ARCHITECTURE & DESIGN
CHRISTIAN DE PORTZAMPARC
Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Samedi 12 novembre 2016
CHRISTIAN DE PORTZAMPARC MARYAM MAHDAVI HUMBERTO CAMPANA KELLY WEARSTLER VICTOIRE DE CASTELLANE INDIA MAHDAVI
Architecture & Design
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Le Temps l Samedi 12 novembre 2016
ÉDITO
Fenêtres ouvertes
SOMMAIRE
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Une œuvre architecturale qui serait pensée, perçue simplement pour ce qu’elle est, n’a pas de sens. Elle trouve sa justification dans ce qui l’entoure, les bâtiments alentour, les rues ou les avenues qui passent devant elle. Elle n’a de sens que parce que des humains vont s’en emparer, l’habiter, vivre derrière ses vitres, passer devant, derrière, à côté, l’atteindre ou se perdre en tentant de s’y rendre. Elle limite et elle permet, elle conditionne, elle génère. Elle possède une dimension symbolique, elle sert de repère dans une ville. Elle s’intègre et permet d’intégrer, lorsqu’elle est bien conçue. L’objet architectural a un impact environnemental, et pas seulement énergétique. Il peut créer du lien. Il peut scinder ce lien aussi.
Ce qui est le plus fascinant avec l’architecture, c’est lorsqu’elle délimite un territoire tout en laissant les fenêtres et les portes ouvertes sur un univers illimité: celui des rêves qu’il reste à exaucer.
AECDP
Par Isabelle Cerboneschi, Paris
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Kelly Wearstler, la maîtrise de la démesure
DR
La superstar du design américain est une maximaliste qui n’a peur d’aucune accumulation, d’aucun mariage, d’aucun choc visuel. Son nom est devenu une marque à la signature unique, aussi foisonnante que ses décors. Rencontre hollywoodienne. Par Isabelle Campone, Los Angeles
10 10 Humberto Campana
Ce n’est pas anodin de dessiner des intérieurs dans lesquels des humains vont se retrouver face à eux-mêmes, ou à quelques autres, délestés de leurs masques et de leurs armures, devenus plus fragiles, mais forts néanmoins de la protection que leur offrent les murs et l’univers pour eux créés. Inventer des espaces intérieurs, dessiner des meubles et les agencer, c’est faire d’un lieu «une véritable expérience tournée vers l’intérieur», comme le souligne l’architecte et designer India Mahdavi.
L’architecte français, qui a redessiné la fameuse skyline de New York avec sa tour One57, a déposé au centre de Séoul un bâtiment à la poésie rare: une fleur qui enferme en son cœur la boutique Dior. Il rêve de repenser les cités modernes, d’en faire des lieux qui lient et ne séparent pas. Il rêve d’un bien vivre ensemble. Rencontre avec un humaniste.
4 Christian de Portzamparc
Humberto Campana, designer cathartique
Un design écologique et socialement engagé qui plaît aux collectionneurs. Telle est la force de l’œuvre énigmatique des célèbres frères Campana, basés à São Paulo. Rencontre avec l’aîné, Humberto, entre mélancolie heureuse et rêves humanistes. Par Emilie Veillon, Milan
C.CLIER-CENTRE DES MONUMENTS NATIONAUX
Par Isabelle Cerboneschi
Ce n’est pas anodin d’ériger un musée au cœur d’une ville, une tour de 300 mètres à côté de Central Park, créant ainsi une nouvelle ombre, longue, sur ce poumon urbain. C’est un geste qui engage. Qui engage face à l’histoire. Qu’il plaise ou non, l’objet sera digéré par la ville et définira son nouveau visage, et s’adjoindra à d’autres créations pour écrire un futur possible.
18 Détail de la villa Kérylos
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Silence, ici on rêve!
Maryam Mahdavi, la décoratrice aux trois cultures, a posé ses meubles à Bruxelles dans une maison Art nouveau. Sa maison chrysalide est un monde en soi. Visite privée.
Par Antonio Nieto, Bruxelles
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La belle hellène
Silhouette blanche se découpant sur fond d’azur, la villa Kérylos est une parcelle de l’Hellade en territoire français. Hymne à la beauté antique, cette folie Belle Epoque fait revivre sans jamais la pasticher la Grèce éternelle. Visite.
Par Eva Bensard, de retour de Beaulieu-sur-Mer
20 Victoire de Castellane,
qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant?
Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été et de ses rêves. Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire.
Par Isabelle Cerboneschi, Paris DR
FRÉDÉRIC LUCA LANDI
Christian de Portzamparc croit que grâce à une architecture et un urbanisme bien pensés, on peut déghettoïser les cités, du moins tenter d’ouvrir les espaces fermés et leur redonner du sens.
Christian de Portzamparc, architecte au-delà des murs
20 Victoire de Castellane
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Le jardin enchanté d’India Mahdavi
L’architecte et décoratrice India Mahdavi nous invite à découvrir le lieu magique qu’elle a imaginé pour le nouveau salon de thé Ladurée, qui a ouvert ses portes à Genève début novembre. Rencontre sucrée.
Par Sophie Grecuccio, Paris
Editeur Le Temps SA Pont Bessières 3 CP 6714 CH – 1002 Lausanne Tél. +41 21 331 78 00 Fax +41 21 331 70 01 Président du conseil d’administration Stéphane Garelli Direction Ringier Axel Springer Suisse SA
Un des croquis du projet de Christian de Portzamparc pour la boutique Dior de Séoul.
Directeur Suisse romande Daniel Pillard Rédacteur en chef Stéphane Benoit-Godet Rédactrice en chef déléguée aux hors-séries Isabelle Cerboneschi
Rédacteurs Eva Bensard Isabelle Campone Isabelle Cerboneschi Sophie Grecuccio Antonio Nieto Emilie Veillon Secrétariat de rédaction Sophie Grecuccio Photographies Jean-Francois Jaussaud/ Luxproductions Réalisation, graphisme Christine Immelé Responsable production Marc Borboën Responsable photolitho Denis Jacquérioz Correction Samira Payot
Conception maquette Bontron & Co SA Internet www.letemps.ch Gaël Hurlimann Courrier Le Temps SA Pont Bessières 3 CP 6714 CH – 1002 Lausanne Tél. +41 21 331 78 00 Fax +41 21 331 70 01 Publicité Admeira Publicité Le Temps Pont Bessières 3 CH – 1002 Lausanne Tél. +41 21 331 70 00 Fax +41 21 331 70 01 Directrice: Marianna di Rocco
Impression ISwissprinters AG Zofingen
La rédaction décline toute responsabilité envers les manuscrits et les photos non commandés ou non sollicités. Tous les droits sont réservés. Toute réimpression, toute copie de texte ou d’annonce ainsi que toute utilisation sur des supports optiques ou électroniques est soumise à l’approbation préalable de la rédaction. L’exploitation intégrale ou partielle des annonces par des tiers non autorisés, notamment sur des services en ligne, est expressément interdite. ISSN: 1423-3967
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Ci-contre: Christian de Portzamparc.
Ci-contre de gauche à droite: la boutique Dior de Séoul, comme une fl ur à peine éclose en plein centre urbain.
L’architecte français, qui a redessiné la fameuse skyline de New York avec sa tour One57, a déposé au centre de Séoul un bâtiment à la poésie rare: une fleur qui en erme en son cœur la boutique Dior. Il rêve de repenser les cités modernes, d’en faire des lieux qui lient et ne séparent pas. Il rêve d’un bien vivre ensemble. Rencontre avec un humaniste.
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KYUNGSUB SHIN
Par Isabelle Cerboneschi, Paris
C
hristian de Portzamparc est un architecte immense. L’aborder nécessite d’accepter de tourner autour du sujet à 360 degrés et de ne pas réussir à en faire le tour. Ce qui n’empêche pas de tenter en tout cas de s’approcher au plus près de ce qui l’anime. Christian de Portzamparc est un architecte qui pense au-delà des murs. Un homme dont la vision est plus vaste que les espaces qu’il délimite avec des parois, des pétales de fibre et de béton, des pixels de verre. Un homme qui rêve d’une ville liante et non pas excluante comme le sont les cités modernes construites dans les années 70 pour engloutir des hordes d’immigrés partis dans l’espoir de vivre mieux ailleurs. On a toujours cet espoir quand on traverse une frontière, de vivre mieux de l’autre côté. Estce qu’une cité, c’est mieux qu’un village? Christian de Portzamparc n’aime pas les immeubles qui tonitruent, mais cela ne l’a pas empêché de créer une poésie urbaine en plein cœur de Séoul, pour la maison Dior. Une sorte de fleur à peine éclose. Un bâtiment symbole comme il appelle ces lieux qui servent de points de repère dans une ville. Il a aussi participé à redessiner la fameuse skyline de New York avec, entre autres, la tour LVMH et la One57 de 300 mètres de haut avec ses parois comme une multitude de pixels de verre. Christian de Portzamparc a reçu le fameux prix Pritzker en 1994, à l’âge de 50 ans (il en a 72), la plus haute distinction qui soit en architecture. Il est titulaire de nombreux autres prix et titres honorifiques, comme la France sait en décerner à ses porteurs de lumière (Commandeur des Arts et Lettres, Officier de l’Ordre du Mérite, Chevalier de l’Ordre de la Légion d’Honneur, pour ne citer que ceux-là). Christian de Portzamparc travaille dans le même immeuble parisien que son épouse, l’architecte Elisabeth de Portzamparc, mais leurs bureaux sont situés à des étages séparés. Il pense à l’humain, à celui qui vivra derrière les fenêtres, unique et multiple à la fois. Il songe à un ensemble d’êtres qu’il faut réunir et non séparer. Il croit que l’urbanisme peut parvenir à cela: unir.
