 Rencontre avec le chorégraphe à la suite de la première MORGAN LUGO
Hommes qui courent avec les loups 4 Benjamin Millepied
Comment se convaincre que les hommes qui dansent l’amour et le bonheur de vivre, comme Benjamin Millepied, ceux qui courent avec les loups, comme Vincent Munier, ceux qui croient dans la voie du kung-fu pour redresser les âmes, les corps et le sentiment d’appartenance comme l’acteur Jacky Heung, ceux qui n’ont pas peur de partager une émotion quasi mystique vécue lors d’une rencontre avec un requinbaleine, comme Marc A. Hayek, que ces hommes, disais-je, ont plus de réalité, plus de substance, plus de vérité et disent mieux notre
En écrivant cet édito, j’ai encore en tête le discours de Michelle Obama, qui m’a bouleversée. Face aux paroles profondément choquantes de Donald Trump se vantant d’avoir harcelé sexuellement des femmes, tendant ainsi à dédouaner tous ceux qui le font, elle a dit cela: «Nous faisons ce que nous, les femmes, avons toujours fait: nous essayons […] de prétendre que cela ne nous affecte pas vraiment, peut-être parce que nous pensons qu’admettre combien cela fait mal nous fait passer, en tant que femmes, pour des personnes faibles. Peut-être que nous avons peur d’être à ce point vulnérables. Peut-être que nous nous sommes habituées à ravaler ces émotions et rester calmes, parce que nous avons souvent vu que les gens nous prennent moins au sérieux qu’un homme. Peut-être parce que nous ne pouvons pas croire qu’il y a encore des gens qui ont une si basse opinion de nous en tant que femmes.»
brodé 8 LaL’homme broderie se décline au masculin pluriel pour cette nouvelle saison: on en a vu partout sur les podiums lors de la présentation des collections automne-hiver 2016-2017.
DR
Par Antonio Nieto
6 Quarante ans de punk
Les multiples visages de Milan Vukmirovic 10 Sur tous les fronts, le directeur artistique de Ports 1961 est un hyperactif de la mode, un visionnaire. Il apporte sans cesse dans ce secteur sa touche personnelle sous différentes formes et fonctions. Par Antonio Nieto, Milan
14 Portfolio: Le jeune homme à la perle Conception: Isabelle Cerboneschi. Photographies, réalisation et stylisme Buonomo & Cometti
Heung, la voix du kung-fu 20 Jacky Ce fils de producteurs hongkongais a étudié le kung-fu
de façon intensive et a choisi d’embrasser la carrière d’acteur contre l’avis de ses parents. A force de ténacité, il tient enfin son premier rôle, dans «League of Gods», aux côtés de Jet Li et Fan Bingbing. Rencontre cannoise. Par Isabelle Cerboneschi
8 L’homme brodé
Marc A. Hayek, l’appel du grand bleu 22 Mark A. Hayek est président et CEO des maisons Blancpain,
Breguet et Jacquet Droz. Mais lorsque cette quête du temps précieux lui laisse le loisir de s’extraire, il prend le large et plonge dans les profondeurs des mers et des océans, glissant dans l’«entre-deux-mondes». Par Isabelle Cerboneschi
MARK STRICKLAND
Comment rédiger sereinement l’édito d’un numéro spécial dédié aux hommes dans le contexte des élections américaines? Comment faire valoir que le choix que nous avons fait, de montrer des hommes assumant toutes leurs contradictions, des personnalités qui ont embrassé leurs parts les plus sensibles, qui n’ont pas peur d’esquisser quelques pas vers la délicatesse, que ce choix correspond à la figure masculine qui a émergé ces dernières années, et qui s’oppose au «modèle» que l’on voit s’agiter dans les débats télévisés.
’76 année anarchique 6 Happy birthday punk rock! Cette année, de New York Par Elisabeth Clauss et Sophie Grecuccio
Sur la vague du surf 24 L’imagerie du surf est partout, dans les magazines, sur les
réseaux sociaux et chez les marques de mode. Sa pratique semble s’emballer aussi, comme le tourisme qu’elle entraîne. Les deux se nourrissent mutuellement et sont engendrées par l’air du temps.
22 Mark A. Hayek
Par Isabelle Campone, Los Angeles
désirs 26 Flagrants Pièce après pièce, l’homme laisse tomber son armure pour s’envelopper dans la délicatesse des fleurs. Par Séverine Saas VINCENT MUNIER
Par Isabelle Cerboneschi
Comment se convaincre que ces hommes, qui ont de multiples dimensions, sont ceux qui bâtissent notre présent et notre futur, que ce soient des CEO qui rêvaient de voler, des cuisiniers en quête de leur madeleine de Proust, un souvenir d’enfant si prégnant qu’il va définir toute une carrière, comme celle de Jean-François Piège, des hommes qui osent porter des vêtements brodés se souvenant qu’autrefois, c’était une de leurs prérogatives et que le règne animal n’a jamais lésiné, lui, sur la préciosité des atours des mâles.
Par Isabelle Cerboneschi
à Londres, une série d’événements ont rendu hommage à ce mouvement créatif-subversif qui fête ses 40 ans. Plongée dans un monde de cuir, d’épingles à nourrice et de rébellion.
DR
FRÉDÉRIC LUCA LANDI
époque qu’un homme accusé d’être un prédateur sexuel qui briguerait la présidence de l’une des plus grandes puissances mondiales.
de «On the Other Side», troisième volet d’une trilogie commanditée par Van Cleef & Arpels. Un pas de deux entre un chorégraphe et un joaillier et un hommage à Balanchine.
28 Vincent Munier, rêveur de rencontres glacées
Des loups blancs du Grand Nord aux écureuils des Vosges, ce photographe rend grâce à la beauté auréolée de blanc du règne animal. Rencontre.
28 Le grand blanc
Par Emilie Veillon
30 Jean-François Piège, qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant?
Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été, et de ses rêves. Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire.
Je repense alors à tous les hommes présents dans ce numéro et je les remercie d’être.
Portfolio «Le jeune homme à la perle» Concept Isabelle Cerboneschi Photographies, réalisation et stylisme Buonomo & Cometti Mannequin Erik Van Gils @ Elvis Model/Netherlands Blouson, écharpe et pantalon en laine Louis Vuitton.
Par Isabelle Cerboneschi
Editeur Le Temps SA Pont Bessières 3 CP 6714 CH – 1002 Lausanne Tél. +41 21 331 78 00 Fax +41 21 331 70 01
Rédacteurs Isabelle Campone Elisabeth Clauss Sophie Grecuccio Antonio Nieto Séverine Saas Emilie Veillon
Président du conseil d’administration Stéphane Garelli
Secrétariat de rédaction Sophie Grecuccio
Direction Ringier Axel Springer Suisse SA Directeur Suisse romande Daniel Pillard Rédacteur en chef Stéphane Benoit-Godet Rédactrice en chef déléguée aux hors-séries Isabelle Cerboneschi
Photographies Buonomo & Cometti Réalisation, graphisme Mélody Auberson Christine Immelé Responsable production Marc Borboën Responsable photolitho Denis Jacquérioz Correction Samira Payot
Conception maquette Bontron & Co SA Internet www.letemps.ch Gaël Hurlimann Courrier Le Temps SA Pont Bessières 3 CP 6714 CH – 1002 Lausanne Tél. +41 21 331 78 00 Fax +41 21 331 70 01 Publicité Admeira Publicité Le Temps Pont Bessières 3 CH – 1002 Lausanne Tél. +41 21 331 70 00 Fax +41 21 331 70 01 Directrice: Marianna di Rocco
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DANSE
BENJAMIN MILLEPIED, LA LIBERTÉ D’ÊTRE D ans le hall du théâtre Saddler’s Wells, à Londres, en ce vendredi 24 juin, personne n’a véritablement prêté attention à cette jeune femme qui portait un short en jean sur des collants noirs, des Derby, un pull sur un t-shirt qui dépassait, et une petite queue-de-cheval qui lui donnait l’allure d’une ado. Peut-être que le choc du Brexit y était pour quelque chose. Profitant de cet état de flou, la nonreconnaissable Natalie Portman se promenait sans maquillage parmi les hôtes: elle était là pour soutenir son compagnon Benjamin Millepied et lui laisser toute la lumière. Ils se sont pris la main et se sont éclipsés juste avant que ne commence le ballet On the Other Side, chorégraphié par Benjamin Millepied avec la compagnie qu’il a fondée, le L.A. Dance Project sur une musique originale de Philip Glass et présenté en première mondiale. Un ballet inspiré du symbolisme de l’émeraude, pierre précieuse si vivante dans laquelle semblent avoir poussé des jardins merveilleux. Quand on est chorégraphe, il est précieux de croiser la route d’un joaillier comme Van Cleef & Arpels, qui vous donne carte blanche pour créer une trilogie de ballets – Reflexions, Hearts & Arrows, On the Other Side – réunis sous le nom de Gems et inspirés librement des diamants, des rubis et des émeraudes. Les mécènes aujourd’hui ne sont plus rois, princes, papes, ou riches marchands, mais certaines sociétés pour qui le mot «art» fait partie de la culture d’entreprise. «Nous nous inscrivons dans une tradition très Renaissance de commanditaire ou de mécénat au sens strict, c’est-à-dire qu’on essaie de donner à Benjamin et à sa compagnie les moyens de cette création, souligne Nicolas Bos, CEO de Van Cleef & Arpels. Mais sans aucune obligation de résultat, sans aucune contrainte de création. Cela relève plutôt d’une envie commune de travailler ensemble. Et si la pièce, finalement, devait s’éloigner complètement des pierres précieuses, pour de bonnes raisons créatives, cela ne remettrait en aucun cas en cause notre collaboration.» L’histoire d’amour entre le joaillier parisien et la danse remonte aux années 40, lorsque, sous l’impulsion de Louis Arpels, la maison crée des broches «danseuses», puis se renforce lorsque Claude Arpels commande à Balanchine un ballet intitulé Jewels, inspiré des émeraudes, rubis et diamants, présenté à New York pour la première fois en avril 1967. C’est dans cette filiation que s’inscrit le ballet de Benjamin Millepied. Dans ses trois ballets, Il n’a pas représenté littéralement des pierres précieuses, mais il a mis en mouvement les univers que lui évoquent ces gemmes. Le dernier volet de la trilogie, dédié aux émeraudes, est une histoire d’amours, avec un «s», explorant diverses formes d’amour où les genres s’entremêlent.
La rencontre avec le chorégraphe a eu lieu à l’occasion de la première de «On The Other Side», à Londres, en juin dernier. Le troisième volet d’une trilogie baptisée «Gems», un hommage au ballet «Jewels» créé par Balanchine en 1967. Ces deux trilogies ont été commanditées à des décennies de distance par Van Cleef & Arpels. Un pas de deux entre un chorégraphe et un joaillier. Rencontre. Par Isabelle Cerboneschi, Londres
MORGAN LUGO
Benjamin Millepied, danseur et chorégraphe.
«Quand Van Cleef & Arpels a commandé le ballet Jewels à Balanchine, personne ne lui a demandé d’interpréter littéralement des émeraudes, des rubis ou des diamants, explique Nicolas Bos. Van Cleef & Arpels le fait déjà. En revanche, c’est intéressant pour un joaillier de voir ce que l’univers des pierres peut évoquer et provoquer comme émotion dans d’autres domaines de création. Il n’était pas question à l’époque de célébrer la joaillerie. C’était une pièce abstraite, innovante, déconnectée de toute narration. Les costumes, les décors, à l’époque, étaient traditionnels – on était en 1967 et le ballet se jouait au New York State Theater – mais Balanchine a apporté certains éléments de surprise, inspirés des pierres précieuses comme puissante source d’émotion. C’est la même chose pour Benjamin Millepied. Les gemmes sont un point de départ de discussion, mais le projet a sa propre histoire, sa propre intégrité.» Balanchine avait confié la musique d’Emeraudes à Gabriel Fauré, de Rubis à Igor Stravinsky et de Diamants à Piotr Ilitch Tchaïkovski. Benjamin Millepied, lui, à David Lang pour le premier volet, et à Philip Glass pour les deux autres. La trilogie est destinée à voyager. On the Other Side a été présenté en septembre au Théâtre des Champs-Elysées. Prochaine étape: The Theatre at Ace Hotel, le 9 et 10 décembre à Los Angeles.