POÉSIE URBAINE
Christian de Portzamparc, architecte au-delà des murs Quand vous avez dessiné la boutique Dior de Séoul, aviez-vous des directives ou étiez-vous dans une totale liberté de création? Totale liberté. Donc, totale angoisse… Elle est située à côté d’autres boutiques de marques de mode, mais on ne remarque qu’elle du fait de sa forme en pétales. Pourquoi avoir choisi de vous démarquer de l’architecture des alentours? Je suis assez respectueux des villes et je n’ai pas envie de produire des objets tonitruants et bavards. Tout au long de cette avenue, on retrouve les boutiques de toutes les griffes de mode. Et tous ces immeubles sont de grandes boîtes rectangulaires avec un matériau, ou une trame ou une couleur qui permet d’identifier telle ou telle griffe. Or, cela m’ennuyait de faire juste
une boîte de plus et décider qu’elle soit blanche ou verte en écrivant LVMH dessus. Je pensais qu’il fallait une présence qui pouvait porter l’idée de Dior. L’idée d’une sorte de sculpture m’est venue très tôt. Je pouvais me le permettre puisque tout le reste de l’avenue est rectangulaire et aligné. Comment est né ce projet? Petit à petit a émergé l’idée de faire quelque chose qui ait la douceur d’une toile de couture. J’ai pensé à l’œuvre de Christian Dior, à son rapport à la surface, à la flui ité aussi. A l’extérieur, ce sont des coques verticales assemblées ensemble, les joints forment des lignes qui sont comme des coutures. Comment sont-elles construites? Comme une coque de bateau, en
résine avec de la bre de verre très solide. Elles ont été fabriquées sur un immense moule en bois. On ne pouvait pas faire ces coques à la fois longues et larges, car on n’aurait pas su comment les transporter. Elles ont été montées sur place, comme un avion et sont tenues par une charpente. Le projet est né comme ça. La plus grande diffic lté de ce projet était-ce justement de réussir à fabriquer ces coques? Oui, si vous parlez des difficul és de construction. Ce n’était pas seulement réussir à les fabriquer qui posait problème, c’était aussi réussir à les transporter. Et aussi réussir à les fi er ensemble, tout en conservant une certaine souplesse, parce qu’il y a des variations entre la nuit et le jour, des chocs thermiques, tout cela
bouge un petit peu. Or dedans, il y a du verre. Il fallait arriver à faire en sorte qu’entre la charpente principale et ces coques il y ait un petit mouvement possible. Donc il y a des attaches très particulières. Qu’avez-vous souhaité représenter: une fl ur, une robe? On peut le prendre comme on veut: fle r, corolle, toile. Je ne suis pas parti d’une fl ur, ni d’une robe, ni de Monsieur Dior: j’ai fait ce que j’avais envie de faire moi. Si j’étais parti de la mode, tout serait à l’envers: la «robe» s’écarte vers le haut. C’est autre chose qu’une robe ou une fleu , mais cela dans l’esprit peut entrer en communication avec cette idée. A Séoul, on découvre des architectures traditionnelles avec des toits courbés, il y a aussi le musée
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KYUNGSUB SHIN
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dessiné par Zaha Hadid tout en lignes vallonnées. Est-ce que Séoul appelle la courbe, comme New York appellerait la ligne droite? Je ne crois pas. Sur cette avenue, je me suis dit que l’on pouvait bâtir comme un repère, que cela ne serait pas incongru de donner un signal différent au milieu de toutes ces façades. Mais ce n’est pas Séoul en soi qui m’a inspiré. J’avais créé un autre projet pour le Musée national de Corée, il y a 20 ans, que nous avions gagné le soir et que nous avons perdu le matin. Nous étions 300 concurrents. Or, c’était un projet très rectiligne, rectangulaire qui flottait au-dessus d’un parc. Les projets peuvent avoir des géométries différentes selon les lieux et selon le programme. Un grand groupe est une sorte de pétrolier qui prend des virages très lents, quelles sont les contraintes quand on crée pour un groupe comme LVMH, est-ce qu’on parvient à imprimer ses idées les plus extrêmes? Peut-être plus qu’avec d’autres, parce qu’il y a un professionnalisme du maître d’ouvrage et un appui total pour faire le mieux possible. Et puis il y a aussi les moyens fin nciers: on n’a pas à s’inquiéter du fait qu’on nous demande de faire 15% d’économie et d’amputer une partie du projet. Il y a aussi une confianc
partagée. La maison Dior a accepté, par exemple, d’avoir trois vitrines séparées: si tout le rez-de-chaussée avait été transparent, cela n’aurait plus été le même projet. En revanche, dans les dessins d’origine, l’entrée était plus étroite et Bernard Arnaud a eu envie qu’on l’élargisse. L’entrée actuelle, plus ouverte sur l’angle, est née d’une discussion: j’ai compris que je faisais une erreur et que j’avais trop minimisé l’entrée. Cela pour vous dire que l’on n’est pas tout seul quant on fait un bâtiment. Et si c’est raté, on n’est pas tout seul non plus. Vos œuvres vous survivront et feront partie d’un tissu urbain évolutif. Quand vous créez, est-ce que vous pensez à l’intégration d’une architecture dans l’histoire ou est-ce que vous créez pour le temps présent? On crée pour le temps présent: on sait que l’architecture deviendra rapidement un bâtiment historique. Ça va très vite: trois ou quatre ans après, les gens se sont habitués. Parfois ils rejettent, parfois ils aiment. La tour que l’on a faite pour LVMH à New York, par exemple, a pris sa place avec le temps. Je voulais éviter de faire un machin extraordinaire, mais en même temps, il fallait que ça se remarque, qu’on sache ce que
Pourquoi avoir conçu des parois comme des pixels sur la One Fifty Seven? Il était important pour moi de ne pas créer simplement un objet abstrait, comme on en a fait beaucoup. L’idée de diversifier l s fenêtres était une manière symbolique de dire qu’il y a beaucoup de gens derrière et que chacun est unique. Qu’il ne s’agit pas simplement d’une carapace de bureaux, mais d’autre chose. Est-ce que ça se ressent? Je n’en sais rien.
c’était. Tout est une histoire d’équilibre, mais vous n’êtes jamais sûr. La vérité vient petit à petit. Avec la tour du groupe LVMH et la tour One57, vous avez participé à redessiner la skyline si célèbre de New York: qu’est-ce que ça génère comme sentiment? Ce sont des changements ponctuels. Nous avons une autre tour en train de se construire qui s’appelle «Prisme» et qui est au sud de Park Avenue, à hauteur de Madison Square Garden et de la 28e rue. C’est une tour prismatique à l’angle de l’avenue et de la rue, où j’ai démultiplié les situations d’angles justement. Et du coup, des séjours ont des vues en longueur. Quand on est dans les appartements, c’est très agréable. La forme prismatique donne une esthétique particulière, elle permet de créer un habitat intéressant dans la ville. J’avais moins de préoccupations concernant la vie intérieure de la boutique Dior à Séoul parce que je savais que je livrais de grands plateaux et que ce serait Peter Marino (lire interview du 24 mai 2016) qui créerait l’intérieur. Il fallait lui laisser une certaine liberté. Alors que dans les deux tours de New York, il est question de gens qui sont dans leur chambre, dans leur séjour, qui ont besoin de communiquer avec l’extérieur, avec le ciel, avec la ville.
Ci-dessus: pour ce projet, Christian de Portzamparc a pensé à l’œuvre de Christian Dior, à son rapport à la surface et à la fl idité.
Quand on achète un appartement de plusieurs dizaines de millions de dollars, cela a valeur d’investissement, mais est-ce que certains acquéreurs s’offrent aussi la signature d’un architecte? Je crois qu’en ce qui concerne la One57, les gens se sont surtout offert Central Park! Vous avez une vision spectaculaire sur le parc en longueur. C’est la situation qui a généré l’achat, pas l’architecte. Alors que c’est différent pour la tour Prisme, qui est plus petite – elle mesure 150 mètres alors que l’autre en fait 300 – et où les appartements sont beaucoup moins chers. Les promoteurs m’ont demandé d’être présent pour les premières journées de vente. C’est rare! Ils voulaient que je rencontre les acheteurs. Il y avait des brockers – les revendeurs – mais aussi beaucoup de couples qui venaient acheter pour eux. Et certains sont venus me parler. C’était très sympathique. Un monsieur m’a dit: «Ma femme est architecte, elle adore vos angles, moi je suis physicien, j’aime bien les angles droits, mais elle est très contente avec vos vues en biais alors on achète.» Beaucoup sont venus me dire pourquoi ils avaient aimé, ils voulaient une petite dédicace. Dans ce cas, ils achetaient l’architecture et ils voulaient rencontrer l’architecte. En bas, il y avait écrit «Housing by Portzamparc»: le maître d’ouvrage avait joué là-dessus.
Donc il s’agissait de faire ressentir la multitude derrière la façade? Oui, c’était l’idée première. Ensuite, c’est devenu un thème esthétique en soi. Cela apporte une vie, une vibration dans le ciel de la ville. J’ai comparé ces façades à un tableau de Gustav Klimt. J’ai décidé d’appliquer ces pixels sur les façades à l’est et à l’ouest. Celle qui donne sur Central Park est pure, et celle tournée vers le sud est marquée par des lignes verticales claires et foncées. En fait, on vit dans les nuages avec cette tour? Tout à fait. On pourrait préférer être à 150 mètres qu’à 300, mais les acheteurs payent plus cher pour être plus haut. On est un peu comme dans un avion. On a une vision des deux rivières, c’est très spectaculaire. Le Corbusier revendiquait la mort de la rue, or on a pu faire le constat que la disparition des rues dans les cités modernes est un échec en termes d’intégration. Croyez-vous qu’avec une réfl xion urbanistique différente, on puisse encore changer et sauver ces ghettos que sont devenues les cités des grandes villes? Je pense que l’on est obligé de les sauver et de ré-intervenir peu à peu sur les territoires. Je ne dis pas que l’on réussira à 100%: quelquefois ce sera 20% seulement. On peut accentuer et créer des liens qui ressemblent à la rue, c’est-à-dire des continuités de parcours dans ces grandes banlieues où l’on peut trouver tout du long des services publics, des commerces, des écoles et en même temps des bureaux et des logements. Il faut que l’on puisse > Suite en page 6
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Ci-contre: One57 Tower, New York.
Pourquoi? Parce qu’il faudra demander à des propriétaires privés de revendre une bande de terrain à la ville, qui deviendra une rue au long de laquelle pourront être construits des commerces, des choses qui apporteront une meilleure vie aux habitants qui ont besoin de ça. C’est toute une action à entreprendre. Peut-être est-ce une utopie? Je pense qu’il est très important de la formuler. Je suis sûr qu’il y a des quartiers, des endroits en ville où cela se fera. Nous avons étudié beaucoup de lieux autour d’Orly où des gens qui sont dans des zones logistiques sont prêts à revendre des bandes de terrain en disant: si là vous faites une voie pour le public, nous déplacerons nos stockages et le long de la voie, on construira des bureaux de qualité. Donc on gagnera plus d’argent parce que cela ne sera plus simplement une zone logistique industrielle. Et s’il y a des bureaux de qualité, un peu plus loin, on peut imaginer qu’il y aura aussi des commerces et des logements. Donc c’est possible. Cela se fera peut-être lentement, mais je crois que c’est nécessaire. Justement, il faut du temps or comment peut-on arriver à mettre sur pied de tels projets de sauvetage des cités, avec des gouvernements qui changent régulièrement?
AECDP
parcourir ces lignes aussi bien en tramway, qu’à vélo, en auto, ou à pied. C’est une manière de relier les quartiers et les cités et les villages, parce qu’il reste d’anciens villages là-dedans. On a besoin de lier tout ça dans le Grand Paris, par exemple. J’ai appelé ces lignes agrégatives, des boulevards multimodaux. C’est un peu différent de la pure notion de rue: on est plutôt dans une sorte de boulevard, pas forcément avec un continuum de constructions, mais au long duquel on peut densifie . Alors qu’il y a d’autres zones plus calmes, qui sont des pavillons, qu’on ne pourra pas changer. Mais par contre, on peut tout faire pour défaire la ville des camps, ouvrir ces zones fermées, même si c’est quelquefois difficile
Des gouvernements, nous en avons connu plusieurs, or personne n’est opposé à cette idée. Il faut lancer un grand projet. Il y a trente ou quarante ans, l’autorité publique aurait pu décider d’acheter des terrains pas très cher et de construire. Aujourd’hui, on n’a plus cette capacité: il n’y a plus d’argent public donc vous avez raison, c’est devenu plus difficile. Mais par contre, les grands groupes privés viennent nous voir et nous demandent si l’on ne pourrait pas réfléchir et proposer à la région, à la Ville, au Grand Paris, au petit village un projet qui serait cohérent pour tout le monde. La seule voie, ce sera de s’appuyer sur de l’argent privé, mais sous contrôle public. Quel est le rôle de la rue dans une vision urbanistique contemporaine?
Dans une vision actuelle, elle a disparu, elle a été tuée. Donc il n’y en a plus beaucoup. Par contre, on en refait un peu, avec des îlots ouverts. Elle joue un rôle essentiel. Les Grecs avaient toujours sur leurs frontons la déesse Hestia et le dieu Hermès. Hestia c’est le foyer, Hermès c’est le voyageur, le messager, le voleur aussi. Pourquoi ils les mettaient ensemble? Parce que se déplacer ou bien être stable dans un lieu ici ou chez vous, c’est ce qui définit t ute notre vie dans la ville. On est en mouvement d’un endroit à l’autre ou on est dans quelque chose: Hermès/Hestia. Dans le système de rues et d’îlots, Hestia et Hermès sont toujours côte à côte, liés: je sors de l’immeuble Hestia, je suis dans la rue Hermès, qui est un réseau continu me permettant d’aller partout.
Quelle différence avec la ville moderne sans rues? Dans la ville moderne, je sors de l’immeuble, je vais chercher le chemin, il y a une impasse, un tourniquet, c’est compliqué. Pour sortir de la ville, je prends la voie rapide: ce n’est pas une rue non plus, c’est un tuyau. Donc si je veux aller au cinéma ou ailleurs, dans une ville que je ne connais pas, je vais chercher partout, me tromper ou me retrouver sur l’autoroute. Dans cette ville-là, Hestia et Hermès ont divorcé. Hermès est devenu un réseau technique de voies rapides ou alors il est devenu une série de boucles et d’impasses pour desservir des immeubles séparés ou des villas. Il n’y a plus cette continuité. Le marchand de commerces va vendre son grand centre commercial, le marchand de logements sociaux va vendre 4000 logements sociaux d’un coup. Pour chaque métier pris
«Je suis confiant: les hommes arriveront à aménage , détruire parfois pour rebâtir mieux. C’est cela mon souhait.»
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Christian de Portzamparc
Ci-contre: LVMH Tower, New York.
séparément, ce système est mieux. Mais quand vous prenez l’intérêt de l’ensemble, c’est moins bien, c’est même une crise. Vous parliez d’utopie tout à l’heure: les utopies architecturales de villes ou de parties de villes sont apparues dans des périodes de profonds bouleversements sociologiques, et visiblement on est dans une période semblable. Quelle serait votre utopie pour la suite du XXIe siècle? Ce serait déjà d’arriver à recoudre un Hestia-Hermès dans les grandes périphéries, qui sont immenses, qu’on a construites vite, qui couvrent beaucoup plus de la moitié des territoires urbains, qui logent plus de la moitié et qui se sont faites en trente ou quarante ans, par rapport aux centres-villes qui se sont faits en 200, 800 ans et quelquefois plus. Je ne crois pas que ce soit une utopie, d’ailleurs, parce qu’il faudra bien qu’on vive mieux. Je suis con ant: les hommes arriveront à aménager, détruire parfois pour rebâtir mieux. C’est comme si on avait fait très vite quelque chose et qu’ensuite il fallait le travailler, l’ajuster. C’est cela mon souhait. Les architectes sont les seuls artistes à laisser une trace de leur passage visible depuis le ciel: est-ce que vous pensez à cette inscription dans l’espace quand vous créez un bâtiment, pensez-vous aussi à la vue que l’on en aura d’en haut? Oui. Mais je pense surtout à la vie des gens qui vont être autour et dedans. Et il ne s’agit pas seulement de vue, mais aussi de la facilité, de la rapidité d’y accéder, de la capacité du bâtiment à faire mieux comprendre l’ensemble de l’espace, c’est à cela que je pense. Mais maintenant que l’on a Google on voit beaucoup d’en haut. J’ai toujours cette impression que la planète est modifié par chaque chose qu’on y apporte. Chaque bâtiment réagit dans un ensemble plus vaste. Donc on a une sorte de responsabilité sur cet immense objet qu’est la planète, dont on sait qu’elle est fragile. On pense à cet aspect-là, avec cette conscience que la question de la survie de la planète est cruciale. Sa préservation, la transformation des lieux, l’idée de ne pas installer n’importe quoi n’importe où, la façon d’économiser l’énergie, de ne pas faire entrer trop de chaleur, cela fait partie des réflex ons des architectes aujourd’hui. Tout cela.
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FLAMBOYANCE
Kelly Wearstler, la maîtrise de la démesure La superstar du design américain est une maximaliste qui n’a peur d’aucune accumulation, d’aucun mariage, d’aucun choc visuel. Son nom est devenu une marque à la signature unique, aussi foisonnante que ses décors. Rencontre hollywoodienne.
DR
Par Isabelle Campone
vraiment unique. C’est difficile à trouver dans un monde où tout semble unifié. J’aime des époques différentes aussi, et tout mélanger!» nous dit-elle tout à fait sobrement. Car si à l’image de son style, tout est over the top chez Kelly Wearstler, sa personnalité est très posée. Le reste est aussi hollywoodien que ses réalisations, à commencer par son physique. Elle est si ravissante qu’à son arrivée à Los Angeles, elle est repérée par une photographe de Playboy et fait la couverture du magazine en 1994. Lorsque quinze ans plus tard, elle est juge de l’émission Top Design, des millions de téléspectateurs attendent à chaque apparition de voir quelle folle tenue la décoratrice arborera. Vintage ou couture, là non plus elle n’a peur de rien et là aussi, elle devient une icône de style.
Ci-dessus: Kelly Wearstler dans sa maison de Malibu. Ci-contre de haut en bas: Spring Street Residence, Soho, New York. Le Open air Sunset Bar du Four Season resort d’Anguilla, West End. Le Coral Bar du Tides South Beach, à Miami.
Origines
Tout aussi ébouriffante est son histoire d’amour et de succès. Fraîchement débutante, elle rencontre un jeune investisseur qui se lance dans l’hôtellerie. Elle décore sa maison, ils tombent amoureux en chemin et elle finit par y emménager. Il lui demande ensuite de réaliser le Avalon à Beverly Hills,
Inspiration
KELLY WEARSTLER
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ver the top. L’esthétique de Kelly Wearstler illustre à merveille cette expression si américaine. Ou dans ce cas si hollywoodienne. On emploie généralement pour qualifier son travail une liste d’épithètes aussi surchargée que son style. Glamour, sophistiqué, fastueux, chamarré, éclectique, outré, excessif, voire tape-à-l’œil. C’est une abondance de matières et de textures, une explosion de couleurs et de motifs, un assemblage de styles et d’époques. Pas un centimètre de vierge dans ces intérieurs tapissés de miroirs et de marqueterie, de papier peint et d’or, occupés par d’imposants meubles sur mesure ou du vintage très haut de gamme. En une vingtaine d’années, son style a évolué d’un mid-century luxueux et coloré à un Hollywood Regency années 40 ultragraphique, mâtiné de trouvailles seventies précieuses, Memphis eighties et ponctué de pièces démentes. Si c’est noir et blanc, c’est rayé, marbré, zébré, laqué et toujours démesuré. Visiblement hors de prix mais jamais bourgeois. «J’aime les couleurs, les motifs, et surtout ce qui est
leur premier hôtel à tous les deux. Succès immédiat pour ce bijou ultra-glamour évoquant le Hollywood des années 50, de Slim Aarons et de Palm Springs. Kelly Wearstler dessinera bien d’autres hôtels du groupe, qui croît à une vitesse folle, et les propres maisons du couple, des folies grandiloquentes dont les prix de revente atteignent par la suite 20, 30 ou 40 millions de dollars. Vingt ans après, devenus l’incarnation du succès, ils sont toujours inséparables. L’activité de Kelly Wearstler ne s’arrête toutefois pas aux collaborations conjugales, loin de là. Tout est superlatif encore. Intérieurs de célébrités (Cameron Diaz, Gwen Stefani ou Ben Stiller) ou d’excentriques fortunés, d’hôtels ou de boutiques ne sont qu’une des occupations de Kelly Wearstler qui emploie aujourd’hui près de 50 personnes dans son studio. Elle a arrêté la télévision mais a un cinquième livre en préparation, un flagship store à Los Angeles et un magasin chez Bergdorf Goodman à New York, dans lesquels elle vend une gamme presque infinie de produits qu’elle a dessinés. Mobilier, luminaires, textiles, objets de décoration et accessoires pléthoriques, le monde de Kelly est infini. «C’est beaucoup, je suis tellement passionnée que j’ai toujours de nouvelles idées. J’ai une équipe fabuleuse, mais il est vrai que j’ai parfois un rythme frénétique. Et ça vaut la peine, car en fin de compte j’adore toujours ce que je fais», dit-elle, en précisant que sa priorité est néanmoins sa vie de famille et ses deux garçons. «Je suis toujours à la maison à 18h30, même si je travaille encore après dîner. Ce qui me manque, c’est du temps avec mes amis, heureusement j’en ai beaucoup qui travaillent au studio et il y aura un moment pour ça.» Son enfance à elle s’est déroulée en Caroline du Sud avec une mère qui adorait redécorer sa maison. Kelly l’accompagne aux brocantes et ventes aux enchères puis part étudier le design graphique à Boston. «Mais je suis curieuse, je passe mon temps aux puces, dans les musées et les librairies, alors j’ai changé d’orientation et passé un diplôme d’architecte d’intérieur.» Elle part ensuite à Los Angeles et monte son bureau en 1995 avec l’argent des photographies pour lesquelles elle a posé. Son goût s’affirme avec les années et elle atteint avec virtuosité cette maîtrise si rare de l’outrance, de ce style démonstratif si loin du bon goût de la côte Est. «J’appelle ça de la mixologie. Je mélange pour raconter une histoire, c’est ça, ma signature. L’histoire de mon client, du bâtiment, de la ville, chacune est différente. Mon approche est toujours très émotionnelle.» Si les émotions sont toujours le point de départ, elle se dit aussi inspirée par la nature et par sa ville. «L.A. est complètement unique et multiple à la fois», s’en-
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Ci-contre: dressing privé, Rothbart Bel Air Residence.