Les émeraudes sont les pierres précieuses qui évoquent le plus le mouvement avec tous ces jardins, toutes ces inclusions. Quelle histoire d’émeraude voulez-vous raconter dans ce ballet? Le point de départ de ce ballet – les pierres précieuses – peut paraître littéral. Mais paradoxalement, ce point de départ me permet d’avoir une liberté de création totale, parce que l’on peut s’en affranchir. Dans une émeraude, je trouve qu’il y a beaucoup plus de liberté, d’accidents que dans les autres pierres précieuses. Cela m’a donné l’idée de représenter à travers un certain classicisme, des relations romantiques qui ne sont pas forcément conventionnelles, entre des assortiments de couples différents. J’ai travaillé sur les effets de surprise pendant les transitions entre les différents moments clés, essayé de créer de l’inattendu. En quoi la musique de Philip Glass se marie-t-elle avec cette histoire d’amours? Sa musique est comme un laser. C’était surtout le cas dans celle qu’il avait composée pour Hearts and Arrows (le deuxième volet de la trilogie qui faisait référence aux rubis, ndlr). Souvent, il finit ses partitions comme un rasoir et la fin arrive là où on s’y attend le moins. Mais pour ce ballet-là, je voulais autre chose: exprimer l’idée du printemps, de l’espérance, de l’amour, de l’incertitude. Sa musique génère
beaucoup d’émotions et c’est ce que je voulais représenter dans la pièce, l’émotion humaine, l’humanité, l’espoir. C’est un ballet moderne, mais j’utilise un vocabulaire, des compositions classiques, et la fluidité, qui est spécifique à mes pièces. Je travaille au plus près de la musique. Et même si ces ballets sont contemporains et ne sont pas dansés sur pointes, ils sont entièrement reliés à l’héritage classique, de Marius Petipa. En quoi l’œuvre de Balanchine vous a-t-elle inspiré? Le ballet On the Other Side est un hommage à Balanchine. Tout ce que je fais, chaque fois que je monte sur scène, c’est toujours en hommage à Balanchine. C’est une compagnie dans laquelle j’ai dansé et qui m’a le plus inspiré. Il avait cette capacité d’unir danse et musique. Ses pièces sont extrêmement terrestres, humaines et en même temps magiques, d’un autre monde: il évoquait souvent l’idée de représenter les danseurs comme des anges. Il est tout seul à avoir atteint ces sommets. Et pour «Gems»? Je n’ai pas voulu être trop littéral en reprenant cette trilogie. Je me suis interrogé sur le symbolisme des pierres, mais surtout sur ce qu’elles m’évoquaient. L’idée du printemps, de l’espoir, de l’amour, et l’incertitude que cela génère. Mais aussi ce que m’inspirent les danseurs de ma compagnie: leurs personnalités
jouent un rôle dans mes pièces. Le premier ballet, sur les rubis était une forme d’expérimentation, on s’éloignait du savoir-faire classique. Le deuxième, les diamants, était une architecture. Avec les émeraudes, j’ai demandé à Marc Bradford de créer le décor. C’est un artiste qui incarne le Los Angeles des vingt dernières années. Il utilise des éléments de son environnement, des affiches, des choses récupérées dans la rue. C’est une œuvre urbaine, abstraite. Je voulais placer le ballet dans cet environnement parce qu’il est question de jeunes gens, modernes, de leur manière d’interagir: hommes et femmes, hommes et hommes, femmes et femmes. Je voulais exprimer le sens de l’espoir, une forme d’humanité. Cette trilogie est une exploration. Quelles sont les contraintes quand on crée une chorégraphie avec l’appui d’un mécène et qu’il s’agit en l’occurrence d’un joaillier? Je ne ressens pas de contraintes! Au contraire! Avec un ballet, on parle d’émotion, de quelque chose d’éphémère. J’ai juste envie que cette trilogie soit très belle et qu’elle évoque les pierres de manière subtile et intéressante. Que ce soient des ballets que l’on ait envie de voir et revoir. Ces trois pièces sont un work in progress. Entre le moment où j’ai créé le premier volet et celui sur les émeraudes, j’ai évolué en tant que chorégraphe. D’ici à une année, une année et demie, j’aimerais les retravailler un peu et les monter ensemble pour les présenter comme un tout. C’est prévu. Commencez-vous avec la musique ou avec les mouvements? Avec la musique. Les choix ont été spécifiques. J’ai choisi Philip Glass. Sa musique porte en elle tellement d’atmosphère, de mood. Elle agit déjà tellement par elle-même! J’ai vu plusieurs de vos ballets et ils me donnent l’impression que vous cherchez à embellir le quotidien, à apporter du beau dans des situations qui pourraient être triviales. Mais je trouve qu’il y a de la magie dans le quotidien! Heureusement! C’est la façon dont j’ai envie de représenter mon expérience personnelle à travers la danse. Plus ça va et plus j’ai envie d’avoir du temps pour créer. En quittant l’Opéra de Paris, qui est un paquebot assez lourd à porter, avez-vous eu l’impression que cette nouvelle liberté vous induisait à créer autrement? Oui, mais en même temps, cette légèreté, je ne l’avais pas perdue en étant à l’intérieur de la maison! Au contraire, je me suis battu pour la garder, j’ai essayé de travailler avec, de l’amener au cœur de l’institution. Après, j’ai compris que cette légèreté, il ne me serait pas possible de la garder en restant. C’est pour ça que je suis parti. Parce que cela relève de ma manière d’être: c’est l’expérience que j’ai envie de faire de la vie.
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’76 RÉVOLUTION
Happy birthday punk rock! Cette année, de New York à Londres, une série d’événements, expositions et concerts ont rendu hommage au punk, mouvement créatif subversif qui fête ses 40 ans. Son esprit révolutionnaire ne cesse d’influencer de manière incendiaire les arts et la mode. Plongée dans un monde de cuir, épingles et rébellion.
L
e punk est-il né en avril 1976 à New York avec les Ramones ou en novembre de la même année à Londres, avec les Sex Pistols? Peut-être déjà en 1969 avec les Stooges ou en 1973, avec les New York Dolls… Et Surfin’Bird des Trashmen, était-il déjà un manifeste punk? Et que dire de Johnny B. Goode de Chuck Berry? Virus inclassable, indéfinissable, mille fois mort et ressuscité, le punk, son esthétique révolutionnaire et sa culture underground alimentée par le dadaïsme et le postmodernisme, a soufflé 40 bougies cette année. A New York et à Londres, une série d’événements, d’expositions et de concerts rendent hommage à ce grand mouvement créatif qui a eu, et continue d’avoir, une influence extraordinaire sur les arts et qui en est arrivé jusqu’à se hisser sur les rangs des podiums. Perfectos en cuir, accessoires et vêtements piqués aux vestiaires du rock’n’roll se sont mélangés aux T-shirts lacérés, rafistolés avec des épingles à nourrice, à des cadenas portés en sautoir, à des jeans troués. Des codes uniques qui continuent d’être récupérés, déconstruits et réinventés par des créateurs comme Margiela, Slimane, Galliano ou Lagerfeld.
Les Ramones, choc sonore
Pour comprendre son esthétique, il faut remonter au début des années 70, plus spécifiquement au CBGB, temple underground de New York, berceau d’une toute nouvelle scène musicale qui entend contester l’embourgeoisement du rock.
Ce sont des années difficiles, la Summer of Love et l’insouciance hippie ne sont qu’un vague souvenir. Abandonnée, la jeunesse se projette dans un «no future» sans perspectives et le mot «récession» est à nouveau prononcé, pour la première fois après la guerre. C’est dans ce contexte de crise et de doutes qu’émergent des voix qui donnent vie à de nouveaux codes sonores, d’abord punk puis new wave, des groupes qui chantent une musique pleine de fougue, de bruit et de fureur: Television, Patti Smith, Talkin’Heads. Et parmi eux, les Ramones. Sorti le 23 avril 1976, leur premier album qui porte leur nom et ses hymnes punk rock de moins de 2 minutes 30, accompagnés de déflagrations sur trois accords avec textes simplissimes et pétris de sarcasme, fait l’effet d’une bombe. Joey, Johnny, Tommy et Dee Dee jouent vite et fort. Une attitude sauvage. Un choc sonore. Une rupture visuelle, inédite et rebelle. Dépourvu de l’esprit nihiliste et destructif – qui deviendra typique du genre avec le mouvement punk anglo-saxon, lancé par les Sex Pistols et les Clash –, ce quartette de blousons noirs à jeans troués, avec ses baskets et coupes de cheveux au bol a réussi à conjuguer à son son rugueux une esthétique poussant à l’extrême le street style citadin. Si leur musique et leur «whatever, man» attitude envahissent les States, du côté de Londres, les choses sont différentes. Les punks britanniques, souvent fils d’ouvriers avec le chômage comme seule perspective, étaient très engagés politique-
PHOTO BY IAN DICKSON/REDFERNS
Par Elisabeth Clauss et Sophie Grecuccio
Vivienne Westwood et Sid Vicious, leader des Sex Pistols.
MICHAEL OCHS ARCHIVES/GETTY IMAGES
ANNÉE ANARCHIQUE
ment, de par le contexte de crise que vivait l’Angleterre à la fin des années 70. Plus prolétaire, moins poétique que le new-yorkais, le mouvement se propage à une vitesse vertigineuse et envahit les garde-robes aussi grâce au numéro 430 de King’s Road. C’est là que le couple rock formé par le célèbre manager des Sex Pistols, Malcolm McLaren, et l’enfant terrible de la mode Vivienne Westwood, devient une référence dans le monde underground avec sa boutique: ils dessinent et vendent des vêtements inspirés de la vague contestataire, détournent et associent des éléments improbables comme des chaînes de vélo sur des pulls agilement déchirés, des chaînes, clous, épingles à nourrice pour parer les blousons et autres vestes, capsules, colliers de chien portés au cou ou le portrait de la reine d’Angleterre avec une épingle à nourrice en piercing imprimé sur un T-shirt. Un look et une attitude qui deviendront le symbole d’une jeunesse rebelle qui lutte, guitare électrique sur la hanche, contre le capitalisme et la consommation de masse, prête à tout pour choquer une société bien-pensante. Les punks mélangent objets, symboles et styles, slogans parfois obscènes, graffitis provocateurs. Ils réinventent, bricolent. Une créativité qui a réussi à s’imposer durablement au fil du temps comme une esthétique reconnue et largement utilisée par de nombreux créateurs.
«2016, année du punk»
Aujourd’hui, quarante ans après la sortie de l’album Anarchy In The UK des Sex Pistols, l’establishment britannique s’apprête,
lui aussi, à célébrer l’anniversaire du punk en grande pompe, et pas des rangers: sa Majesté la Reine Elizabeth a déclaré «2016 année du punk», ce qui pour Joe Corré, fondateur de la marque Agent Provocateur et fils de Vivienne Westwood et de Malcolm McLaren, est «la chose la plus effrayante que j’ai jamais entendue […]. Plutôt qu’un mouvement de changement, le punk est devenu une (fucking) pièce de musée.» Une machine à billets, aussi: la Loterie nationale a doté le BFI Museum of London, et la Roundhouse de 99 000 livres sterlings pour fêter dignement l’événement. Virgin Money, la banque créée par l’homme d’affaires Richard Branson, a même sorti une carte de crédit siglée Sex Pistols. Désormais, dans le quartier de Brick Lane, une affiche originale des Pistols ou des Ramones se vend jusqu’à 2000 livres, et des collectors s’arrachent sur www.punkonpapers.com. Les Damned, groupe punk encore plus emblématique que les Pistols eux-mêmes, ont donné un immense concert au Royal Albert Hall pour leurs 40 ans de carrière. Plus institutionnalisé, tu te perces le cœur avec une épingle à nourrice. Désormais, toute l’imagerie punk est en vente sur des T-shirts de mass-market. Si les puristes, comme son propre fils, sont outrés, McLaren aurait été content: le punk continue de brasser des fortunes. Malcolm McLaren était avant tout un formidable marketeur et un homme d’affaires avisé. Il n’a pas inventé le mouvement punk, mais il a eu le flair de le populariser au bon moment, et
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Ci-dessous: cuir, piercings, épingles à nourrice: un punk anglo-saxon.
KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-KEYSTONE VIA GETTY IMAGES
«Un jour où les pantalons des rockers à pogo dans la maison tombaient en morceaux, dit-elle avec humour, je les ai raccomodés avec les épingles à nourrice des langes de mon bébé!» Vivienne Westwood
Ci-contre: la mythique boutique du 430, King’s Road de Londres.
DR
SUNDAY PEOPLE/MIRRORPIX/MIRRORPIX VIA GETTY IMAGES
Ci-dessous: le couple formé par Malcolm McLaren et Vivienne Westwood.
l’habileté d’exploiter et de pro mouvoir le talent des gens qui l’entouraient. «Punk», en anglais, signi fie «vaurien». Pourtant, ça vaut encore beaucoup, beaucoup d’argent. Joe Corré a annoncé qu’il brûlerait le 26 novembre toute sa collection d’archives punk, pour une valeur de plus de 5 millions de livres, dans ce Camden Town devenu marché à touristes. Embourgeoisé et vidé de son sens, le punk? «Les rebelles des années 70-80 sont devenus des yuppies, souvent issus d’une classe aisée, qui voulaient s’amu ser sans contraintes et secouer le cadre établi», estime Aureshka, is sue d’une famille de rockeurs. «Il n’était pas rare de rencon trer des gens de droite ou élevés dans la middle class «basculer» dans le punk. Ils avaient l’esprit ouvert, et l’ont transmis à leurs enfants. Aujourd’hui, ces respec tables quinquas ne sont plus très subversifs, mais ils sont restés punks dans l’âme. Bien plus que les anarchistes de gauche, qui étaient et sont restés «anti-tout». Les vrais punks, c’étaient des gens curieux, prêts à rompre avec leur milieu, qui voulaient s’amuser et mélanger les classes sociales.» Pour Donald Potard, qui fut président du groupe Jean Paul Gaultier pendant vingt-cinq ans, ancien président de la Chambre syndicale du prêt-à-porter et fondateur de la société Agent de
Luxe, «le punk a pris les gens au dépourvu, surtout les gens de la mode, parce que pour la première fois, un mouvement de fond ve nait de la rue. Jusqu’au milieu des années 70, c’étaient les oukazes qui dictaient l’élégance. Ce mou vement est venu du bas, comme un tsunami londonien, et a cassé de nombreux codes, dont ceux instaurés par les grands coutu riers. Il y a eu beaucoup de rejet, notamment en France. Ce qu’on a oublié aujourd’hui, c’est que tous les niveaux de la société ont adoré et adopté le punk. A Neuil ly, pour faire «punk», on portait des épingles à nourrice avec des diamants. La récupération a été immédiate, on a décliné le mou vement version luxe, on n’était même pas encore dans les années 80!» Quarante ans plus tard, le punk se porte plutôt bien, il s’est simplement transformé. Pour Donald Potard, «il en reste une part en chacun de nous. Quelque chose de rebelle contre l’establi shment. Pour moi, le punk ne mourra jamais. On a intégré le fait que la rue a quelque chose à dire, et qu’elle peut être plus in téressante que les boutiques de mode. «No future», ça voulait dire qu’il n’y a pas d’avenir, mais ça voulait surtout dire, «il faut vivre maintenant». Festival Punk London, expositions, concerts et conférences. punk.london «Hey Ho Let’s go: Ramones and the birth of Punk» Exposition itinérante sur la gènese d’un mythe. Jusqu’au 28 février 2017, au Grammy Museum de Los Angeles. www.grammymuseum.org
Vivienne Westwood, grande prêtresse du punk Créatrice anti-establishement et femme engagée, la styliste britannique se souvient des origines du punk. Rencontre
C’
était une froide matinée il y a quelques hivers de cela. Elle était venue soutenir «Green Up», une action lancée par le Programme Environnemental des Na tions unies. Incandescente, elle a parlé d’écologie nécessaire, d’éducation et de son histoire à elle, qui s’est confon due avec celle de la musique et des na tions. En 1971, elle s’était installée avec Malcolm McLaren son deuxième époux, au 430 King’s Road à Londres dans une échoppe qui s’appellera successivement Paradise Garage, Let it Rock, Too Fast To Live Too Young To Die ou Seditionaries, avant de devenir Sex. Et comme elle donne très peu d’interviews, on ouvre les guillemets et on l’écoute. «Mon petit ami avait des idées de rock’n’roll à l’époque où l’on ne parlait que des hippies. Il était étudiant en art et ses amis étaient tous habillés comme James Dean. Ils préféraient la mode des années 50, alors que nous étions en plein Flower Power. Moi, bien qu’insti tutrice à l’époque, je leur confectionnais des pantalons et différentes pièces dont ils avaient envie. Ce petit ami avait ache té des dizaines de disques de rock’n’roll, du genre qu’on n’aurait jamais entendu à la radio. Mais la musique, comme le reste, c’est cyclique. A chaque époque, les gens reviennent vers le passé. Après le retour des fifties puis des sixties, voilà que les gens ne jurent plus que par le punk. Quand, dans les années 1970, Yves Saint Laurent a sorti une merveilleuse collection inspirée des années 40, le public l’a boudée, estimant qu’elle était
IAN GAVAN/GETTY IMAGES
Ci-dessus: les Ramones en 1976.