KELLY WEARSTLER
PHOTOS: KELLY WEARSTLER
Ci-dessous: Avalon Cabanas, The Avalon Hotel, Beverly Hills.
thousiasme-t-elle. «C’est une ville nouvelle avec de l’histoire. Hollywood et les années 30, 40, 50, l’architecture espagnole, le style craftsman, le midcentury moderniste. Il y a tant d’infl ences différentes, c’est l’origine de ma «mixologie».» Ses influe ces artistiques sont d’une richesse intarissable. Des sécessionnistes viennois à Pierre Chareau, Gio Ponti ou Carlo Scarpa. «J’aime le classicisme et les intérieurs très
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modernes, associer des périodes pour créer un résultat totalement unique, c’est ce qui donne une voix propre à un projet.» La sculpture est également un élément clé de ses décors, les accentuant avec force. «C’est pour cela que j’utilise autant les iconiques canapés de la fabrique suisse de Sede, ce sont des sculptures, pourtant très confortables et flexib es.» Elle les a souvent mis en scène dans ses résidences, qui
respirent le luxe, mais pour Kelly Wearstler, plus que la valeur des objets et des matériaux, celui-ci se dé nit par la patte, le mariage d’éléments qui ont vécu, qui ont une âme et d’autres réalisés artisanalement grâce à un précieux savoir-faire. «Nous avons tant de merveilleux artisans ici, je peux travailler main dans la main avec eux. Nos clients veulent une qualité élevée, du made in Los Angeles. Nous ne sommes pas une
grande société qui produit en masse, beaucoup de nos pièces sont uniques, sur mesure. Nous avons cherché les matériaux nous-mêmes aussi», explique-telle avec passion. Tout aussi passionnément, la décoratrice précise qu’elle ne dessine pas tout et qu’elle a souvent des coups de cœur lors de ses nombreux voyages, et qu’elle peut intégrer dans un intérieur les pièces d’un jeune designer londonien, d’un
artiste madrilène, d’un artisan italien ou d’un antiquaire parisien. «Où que je sois, je m’évade pour aller visiter les galeries de design, les antiquaires et tous les endroits où je peux trouver du mobilier. Mais nous achetons aussi sur 1stdibs ou dans les marchés aux puces, je suis constamment à la recherche de quelque chose d’extraordinaire.» On ne verra en effet jamais rien d’ordinaire chez Kelly Wearstler.
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Certains de vos meubles dégagent une énergie semblable aux œuvres d’art surréalistes, limite angoissantes, comme l’étagère verticale «Cabana», qui m’évoque un marabout d’Afrique en transe, caché sous de longues fibres de raphia. D’où viennent ces idées? C’est dans mon ADN. Il y a du surréalisme en moi. J’aime l’idée de la catharsis et le fait qu’elle puisse jaillir sur des meubles. Je tente de retranscrire mes rêves, mes émotions, mes jeux secrets... J’essaie d’être un artiste depuis toujours, parce que l’art me permet de faire sortir toute ma folie intérieure. Quand on ne s’exprime pas, c’est là le danger. Vous avez huit ans de différence d’âge avec votre petit frère, c’est beaucoup! Comment votre complicité a-t-elle grandi au point de travailler avec lui? Nous étions très amis depuis le début. J’étais un adolescent, lui encore un enfant, mais on s’entendait très bien. Cela s’explique sans doute parce que nous n’avions pas d’autre frère ou sœur avec qui nouer une relation. Ensuite, j’ai déménagé au nord du Brésil pour étudier et quand je suis revenu à São Paulo, il m’a spontanément aidé à réaliser mes premières sculptures, notamment des miroirs, à base de
Ci-dessus: Miroir «Ofidia», élaboré à partir de bronze coulé.
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Ci-contre: «Favela», fauteuil en bois dessiné par les frères Campana, édité par Edra.
PHOTOS: DR
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a salle du palazzo milanais où Humberto Campana nous attend est dominée par un dôme décoré d’une fresque. Un paysage un peu fouillis de couleurs surannées qui vient poser sur cette rencontre une coupole bienveillante. Le frère aîné parle avec le cœur du Brésil, de sa pauvreté, et avec gratitude de ce qu’il a pu accomplir, en suivant son goût de la liberté et son instinct de créateur, aussi fou peut-il parfois être. Né en 1953 dans la campagne, à 250 km de São Paulo, il a grandi avec son petit frère sur les terres cultivées par ses grands-parents, qui avaient émigré d’Italie pour se lancer dans le café. Une enfance entre jungle et plantations, où ils se sont forgé un lien indéfectible avec la nature, ses matières, ses couleurs et avec l’art brut qui peut en émerger. Un regard qui les suit plus tard, lorsque jeunes adultes dans le bain des mégapoles brésiliennes, ils ont ce formidable penchant pour la récupération et le détournement des matériaux qu’ils trouvent dans la rue ou les bazars – tubes de plastique, éclats de verre, cuir, métal, raphias, tronçons de bambou, bouts de tissu, morceaux de bois – pour forger les premières pièces de leur œuvre. Quitte à coudre des dizaines de peluches ensemble pour former l’assise du fauteuil «Banquete» et un amas de cordes achetées sur un marché sur la chaise «Vermelha», l’une des premières créations des Campana éditée en série par l’italien Edra qui propulsera le duo en Europe.
ÉCO-SURRÉALISME
Humberto Campana, Un design écologique et socialement engagé qui plaît aux collectionneurs. Telle est la force de l’œuvre énigmatique des célèbres frères Campana, basés à São Paulo. Rencontre avec l’aîné, Humberto, entre mélancolie heureuse et rêves humanistes. Par Emilie Veillon, Milan
coquillages ramassés sur les plages. Mais nous n’avions jamais imaginé créer un studio ensemble. Tout a été très spontané, fluide, décontracté. Et cela n’a jamais changé. Qu’admirez-vous chez lui? Sa folie. Il est très libre, ouvert. Il me titille. Je suis celui des deux qui a les pieds sur terre. Nous changeons souvent de rôle heureusement. Je ne suis pas toujours taciturne. Dans quelle mesure vos vies sont-elles imbriquées aujourd’hui? L’espace est nécessaire entre nous pour respirer et rester soi-même, parce que notre relation de travail devient très intense. Parfois, il faut taire ses idées pour que celles de l’autre puissent émerger. Mais comme nous avons tendance à interférer sans cesse dans le travail de l’autre, nous avons donc conclu qu’il serait bon de travailler sur certains projets artistiques de manière autonome. Il aime les collages, j’aime les sculptures. Il a son travail, moi le mien et nous continuons de collaborer au studio. Notre relation s’en trouve d’autant plus solide et saine. Le travail avait trop pris le dessus ces dernières années, ce n’était pas sain.
La lenteur, le soleil, la culture brésilienne sont-ils ancrés en vous? Pas sûr. Je n’aime ni le football ni le carnaval. J’arrive toujours à l’heure aux rendez-vous. Par contre, j’adore la musique de mon pays, surtout la bossa-nova. Son rythme qui donne l’envie irrépressible de pencher la tête à droite et à gauche, sa mélancolie heureuse qui me ressemble. Mais bon, certains clichés ne collent plus au Brésil, comme celui d’être le pays du football. Aujourd’hui, nous avons de graves problèmes politiques. Il y a une prise de conscience, les gens ne se voilent plus la face et se plaignent beaucoup de leur situation. On essaie de réduire la corruption et de révéler les mensonges des politiciens. On ne sait pas où tout cela nous mènera, mais les choses bougent beaucoup. Au début de votre carrière, dans les années 90, quelle vision aviez-vous de la politique et du design européens? En ce temps-là, nous commencions à peine à comprendre ce qu’est la démocratie, après une dictature de vingt et un ans, sans aucune communication avec le reste du monde, puisque tout était censuré. Dans ce contexte, le mode de vie américain et
européen nous semblait supérieur au nôtre. Mais avec le temps, les échanges avec ces cultures se sont amplifiés, ce qui nous a permis de mieux comprendre nos spécificités, nos forces. La fierté d’être Brésilien s’en est trouvée grandie. Si vous n’aviez pas étudié le design industriel au Musée brésilien de la sculpture de São Paulo après vos études de droit, quel avocat seriez-vous devenu? Pas très bon sans doute. J’étais très naïf. Mon père était un ingénieur agronome respecté, ma mère professeure. Ils m’ont incité à poursuivre sur cette voie plutôt que les beaux-arts, parce que ce n’était pas un choix assez sérieux à leurs yeux. J’ai donc suivi le chemin facile, sans vraiment savoir ce que cela impliquait. Après cinq ans, j’ai abandonné. La censure de la dictature était révolue plus ou moins. J’ai enfin eu la liberté de m’exprimer dans l’art, qui ne m’avait jamais vraiment quitté. Vous avez grandi dans une ferme bucolique. Quelles images en gardez-vous? Encore aujourd’hui, l’agriculture est ancrée en moi. Mes grands-parents cultivaient du café. Nous avons vécu dans cette
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Ci-contre: Humberto et Fernando Campana.
«J’aime donner de la noblesse, révéler la beauté et l’élégance des matériaux simples.» Humberto Campana
«Vermelha», fauteuil en acier et cordes en acrylique édité par Edra.