passéiste. Yves Saint Laurent adorait les femmes. Il les rendait uniques et impor tantes. Il n’existe aucun créateur comme lui. Moi, je n’ai jamais voulu être sty liste. A l’époque où je cousais pour les amis de mon compagnon, je ne rêvais que d’entrer à l’université, pour étudier la littérature française. Mais j’ai choisi d’aider ce petit ami, qui venait d’acheter aux puces tous ces vieux vinyles, pour les revendre. Il a ensuite eu l’idée de vendre aussi des vêtements dans cet esprit rock’n’roll, alors j’en ai fabriqué pour lui. C’était McLaren. Pendant quinze ans, j’ai détesté faire ça. Ça ne me plai sait pas du tout. Dès que j’avais fini de coudre un pantalon, je pouvais enfin retourner à la lecture de mon livre. C’était un travail très dur, et le meilleur moment pour moi, c’était quand j’avais fini et que je pouvais retrouver ma bi
bliothèque. Après quinze ans, il m’a dit un jour: «Soit tu changes de boulot, soit tu commences à aimer celui-là.» Alors j’ai décidé d’aimer mon métier. C’est aussi simple que cela. Et j’ai fait le bon choix. Je me suis toujours demandé comment rendre le monde meilleur, je suis ravie que la mode m’offre une plate-forme de parole pour m’exprimer sur ce sujet. C’est devenu un moyen d’expression. Je suis très heureuse à l’idée de pouvoir faire une différence. Pas seulement moi, mais aussi tous les gens avec qui je travaille.» Vivienne Westwood a ainsi habillé les Sex Pistols, dont McLaren était le manager, et chaque pièce de vêtement qui sortait de leurs ateliers était aussi un manifeste politique. Son cri de guerre? «Do It Yourself!» En plaisantant, elle raconte d’où viennent les fameuses épingles à nourrice: «Un jour où les pan talons des rockers à pogo dans la mai son tombaient en morceaux, je les ai raccommodés avec les épingles à nour rice des langes de mon bébé!» Un trait d’humour? Quoi qu’il en soit, elle a réel lement poussé la jeunesse londonienne à s’emparer de ciseaux et d’épingles à nourrice pour fabriquer les habits qui lui ressemblaient. Agée de 75 ans et mariée à Andreas Kronthaler, de vingt-cinq ans son cadet, qui signe désormais les collections de sa marque, Vivienne Westwood n’a cessé depuis quarante ans de promouvoir la liberté, la culture et la «contre-culture», pour ouvrir les esprits tout en subtilité, avec élégance. Elisabeth Clauss
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Dries Van Noten
Valentino
Versace
Leitmotiv
Yves Saint Laurent
Paul Smith
Ermenegildo Zegna
Pellizzari
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Gucci Moncler
Roberto Cavalli
Dolce & Gabbana
Etro
FLAMBOYANCE
L’HOMME BRODÉ La broderie, art sublime d’ordinaire associé aux collections féminines, se décline au masculin pluriel pour cette nouvelle saison: on en a vu partout sur les podiums lors de la présentation des collections automne-hiver 2016-2017. Par Antonio Nieto
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a broderie est un art, ou du moins c’est ainsi qu’elle est définie dans le dictionnaire*. Lorsque l’on imagine la broderie, une image apparaît d’office: celle d’une femme brodant, aiguille à la main, fil après fil, méticuleusement, un prénom, une fleur, un ornement sur un tissu. C’est cette lenteur qui saute aux yeux, cette patience aussi. Il y a un réel savoir-faire que l’on observe depuis toujours dans la mode pour cette pratique. Certaines robes demandent des centaines d’heures de broderie, c’est un travail de titan réalisé par celles que l’on surnomme les petites mains. Depuis des décennies, ce travail force l’admiration chaque saison sur les podiums des plus grandes maisons. Quand on parle de broderie, on pense surtout aux collections féminines. Depuis cette saison, il faudra la décliner au masculin pluriel: on en a vu partout sur les podiums lors de la présentation des collections automne-hiver 2016-2017. Kean Etro fait de la broderie un ornement satiné, presque en relief et habille discrètement le vêtement masculin. Lui, qui d’habitude ose l’excentricité, ne se prive pas de donner à voir une broderie austère, mais pas négativement austère, elle a la rigidité qu’un homme sûr de lui veut affirmer à travers sa garde-robe. Dries Van Noten, lui, l’adopte petit à petit, n’osant en abuser en masse, il l’applique par petites touches sur
nombre de ses pièces. Un serpent, sorte de symbole récurrent, parcourt les manches des vestes, les chemises, les pantalons… Parfois, sa broderie devient cérémonieuse, elle fait office de récompense militaire sur les cabans inspirés de la chevalerie. Dries Van Noten nous rappelle que la broderie est un ornement, un honneur, elle révèle la vaillance de l’homme qui la porte. L’or est symbole de richesse, mais également de mérite, et c’est ainsi que le designer belge décide de l’interpréter cet hiver lors d’un défilé d’une grâce rare.
Du rococo au camouflage
Hedi Slimane chez Saint Laurent dessine une tout autre carrure, celle d’un garçon un peu rockabilly, un brin dandy. L’homme (jeune) Saint Laurent aux coupes très ajustées porte des gilets dont les dorures extraverties se révèlent sous une veste de velours violet. La broderie recouvre le gilet et se transforme en un motif si rococo qu’elle en devient théâtrale. Tout comme chez Leitmotiv, elle est imposante et recouvre intégralement un pantalon à franges, assorti d’un perfecto doré. Thom Browne est expert en extravagances et en joue avec dextérité pour Moncler Gamme Bleu. Les pierres et les sequins se mêlent pour créer une broderie en camouflage royal. De la tête aux pieds, l’homme en est recouvert. Le camouflage rouge, gris et bleu de Thom Browne se métamorphose, au fur et à mesure
que les broderies scintillent ou s’éteignent sous les lumières du podium. Chez Moncler, la broderie est précieuse et nous rappelle que le camouflage n’est toujours pas près de passer de mode, son interprétation est infinie et cet hiver il sera luxueux. La maison italienne Ermenegildo Zegna a fait usage de la broderie pour créer des petits bijoux sur les pièces de la collection. Cet art à l’aiguille, Stefano Pilati en a fait une parure pour l’habit. La broderie est discrète, car presque toujours ton sur ton, elle se fait tout de même repérer par son éclat. Elle appelle l’œil et à bien regarder, une croix religieuse se dessine sur un pull. Pilati réussit l’exploit de mêler et confondre motif et broderie et de ce fait justifie une fois de plus l’ajout du label «Couture» au nom de la maison. Chez Roberto Cavalli, la broderie recouvre un total look en denim, elle est colorée, elle est folle, l’arabesque est reine et cette ornementation nous renvoie directement dans les années 70. Les hommes avaient les cheveux dans le vent, portaient des jeans à pattes d’éléphant, les manches étaient toujours trop courtes… La couleur émerveille et la collection respire une joie et une légèreté trop absentes des collections hivernales habituellement. Pour ce qui est de la couleur, Gucci n’est certainement pas en reste. Alessandro Michele est le designer qui remet la mode italienne sur le
devant de la scène en revisitant les classiques du genre. Cet hiver, sa collection se présentait sur un parterre rouge, un environnement où le rideau de théâtre est maître des lieux. Les modèles défilaient portant des pièces brodées, des petites – voire grandes – merveilles cousues à même le vêtement. La broderie devient le leitmotiv de la collection et met la nature luxuriante qu’elle représente en concurrence avec les étoffes magnifiques qu’Alessandro Michele choisit. Chaque pièce est décorée, le vêtement devient une toile où la végétation s’agrippe à force de fils… et c’est ainsi que la collection raconte une histoire, vend du rêve à celui qui s’y projette. Le créateur est aussi passé maître en symbolique, créant des broderies en boutons, qui en perdent leur utilité et deviennent objets précieux de décoration. Alessandro Michele en abuse et s’en donne à cœur joie. Il représente ce qu’il veut à l’aide de ce petit rond percé de quatre trous. La mode est ludique, joyeuse et à la fois dramatique, au sens théâtral du terme. La mode est une scène où l’on se joue des conventions.
Humour et tradition
Gucci n’est pas la seule maison à s’aventurer sur ce terrain de jeu. Versace utilise des pièces métalliques semblant sortir tout droit de la carcasse d’un ordinateur les transforme en broderies précieuses. Voilà un beau détournement: la technologie, l’intérieur
métallique, ce que l’on cache, ce qui est censé être disgracieux devient le joyau de la collection qui enlumine les manteaux, vestes et pantalons. Puis il y a la broderie plus traditionnelle, et non moins belle: Pellizzari qui utilise la fleur, tout comme Dolce & Gabbana. Bien que ces derniers aient été un brin plus intrépides en proposant également des broderies enfantines évoquant des cow-boys accompagnés de chiens, chats, chevaux… L’humour ne manque pas et s’exprime sur ses vestes de costume comme ses sweat-shirts. Paul Smith, que l’on connaît pour son esprit, n’en démord pas et propose un petit dinosaure, brodé lui aussi. La broderie et la mode sont indissociables. Il était temps que la reine broderie s’approprie le costume trois-pièces, qu’elle revienne orner la garde-robe des messieurs après le retour de la dentelle. Cet hiver, c’est chose faite. Celle que l’on surnomme la peinture à l’aiguille se montre convaincante sur le vestiaire masculin et laisse supposer qu’elle est arrivée pour rester. Elle resplendit sur le vêtement et apporte une préciosité encore peu connue chez l’homme. * Broderie: art de réaliser à l’aiguille, sur une étoffe ou autre support, des applications de motifs ornementaux à l’aide de fils de coton, de lin, de soie, etc., ou de métal. www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/broderie/11306
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RENCONTRE
LES MULTIPLES VISAGES DE MILAN VUKMIROVIC Sur tous les fronts, le directeur artistique de Ports 1961 est un hyperactif de la mode, un visionnaire. Depuis qu’il a cofondé en 1997 le légendaire concept store Colette avec Colette Roussaux, il n’a cessé d’apporter à la mode sa touche personnelle sous différentes formes et fonctions. P ar Antonio Nieto, Milan
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intéressant. Ça veut dire qu’on passe à autre chose et que c’est excitant, ça crée du challenge. Il y a 15 ans, un designer ne faisait pas de magazine, pas de photos… Karl oui, il commençait. Mais c’était nouveau. Et qu’un mannequin devienne actrice ou acteur, ça n’existait pas. Aujourd’hui, tout est possible, tout est normal. Pour répondre à la question du début, je suis sûrement un des premiers touche-à-tout. Et j’en ai payé le prix aussi: au départ, ce n’était pas vraiment accepté.
esigner, rédacteur en chef, directeur artistique, acheteur, photographe, Milan Vukmirovic ne s’arrête jamais. Il a collaboré avec Tom Ford à l’époque où il était directeur artistique de Gucci, il a été directeur créatif chez Jil Sander, puis chez Trussardi 1911, et il a inventé certains des plus beaux concept stores du monde. La liste est longue. Bien dans son temps et très actif sur les réseaux sociaux, c’est par son Instagram, sur lequel son style est omniprésent, que Ports 1961 l’a repéré. La maison, d’origine canadienne, a été claire: elle voulait son style à lui. C’est désormais chose faite puisqu’il en dirige les collections homme depuis 2014. Excellent choix, la visibilité de la maison n’a fait que grandir depuis son arrivée. Très convoité, Milan Vukmirovic ne quitte pas pour autant son rôle de rédacteur en chef fondateur du magazine Fashion for men, qu’il dirige d’une main de fer. Il nous parle de son parcours, de ses aspirations et partage avec nous ses impressions sur un système mode en pleine évolution. Vous êtes un touche-à-tout de la mode. Est-ce une passion qui vous anime depuis toujours? Je ne sais pas si c’est depuis toujours, mais je suis l’un des premiers. J’ai toujours voulu devenir designer de mode, j’ai fait ESMOD pour cela. Mais comme on avait des matinées ou des après-midi de libre, cela me donnait pas mal de temps pour construire ce qui me manquait dans l’enseignement, le côté réel. C’est comme ça que j’ai commencé à travailler pour des magazines, apprendre à faire les shootings, les shoppings, etc. Ça me permettait d’avoir accès à deux aspects différents du monde de la mode. J’ai eu en plus la chance à 25 ans de rencontrer Colette Rousseaux, de commencer cette aventure de Colette avec elle et de rencontrer le succès. Je m’occupais de la direction créative du magasin, puis des achats aussi. Ce qui était tout nouveau pour moi! Je n’avais jamais acheté de ma vie pour une boutique et elle m’envoyait à Milan, à New York… Elle me disait: «J’aime votre goût, j’ai confiance, achetez ce que vous pensez être bien.» Le succès a été tel que les personnes pensaient que j’étais un acheteur professionnel qui voulait faire de la mode, qui allait vers la mode! Alors quand, en 1999, Tom Ford m’a proposé d’aller travailler avec lui chez Gucci en tant que directeur du studio. Entre l’amour du design, l’essor que Gucci connaissait grâce à Tom Ford et l’admiration que j’avais pour lui, il m’a été tout simplement impossible de refuser l’offre.
Vous écrivez aussi? Non, je n’écris pas, mais j’aime interviewer les gens, les rencontrer pour mon bookzine Fashion for men. Oui, je fais beaucoup de choses, mais il y en a certaines que je préfère ne pas faire. Je ne retouche pas mes photos par exemple, il y a des retoucheurs qui font ça très bien. J’ai beaucoup de respect pour les gens qui écrivent, je pense que c’est une autre manière de penser, d’analyser les choses. Il faut beaucoup de talent pour y arriver. Et quand vous dessinez une collection pour Ports 1961, vous procédez comment? J’ai une équipe de design qui travaille avec moi. Je dessine dans les moments extrêmes, quand mon studio n’arrive pas à comprendre ce que je veux. Je procède beaucoup avec la recherche d’images, je pense que la mode est une réinterprétation chronique.
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Milan Vukmirovic, directeur artistique de Ports 1961. Aviez-vous l’envie, à vos débuts, de créer votre propre maison? Oui, pendant quatre ans j’ai créé une petite marque qui s’appelait Emmanuelle Fouks à Paris. Au début des années 90, pendant mes études, j’ai aussi fait des stages chez Christian Lacroix et chez Lanvin. On voit la différence entre avant et aujourd’hui. La mode à l’époque était encore un vrai luxe qui concernait un certain nombre de gens avec beaucoup d’argent et quelques magazines. Lorsque j’étais chez Lacroix, dans le studio il y avait un certain Christophe Lemaire, Bruno Frisoni… Vous avez souvent été au bon endroit au bon moment alors? C’est possible. Quand j’étais en 2000 chez Gucci, il y avait Christopher Bailey, Francisco Costa, John Rey, Stefano Pilati… Tom Ford a ce don pour choisir les gens. J’ai eu la chance de travailler dans un vivier de talents et de croiser ces personnalités incroyables. Comment vivez-vous ce moment charnière que nous vivons actuellement?
«Ports 1961voulait que je crée les collections en fonction de ma façon de m’habiller. C’est une marque qui a besoin d’avoir quelqu’un qui la personnalise» Je pense que les règles ont totalement changé. On vit un moment de confusion assez extrême qui est dû à notre passion du téléphone: l’info immédiate, le pouvoir des images par rapport aux textes. Le business change tellement! Les maisons se demandent comment faire pour vendre plus et attirer des acheteurs vu le nombre de marques existantes! Avant, les clients étaient beaucoup plus fidèles à une marque parce qu’on achetait l’image du magasin, de la publicité, le rêve du créateur… Aujourd’hui, c’est totalement différent.
Vous avez plusieurs casquettes… C’est vrai, j’ai plusieurs casquettes, mais j’ai l’impression d’être le même à chaque fois. C’est toujours Milan, qui aime la mode, la création et qui adore analyser ce qu’il se passe. La seule différence c’est l’envie, l’idée, le goût par rapport à la mission que j’ai. J’adore analyser la mode homme et comment les mecs achètent aujourd’hui. Comment ils sont plus influencés par le street style que par les défilés… Toutes ces choses, même le principe du «see now, buy now» (je vois, j’achète), je me dis que c’est confus, mais c’est aussi super
Y a-t-il des personnalités qui vous ont inspiré? Tom Ford, bien entendu, il sait exactement ce qu’il veut, comment s’entourer. C’est un génie. Lui et Colette m’ont énormément apporté et appris. La curiosité, la persévérance… Sinon j’ai des idoles: Richard Avedon, avec qui j’ai travaillé trois fois. Au cours de ma vie, j’ai rencontré beaucoup de personnes qui m’ont inspiré. J’ai vu que vous êtes aussi impliqué dans la décoration. Oui, que ce soit Colette ou The Webster à Miami ou My Boon en Corée, à chaque fois on me demande de créer un concept. A partir de là, je travaille avec l’architecte en binôme, et on décide des moindres détails pour que le tout coïncide avec le concept de base de la boutique. C’est quelque chose que j’aime beaucoup. En plus au tout début de Colette, il y avait aussi les meubles, du coup j’en achetais beaucoup, je faisais le Salon du meuble à Milan. L’idée de départ du concept store c’était > Suite en page 12
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Est-ce qu’avec l’âge on doit s’adapter à un style ou on doit toujours rester soi-même? Au fond de nous, il reste toujours un point commun, mais en fonction des époques, on change forcément. On vit, on ne reste jamais tout à fait soi-même, on évolue. Pour ce qui est de vieillir, aujourd’hui on se demande comment bien vieillir. C’est excitant, alors que vieillir ça ne l’est vraiment pas. Surtout dans la mode où on n’aime que les gens très très jeunes et très beaux. On a la chance que, par différents moyens de nos jours, on puisse rester plus jeune plus longtemps. Et la mode est une sorte de fontaine de jouvence. On est tout le temps tellement en avance sur les saisons, on vit en avance. Si tu ne sais pas prévoir ou imaginer le futur, comment veux-tu travailler dans la mode? Par exemple, j’ai toujours besoin de trouver de nouvelles musiques, je m’ennuie très vite, je cherche en permanence.
PHOTOS INDIGITALIMAGES.COM
> Suite de la page 10 d’avoir plein de produits de différentes catégories. Le dernier en date que j’ai monté à Séoul, c’est plus un lieu de vie qu’une boutique finalement. J’adore créer des concepts. Quand je vois à quel point la mode change aujourd’hui, je me rends compte que le côté lifestyle pour une marque est très important, tu ne peux pas juste faire les collections, ça ne suffit pas. Il faut une philosophie de vie, un univers autour des collections, que les boutiques vendent du rêve et c’est passionnant! J’ai fait tant de choses dans ma carrière, mais la seule qui me manque, je pense, c’est un hôtel. En plus, je passe ma vie dans les hôtels… Ce n’est pas que le décor, ce sont toutes les petites choses, les détails, le service, qui font qu’on se sent presque chez soi ou non. j’espère le faire bientôt. Votre rencontre avec Ports 1961, comment est-ce arrivé ? Par Instagram, tout simplement. Et c’est drôle parce que c’est quelqu’un de la maison qui me suivait depuis plusieurs mois et qui un jour a fini par m’envoyer un texto me disant «Est-ce que ça vous intéresserait de nous rencontrer?» En me rendant à Milan pour les défilés, je suis allé le rencontrer, on a beaucoup parlé, on a eu une sorte de flash et on s’est rendu compte qu’on partageait beaucoup d’idées et d’envies. Il avait vu mes photos, ma façon de m’habiller, et il m’a dit: «On aimerait votre style à vous.» C’est vrai, vous avez votre style! C’est marrant ce que vous dites, parce que je pense avoir un style, mais pas si constant. Je vois la mode comme quelque chose de fun et changeant. La mode, c’est une émotion: j’ai envie d’être élégant, chic, sexy, décontracté, je-m’en-foutiste… La mode permet aux hommes de le faire aussi désormais. L’autre jour, je regardais des photos que j’avais prises d’Olivier Rousteing, au début de sa carrière. J’ai vu sa transformation. Aujourd’hui, il a son uniforme. Il y a des gens qui vont toujours changer, d’autres qui vont s’arrêter un jour à un t-shirt noir par exemple. C’est un message qu’on envoie, la façon dont on s’habille. Complètement. Mais si je prends mon exemple, si je devais m’habiller tous les jours pareil, je serais très triste. Il y a un élément
de fun dans la mode que j’aime et que je ne laisserai jamais de côté. Bien entendu, c’est aussi un effort. Mais dans mon cas, je suis bien plus heureux ainsi. Ça me vient des femmes de ma famille, qui m’ont toujours dit que c’était très important d’être bien habillé et qui y prenaient beaucoup de plaisir. Et le street style m’a permis de toucher une autre catégorie de gens. Je viens d’une époque où on ne découvrait les photographes et les designers que dans les magazines, aujourd’hui sur Instagram, on peut voir les designers presque dans leur vie privée au jour le jour. Il y a une proximité nouvelle. Les réseaux sociaux ont fait qu’on a commencé à voir comment je m’habille et ça a poussé des gens à me suivre. Ça, c’était un point important pour Ports 1961, qui voulait que je crée les collections en fonction de ma façon de m’habiller. C’est une marque qui avait besoin d’avoir quelqu’un qui la personnalise. Les gens ont besoin de s’identifier à une personne, et pas uniquement à un nom de marque. Tommy Hilfiger par exemple, sa collection avec Gigi Hadid fait un bruit énorme! La marque a besoin de se personnifier à travers Gigi Hadid pour le marché féminin. Auparavant, il y avait les muses, Givenchy avait Audrey Hepburn par exemple, les clientes pouvaient s’identifier. Je suis d’accord, mais il y avait quand même le culte du designer. Jean-Paul Gaultier, Yves Saint Laurent, Azzedine Alaïa. Aujourd’hui, les gens ont encore plus besoin d’identité. Même les marques de sport, à partir du moment où Rihanna a créé sa collection avec Puma, la marque est redevenue cool! Mais la différence, c’est que Puma n’a pas pris Rihanna comme muse, mais comme designer et ça, c’est nouveau. Et encore une fois, ça prouve le besoin qu’on a de s’identifier à quelqu’un.
Pour Ports 1961, vous avez recréé des basiques. J’ai revisité un peu le raincoat, le caban, le montgomery. La première collection me ressemblait beaucoup. L’idée commence toujours par savoir comment j’aimerais m’habiller, je pense mes collections pour moi au départ. Maintenant, j’ai plus de pression, parce que plus on vend, plus on défile, plus on a d’obligations. Je porte toute la collection à 80%. Et je travaille avec une bande de garçons et on aime l’idée de s’habiller dans la collection. Parfois, j’interviewe des designers qui ne s’habillent pas du tout dans les vêtements qu’ils créent: ça m’a toujours étonné. Ils dessinent pour une autre catégorie de personnes. Moi, j’aime créer des vêtements qui me ressemblent. Surtout que, en commençant Ports 1961, j’avais du mal à trouver des vêtements mode qui correspondaient à mon corps de sportif. Et je travaille du coup beaucoup là-dessus! Chez Ports 1961, vous êtes directeur artistique des collections homme, Nataša Cagalj de la femme. Que pensez-vous des maisons qui n’ont qu’un unique directeur artistique pour l’homme et la femme? C’est faisable, il suffit d’être très très bien entouré! Même si, à la fin, généralement, le designer est complètement crevé… Je pense que c’est un rythme qui est soutenable sur trois ans, mais après, physiquement et moralement, on s’épuise. La pression de devoir être bon… c’est difficile de demander à quelqu’un d’être génial tous les six mois. Les très grandes maisons ont la possibilité de faire tourner les studios de création alors que le designer n’est pas là, mais pour les autres, c’est difficile. Que pensez-vous, vous qui travaillez également dans la presse magazine, du futur de la presse écrite? Je pense que le cinéma n’a pas tué le théâtre et l’opéra, et la télévision n’a pas tué le cinéma. Tout le monde s’est adapté. Et donc je pense qu’il est vrai que de plus en plus de magazines vont disparaître, mais tous ceux qui seront différents, qui auront une raison d’être, vont continuer parce qu’il y aura toujours une clientèle pour ça. Elle sera peut-être plus petite, mais elle sera définitivement plus ciblée. C’est pour cela que je crois au magazine de niche. De plus en plus de maisons font défiler l’homme et la femme
ensemble, c’est intéressant, mais comme vous le disiez, nous sommes dans une période charnière, quel est votre avis là-dessus? Je me demande surtout si un acheteur lambda homme veut voir de la femme lorsqu’il se renseigne sur la collection, et vice-versa. Mais en même temps pour la marque, ne faire qu’un seul défilé, c’est moins cher! Mais ce qui m’inquiète, ce n’est pas vraiment ça, je vois surtout un abaissement du niveau. La mode devient beaucoup trop démocratique, elle est là pour divertir la masse… On la prive de plus en plus d’un filtre, celui du journaliste. On voit de plus en plus du n’importe quoi; tout le monde n’a pas une culture de la mode qui permet de parler des sujets importants. Les personnes qui ne connaissent pas bien l’histoire de la mode écrivent parfois sur des collections de manière enthousiaste sans même se rendre compte que c’est une copie! J’ai le sentiment qu’on est dans une époque où on s’en fout. Le problème, c’est que si on s’en fout, alors le niveau baisse cruellement. Le pire, c’est que quand on démocratise la mode, on démocratise aussi ce qui se vend, alors que pas même la moitié de ce que l’on voit sur le défilé sera disponible en boutique. Ça va donner lieu à des collections merchandising où des détails sublimes d’un défilé ne seront présents que sur un t-shirt ou un pantalon, sur des pièces qui se vendent. En plus, on est dans une période où le luxe fait dans la quantité: plus tu vends, plus tu fais de l’argent. Mais malheureusement, ce qu’on vend ce sont de plus en plus des produits pas chers. Les clients veulent avoir le bon t-shirt, la bonne basket. C’est Riccardo Tisci qui a commencé avec le t-shirt de luxe chez Givenchy, puis Valentino et la basket… Le luxe pour homme devient du sportswear, et les deux domaines s’inspirent l’un l’autre. C’est d’ailleurs pour ça qu’il y a beaucoup de collaborations entre les marques de sport et les designers. Vous aimez beaucoup certains basiques du vestiaire masculin, le cardigan semble être votre grand classique. C’est vrai, j’aime ça. C’est
Ports 1961, collection automne-hiver 2016-2017.