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Fauteuil «Pirarucu» en cuir rose et bambou.
designer cathartique nature paradisiaque, tout en bénéficiant d’une vie de famille ouverte sur les arts et la culture, de par la profession de nos parents. Derrière la maison, il y avait une petite rivière. En été, mon frère et moi faisions des barrages pour fabriquer une piscine. Tout cet héritage sauvage a joué un rôle important dans mon travail d’artiste. Les matériaux bruts m’ont toujours inspiré et poussé à créer des choses. En quittant le droit, j’étais perdu. J’ai déménagé à Bahir, une ville au bord de l’océan au nord du Brésil. C’est là-bas qu’en errant un peu sur les plages, je me suis
mis à ramasser des coquillages, à les laver et à fabriquer des miroirs pour un architecte d’intérieur. Après un an, j’ai décidé de suivre pleinement ces poussées créatives. Je suis retourné à São Paulo étudier la sculpture. Petit à petit, mon frère s’est joint à moi. Il était architecte et n’avait pas de travail à ce moment-là. On a commencé à créer des objets ensemble. On s’est donné quatre ans pour voir ce sur quoi cette collaboration pourrait déboucher. Aussi spontanée qu’elle ait pu l’être à ses débuts, votre démarche
était pourtant précurseur des deux courants actuels de design, à savoir le recours à des matériaux recyclés ou du moins écologiques et aussi les pièces éditées en série limitée, voire uniques, vendues en galerie et où la forme l’emporte souvent sur la fonction. C’est dingue, oui. La direction du design va en effet vers le recyclage. Tant mieux. Dans les années 80, quand on a commencé, nous ne voulions pas travailler avec les bois nobles de l’Amazonie, ni suivre le design moderniste en vogue à l’époque, au Brésil. C’était une évidence, dès le départ, d’avoir recours à des
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Table basse «Ofidia».
matériaux existants et bon marché. C’est ainsi qu’est né le fauteuil «Favela», un meuble facile à projeter, composé de plusieurs centaines de petits morceaux de bois pauvre, semblables à ceux utilisés pour la construction des baraques des favelas, collés et cloués à la main. J’aime donner de la noblesse, révéler la beauté et l’élégance des matériaux simples. L’an dernier, nous avons utilisé des fibres de noix de coco destinées à nettoyer les chaussures et aussi des déchets de nylon fournis par un artisan qui répare des chaises pour la collection «Detonado».
rons avant tout comme une école d’artisanat plutôt qu’un fournisseur du marché du luxe. Je ne veux pas me restreindre à un marché en particulier. Je n’aime pas les étiquettes. J’aime la liberté. C’est elle que j’ai choisie en renonçant au métier d’avocat. Notre travail est toujours plus axé sur les artisans au Brésil, et ces collaborations nous invitent à élargir nos vocabulaires réciproques. Nous prévoyons, par exemple, de monter une exposition avec des brodeuses du nord du Brésil avec lesquelles nous allons créer des lampes. Nous avons fait une série de chaises façonnées à l’aide de bouts de cuir par des femmes dont les maris sont emprisonnés. Nous voulons continuer d’impliquer ces communautés. Comment cet élan social est-il né? Il y a dix ans, le succès du fauteuil «Multidao», composé de dizaine de poupées de tissu traditionnel fabriquées au nord-est du Brésil, a changé la vie de cette communauté brésilienne. Depuis, nous avons gardé l’envie de mettre en valeur ces milieux talentueux qui restent dans l’ombre, méconnus. Il faut savoir que l’accueil de la chaise «Favela», cette pièce phare qui nous a lancés, était très controversé. Certains nous ont reproché de tirer avantage des matériaux bon marché. Cela nous a rendus plus conscients. Nous avons créé un institut où j’enseigne l’aquarelle une fois par semaine dans une favela de São Paulo. Les jeunes y apprennent à travailler des matériaux qu’ils trouvent autour d’eux, des cartons, des briques, des tuiles, pour tenter de les ouvrir à autre chose que le métier de dealer vers lequel ils sont forcément attirés. Nous y avons aussi créé une bibliothèque. J’aimerais leur acheter des machines. Mais d’abord il faut les canaliser, les instruire. Leur vie est chaotique, claustrophobique. Ils sont très mûrs. Ils ont souffert d’abus. Ils sont exposés à la mort, au meurtre, à la violence. Nous leur donnons une base pour avoir un peu d’estime de soi.
Vous excellez dans la mise en valeur, la transformation... C’est difficile. Il faut beaucoup de travail artisanal pour les mettre en valeur, mais j’aime proposer de nouvelles idées, de nouvelles expériences. Je n’ai aucune limite en tête et cherche toujours de nouvelles solutions, à même de faire plaisir à mon âme, et enrichir mon vocabulaire.
En quoi le succès vous a-t-il changé? Il m’a donné plus de confort, une vie plus jolie... Je me suis battu pour ça. Comme j’ai connu tous les stades, toutes les étapes, j’en reste imprégné. Je suis la même personne. Et je ne me repose jamais sur nos lauriers, parce que je me sens responsable des 11 employés que nous avons au studio, sachant que 282 personnes perdent leur travail par heure au Brésil.
Ce design qui naît, pourrait-on dire, de la rue finit tout de même dans les intérieurs cossus des collectionneurs... Je travaille avec des galeries d’art qui me permettent de faire vivre notre studio, que nous considé-
Le design pourrait-il être globalement plus humanitaire? Oui, en mettant en valeur le talent d’artisans méconnus. La qualité de notre réseau, en tant que designer renommé, est telle, qu’on peut changer leur vie.
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INTÉRIEUR
Maryam Mahdavi, La décoratrice aux trois cultures, a posé ses meubles à Bruxelles dans une maison Art nouveau. Sa maison chrysalide est un monde en soi. Visite privée. Par Antonio Nieto
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a décoratrice d’origine iranienne Maryam Mahdavi ne peut être véritablement comprise que par sa double culture, l’iranienne, celle de ses racines et de son enfance, qui pour elle s’apparente aux contes des mille et une nuits; l’européenne, en particulier française, qui a contribué à sa formation professionnelle: l’Ecole du Louvre et l’Ecole Esmod. A peine sortie de l’enfance, Maryam est contrainte de quitter ce pays qu’elle aime tant, pour suivre la diaspora iranienne. Elle s’est d’abord arrêtée à Paris où, mariée, mère de deux enfants, elle exerce déjà avec bonheur son métier de designer et de décoratrice avec un talent très original qui traduit sa souffrance vis-à-vis des paradis perdus de sa jeunesse. Sans suivre les éclats de sa réussite de sculptrice, son antre, dont elle nous a ouvert les portes, peut se lire comme un résumé de son monde intérieur, de ses sources d’inspiration où tout est rêves, féerie et souvenirs d’enfance recréés. «Copier ou reproduire ne m’intéresse pas. Tout est dans l’imaginaire, dans la profusion des matériaux. Tout, absolument tout m’inspire ou non; c’est immédiat, une vision», dit-elle. Sa maison est comme un paysage dévoilé de fantasmagories enfantines revues et interprétées dans des formes étroitement imbriquées. Elle y chante la rencontre de l’humain, du végétal et des métaux qui se plient à sa volonté, elle-même guidée par le rêve. Ces trois stades, chez elle, prennent une tournure à la fois polymorphe et identique. Quand vous entrez dans ses appartements, c’est à vous d’essayer de traduire ses styles ou plutôt ses sources d’inspiration. Son espace, un hôtel de maître Art nouveau sur cinq étages, se prête merveilleusement à l’exercice. D’emblée, la note est donnée, réussir à redorer et faire vivre par une interprétation surréaliste, des objets ou des formes détournés de leur finalité. Tel un raccourci télescopique menant vers l’enfance, un Mickey, visible du hall d’entrée et traité en petite armoire, protège un superbe lit Charles X recouvert d’étoffes chatoyantes. Le message est clair:
PHOTOS: JEAN-FRANCOIS JAUSSAUD/LUXPRODUCTIONS
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SILENCE, ici on rêve!
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De haut en bas à gauche: Maryam Mahdavi face à l’une de ses créations «Arbre de vie» en bronze et à la feuille d’or. Ci-contre à gauche: au milieu du salon bleu eau, sur un tapis chinois en soie XVIIIe siècle, est posée une table en inox et verre des années 70. Au-dessus sont posées deux cloches en argent et une statuette de Meissen. Un lit de repos Charles X en bois peint est recouvert d’un précieux tissu perse du XVIIIe, surmonté d’un tableau perse Gadjar du début du XIXe siècle.
«Copier ou reproduire ne m’intéresse pas. Tout est dans l’imaginaire, dans la profusion des matériaux.» Maryam Mahdavi
les idoles du berceau seront toujours là. L’objet existe chez Maryam Mahdavi, non par lui-même mais par l’interprétation qu’elle en donne. Le paravent bleu dans le salon rouge, «Confessionnal», n’isole ni de la chaleur ni du bruit extérieur, pas plus qu’il ne prête à l’introspection ou au repentir. Sa symbolique est évidente; la tranquillité de l’âme, barrière entre la réflexion et la flânerie onirique. Silence, ici on rêve! Il ne faut pas essayer d’avoir une vue raisonnée de cette demeure, il faut oublier les entrées et les salons, mais laisser traîner son œil d’un endroit à un autre pour regarder là un tutu de tulle servant de luminaire au plafond, ici une danseuse kadjar qui joue avec un guéridon – une création de Maryam Mahdavi – intitulé «Soupçon». En déambulant dans les couloirs et les pièces, on ne peut s’empêcher d’interpréter ces meubles disposés dans un décor qui semble sorti d’un roman de Lewis Caroll. Que penser de cet escarpin «Mes Souliers» en bronze doré, une création de Maryam Mahdavi, piétinant un magnifique Opus de Bolton Vernon? Ou là, près d’une fenêtre entrouverte, de ces branches qui semblent frémissantes d’une sculpture en bronze et or de Maryam appelée «L’arbre au désir». Un tableau attire l’attention. Un profil assyrien au regard aussi sombre que le lourd escalier qui le domine semble dire: «Ce que vous ne comprenez pas, vous qui passez, c’est combien l’imagination a le pouvoir de faire plier les matériaux à son goût.» Le plus fantastique, dans cette abondance d’objets, c’est la magnificence des détails. Une tête d’Hermès en plâtre du XIXe siècle ou encore ce masque lourd d’un visage à peine ébauché sont posés là comme pour admirer les pages de ce grand livre qui expose les essences de la Terre, aux côtés de petites sculptures liturgiques de bois polychrome. Ce que Maryam Mahdavi a réussi à créer dans sa maison, c’est un enchantement sensoriel. Coule encore dans ses veines le sang des Sassanides, qui avaient fait de la Perse le royaume de Shéhérazade. L’expression même > Suite en page 16
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Ci-contre de gauche à droite: Une coiffeuse de Leleu en miroir, à travers lequel on entrevoit le lit recouvert d’un tissu perse ancien avec des coussins imprimés léopard de Boussac. Au mur, un tapis chinois en soie du XVIIIe. Dans la salle de bains, deux anciens tapis perses en laine, deux lavabos du XIXe siècle, un guéridon en bois et marbre et un fauteuil directoire recouvert d’un tissu blanc et noir. Chambre à coucher: face à la cheminée en marbre XIXe, un rarissime coffre en tissu du XVIIIe siècle perse et une collection de boîtes en bois sculpté. A gauche, un fauteuil de Sabena datant des années 50 et à droite, au mur, une robe de chambre en soie du XVIIIe.