«Je vois la mode comme quelque chose de fun et changeant. C’est une émotion»
confortable et easy. Et la maille c’est un élément que j’ai toujours aimé, même à l’époque où j’étais directeur créatif de l’homme chez Jil Sander, de 2001 à 2003. On a toujours beaucoup vendu de maille. Sur l’homme, tu n’as pas de robes, tu peux moins jouer sur la forme. Et la maille permet une certaine liberté dans le vestiaire masculin! J’adore les cabans aussi, je pense que tout homme devrait en avoir un bleu marine avec des boutons dorés. Y a-t-il des matières que vous préférez? Je ne pense pas, ça dépend des saisons. J’y suis d’ailleurs de plus en plus sensible. Mais j’ai tout de même tendance à éviter le plus possible les matières très lourdes ou chaudes. C’est dû à mon train de vie où je suis toujours en voyage et en mouvement. Je trouve ça peu pratique! Ça dépend vraiment du thème de la saison. J’ai remarqué que le blanc est une récurrence chez vous. C’est vrai, je ne sais pas pourquoi, mais l’écru et le noir sont devenus deux fétiches depuis trois saisons. Je trouve que ça va très bien à Ports 1961. Je trouve ça hyper-chic et très facile. Je leur avais dit, en arrivant là-bas, «Je veux travailler pour vous, mais je ne veux pas changer du tout au tout chaque saison. Je veux un fil conducteur.» Je pense qu’en tant qu’homme, tu ne veux pas drastiquement changer chaque saison. Quand on aime quelque chose, on aime aussi le retrouver. Et puis je suis quelqu’un qui n’aime pas la pièce qui va être reconnaissable tout de suite, le genre de pièce qu’on va voir pendant deux mois partout et qu’après on ne va plus vouloir voir en peinture… Je ne comprends pas les gens qui s’habillent exactement comme sur les défilés où avec des maxi-logos. Mais il y a de la place pour tout le monde! Y aura-t-il un parfum by Milan? J’ai fait à l’époque une bougie chez Trussardi qui avait très bien marché, j’ai fait un parfum chez Jil Sander. L’autre jour, je pensais à faire un parfum, c’est drôle que vous me posiez la question. J’aime les odeurs comme la lavande, les compositions particulières. Et même si je trouve les parfums Tom Ford incroyables au niveau du jus, je les trouve trop forts pour moi. J’aime les fragrances plus discrètes. C’est un univers qui me manque beaucoup, mais il y a tellement de choses à faire!
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LE JEUNE HOMME À LA PERLE
Conception: Isabelle Cerboneschi Photographies, réalisation et stylisme: Buonomo & Cometti Mannequin: Erik van Gils @Elvis Model, Netherlands
Chemise en satin de soie, gilet en velours gansé, pantalon en grain de poudre avec bande en velours, chaussures en cuir brodées et vernies Saint Laurent par Hedi Slimane.
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Veste et pantalon en tweed Chanel, manteau en laine Dries Van Noten et écharpe en satin de soie Charvet.
Manteau en laine avec surpiqûres blanches et pantalon Lanvin, écharpe à franges en satin de soie Charvet.
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Costume en velours frappé et pantalon avec empiècement en cuir Haider Ackermann et loafer en cuir Christian Louboutin.
Manteau brodé et pull Valentino, écharpe en soie imprimée Charvet.
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Pull en soie, carré en soie lavée Hermès et nœud en velours Charvet.
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Chemise en organdi, pantalon et ceinture Givenchy.
Veste avec applications dorĂŠes Dries Van Noten, ĂŠcharpe en satin de soie Charvet.
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Chemise en coton Ă surpiqĂťres effilochĂŠes, chemise en coton noir et pantalon en laine avec galon Dior Homme.
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Ce fils de producteurs hongkongais a étudié le kung-fu de façon intensive pendant sept ans et a choisi d’embrasser la carrière d’acteur contre l’avis de ses parents. A force de ténacité, il tient enfin son premier rôle dans «League of Gods», aux côtés de Jet Li et Fan Bingbing. Rencontre cannoise. P ar Isabelle Cerboneschi esprit chinois. Je voudrais que cela revienne au goût du jour, comme au temps de Bruce Lee. Jet Li et Jackie Chan commencent à vieillir et personne ne reprend le flambeau. Les gens deviennent paresseux. Jouer aux jeux vidéo et commander en ligne, ok, mais où est la part de l’esprit dans tout ça? Qui êtes-vous en tant que Chinois. Les Japonais et les Coréens ont le karaté et le taekwondo, mais les Chinois que font-ils? Evidemment la Chine est un pays gigantesque, mais on peut essayer d’inspirer les Chinois, un par un.
ÉTOILE MONTANTE
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uoi qu’il fasse, Jacky Heung sait pertinemment qu’il se trouvera toujours quelqu’un pour lui reprocher de décrocher ses rôles au cinéma grâce à ses parents, de puissants producteurs et distributeurs de films de Hong Kong. Il le confie ouvertement d’ailleurs sur le Rooftop de Chopard, pendant le Festival de Cannes. C’est souvent le lot des «fils et filles de» de devoir justifier leur trajectoire. Ses parents, Charles Heung et Tiffany Cheng, possèdent le China Star Entertainment Group. Quand Jacky Heung leur a fait part de son désir de devenir acteur, à l’âge de 18 ans (il en a 32), il s’est heurté à une fin de non-recevoir. Mais un «non», voire des dizaines de «non», n’ont pas suffi pour le décourager. Il s’entraîne depuis qu’il a 25 ans à divers arts martiaux, notamment le kung-fu et cela lui a donné une ténacité particulière. Surtout ne rien lâcher. Et surtout pas son idée première: faire du cinéma. Son premier rôle – minuscule (son nom n’apparaît même pas au générique), il le décroche grâce à l’acteur Jet Li, un ami de ses parents, qui le fait tourner avec lui dans Fearless (2006). Puis Jacky Heung obtient un petit rôle dans Warlords (2007). Ses parents ont enfin décidé de lui donner le rôle principal dans League of Gods, où il joue le rôle d’un héros, une créature céleste légendaire nommée Li Zhenzi, aux côtés de Jet Li, Fan Bingbing et Huang Xiaoming. Tant qu’à prendre le risque de réussir, autant le faire en famille…
Pouvez-vous me parler de votre rencontre avec Jet Li? Il est très inspirant. En 2005, sa famille et la mienne avons vécu le tsunami. Nous étions tous aux Maldives en vacances et nous avons tous failli mourir. Après ça, il n’a plus voulu tourner de films. En 2007, il a créé une fondation caritative, la «One Foundation», dont 99% de l’argent récolté va à des enfants victimes de désastres, à des familles déshéritées, aux créations d’hôpitaux, etc. Si vous voulez inspirer les gens, il faut avoir une voix qui porte. Seules des personnes comme Bruce Lee ou Jet Li peuvent inspirer la Chine entière. C’est leur chemin que je veux suivre. Comment était-ce de tourner avec Jet Li? J’ai joué dans trois films avec lui. Dans les deux premiers, j’avais un rôle minuscule, mais cette fois-ci nous avons été très proches. Il représente un maître dans le film. Il est très professionnel, il est tellement bon acteur! Il n’a pas fait beaucoup de combats dans ce film, car il incarne un homme âgé de 200 ans. En revanche, il m’a appris beaucoup de choses. Je lui montrais les clips de mes combats et je lui demandais de les commenter, de m’apprendre quelque chose, de partager son expérience, sa technique de combat et d’acteur avec moi. Il a accepté de tout partager, peutêtre pense-t-il que je peux être le prochain acteur de kung-fu. Il est toujours en train de se demander comment faire pour que le film soit encore mieux. Pas que pour lui mais pour tout le monde.
C’est votre premier Festival de Cannes? Non, je suis déjà venu, mais pas en tant qu’acteur. J’accompagnais mes parents. Je suis ici pour représenter le film The League of Gods. On est venus pour trouver des distributeurs, discuter des sorties et des détails de la distribution. Comment vivez-vous cette nouvelle expérience? C’est très excitant. Mes parents ne voulaient pas que je fasse ce métier. Ils connaissent la vie des acteurs, la pression qu’ils subissent. Psychologiquement et mentalement, vous devez être très fort. Vous devenez connu, très connu et parfois, brutalement, il ne se passe plus rien, c’est la chute. Ils ne voulaient pas que leur fils souffre de ça. J’ai essayé pendant des années sans leur aide, j’ai même fait de la figuration: apparaître dix secondes dans un film sans même dire un mot. J’ai essayé dès que j’ai eu 18 ans. En fait, j’attends ce moment depuis treize ans, et en ayant le rôle principal de ce film, c’est comme si toutes ces années d’attente s’effaçaient d’un coup. Qu’avez-vous fait ces 13 années? Je me suis préparé à devenir acteur et j’ai pratiqué l’art du kung-fu. J’ai travaillé mon corps, mon apparence. Je suis encore jeune même si j’ai 32 ans. Je vous ai vu hier faire des figures acrobatiques de kung-fu dans les escaliers du Martinez, pour un clip tourné par la maison Chopard. Vous allez être leur ambassadeur? La maison Chopard voudrait que je représente leur collection de montres masculines sur le marché asiatique. Nous avons filmé un court métrage hier dans les escaliers, c’est à ce moment
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JACKY HEUNG, LA VOIX DU KUNG-FU
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Jacky Heung: «Mon rêve serait de remotiver les jeunes en Chine, faire revivre cette discipline dans mon pays.» que vous nous avez vus. Avoir une grande marque qui me soutienne, c’est un tournant. Vos parents ne voulaient pas que vous deveniez acteur, mais l’attrait pour ce métier était-il plus grand que les peurs? Je suis soumis à beaucoup de pression en Chine, car les Chinois me voient comme la deuxième génération d’une famille de riches producteurs. A leurs yeux, j’ai plus de chance que les autres. C’est pour cela que je voulais faire les choses différemment, pour prouver que ce que je fais, l’argent ne peut pas l’acheter. Ce que j’obtiens est le fruit de mon travail: j’ai appris à jouer la comédie, j’ai appris le kungfu. J’ai passé des années à me chercher, à trouver mon chemin pour devenir quelqu’un, être moi. Mais durant tout ce temps, j’ai également eu un autre but. Lequel? Plus personne n’apprend le kung-fu chinois, même en Chine, parce que c’est trop difficile. Vous devez avoir tellement de détermination! Ce sont des douleurs au quotidien. Le kungfu n’est pas un sport ordinaire. Cela change votre vie de le
pratiquer. C’est très difficile, surtout si vous n’avez pas commencé dès votre plus jeune âge. Mon rêve serait de remotiver les jeunes en Chine, faire revivre cette discipline dans mon pays.
school». Je me suis dit qu’il fallait le rendre plus désirable, le mettre à la mode. Je fais du kung-fu d’une manière stylée. Je donne des cours un peu funky et les enfants aiment ça.
Vous avez appris le kung-fu en sept ans. Il doit falloir tant de détermination, de volonté, d’abnégation, pour y parvenir! Que représente cet art martial à vos yeux? Je déteste vivre dans l’ombre de quelqu’un. J’ai besoin d’être moi, de faire quelque chose qui m’appartienne. Même si j’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont mis à l’abri du besoin, je voulais trouver ce que je pourrais apporter à la société. Je vois tout un tas d’enfants jouer avec leur téléphone portable, leur ordinateur, ici, comme en Chine. Ils n’utilisent que leurs doigts et leurs yeux, ce n’est vraiment pas un bon environnement pour se développer. L’art martial traditionnel du kung-fu fait partie de notre culture, c’est quelque chose qui représente la Chine. Je ne veux pas que cela se perde. Mais comment le transmettre? Pour les enfants, le kung-fu est un jeu ancestral, il fait partie du passé, même le costume à leurs yeux est «old
Voulez-vous être un exemple? Oui, bien sûr! Mais pour devenir un «role model» cela demande beaucoup d’efforts, de détermination, de discipline. Il faut également que votre esprit soit très fort. Votre comportement doit être exemplaire. Pensez-vous que les gens sont prêts à dépenser autant de temps et d’énergie à apprendre un art martial quand avec Internet tout est si facile d’accès et si rapide? J’aimerais qu’ils connaissent, qu’ils deviennent les gardiens de leur culture. En Occident, il y a beaucoup de sports ancrés dans la tradition: le tennis, le golf et le rugby. Ils sont encore pratiqués par beaucoup, mais si un jour ils devaient disparaître faute de joueurs, je pense que quelqu’un ferait comme moi, qu’il voudrait défendre ces anciennes coutumes sportives et inspirer à nouveau les jeunes générations. Le kungfu représente un sport et un
Quelle est la plus grande leçon qu’il vous ait apprise? Plus vous êtes connu, plus vous avez reçu de la vie, et plus vous devez redonner à la société, donner même plus que ce que vous êtes. C’est cela que j’ai appris de lui. Quand vous êtes connu, vous avez une responsabilité: les gens vous admirent et apprennent de vous. Donc si vous vous comportez mal, vous les trompez. Vous avez un style vestimentaire très particulier, très reconnaissable. Quel est le rôle de la mode dans votre vie? Je ne suis pas la mode. Je ne laisse pas un vêtement couvrir qui je suis. La vie n’est pas un tapis rouge. En tant qu’homme, en tant qu’acteur, on doit connaître son corps, son visage, les couleurs, les marques qui nous vont ou pas. La mode c’est non seulement savoir ce qui vous va, mais c’est également ressentir ce que l’on porte. Et cela n’est pas lié aux saisons: vous pouvez ressortir votre veste des collections passées à tout moment, cela n’a aucune importance, car ce qui est important c’est la façon dont vous la portez. Pour moi, c’est ça la mode: ce que vous voyez dans les défilés, c’est juste une façade pour la vente. Traduction et transcription: Dominique Rossborough
PUBLIREPORTAGE MERCEDES-BENZ
UN WEEK-END PARFAIT Partir vers le sud pour une escapade de shopping, culture et plaisirs gastronomiques? Avec le nouveau Mercedes-Benz GLC Coupé, vous attirez à coup sûr tous les regards.
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3 1 Siège Z en acier inox, design de Zaha Hadid pour Sawaya & Moroni. 2 Fondazione Prada, le musée de la marque de mode, est installé dans une ancienne brasserie milanaise. 3 Trolley en veau de Valextra. 4 Agile avec du style: le GLC Coupé de Mercedes-Benz.
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Le Gothard et les bouchons sont liés comme Milan et la mode. Le navigateur du SUV chic et sportif de Mercedes-Benz vous informe cependant en temps utile et vous conseille d’emprunter la route du col plutôt que de patienter devant le tunnel. Le GLC Coupé piaffe déjà
d’impatience. Naturellement, cette automobile à la ligne de toit qui s’incline doucement vers l’arrière aurait aussi fière allure immobilisée et comblerait ses occupants par son luxe et son espace. Comme le GLC Coupé allie l’agilité d’un coupé aux performances d’un SUV, il part à l’assaut de la montagne avec une facilité déconcertante. Grâce à la
LE GLC COUPÉ DE MERCEDES-BENZ
Dans sa phase de lancement, le Mercedes-Benz GLC Coupé est proposé avec traction intégrale 4MATIC, boîte automatique 9G-TRONIC et trois moteurs – deux diesel de 170 et de 204 chevaux et un à essence de 211 chevaux – à partir de 56 700 francs.
traction intégrale 4MATIC, à son châssis dynamique et à la boîte automatique 9G-TRONIC, il avale ensuite rapidement et confortablement les kilomètres en direction du sud. A l’aise sur tous les terrains, le GLC Coupé arbore l’étoile emblématique sur sa calandre sportive. Il garantit un remarquable plaisir de conduite et offre un vaste volume intérieur tandis que le coffre généreux accueille facilement les achats du week-end. Pourtant, presque aucune place de parc milanaise ne se révèle trop petite pour le GLC Coupé. Quelle joie que d’attirer tous les regards!
Conseils: Top 3 Mandarin Oriental Design, confort, luxe, un hôtel cinq étoiles qui a récemment ouvert ses portes au cœur de Milan. mandarinoriental.fr/milan Antica Trattoria della Pesa Costoletta ou risotto: dans ce restaurant (fondé en 1880!), vous serez choyés à la mode milanaise. anticatrattoriadellapesa.com Excelsior Concept store avec mode et accessoires d’Aquazzura à Versace – pour elle et lui. excelsiormilano.com
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Le Temps l Samedi 29 octobre 2016
PASSION D’HORLOGER
MARC A. HAYEK, L’APPEL DU GRAND BLEU Marc A. Hayek est président et CEO des maisons Blancpain, Breguet et Jaquet Droz. Mais lorsque cette quête du temps précieux lui laisse le loisir de s’extraire, il prend le large et plonge dans les profondeurs des mers et des océans, glissant dans l’«entre-deux-mondes». P ar Isabelle Cerboneschi Quand et comment est née cette passion pour la plongée? J’ai grandi avec les émissions de Cousteau. Quand je regarde des photos d’enfance, je me rends compte qu’avant même de marcher, j’ai nagé. Je m’amusais à retenir mon souffle sous l’eau, ce qui faisait peur à toute ma famille. Je voulais voir ce qu’il y avait dessous. Quand j’étais petit, je jouais avec des bouteilles en plastique et je disais que c’étaient des bouteilles de plongée. Avez-vous songé un jour à en faire votre métier? Je suis très heureux de faire ce que je fais et je ne regrette pas mon choix. J’adore les montres depuis que je suis enfant. Vers 7, 8 ans, je voulais absolument en avoir une. Cela me passionnait. Alors quand ma famille est entrée dans ce business, j’étais le plus heureux de tous! Que ressentez-vous quand vous êtes sous l’eau entre deux mondes ? Je suis plongé dans le calme. Mais ce n’est pas seulement auditif; c’est un calme intérieur. Cela confine à la spiritualité. Sous l’eau, on a la sensation de pouvoir bouger dans toutes les directions, bien plus que quand on est sur la terre ferme. On a même parfois le sentiment de voler. C’est un peu votre mode de méditation ? En un sens, oui. Quel est votre plus beau souvenir de plongée ? Probablement ma rencontre avec mon premier requin-baleine. C’était en Thaïlande, sur le site de plongée de Richelieu Rock, en 1984 je crois. J’avais 2223 ans. Je savais qu’il y en avait dans ce coin. J’étais sous l’eau et soudain une ombre s’est approchée. Elle était beaucoup trop grande! Elle avait la forme d’un requin. Puis je l’ai vu, le requin-baleine. Mon cœur s’est mis à battre, très vite. Mais ce sentiment de panique s’est évanoui en une fraction de seconde quand j’ai croisé l’œil du requin. Il me regardait. Je n’ai plus eu alors aucune pensée. On se regardait. Et c’était tellement doux. Chaque fois que des plongeurs m’ont raconté leur rencontre avec un requin-baleine ils m’ont dit avoir ressenti la même chose que moi. Ce genre de rencontre vous transforme: on ne remonte pas comme on est descendu. Et vous n’avez pas eu peur? Non, j’ai surtout ressenti un premier choc face à ce mastodonte qui arrivait vers moi: ils font facilement 9 mètres! Mais même pour quelqu’un qui a peur des poissons, c’est presque impossible d’avoir peur devant une telle créature. On ressent autre chose. Une sorte de
MARK STRICKLAND
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Marc A. Hayek, président et CEO de Blancpain, Breguet et Jaquet Droz à Fakarava en Polynésie française, lors du Blancpain Diving Experience en 2014. fascination. Ils nous transmettent une certaine forme de paix. Le requin-baleine est différent de tout ce que je connais. La plongée n’est pas un sport anodin. Quel est le plus grand danger auquel vous avez dû faire face? Sous l’eau, je n’ai jamais vraiment ressenti la peur ou une sensation de danger. A l’extérieur, en revanche… Un jour j’étais parti plonger avec un ami photographe aux Maldives. La météo était bonne, mais pendant qu’on était en bas, il y a eu un très fort orage. Quand on est remonté, on a vu le bateau, loin devant… Je me suis dit qu’ils allaient nous apercevoir. Mais ils nous cherchaient dans la mauvaise direction. Il était déjà 16h. Nous avions mis une heure pour remonter, on était sur l’extérieur de l’atoll, on a essayé de se rapprocher du bateau, mais on n’y arrivait pas. Après une heure et demie d’attente dans l’eau, on a enfin vu le bateau approcher, juste avant la tombée de la nuit. Ce jour-là, j’avoue que j’ai eu peur. J’ai pensé qu’on était perdus. Si on s’était mis à dériver, on serait arrivés en Inde une semaine plus tard. Cela sans compter les requins qui tournaient dans les parages… Mais cela ne m’a pas empêché de faire la plongée suivante. Que recherchez-vous dans les profondeurs? La découverte de la nature, de l’animal, je pense. On peut plonger plusieurs fois au même
endroit, il y aura toujours une chose que l’on n’aura pas vue. Sous l’eau, on est comme un enfant qui découvre le monde. On apprend, on se pose des questions. Je ne plonge pas pour l’exploit, pour aller le plus profondément possible, mais pour découvrir un nouveau monde. Le lien entre l’horlogerie et la plongée est naturel, c’est même un lien vital puisque vous dépendez de votre montre pour remonter. Ce sport a-t-il modifié votre perception du temps qui s’écoule? Je pense que oui. Je suis devenu très conscient de l’importance du temps et de sa relativité. Sous l’eau, on doit mesurer le temps en toutes petites sections. Il se compte en minutes. Quand on est en phase de décompression, c’est difficile d’attendre une minute, parce qu’on s’ennuie. Mais quand on est en bas, on n’a pas conscience du temps qui s’écoule. On aimerait qu’il n’existe plus. Mais ce n’est pas le cas du tout: il est haché et non négociable. La Fifty Fathoms est une des montres emblématiques de Blancpain. Votre passion a-t-elle une influence sur la conception de certains modèles et leurs fonctions? Oui, un peu. Je dis toujours que les gens doivent pouvoir plonger réellement avec la Fifty Fathoms. Même si ce n’est plus l’outil qu’utilisent les plongeurs, cela reste une montre de plongée et je veux pouvoir l’emporter avec
moi. Donc il y a eu une évolution au niveau de la lunette, au niveau de la lisibilité, des détails qui ont leur importance sous l’eau. Vous utilisez la Fifty Fathoms pour plonger? Oui, bien sûr, mais avec un ordinateur de plongée. Vous êtes très impliqué dans la protection des fonds marins avec le Blancpain Ocean Commitment. Une compagnie comme la vôtre pourrait-elle se permettre aujourd’hui de ne pas s’impliquer dans des actions de sauvegarde de l’environnement? On le doit! Dans notre cas, on ne s’implique pas seulement au niveau financier. C’est déjà une bonne chose, de donner, mais c’est un peu comme le CO2 neutral: je paye, comme ça, je compense mes excès… et la vie est belle! A la fin, cela ne va pas suffire. Il faut essayer d’encourager les projets, à la fois financièrement mais aussi en utilisant une force de communication. Notre première responsabilité est de communiquer sur nos produits, sur nos montres pour nos employés et pour la pérennité de l’entreprise. Mais on a une responsabilité envers beaucoup plus de gens que cela: envers le monde, envers nos enfants. On se doit de protéger la planète que l’on va leur léguer. Nous avons choisi la sauvegarde des océans, mais on ne peut pas se contenter de dire: il faut faire ceci ou cela. Il faut sensibiliser, ouvrir les
esprits, ôter la peur, essayer de gagner des gens à notre passion. Et commencer par un terrain. On ne peut pas protéger un territoire comme les océans 24h sur 24. Ce sont les mentalités d’abord qu’il faut faire changer. Il faut faire passer des messages et pas seulement dire que c’est trop tard. Si c’est trop tard, en effet, pourquoi faire quoi que ce soit? Si on pense que c’est trop tard, on fermera les yeux, c’est humain. Au contraire, il faut dire qu’il n’est pas trop tard, il faut montrer la beauté du monde, sensibiliser les gens, leur donner envie d’aider, de changer les choses. Nous gagnons notre vie avec des montres en utilisant les ressources de notre Terre. Notre devoir est de redonner quelque chose, sauver quelque chose, dans un domaine ou un autre. A mon avis, toutes les entreprises devraient se lancer dans un projet, quels que soient leurs moyens. Faire un effort. Car si on en fait tous, cela peu changer le monde. Votre plus grand rêve aujourd’hui, quel serait-il? Ce serait la paix sur la Terre, mais c’est un rêve que l’on a tous, je crois. Je rêve que mon fils, qui a 6 ans aujourd’hui, puisse voir un jour un requin-baleine. Et lorsque j’irai plonger avec lui, quand il aura 15 ans, j’espère que les merveilles de la mer que j’ai vues n’aient pas toutes disparu. Cela, c’est un de mes plus grands rêves.
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Le Temps l Samedi 29 octobre 2016
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amer allongé sur une planche, s’y soulever puis y tenir en équilibre, dans l’eau pendant des heures, ça vous sculpte un corps parfait. Pareil pour le mental: concentrer son esprit sur la vague, rien de tel pour apprendre à saisir le moment. Et y retourner encore et encore forge la persévérance. Alors quand on associe à ces vertus un mode de vie fait d’été permanent et d’océan, de liberté et de fêtes autour du feu sur des plages lointaines, on s’étonne que cette vague n’ait pas surgi plus tôt. Tout de même, dès le début des années 60, le surf et ses beaux garçons aux cheveux blanchis par la mer et le soleil ont fait rêver le monde entier. Et même si seul l’un d’entre eux surfait, les Beach Boys n’y étaient pas pour rien. L’influence des hippies n’est pas négligeable non plus. Bien que pas particulièrement surfeurs, ils prônaient les idéaux incarnés par la discipline: le retour à la nature, la vie en plein air, sans entraves, entre mecs cool, souvent adeptes de substances illicites. Le surf a d’ailleurs très vite été lié à la «contre-culture», surtout sous ses formes musicales ou cinématographiques. Si, aujourd’hui, on ne compte plus les films sur le sujet, à l’époque le phénomène s’appelait Endless Summer, réédité cet été, racontant le voyage autour du monde de deux surfeurs en quête de la vague parfaite. Plus tard, c’est Point Break qui a marqué avec ses surfeurs voyous. On ne partait pas pour autant s’essayer à la discipline sur les plages de Malibu. Ou si peu. Seuls quelques aventuriers s’y essayaient, revenant plus sages et définitivement accros.
SPORT
SUR LA VAGUE DU SURF L’imagerie du surf est partout, dans les magazines, sur les réseaux sociaux et chez les marques de mode. Sa pratique semble s’emballer aussi, comme le tourisme qu’elle entraîne. Les deux se nourrissent mutuellement et sont engendrées par l’air du temps. P ar Isabelle Campone, Los Angeles
Les Australiens, les Hawaïens et les Californiens restaient évidemment les maîtres de la discipline, grandissant une planche sous le bras. Quelques Français aussi, menés depuis le début des années 60 par «les tontons surfeurs» dont Joël de Rosnay, célèbre scientifique et vainqueur des premières compétitions nationales. Pour autant, la pratique fut encore longtemps pour les Européens associée à des vacances de routard et réservée à ceux qui ont du temps devant eux, le surf ne s’apprenant pas en un jour. Avec l’élan actuel, elle s’embourgeoise un peu, alors que ses nouveaux adeptes y gagnent eux leurs galons du cool. VickyH Destinations, l’agence de voyages genevoise haut de gamme, a d’ailleurs ouvert il y a un an un département spécialisé, Wave Sheperds. Son responsable, Marc Bürgin, également directeur de l’agence, nous confirme que la demande est exponentielle. «Qu’ils soient des surfeurs expérimentés qui ont vieilli et veulent voyager avec plus de confort ou des néophytes attirés par la coolitude de la discipline, nos clients ont besoin d’expertise. Où est la bonne vague en quelle saison, dans quel surf lodge ils seront le mieux pris en main ou comment organiser un voyage qui satisfasse le reste de la famille.» Car si le sport fait rêver hommes et femmes, les premiers sont plus nombreux à se lancer. «Bien sou-
«On apprend une chose en surfant, c’est comment fonctionner dans le présent. C’est vraiment tout ce dont est faite l’expérience» Gerry Lopez
TOM KELLEY/GETTY IMAGES
Le surf s’embourgeoise
Insouciance, vie en plein air, musique et cheveux blanchis par la mer et le soleil, c’est les années 60. vent, elle fait du yoga pendant que lui surfe, car désormais, dans ces surf lodges de nouvelle génération, les deux disciplines sont associées», souligne ce surfeur confirmé. On peut y ajouter la méditation. Si ce n’était pas tellement le credo des surfeurs originaux, à l’attitude plus râpeuse, ça l’est devenu et c’est notamment la routine de Laird Hamilton, le grand pro. Il faut dire que le surf véhicule par essence une philosophie très zen. La connexion à l’Univers par l’océan imprègne profondément tous ceux qui en font régulièrement l’expérience. Idem pour le rapport au temps, en inculquant la valeur de l’attente et celle du moment présent. Les quelques secondes de plaisir confrontées aux longues minutes de rame. La soumission aux éléments rappelle la supériorité de la nature sur l’homme, source d’humilité et de respect pour elle. Certains surfeurs légendaires ont marqué leur communauté avec des aphorismes expéditifs où le surf devient une métaphore de la vie. On cite souvent Gerry Lopez, grand champion des seventies qui aimait dire: «Avec le surf, j’ai appris qu’il y a toujours une autre vague qui arrive. Ça veut dire qu’il y a toujours un lendemain. Même dans le pire rouleau, si on tient le coup et qu’on continue à ramer,
on s’en sortira.» Ou encore: «On apprend une chose en surfant, c’est comment fonctionner dans le présent. C’est vraiment tout ce dont est faite l’expérience.» Pas tous aussi diserts, les autres surfeurs légendaires sont néanmoins des modèles pour beaucoup. Comme Duke Kahanamoku, le père du surf moderne, ou Dorian Doc Paskowitz, le médecin qui a tout plaqué pour vivre dans des campements pendant vingt-cinq ans avec sa femme et ses neuf enfants, qui furent les premiers élèves de la mythique école de surf qu’il a créée. Ou aujourd’hui les superstars Kelly Slater et Laird Hamilton.