Deuxième entrée: sur une table en bois peint, un buste d’Hermès en plâtre, tous deux du XIXe, des statuettes religieuses baroques du XVIIIe, une accumulation de boîtes en tissu d’origine perse du XVIIIe et un porte-livres perse en bois sur lequel est posé un opus naturiste du XIXe. Au sol, un tapis XIXe perse et deux poufs recouverts de poulain imprimés zèbre. Au plafond surplombe un lustre «Tutu» en tulle de soie, création de Maryam Mahdavi. Sur le mur, peinte en bleu, une tapisserie du XVIIIe. > Suite de la page 15 de la volupté alanguie dans des tissus somptueux, brocarts scintillants et autres soieries, se reflète dans des miroirs aux cadres d’or disséminés çà et là comme des ouvertures mystérieuses vers l’inconnu ou plutôt vers les paradis perdus de la jeunesse. Les appartements privés de Maryam Mahdavi sont gardés par un lion impérial qui ne l’a jamais quittée. Dans sa chambre, elle cultive le paradoxe de ses mondes qui n’ont de cohérence que dans son travail de décoratrice. Comme une musique de Ketelbey, qui nous fait entendre à la fois les brouhahas joyeux d’un marché persan et le silence assourdissant d’un désert aride. Une coiffeuse supporte une accumulation de paires de lunettes, comme pour dire: «Je ne vois que ce que je veux voir.» Au-dessus de la cheminée, un long miroir rectangulaire renvoie l’image d’un grand tapis de Chine en soie dominant un grand lit recouvert de coussins léopard de chez Boussac et d’une légère et ample couverture dont les dessins participent à l’enchevêtrement de plusieurs tapis mis les uns sur les autres pour un jeu graphique. Rien ne vient briser ce monde si complet: ni une liseuse des
PHOTOS: JEAN-FRANCOIS JAUSSAUD/LUXPRODUCTIONS
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Détail du salon rouge: guéridon bleu cobalt en laiton et plumes «Soupçon», création de Maryam Mahdavi sur lequel est posée une lampe animalière en faïence «tête de bélier» des années 50. années 70 de Jacques Leleu, ni une table de nuit des années 50, ni même des pastels, aquarelles, sanguines, dessins, négligemment posés au hasard. Devant la cheminée, un lourd coffre persan du XVIIIe siècle et des coffrets en bois précieux pourraient bien contenir les poèmes d’Omar Khayyam.
Seule la salle de bains, toujours agencée comme au début du XXe siècle, semble calme. Un guéridon en bois et marbre gris, un fauteuil Directoire, deux tapis délimitent les horizons de cette pièce. Maryam Mahdavi expose le tourbillon de sa vie dans sa maison. On pourrait continuer sans fin dans l’exploration de ce labyrinthe de la pensée, qui joue avec nos sens. Et en refermant la porte derrière soi, on ne peut s’empêcher de songer à ces vers de Charles Baudelaire: «Aujourd’hui l’espace est splendide sans mors, sans éperon, sans bride, – partons à cheval sur le vin, – pour un ciel féerique et divin –… Vers le paradis de mes rêves.»
Première entrée: au plafond, lanterne chinoise du XIXe siècle, rideaux à rayures de Rubelli. A gauche, deux fauteuils en fer forgé de jardin des années 50 sont posés à côté d’un pouf (création Maryam Mahdavi) en tissu de Kelly Wearstler (lire page 8). A droite, au-dessus de la cheminée en marbre sont posés un tableau perse du XIXe siècle et deux anciennes bandes de tissu brodé avec des pampilles du XVIIIe siècle et deux banquettes en fer des années 50 recouvertes en velours fuchsia.
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HYMNE À LA GRÈCE
La belle hellène Silhouette blanche se découpant sur fond d’azur, la villa Kérylos est une parcelle de l’Hellade en territoire français. Hymne à la beauté antique, cette folie Belle Epoque fait revivre sans jamais la pasticher la Grèce éternelle. Visite.
COLOMBE CLIER – CENTRE DES MONUMENTS NATIONAUX
Par Eva Bensard, de retour de Beaulieu-sur-Mer
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AIPE: «Réjouis-toi!» annonce au nouveau visiteur la mosaïque du vestibule d’entrée. Une injonction à laquelle on souscrit volontiers, car chaque pièce, chaque décor semble ici conçu pour la délectation: l’imposante bibliothèque, exposée au levant pour favoriser le travail matinal, la chambre du maître de maison, réchauffée par des fresques d’un rouge pompéien, le balanéion (thermes privés), avec sa cuve octogonale pavée de marbre et son eau qui jaillissait en cascade. Plaisir de la contemplation encore, sous les portiques du péristyle, havre de paix où embaument les lauriers roses, et dans le jardin méditerranéen s’avançant vers la mer. Les meubles aux tons chauds, la lumière douce diffusée par les lustres aux godets d’opaline, et une certaine épure, dans un parti pris pourtant très décoratif, participent de cette atmosphère sereine. Dans cette demeure Belle Epoque, construite entre 1902 et 1908 à Beaulieu-sur-Mer, tout évoque l’Hellade: le nom donné à la villa (kérylos signifie «hirondelle de mer» en grec ancien) et à ses différentes pièces (Andron, Triklinos, Triptolème…), la distri-
bution de la maison autour d’une cour carrée, le rôle central de l’eau (multiples bassins et fontaines), les scènes mythologiques se déployant sur les murs et les sols, le jardin planté d’oliviers et de vigne, de pins et de cyprès. Pourtant, l’architecture des anciens n’y est jamais parodiée. Le mérite en revient à deux passionnés de culture classique, l’helléniste Théodore Reinach et l’architecte niçois Emmanuel Pontremoli, qui sut transcrire dans la pierre, sans le fige , le rêve insensé de son commanditaire.
La réalisation d’un rêve
Né en 1860 à Saint-Germain-enLaye, dans une grande famille juive d’origine allemande, le jeune Reinach stupéfiait, dès son jeune âge, son entourage par l’étendue de son instruction. «A 13 ans, il éblouissait une dame russe en lui énumérant 130 cours d’eau de Russie, fleu es et affluen s», témoignait l’un de ses collègues de l’Institut de France. Avec ses frères Joseph et Salomon, il formait un trio si érudit qu’on les avait surnommés, du fait des initiales de leurs prénoms, les frères «Je Sais Tout». Après de brillantes études en droit et en histoire, ce féru d’hellénisme de-
«Ce n’est pas un monument antique, peu d’objets sont anciens, et pourtant, tout y est grec.» Jacqueline de Romilly, helléniste
vint historien de la Grèce antique, mais aussi musicologue, numismate, épigraphiste. Professeur au Collège de France, membre de l’Institut (à qui il légua à sa mort la villa), collaborateur du Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, il vouait une admiration sans faille à cette civilisation humaniste, à son art de vivre et à ses paysages. Lorsqu’il découvrit, vers 1900, la pointe rocheuse de la Baie des fourmis, à Beaulieu-surMer, il crut entrevoir une parcelle de son cher archipel. «Les falaises de calcaire blanc sur la mer, les pins maritimes, la lumière, tout cela lui rappelait la Grèce», raconte sur les lieux Bernard Le Magoarou, administrateur du monument (lire aussi l’encadré). Sur ce promontoire, Reinach rêvait de se ménager «une retraite paisible dans l’immortelle beauté», comme il le fit plus tard inscrire sur les murs de sa bibliothèque. Il le put grâce au talent et à l’érudition de Pontremoli. Grand Prix de Rome, ce dernier était en effet un fin connaisseur de l’Antiquité. Lors de ses séjours en Italie, comme pensionnaire de la villa Médicis, puis en Asie mineure, dans la cité grecque de Pergame, il fit de nombreux relevés archéologiques, participa à des fouilles et s’imprégna, pour reprendre ses mots, de la «magistrale leçon de la beauté atteinte sans artific , par le seul jeu des justes proportions». Lorsque Reinach lui proposa de devenir son maître d’œuvre, il accepta, comme il le raconte dans ses souvenirs, «avec le battement de cœur de l’architecte qui, d’un coup, voit se réaliser un rêve». Pontremoli, en effet, n’avait encore rien construit. En outre, Reinach, absorbé par ses travaux scientifiques et par son
Ci-dessous: Détail peint, femme à sa toilette et les thermes (balaneion).
mandat de député, lui laissa une liberté absolue, à la fois artistique et financi re. «Emmanuel Pontremoli a pensé l’édifice de A à Z: le plan, les meubles, les peintures, les lampes, les tissus, la vaisselle, l’orfèvrerie. Le budget dont il disposait était illimité: le total avoisina les 9 millions de francs or, soit 35 millions d’euros actuels!» souligne Bernard Le Magoarou.
Un savant patchwork
Le bâtiment est calqué sur les maisons nobles de l’île de Délos – la «Pompéi grecque» alors fouillée par des archéologues français, parmi lesquels Salomon Reinach –, mais son créateur n’hésita pas à s’éloigner de son modèle. «Je savais que toute restauration, reproduction, reconstitution, d’une demeure du passé est vide de sens si on s’attache exclusivement à
ce qu’on croit être la vérité, ou la prétendue vérité archéologique […]. L’œuvre ainsi conçue ne pourrait être qu’un décor sans vie, le jouet d’un moment, la curiosité d’une heure», écrit-il dans Propos d’un solitaire. A la différence de bien des châteaux historicistes de la Riviera – comme la résidence néo-Renaissance de Béatrice Ephrussi de Rothschild, petite cousine de Madame Reinach –, Kérylos échappe au pastiche par la liberté et la richesse de son répertoire décoratif, et par sa capacité à réinventer l’antique. «En cela, elle n’a aucun équivalent», estime M. Le Magoarou. Alors que la maison antique est repliée sur elle-même, Pontremoli tourna résolument la bâtisse vers le large, et l’ouvrit par trois côtés sur la mer. A l’intérieur, il juxtaposa des éléments grecs, ro-
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«Théodore Reinach a imaginé une maison où l’on entendait les bruissements des fontaines, des cris d’enfants et des airs de piano.» Bernard Le Magoarou
Ci-contre de gauche à droite: villa Kérylos, grand et petit salon.
mains, phéniciens, égyptiens. Sa grande culture lui permit de jouer avec ses sources, par exemple par des changements d’échelle – les fresques sont des agrandissements de scènes de vases antiques – ou de matériau. Il multiplia également les emprunts. Dans la bibliothèque, un tabouret égyptien côtoie deux chaises longues gréco-romaines, les grands lustres en bronze s’apparentent aux luminaires byzantins de l’ancienne basilique Sainte Sophie de Constantinople, tandis que les bahuts et armoires de chêne à incrustations reproduisent des modèles mis au jour à Herculanum en 1862. Il résulte de ce savant patchwork une œuvre étonnamment unitaire, où statues, textiles, stucs, vaisselle, meubles, luminaires, plafonds forment un tout indissociable. Pour parvenir
à cette cohérence, Pontremoli sut s’entourer: le sculpteur Gasq fut chargé des stucs, deux élèves de Puvis de Chavannes, Gustave Louis Jaulmes et Adrien Karbowsky, exécutèrent les fresques «selon la méthode antique» (à l’encaustique sur mortier frais), les rideaux furent confectionnés et brodés par la maison Ecochard, à Lyon, tandis que Bettenfeld, ébéniste du faubourg Saint-Antoine à Paris, transposa dans le palissandre, l’ébène, le citronnier de Ceylan et le prunier d’Australie son mobilier sobre et élégant, proche avant l’heure du style Art déco. A ce luxe, il fallait ajouter le confort. Reinach, d’abord réticent, y consentit sous l’insistance de son architecte, qui fit valoir que «l’esprit grec n’est contradictoire ni avec la vie ni avec les
habitudes et les besoins de notre temps». Ainsi, les torchères de bronze et les coupes d’albâtre qui diffusent la chaude lumière des lampes à huile sont discrètement électri ées, tandis que dans le balanéion, des robinets d’eau chaude et d’eau froide sont dissimulés sous des plaques de bronze. L’helléniste Jacqueline de Romilly résuma par ces mots la réussite de cette demeure alliant raffinem nt du passé et confort moderne: «Ce n’est pas un monument antique; l’on ne saurait même dire de quelle époque elle entend s’inspirer; peu d’objets y sont anciens. Et pourtant, tout y est grec»… Villa Kérylos, impasse Gustave-Eiffel, Beaulieu-sur-Mer. Tél. +33 (0) 493 01 01 44, www.villakerylos.fr
Ci-contre: villa Kérylos, vestibule d’Hermès et chambre de monsieur Reinach.
«Théodore Reinach n’a pas imaginé un musée, mais une maison à vivre!»
Entretien avec Bernard Le Magoarou, administrateur du monument A Kérylos, Théodore Reinach vivait-il «à la grecque»? Un portrait, hélas disparu, le représente vêtu de la chlamyde, drapé porté par les hommes. Mais pour autant, il n’avait pas l’habitude de se vêtir à l’antique ou de manger couché, même si le mobilier du triklinos (salle à manger) le permettait. Par contre, il travaillait debout, comme les anciens, et écrivait ou consultait des ouvrages sur les grandes écritoires de la bibliothèque. Comment cette villa est-elle parvenue intacte jusqu’à nous? A sa mort, en 1928, Théodore Reinach la lègue à l’Institut de France, et ses héritiers en conservent l’usufruit. Pendant la guerre, un commando SS occupe les lieux, mais l’institut, aussitôt alerté, fait transférer tout le mobilier au musée Chéret de Nice, le sauvant ainsi de la dispersion et de la destruction. La famille a connu un sort moins heureux: arrêté par la Gestapo, l’un des fil du propriétaire, le compositeur Léon Reinach, a été déporté à Auschwitz, avec sa femme Béatrice de Camondo et leurs deux enfants. Une grande partie des archives de la villa ont disparu avec lui. Kérylos n’a pas été restaurée depuis quarante ans. Des travaux sont-ils nécessaires? La maison présente un bon état général. Le problème majeur concerne les tissus, pour beau-
coup en lambeaux. Nous avons fait déposer les plus abîmés, et attendons le diagnostic des restaurateurs textile. Kérylos va pouvoir bénéfici r de l’expertise du Centre des monuments nationaux sur les questions de restauration et de conservation. Propriété de l’Institut de France, la villa est en effet gérée depuis peu par le Centre des monuments nationaux (établissement public rattaché au Ministère de la culture français), dont vous êtes l’administrateur pour les Alpes-Maritimes et le Var. Quels sont vos projets? Redonner à cette demeure un aspect animé, car Théodore Reinach n’a pas imaginé le musée d’une Grèce fantasmée, mais une maison à vivre, où l’on entendait le bruissement des fontaines, des cris d’enfants et des airs de piano. L’idée est de remettre en eau la fontaine du péristyle, d’y placer à nouveau des plantes vertes, de proposer un fond sonore dans certaines pièces. Nous souhaitons également rappeler l’histoire, parfois tragique, de cette grande famille juive, en partie décimée pendant la guerre. En n, nous allons ouvrir de nouvelles salles au public, sur visite guidée, comme les chambres des enfants au deuxième étage, restées meublées à l’identique, ou la terrasse panoramique, où les Reinach venaient prendre le soleil l’hiver, et d’où l’on a une vue saisissante sur la Baie des fourmis. E. B.
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INTERVIEW SECRÈTE
Victoire de Castellane,
DR
Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été et de ses rêves. Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire.
Victoire de Castellane, directrice artistique de Dior Joaillerie.
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qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant?
O
fficiellement, Victoire de Castellane est la directrice artistique de Dior joaillerie depuis 1998. Mais la réalité est tout autre. Elle est un personnage polymorphe sorti d’un conte par la porte principale: elle est à la fois la fée et la sorcière (la bien aimée évidemment), la fian cée du vampire et Alice au pays qui nous émerveille. Bien malin qui pourra la défini . Officiellement, Victoire de Castellane crée des bijoux. Mais c’est une couverture. En réalité, elle prépare des talismans, invente des objets de curiosité, fait entrer tout entières des histoires magiques sur quelques centimètres carrés. Et ceci par la grâce de pierres aux couleurs chatoyantes, si possible des opales de feu, si possible des tourmalines Paraiba, si possible des saphirs Padparadscha, et des émeraudes. Des diamants aussi. Ses parures sont des symboles d’alliance, ses joyaux, des embellisseurs. Tout est une question de regard et d’intention. Victoire de Castellane pourrait avoir été peinte par Jawlensky, qui savait si bien dessiner les âmes en quelques traits: deux yeux ourlés comme des boutonnières, un nez droit, une bouche écarlate, une frange qui délimite l’espace expressif et chapeaute l’ensemble. Victoire de Castellane n’est pas de ce monde, mais s’y emploie. Elle utilise beaucoup le mot «merveilleux». C’est si bon de croiser le chemin d’une merveilleuse émerveillée. Quel était votre plus grand rêve d’enfant? Pouvoir entrer dans une caverne comme celle d’Ali Baba, découvrir un trésor et pouvoir me servir à volonté des bijoux! J’adorerais avoir une pièce entière dans laquelle tous mes trésors seraient accrochés aux murs et que je pourrais compter, regarder, observer, qui me fascineraient. J’adore être fascinée. Enfant, j’aimais beaucoup les pierres de couleur, très vives et l’or aussi. J’adorais l’or en fusion. Il me faisait penser au miel dans Winnie l’Ourson. C’est magique, comme si le soleil s’était figé dans un métal Finalement, vous l’avez un peu réalisé ce rêve? Oui, un peu tout de même. Je joue avec les pierres, je m’amuse, je leur invente des vies, j’aime les mélanger, les mettre dans des familles. Je trouve merveilleux de pouvoir me dire que mon travail est une continuité de mes jeux d’enfant. Croyez-vous au pouvoir des pierres? Pas vraiment. Je crois juste à la bienveillance et à l’honnêteté dans le travail, voilà. Et je pense que si on a fait les choses sincèrement avec amour, ça se ressent. Que vouliez-vous faire une fois devenue grande? Je voulais être psychanalyste ou chirurgien. Finalement, je crée
des petits trésors pour les femmes. J’aime l’idée qu’une femme se constitue un petit trésor afin de pouvoir se dire: «Je pars avec, il me protège.» Le bijou a un côté talisman. Et puis je trouve que ça érotise le corps, que ça dramatise, que ça souligne. J’observe toujours la manière dont les femmes choisissent leur parure. J’aime le bijou dans son acception archaïque, primitive. Dans sa dimension magique? Oui, ça m’amuse d’y croire. J’aime inventer des histoires et me dire que ça peut porter bonheur. Les bijoux sont-ils les meilleurs amis de la femme, comme le chantait Marilyn Monroe? C’est l’intimité que l’on développe avec le bijou que je trouve fascinante. Il touche votre peau, il vit sur vous. Il y a aussi toute cette symbolique de la transmission. J’aime imaginer que le joyau est là depuis tant d’années avant soi et qu’il vivra longtemps après. J’ai toujours l’impression que quand on transmet un bijou que l’on aime à une personne aimée, cette personne nous porte sur elle. Je possède des bijoux anciens qu’une femme, ou plusieurs ont regardés, chéris, des pièces qui ont été offertes avec de l’amour. Tout cela est assez merveilleux. C’est aussi une certaine forme d’humilité. Bien sûr: cela nous rappelle qu’on est mortel et que le bijou nous survivra. Que l’on n’est que de passage dans ces bijoux. Quel était votre jouet préféré? J’adorais les poupées Barbie, me déguiser aussi, faire des spectacles. J’adorais m’enfermer dans ma chambre et jouer des heures. En quoi vous déguisiez-vous? Les déguisements étaient demandés à chaque anniversaire alors il y en avait plein: des princesses, des squaws, Mary Poppins… Je ne sais plus ce que j’avais, mais j’aimais beaucoup me déguiser. J’aimais jouer avec la féminité. On peut être tellement de femmes! Etait-ce une manière d’essayer d’entrer dans d’autres vies? Ah oui, complètement! C’était une façon d’être elle ou elle ou elle. Moi, je devenais elle. Vous n’étiez pas bien en étant vous-même? Si, sauf que je ne sais toujours pas qui je suis! J’ai une vague idée. C’est une défi ition par défaut? Oui. C’est compliqué d’être soi. On est très sollicitée pour être une autre aussi. On a envie de connaître ce que c’est qu’être une autre. Les avez-vous gardés tous ces jouets, tous ces déguisements? Je n’ai rien gardé. Quel était votre jeu préféré à la récréation? J’adorais jouer à la marelle et à
l’élastique! Qu’est-ce que j’ai pu sauter à l’élastique! Des heures! On les accrochait aux pieds des chaises et quand on n’était que deux. Qu’est-ce que c’était bien! Grimpiez-vous dans les arbres? Non, pas du tout. Je n’étais pas un garçon manqué, même si j’ai une part assez masculine en moi, mais elle ne s’exprimait pas comme cela. Elle s’exprimait comment? Peut-être dans mon besoin d’être très amie avec les garçons. J’adore l’amitié avec les garçons. Même si j’aime beaucoup les filles, j’ai beaucoup d’amis hommes et je m’amuse avec eux. Dans mon travail aussi, je trouve que j’ai une part masculine: dans mes choix de volumes, dans mon envie de créer des choses assez fortes, puissantes. Quelle était la couleur de votre premier vélo? Je ne m’en souviens pas, mais tout d’un coup je me rappelle que j’avais une petite canne bleue. On me l’avait offerte et j’étais fascinée par cette petite canne en bois bleu brillant. Peut-être parce qu’elle venait de Suisse. C’est marrant! Ce n’est pas le même usage qu’un vélo. Il devait être rouge, je pense… J’avais surtout des patins à roulettes. J’adorais faire du patin: à l’époque, ce n’était pas des rollers, ils avaient quatre roues. J’avais une trottinette aussi et j’en faisais au Trocadéro. Quel superhéros vouliez-vous devenir? Je m’identifiais beaucoup aux héroïnes de BD comme Lili et Aggie. Pour moi, c’étaient deux superhéroïnes. Elles avaient un côté un peu solitaire dans lequel je me retrouvais. Et j’adorais leurs looks: Aggie pour ses jeans retroussés portés avec des chaussettes qui tirebouchonnent et la taille très serrée et Lili pour son côté plus parisien, avec ses ballerines. Ça m’a conditionnée. Dans votre look? Aggie, c’était l’Amérique. Il fallait avoir des Levi’s! Ce côté fifties, étudiante américaine était pour moi très inspirant. Et en même temps, elle a ce côté glamour, très Marilyn Monroe,
quand elle se rend au Bal des débutantes. Lili, avec son côté sixties, était plus existentialiste avec sa jupe. J’ai arrangé tout ça à ma sauce dans les années 80 quand j’ai commencé à sortir. Les looks, à l’époque, il fallait aller les trouver. La mode, ce n’était pas du tout ce qui se passe aujourd’hui. Il fallait aller aux puces, trouver des trucs vintage: j’y passais ma vie. A l’époque, je m’achetais des escarpins neufs sortis de vieux stocks des années 60 pour 5 francs! De quels superpouvoirs vouliez-vous être dotée? Je crois que j’aurais adoré voler. C’est assez merveilleux de pouvoir se balader dans les airs avec la possibilité de regarder tout en bas et de se poser où on veut. C’est un superpouvoir ça: fuir et en même temps aller découvrir autre chose. Rêviez-vous en couleur ou en noir et blanc? Je crois que je rêvais en couleur. Quel était votre livre préféré quand vous étiez enfant? J’aimais beaucoup les ouvrages de la Bibliothèque Rose et la Bibliothèque Verte aussi. J’aimais tout. Les avez-vous relus depuis? Non, mais je relis Lili et Aggie. Ce n’est pas très profond, mais c’est drôle. J’essaie de retrouver ces émotions. C’est assez sympathique d’aller se replonger dans quelque chose de nostalgique, j’aime bien la mélancolie aussi, je trouve que c’est assez inspirant. Y puisez-vous quelque chose qui vous aide à créer? Oui, bien sûr. C’est aussi une manière de lutter contre l’angoisse de créer. J’ai besoin de rêver tous les jours. Si votre enfance avait un goût, quel serait-il? Je pense plutôt à une odeur. Celle du mimosa. A l’époque, mes grands-parents avaient une maison sur la Côte d’Azur, dans le Midi, et il y avait ces odeurs de Méditerranée extraordinaires, celle des pins aussi. Je trouve ça merveilleux, l’odeur de ces petits chemins avec des pins parasols. C’est tellement la Méditerranée pour moi!