«Une activité pleine de sens»
En Suisse aussi, nous avons des surfeurs pros. Ils sont moins célèbres et le meilleur d’entre eux, Luca Carlisle, ne fait pas partie des premiers au monde, mais il représente, avec d’autres, notre pays dans les compétitions internationales. «Le surf restera toujours de niche en Suisse, car nous n’avons pas d’océan, mais il explose parce qu’il y a une recherche de vie saine, d’immersion dans la nature, d’une activité pleine de sens, souligne Marc Bürgin. C’est le même engouement que pour la peau de phoque, pour les mêmes raisons.»
Les Français ont évidemment plus de champions, qui ont grandi au bord de l’océan et profitent des spots mythiques comme Biarritz, Hossegor ou Guéthary, désormais prisés aussi d’une nouvelle vague de surfeurs. «J’ai adoré immédiatement le caractère sauvage, sportif, joyeux de la côte basque. J’y suis venue il y a dix ans avec des amis originaires de la région, des amoureux de surf, de fiesta et de belle vie puis j’y ai découvert le bonheur de monter sur une planche. Même si la peur est là, ce plaisir des dix secondes portée par la vague s’imprime à jamais et on cherche à le retrouver encore et encore», nous raconte Nadège Winter, la très pointue et très écolo fondatrice de la marque Amish Boyish qui a aussi cofondé le BIG Festival à Biarritz. Celui-ci est vite devenu incontournable, grâce à sa programmation mais aussi à son esprit. «En huit ans, le public est devenu plus éclectique, plus Parisien, on sent que la culture festive et sportive du lieu a frappé une jeunesse qui vient peut-être chercher l’authenticité et un bout de Californie. Le BIG est bien sûr extrêmement lié à la culture surf, car surf et musique ne font qu’un: libres, rebelles, uniques, des promesses de jeunesse.» Evidemment, cette explosion du surf ne plaît pas à tout
le monde. Les puristes s’en plaignent, car les vagues ne sont pas plus nombreuses et ils n’aiment pas les partager avec les nouveaux, que l’on accuse d’être juste séduits par une mode. On les comprend quand des marques comme Chanel ou Saint Laurent s’emparent du surf, que Quicksilver ouvre un magasin avenue Montaigne ou que des appartements urbains affichent une planche dans le salon. Mais on comprend aussi l’engouement: qui n’aimerait pas s’approprier cette vie? «Cet attrait correspond sans aucun doute à un phénomène récupéré par les grandes marques qui, comme avec le skate, utilisent le surf en référence du cool et de la liberté. Ça répond cependant à un véritable besoin de revivre ou de se réapproprier les codes de l’indépendance, de la force, du courage, du plaisir pur, et de la liberté», analyse Nadège Winter. «Seul au milieu des océans face aux vagues, l’image mythique d’un easy rider. Cependant, le surf est un sport qui exige de la témérité, de la pratique, des efforts, une aptitude que tout le monde n’a pas.» Et puis, comme l’a dit Phil Edwards, autre surfeur de légende: «A la fin, le meilleur surfeur est celui qui s’éclate le plus.»
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Le Temps l Samedi 29 octobre 2016
Mouchoir de poche en coton, Massimo Alba
Epingle à cravate «œillet» en nidd’abeilles et tige en laiton, Lanvin Veste en velours imprimée de paillettes et rebrodée de cristaux, Alexander McQueen
Eau de parfum «Rose of No Man’s Land», Byredo
FLAGRANTS DÉSIRS
VARIATIONS VÉGÉTALES Dior Homme, défilé automnehiver 2016-2017
PHOTOS DR
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Pièce après pièce, l’homme laisse tomber son armure pour s’envelopper dans la délicatesse des fleurs. Ses vêtements sont un jardin. Un jardin en hiver. Par Séverine Saas Veste bomber en nylon à capuche détachable, Gucci
Shampooing détoxifiant, Kevin Murphy
Chaussettes en laine, Vivienne Westwood by Pantherella
Chemise en popeline de coton, Marni
«L’Eau d’Hiver», hédione, agrumes, héliotrope, iris et miel, Jean-Claude Ellena pour Editions de Parfums Frédéric Malle
Basket «Nike Air Zoom Structure 20 iD» à customiser soi-même, Nike
Attaché-case «Double Handle 40», cuir peint à la main et clous, Bertoni
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PHOTOS VINCENT MUNIER
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Vincent Munier, photographe autodidacte considéré comme l’un des plus talentueux du monde, tente de transcrire ce qui l’émeut le plus dans la nature, de la Scandinavie aux îles les plus septentrionales du Nunavut.
ÉCHAPPÉE
VINCENT MUNIER, RÊVEUR DE RENCONTRES GLACÉES Des loups blancs du Grand Nord aux écureuils des Vosges, ce talentueux photographe rend grâce à la beauté auréolée de blanc du règne animal. Rencontre. P ar Emilie Veillon
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es bois de rennes qui surgissent dans le brouillard. Les yeux jaunes d’un loup blanc luisant au coucher du soleil. Des lièvres arctiques à peine perceptibles sous un duvet cotonneux… Tant de grâce, de pureté, de douceur. Des clichés d’une féerie rare. De celle qui ferait presque oublier les conditions extrêmes des déserts de neige et de glace où ces photographies tirées d’Arctique, dernier ouvrage de Vincent Munier, ont été prises. Fan du minimalisme de certains artistes japonais et de l’œuvre de Robert Hainard, ce photographe autodidacte né en 1976 à Epinal dans les Vosges, plusieurs fois primé lors du Wildlife Photographer of
the Year et considéré comme l’un des plus talentueux du monde, préfère la sobriété à une foule de détails qui mettraient selon lui des bornes sur les images. Pour que chacun puisse les interpréter à sa manière. Ce regard, c’est son histoire. Il tente de retranscrire ce qui l’émeut le plus dans la nature, cette vie parallèle qui le fait vibrer et alimente la folie qui le pousse en avant. Vers les longs voyages d’hiver en solitaire qu’il a menés ces six dernières années, tirant son traîneau, de la Scandinavie aux îles les plus septentrionales du Nunavut (Canada). A la rencontre des ours et des renards polaires, des caribous, des bœufs musqués ou harfangs des neiges, en attendant ce dont il rêvait: une meute de neuf loups qui
n’avaient jamais encore croisé d’êtres humains. Comment sont les nuits polaires sous les étoiles? Jamais sereines. J’ai peur de l’ours blanc et cela m’empêche de dormir. Je passe donc des nuits en pointillé. Cette tension permanente fait que mon visage se marque très vite, je prends plusieurs années en l’espace de trois semaines. Je m’amaigris. Pour me protéger, j’ai des pétards et un fusil d’abord chargé de balles en caoutchouc, puis de vraies balles si je me fais vraiment attaquer, et dont je me suis déjà servi au Canada contre un ours brun. J’avoue que cela me rassure. Quand on écoute les histoires des Inuits, on prend conscience du danger.
Vous êtes-vous déjà senti vraiment en danger? Oui. Parfois, j’ai fait des erreurs, animé par l’envie de rencontrer l’animal. Les bœufs musqués, ce sont des points noirs visibles de très loin. Je les suis en permanence, car ils attirent des loups et des renards polaires qui viennent récupérer des placentas après les mises bas printanières. Quand je vois ces points noirs je fonce, mais les distances sont difficiles à évaluer là-bas. C’est traître, la photographie pour ça, parce que derrière un objectif on risque de ne pas bien jauger les choses. J’ai été surpris par une tempête un jour, alors que je m’étais éloigné de ma tente. Mon GPS n’avait plus de piles. Je ne pouvais pas les changer parce que
mes mains étaient gelées dans ces conditions trop rigoureuses. Cela aurait pu être dramatique si la tempête ne s’était pas vite calmée. Dorénavant, lorsque je marche plusieurs kilomètres loin de ma tente, j’ai toujours deux GPS, une pelle, un duvet, un fusil et quelques vivres. En cas de gros pépin, je fais un trou dans la neige et j’attends que la tempête passe. Vous avez pisté les animaux sur plusieurs continents, notamment l’Afrique. Est-ce que vos voyages en Arctique étaient les plus périlleux ? Incontestablement. Je l’ai compris sitôt que l’avion m’a posé, seul, par moins 45 degrés. La première semaine, j’ai vraiment souffert
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Le Temps l Samedi 29 octobre 2016
PHOTOS VINCENT MUNIER
Quelques images tirées du livre «Arctique», réalisées au cours des six dernières années lors d’expéditions hivernales, souvent en solitaire et sans assistance, sur le territoire du loup blanc.
et failli appeler les secours. L’éloignement, la solitude… C’était le voyage le plus engagé. Mais je suis malgré tout toujours attiré par les milieux hostiles. Ces déserts me testent, c’est sûr. C’est fascinant de trouver de la vie dans ces décors. Comme sur le plateau du Tibet, à 5000 mètres d’altitude, où vivent des espèces adaptées et méconnues. Magnifier ces animaux est une passion. Comment vous êtes-vous préparé à enchaîner les semaines dans ces conditions polaires extrêmes? De manière assez progressive, sur une dizaine d’années. J’ai appris à vivre dehors en hiver dans les Vosges. Ensuite, je suis allé dans les Carpates, puis en Scandinavie, où les conditions étaient de plus en plus rigoureuses. J’ai mené plusieurs expéditions au nord de l’Alaska, puis sur l’immense île d’Ellesmere, la plus au nord de l’archipel arctique canadien, qui ne compte qu’un seul village inuit. Vous dites que parfois vous dormez en marchant… Je suis dans un tout autre état de corps et d’esprit. On dit souvent qu’il faut une bonne condition physique, mais je n’y crois pas. Je pense que tout est dans la tête, le reste suit ou pas. A la différence d’un aventurier comme Mike Horn, rien ne m’oblige à faire au moins 20 kilomètres par jour. Je vais à mon rythme, en fonction de mes possibilités et de mon matériel. La journée est dictée par mon état et les animaux. Je suis en permanence sur le qui-vive, concentré, tous mes sens en éveil. Ce serait impensable de lire ou d’écouter de la musique. Il y a un côté animal en moi, et ce loup blanc qui hante mes pensées en permanence. Je ne peux pas me permettre de le louper. Je suis constamment aux aguets.
Partez-vous toujours seul? Oui, sauf à deux occasions. Yannick Gentil, un réalisateur suisse habitué des tournages compliqués m’a suivi pendant une semaine, l’année dernière au mois d’avril. Et mon père est venu une fois dans les déserts arctiques. J’y tenais beaucoup puisque c’est lui qui m’a mis un boîtier dans les mains et m’a appris à côtoyer les animaux sauvages. Qu’emportez-vous avec vous? Un traîneau à ski sur lequel je stocke environ 120 kilos. Mes bonbonnes de gaz, ma tente, mon matériel photo, des vivres, un bon duvet. C’est un mode de vie nomade qui me plaît beaucoup. Je fais un trou dans la neige chaque jour pour cuisiner et dormir. Les gestes quotidiens sont très répétitifs, presque robotiques. Et c’est tant mieux, parce que la moindre erreur peut remettre toute l’opération en cause. Faire à manger, par exemple, c’est tout un rituel, pour ne surtout pas casser son gaz, ni perdre mes moufles. Mon ami Yannick a eu un orteil gelé et a dû être amputé. L’avion a mis huit jours pour nous secourir. Il faut être très vigilant sur nos moindres faits et gestes. Il semble que vous soyez dans un rapport d’apprivoisement mutuel avec les animaux. Même le loup, que vous comparez à Chaussette, le compagnon du lieutenant John Dunbar dans le film «Danse avec les loups». Cela s’explique par le fait que la plupart d’entre eux n’ont jamais vu d’êtres humains. Les lièvres arctiques, je peux presque les caresser. Ils n’ont pas peur de l’homme. La quête du loup, quant à elle, a été progressive. J’ai été d’abord systématiquement déçu de les savoir farouches, à force d’être chassés par les Inuits. Je voyais des peaux qui séchaient
dans les villages… C’est ce qui m’a poussé sur l’île d’Ellesmere, à plus de 100 kilomètres au nord des habitations où les Inuits ne s’aventurent pas. C’est là-bas que j’ai rencontré cette fameuse meute qui m’a encerclé. Un moment magique, dont je rêvais depuis des années… Au point qu’il y a parfois une sorte de synchronicité entre l’animal et vous… C’est vrai. Et c’est très émouvant, surtout lorsque j’ai marché des jours sans rien croiser de vivant. Quand un loup se met par exemple exactement là où j’aimerais qu’il soit ou que trois écureuils regardent, l’air confiant, mon objectif, sous la neige devant mon chalet dans les Vosges. Je me souviens d’avoir croisé après plusieurs jours un couple de lièvres arctiques un 14 avril. J’ai installé ma tente à côté d’eux, les ai observés, leur ai parlé et bu un coup de mirabelle en leur compagnie pour fêter mon anniversaire… J’ai de la peine à comprendre comment ils peuvent vivre dans ce frigo. C’est le paradoxe de ce monde de glace. Les animaux paraissent tout tranquilles dans une hostilité terrible. C’est féerique. N’êtes-vous jamais découragé? Il faut avoir une certaine folie, la folie de la rencontre. C’est elle qui me tient. Je ne sens plus mon traîneau. Comme une force surhumaine qui me tire vers l’animal que j’aperçois ou le nez à nez rêvé avec lui. Elle me fait penser au vent. Avec mon père, lors de nos trois semaines passées en Alaska, il soufflait en permanence. Un vent qui est un être vivant, là pour te faire tomber, qui s’arrête net, comme pour reprendre sa force et te remettre une giclée. J’adore. Nous sommes restés quatre jours sous
la tente en portant des Boules Quies pour supporter le bruit infernal de la toile. Cette nature, c’est une fuite pour nous deux, sans doute…
on entre parfois dans la forêt sur la pointe des pieds, comme dans une cathédrale, pour ne pas perturber une forme de beauté, une dimension, plus invisible.