«Je joue avec les pierres, je leur invente des vies, j’aime les mélanger. Je trouve merveilleux de pouvoir me dire que mon travail est une continuité de mes jeux d’enfant.» Victoire de Castellane
Et si votre enfance avait un parfum L’Hawaiian Tropic! Une huile solaire qui sentait les vacances. Pendant les grandes vacances, vous alliez voir la mer? Oui. Toujours. Je ne peux pas me passer de la mer. C’est merveilleux la mer! Il n’y a pas d’espace-temps. On ne sait pas quelle heure il est, quel jour, quelle année. Rien n’arrête le regard. Tous les hommes ont pu regarder ce paysage. C’est comme le ciel: on ne peut pas fixer l temps avec le ciel. On n’est pas arrêté par quelque chose qui donne un indice sur l’époque. Saviez-vous construire des avions en papier? Non, mais je savais faire des cocottes en papier. Et j’adorais aussi un autre truc, que j’ai revu dans un film de Jean ann l’autre jour: le tac-tac. C’était deux boules qui s’entrechoquaient et faisaient, clac, clac, clac. Ça me rendait dingue! J’en avais un rose. Parfois, on le prenait dans l’œil! C’était hyper-dangereux! Aviez-vous peur du noir? Bien sûr! J’ai toujours peur du noir. Qu’y a-t-il dans le noir qui vous fasse peur? Je trouve très angoissant de dormir complètement dans le noir, parce que, comme j’ai beaucoup d’imagination, tout peut arriver. Dans les films d’horreur, il y a toujours quelque chose qui se passe dans le noir. Et puis dans le noir, on n’a pas de repères. J’aime bien la pénombre ou une petite veilleuse. Mais j’aime avant tout la lumière. Je préfère être dans la lumière que dans les ténèbres! Je ne suis pas très gothique. Ce qui ne vous a pas empêchée de dessiner des bijoux un peu gothiques, comme cette collection appelée «La fianc e du vampire». Je trouve que le côté romantico-gothique peut être inspirant. Mais il faut toujours qu’il y ait une possibilité d’espoir. Quand j’ai créé cette collection, j’aimais l’idée que la jeune fille soit mordue par le vampire amoureux, et du coup qu’elle vivait éternellement. Il y a toujours cet espoir de vie quand même. Et d’amour? Et d’amour. Absolument. La vie ne peut être sans amour. Justement, vous souvenez-vous du prénom de votre premier amour? Il s’appelait Pierre. Il était en classe avec moi. Mais j’avais plusieurs amoureux. J’avais un Grégoire aussi, que je trouvais pas mal. Je le rencontrais dans les goûters d’anniversaire. Et de l’enfant que vous avez été? Très bien! Il est toujours en moi. Je crois qu’il faut toujours garder en soi l’enfant que l’on a été, sinon on devient un monstre. Mais il faut faire attention parce que cet enfant peut être un tyran. Il faut un juste milieu. Il faut savoir garder cette part de curiosité. Le bon côté de l’enfant: émerveillé!
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Le projet du salon étoilé et sa pluie de macarons brodés.
Le jardin de gourmandises Ladurée d’India Mahdavi.
ORIENTAL POP
Le jardin enchanté d’India Mahdavi A rchitecte, décoratrice, designer, exploratrice, mère. Passionnée de jazz et conteuse d’histoires, India Mahdavi ne cesse jamais de voyager, entre design et architecture. Du fauteuil en velours rose «Charlotte», dessiné pour le restaurant londonien The Gallery at Sketch, au tabouret «Bishop», du projet d’un bâtiment locatif à Téhéran à la conception du nouveau salon de thé Ladurée à Genève, elle bouscule les us et coutumes de notre quotidien habitué aux nuances de beige et de gris, grâce à ses couleurs magnifiquemen éclatées: du rose poudré, du vert émeraude, du bleu royal. «Avec la couleur, j’exprime mon côté oriental. Je suis une Orientale pop! La couleur a toujours été liée à l’inconscient, aux images que je voyais enfant, entre télévision des années 60 et comic strips, que je réinterprete dans mon travail.» Quand elle raconte son parcours, elle navigue de lieu en lieu. Iranienne de père, EgyptoEcossaise de mère, avant de s’installer en France elle a vécu aux Etats-Unis puis en Allemagne. Bardée de diplômes, elle nous emmène du Paris contemporain au New York de son enfance, en passant par Téhéran, l’Egypte, Genève, qu’elle connaît bien. On n’a plus qu’à la suivre. Elle reçoit dans la rue qui est devenue son microcosme, avec son studio qui crée le mobilier, les projets et les petits objets qu’elle affectionne particulièrement, et deux showrooms qui les exposent et les vendent. La porte de son antre de création s’ouvre et c’est un monde coloré, chic cosy, à l’image de cette prêtresse du beau, qui prêche pour un luxe sensoriel qui caresse l’oeil et qui invite à se poser, confortablement, dans du velours. Sur les murs du couloir, des croquis, des images, des notes. On s’imagine les scénographies du prochain lieu branché qu’elle orchestrera: après le mythique Monte-Carlo Beach de Monaco, le Townhouse de Miami, le Café Français Place de la Bastille et bien sûr Le Sketch de Londres, qui figure parmi les restaurants le plus instagrammés au monde, c’est au sein de l’Hôtel des Bergues, à Genève, qu’on verra fleu
L’architecte et décoratrice India Mahdavi nous invite à découvrir le lieu magique qu’elle a imaginé pour le nouveau salon de thé Ladurée, qui a ouvert ses portes le 7 novembre à Genève. Rencontre sucrée. Par Sophie Grecuccio, Paris
CLAIRE ISRAËL
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L’architecte et décoratrice India Mahdavi.
rir sa nouvelle création imaginée pour Ladurée. Un restaurantsalon de thé au bord du Léman, qui englobe trois univers oniriques, différents mais complémentaires, communiquant dans un jeu de nuances et de correspondances. «La pâtisserie, le restaurant et le salon étoilé, je les ai imaginés comme un jardin de gourmandises. Un jardin, un vrai, avec des comptoirs cannelés, où des rouleaux de réglisse en stuc se lovent dans les arrondis des dossiers de banquette, où les tables ont des pieds torsadés comme du sucre d’orge, s’enthousiasme India Mahdavi. Il a fallu créer un accord entre l’univers déjà bien défin de Ladurée et son envie de changement, entre la ville de Genève et ce lieu sublime chargé d’histoire qu’est l’Hôtel des Bergues. Créer un pays de gourmandises, aussi sucré que les macarons, un endroit où il fait bon vivre, un lieu de vie où l’on peut prendre un café le matin, déjeuner, se donner rendez-vous pour un thé ou un verre. Rien n’y est figé, l’esprit est celui du mouvement.» Dans le salon étoilé, les étoiles sont des macarons brodés qui s’envolent dans un tourbillon léger de sucre glace, les tables rondes et l’immense banquette sont travaillées en carrousel. Le café a été conçu comme un bar à l’italienne, pour boire un café et déguster une mignardise, debout, avant de s’affoler sur les quais fleuris de la République. «J’ai travaillé les deux couleurs prédominantes de Ladurée, le mauve et le vert, en créant un dialogue festif qui réchauffe les âmes et les amène ailleurs. L’éclairage a été pensé par touches, halos de berlingots brodés ici et là le long des murs, et luminaires meringués au plafond.» Comme dans un conte de fées, un pays des merveilles, on est accueillis par un sol de marbre traité en losanges noir et blanc qui invite à découvrir un monde nouveau où la douceur du velours des fauteuils accueille les gourmands assis contre la fenêtre, face à un miroir enchanté, qui reflète la lumière extérieure. «L’endroit est extrêmement bien placé, mais au milieu d’un axe un peu agressif, avec les bus, le passage. J’ai vraiment voulu faire de ce lieu une véritable expérience, tournée vers l’intérieur, vers ce jardin magique.» Il est toujours question d’intérieur avec India Mahdavi. Mélange de discrétion, de sublime arrogance et de rêverie douce, elle assume férocement son métissage culturel, ses associations parfois dangereuses de couleurs et de textures avec une sûreté de souveraine. Ses mains créent des ondes dans l’espace alors qu’elle nous parle de ses inspirations, de ce qui la rend heureuse au quotidien et de ses souvenirs d’une enfance américaine, baignée dans le pop art, le graphisme éclaté et la BD. «Je travaille sur l’idée de bonheur, et la gourmandise, si chère à Ladurée, est étroitement liée à cette notion de plaisir.»