Restez-vous en contact avec vos proches pendant ces périples? Rarement. Je reçois des bulletins météo par SMS de mes deux collaborateurs. Mais je n’échange pas de messages avec ma famille. Ils y sont habitués. On a établi des codes avec ma compagne: elle préfère ne pas avoir de nouvelles régulièrement, sinon elle se fait du souci.
Avez-vous le sentiment de la capter avec votre appareil photo? C’est rare. J’aurais aimé être un artiste peintre ou un illustrateur pour relater tous ces moments incroyables, sans filtre. L’appareil photo n’est qu’un prétexte, un outil qu’on m’a mis dans les mains. Parfois, il m’ennuie presque… C’est une espèce de barrière entre l’animal et moi. L’aspect technique peut gâcher un moment. Avec les loups, cela a presque été le cas. Je voulais les voir avec mes yeux, ne pas les figer tout de suite. Très souvent, je ne prends pas de photo: je savoure l’instant. C’est important de prendre du recul, de passer les yeux dans les jumelles, de ne pas toujours être un photographe.
Comment avez-vous fait vos premiers pas dans la nature? Très tôt, avec mon frère et ma sœur, nous faisions des balades en forêt, des descentes en canoë, de l’escalade. Ce contact avec la vie sauvage, d’une richesse incroyable, m’a fait quitter l’école très tôt. Mes parents n’étaient pas très fiers. Mon père, professeur de métier et naturaliste amateur, travaille à préserver la faune et la flore des forêts lorraines, notamment une espèce emblématique qui est le Grand Tétras. Il a passé plus de 600 nuits couché sur la mousse à observer cet oiseau rare. Une famille de fous, non? Dès l’âge de 10 ans, il me laissait dormir tout seul sous un sapin, pour guetter les silhouettes dans le noir. Depuis, être dans la nature est un besoin vital. Chaque saison est un rendez-vous particulier. Enfant, étiez-vous le plus touché par les animaux ou la forêt, le ciel, l’Univers? Je pense que c’est un tout. Il y a un côté sacré qui m’attire, comme si la nature était un sanctuaire. Avec mon père, on n’ose pas aller dans certains endroits, parce qu’on sait qu’on peut déranger. On a appris qu’on n’était pas chez nous, donc
Après le loup polaire, quelle sera votre prochaine rencontre rêvée? J’ai rencontré ma première panthère des neiges il y a quelques mois. Il faut savourer ces moments de vie. J’ai encore beaucoup de rêves, mais je ne veux pas courir. Mon chemin a été assez chaotique. J’ai quitté les bancs de l’école très tôt, sans le Bac, que j’ai raté trois fois de suite. Quelle idée de fixer les examens au printemps… C’est la période où il faut être tout le temps dehors, pour les oiseaux, les renards, les chats sauvages. Très tôt, j’ai enchaîné les petits jobs pour payer mes pellicules, puis mes voyages. Je vis désormais de la photographie, je partage ces émotions par le biais des livres que j’édite moi-même avec le label Kobalann ou des expositions. J’ai peu de sponsors, je marche au feeling. Rien n’est vraiment calculé. Je suis un autodidacte complet.
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Le Temps l Samedi 29 octobre 2016
INTERVIEW SECRÈTE
JEAN-FRANÇOIS PIÈGE,
qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant? Quel était votre livre préféré? Je crois que c’était Tintin, le crabe aux pinces d’or. On me l’avait offert. Quand on est jeune, on se rattache à ce que l’on nous offre.
Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été et de ses rêves. Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire.
Vous l’avez relu depuis? Non. Quel goût avait votre enfance? Un goût assez doux et assez calme: le goût du bonheur. Même si la vie avec ses aspérités a fait qu’il y avait quelques épreuves: j’ai perdu mon papa quand j’étais très jeune. Mais pour comprendre les conséquences de ces moments-là, je pense qu’il faut vieillir. Toutefois, le sentiment qui reste est celui du bonheur et de la joie.
J
Quel était votre plus grand rêve d’enfant? J’en avais beaucoup en fait qui ont évolué. Enfant, j’avais envie d’être jardinier. C’était la terre, cette proximité avec la nature qui me faisait rêver. Mais passé le stade de l’enfance, à l’adolescence, j’ai eu envie d’être cuisinier. Y a-t-il eu un facteur générateur de ce désir? Ce sont les fruits de la nature qui m’ont donné envie de faire ce métier. Plus jeune, je croyais que ce qui m’intéressait c’était de travailler la terre. Mais en fait non: c’était ce que la terre nous offrait qui me passionnait et qui m’a donné envie d’être cuisinier. Quel était votre jouet préféré? C’était un jouet en bois, un joli camion avec une petite échelle que l’on m’avait offert. J’ai toujours aimé les choses bien faites, précises et assez naturelles.
Et si cette enfance avait un parfum, ce serait? Sans être très original, je pense que c’est le parfum de la cuisine. Je suis issu d’une famille pour qui les moments autour de la table étaient très importants. C’était une maison qui sentait les odeurs de cuisine. Mais les bonnes odeurs! Vous alliez voir la mer pendant les grandes vacances? Pour moi, des vacances sans avoir vu la mer ou l’océan, ce ne sont pas des vacances. On ressent un tel abandon dans la mer… On se baigne de cet univers, au sens propre comme au sens figuré. Saviez-vous faire des avions en papier? Mon frère savait très bien les faire. Moi, je n’ai jamais été très bon. Les miens étaient tout simples. Les siens étaient en une pièce, deux pièces. C’était son dada.
JAMES BORT
ean-François Piège est un concentré de contraires. Un fumet de contradictions. Il oscille entre le grand nombre et le plus petit dénominateur commun. Le grand public le connaît à travers son rôle de juré dans Top Chef, le public averti de gourmets flamboyants sait que chez lui c’est la piste aux étoiles. Son parcours de chef en est parsemé: le guide Michelin lui a décerné trois étoiles en 2001 pour le restaurant du Plaza Athénée qu’il dirige alors, deux en 2005 pour Les Ambassadeurs du Crillon, deux pour son restaurant gastronomique en 2010, puis dans son édition 2016, le guide lui en octroie deux pour Le Grand Restaurant, qui a ouvert ses portes en 2015. Jean-François Piège aime les mariages morganatiques: celui de la cuisine traditionnelle et de la haute gastronomie. Celui de la tradition et de la contemporanéïté. Il avoue être collectionneur dans l’âme et possède notamment une collection de montres pour la beauté de l’objet, dit-il. Ce n’est pas étonnant que Piaget l’ait choisi avec d’autres artistes, acteur, écrivain, sportif, pour incarner la dernière montre Polo S. Une montre sportive mais chic, jour mais nuit aussi, décomplexée et complexe à la fois. La rencontre a eu lieu à Paris, dans la boutique Piaget de la rue de la Paix, juste avant la dégustation d’une mini-cassolette de ris de veau et sa mousseline de noix. Inutile de dire que ce plaisir fut à la fois irrésistible et bien trop court.
C’est un jouet que j’ai toujours, d’ailleurs. Notre bébé est encore un peu jeune, mais quand ce sera le moment, j’espère le lui transmettre. A quels jeux jouiez-vous à la récréation? Comme tous les enfants: aux billes. Je les collectionnais. J’ai une âme de collectionneur. Les bigarreaux, les billes en cristal, en terre, en plomb… On arrive à avoir de très jolis objets. Je les ai encore. C’est le mauvais côté du collectionneur: on accumule, on accumule, on accumule… Mais ce qui est bien dans une collection, contrairement à d’autres choses, c’est qu’un jour il y a une fin. A un moment donné, on s’en sépare. Quelles autres collections possédez-vous? Des montres. Des livres anciens du XVIIe siècle, des guides culinaires. On doit être seulement une trentaine dans le monde à avoir la collection complète du guide Michelin. Qu’est-ce qui vous intéresse dans les ouvrages du XVIIe siècle? La matière, pour commencer. Je suis assez tatillon sur la qualité, il faut que les livres de cette époque soient du plein veau, que les coins soient beaux, que les ouvrages ne soient pas trop
restaurés, que le papier ne soit pas acide… Grimpiez-vous dans les arbres quand vous étiez enfant? Non, pas du tout. J’ai grandi à Valence, dans la Drôme, une petite ville de province. Il n’y avait pas d’arbres, ou bien ils étaient trop hauts. Quelle était la couleur de votre premier vélo? Je pense qu’il était blanc. Je parle du tout premier, celui qui avait des petites roulettes. Jusqu’au jour où on les a enlevées. J’étais tellement fier, ce jour-là, d’avoir pu faire quelques longueurs à vélo, juste avant de tomber.
Jean-François Piège, chef étoilé à la tête du Grand Restaurant à Paris et juré de «Top Chef».
Aviez-vous peur du noir? Non. Je n’ai pas souvenir d’avoir eu peur. Mon fils, qui a 1 an, commence, lui, à avoir peur: il est surpris par un bruit. Quand on traverse une pièce un peu noire, il se rapproche de nous… A quel moment, tout a-t-il basculé dans votre vie? Déjà, le fait de passer d’un rêve à l’autre: de l’idée de jardinier à celle de cuisinier. Ensuite, c’est le moment où j’ai décidé de faire mon métier comme j’en avais envie: prendre le risque de ne pas avoir d’associé, pas d’investisseur, d’être entrepreneur, totalement chez moi, selon ma propre idéologie. J’ai appelé mon établissement: «Le Grand Restaurant», on y pénètre par la cuisine, j’ai changé les règles du jeu pour qu’elles deviennent miennes et se rapprochent au plus près de mes envies.
La cuisine, c’est une manière de s’exprimer, oui. Mais je pense qu’être cuisinier, c’est simplement avoir envie de faire plaisir aux autres. Les faire rêver. Ensuite, on associe au plaisir le rêve, l’émotion, la profondeur. Cuisiner – une fois que l’on a dépassé le simple fait de se nourrir pour survivre – c’est essayer d’apporter le supplément d’âme nécessaire dans un plat, c’est la volonté de créer une émotion. Vous avez évoqué votre collection de montres. Pourquoi les collectionnez-vous: pour l’objet? Pour la signification du temps? Simplement déjà pour la beauté de l’objet. Notre première rencontre avec une montre, c’est à travers la beauté qu’elle se fait. Il y a peut-être aussi l’envie de transmettre. Et puis une montre, c’est aussi une manière de dire qui l’on est, une expression de soi. Dans l’univers de la cuisine, on n’a que quelques secondes pour appréhender un client. En regardant sa montre, cela peut donner une piste pour le comprendre, saisir ce qui pourrait lui faire plaisir. Vous souvenez-vous du prénom de votre premier amour? Cela va me revenir… C’était un amour platonique: vous savez, le premier amour, le premier regard, cela se passe à l’école. Vous souvenez-vous de l’enfant que vous avez été? C’est marrant que vous posiez cette question parce que, avec le recul, quand on entend parler de l’enfant que l’on a été et le souvenir qu’on en a, il y a souvent une grande différence. On m’a dit que j’avais eu une enfance disons un peu plus colorée, un peu plus remplie de vie que l’image que j’en ai. Est-ce que cet enfant vous accompagne encore? Oui. L’enfance, c’est le moment où l’on apprécie et où l’on appréhende des moments de vie qui feront l’adulte que l’on sera. On construit son futur «soi». J’ai bâti ma façon d’être sur les bases de ce que j’ai vécu avant.
De quels super-pouvoirs vouliez-vous être doté? La téléportation! J’aime voyager et j’adorais regarder les gens se téléporter dans Star Trek.
Plus que l’animal? J’aime associer les deux, mais ma base de réflexion repose surtout sur le végétal. Dans ma cuisine, je suis à l’écoute de la nature, que ce soit une racine, une herbe, un fruit, un légume, une feuille… Tout.
Vous avez un exemple? L’un des plats signatures de ma cuisine, c’est un dessert: le blanc à manger. C’est un peu ma madeleine de Proust. Ma grand-mère réalisait une île flottante que j’adorais, mais elle est malheureusement partie sans nous laisser la recette. Ce dessert m’a hanté: je ne suis jamais arrivé à reproduire ce goût, cette texture, cette vision. J’ai donc créé ma propre île flottante, mais je l’ai inversée. La crème est à l’intérieur. Du fait de ne pas parvenir à retrouver un goût, j’ai décidé de le créer comme ça. Ce dessert est un plaisir plutôt égoïste: j’avais envie de revivre ce que j’avais vécu! N’arrivant pas à recréer le contexte, je suis parti totalement à l’opposé.
Rêviez-vous en couleur ou en noir et blanc? En couleur.
Quelles histoires voulez-vous raconter dans vos plats? Car ce sont comme des romans au fond…
Et ce premier amour, alors, il s’appelait? Sophie!
Quel superhéros rêviez-vous de devenir? Je suis de la génération des premiers mangas japonais donc je rêvais d’être Goldorak. Aujourd’hui, c’est un peu désuet, on s’intéresse plutôt aux superhéros américains.
Avez-vous une matière fétiche, dans votre cuisine? Oui, le végétal.