Hors-série Horlogerie 2015

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HORLOGERIE SMARTWATCHES VS MONTRES MÉDITATIVES

DES CADRANS COMME DES TABLEAUX À L’HEURE DE JAMES BOND

DENIS HAYOUN

Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Samedi 21 mars 2015

DE BETHUNE SOUS LA LOUPE LE TEMPS VINTAGE


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Le Temps l Samedi 21 mars 2015

Horlogerie

ÉDITO

Le monde de l’horlogerie n’en est pas à sa première révolution, mais depuis la crise du quartz dans les années 70, les horlogers ont su mettre leurs atouts en avant et redonner le goût des montres mécaniques non seulement à ceux qui ne l’avaient plus, mais surtout à ceux qui ne l’avaient jamais eu.

Certaines maisons créent des garde-temps qui viennent titiller le statut d’objets d’art. Ils sont le fruit d’un savoirfaire ancestral, ils sont une ode à la beauté et à la poésie, et cela suffirait presque pour justifier leur existence (lire p. 12 et 30). En découvrant en avantpremière le travail minutieux d’un glypticiengraveur, qui a fait naître tout un paysage sur un cadran (lire p. 35), j’ai tellement envie de leur donner raison de croire, comme le prince Michtine, dans L’Idiot de Dostoïevski que «la beauté sauvera le monde».

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Plug-in Time

Les montres connectées: une révolution. Par Vincent Daveau

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Le temps relatif

Les horlogers s’interrogent sur le temps, la manière de se le réapproprier, la façon de ralentir le rythme du quotidien.

DR

Par Isabelle Cerboneschi

4 Montres connectées

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L’heure mise à nu

Montres squelettes: plongée au cœur de la fine mécanique. Par Vincent Daveau

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Vintage

Des modèles du passé réinventés. Par Géraldine Schönenberg

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De Bethune, une classe à part

Visite d’une manufacture pas comme les autres. Par Pierre Chambonnet. Reportage photographique: Véronique Botteron

VAN CLEEF&ARPELS

La plupart des horlogers ne les ont pas vues venir. Jusqu’à ce qu’une étude révèle qu’il s’est vendu près de 5 millions de smartwatches l’an passé à travers le monde selon une estimation Canalys, soit environ un cinquième de la production totale de l’horlogerie à quartz suisse, ce marché affichant une croissance de près de 900% en 2014 (lire p. 4). Ça pousse à réfléchir.

SOMMAIRE

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La course contre le temps

L’engouement pour les chronographes va croissant. Par Vincent Daveau

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12 Inspiration vintage

La collection d’un agent secret

Dans le prochain James Bond – «Spectre» – 007 portera à son poignet une Omega. Mais tel n’a pas toujours été le cas. Par Catherine Cochard

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Tudorcréesonpremiercalibreautomatique La marque lance un garde-temps technique équipé, pour la première fois, d’un calibre automatique maison. Exclusif. Par Vincent Daveau

VÉRONIQUE BOTTERON

Par Isabelle Cerboneschi

Face à la déferlante de montres connectées, les horlogers, les manufactures, les marques cherchent à trouver leur place et à la garder (lire p. 44). Il y a ceux qui s’engagent dans la bataille. Et puis il y a les autres, qui répondent autrement, qui parient sur l’art horloger dans ce qu’il a de plus pur (lire p. 18), qui pensent que la valeur d’une montre ne peut se réduire à la simple fonction de donner l’heure. Ils s’interrogent sur la notion même du «temps», sur la nécessité d’en rester maître, et ces réflexions s’incarnent dans des pièces hautement symboliques auxquelles on s’attache pour des raisons irrationnelles (lire p. 8).

18 De Bethune

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Vienne la nuit sonne l’heure

Les marques rivalisent d’ingéniosité pour dépasser les 65 décibels avec leurs montres à répétition minutes. Par Vincent Daveau

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L’éloge de la simplicité

Jusqu’où peut-on pousser l’épure? Par Isabelle Cerboneschi

30

Un bracelet comme un brocart

Nous avons suivi la naissance du bracelet de la montre «Traditionnelle ovale» de Piaget. Coulisses de l’art. Par Isabelle Cerboneschi. Photos: Véronique Botteron

DR

FRÉDÉRIC LUCA LANDI

Changerd’ère

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Toute la poésie du monde sur un cadran

Les paravents de Coromandel du 31 rue Cambon ont inspiré à Chanel une collection de montres Métier d’art. Exclusif. Reportage: Isabelle Cerboneschi. Photographies: Véronique Botteron

24 Calibre Tudor

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Incitation au voyage

GMT, Heures du monde, Heure universelle. Par Vincent Daveau

40 Montre de la Collection Métiers d’Art Mécaniques Gravées, Vacheron Constantin. Mouvement entièrement gravé main recto verso (taille-douce et champlevé) avec motif «feuilles d’acanthe». Calibre mécanique à remontage manuel 4400/1. Développé et manufacturé par Vacheron Constantin. Certifié Poinçon de Genève. Environ 65 heures de réserve de marche. Boîtier en platine. En arrière-fond, des mines brutes de graphite issues des ateliers genevois de la maison Caran d’Ache. Filées au diamètre désiré, elles attendent leur cuisson et leur trempe dans un bain de cire.

Etape de fabrication de la montre Mademoiselle Privé de Chanel, dont la scène est inspirée des paravents de Coromandel. Sur l’image, travail de gravure de l’or beige, un alliage spécifique conçu pour Chanel. Le motif est dessiné sur une plaque en or, gravé avec une pointe sèche et découpé avec une scie.

Tourbillons et régulateurs d’exception Le tour de la question. Par vincent Daveau

42 44

Les montres tiennent salon Par Vincent Daveau

L’horlogerie à l’écoute du web social

Les marques sont toujours plus nombreuses à s’en remettre aux «big datas» pour affiner leur stratégie marketing et leur approche clientèle. Explications. Par Catherine Cochard

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Carla Bruni

Qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant? Par Isabelle Cerboneschi

Editeur Le Temps SA Place Cornavin 3 CH – 1201 Genève Président du conseil d’administration Stéphane Garelli Administrateur délégué Daniel Pillard Rédacteur en chef Stéphane Benoit-Godet Rédactrice en chef déléguée aux hors-séries Isabelle Cerboneschi Rédacteurs Pierre Chambonnet Catherine Cochard Vincent Daveau Géraldine Schönenberg Photographies Véronique Botteron Denis Hayoun David Wagnières

Responsable production Nicolas Gressot Réalisation, graphisme Christine Immelé Photolithos Cyril Domon Mathieu de Montmollin Correction Samira Payot Conception maquette Bontron & Co SA Internet www.letemps.ch Gaël Hurlimann Courrier Case postale 2570 CH – 1211 Genève 2 Tél. +41-22-888 58 58 Fax + 41-22-888 58 59 Publicité Case postale 2564 CH – 1211 Genève 2

Tél. +41-22-888 59 00 Fax + 41-22-888 59 01 Directrice: Marianna di Rocco Impression IRL plus SA

La rédaction décline toute responsabilité envers les manuscrits et les photos non commandés ou non sollicités. Tous les droits sont réservés. Toute réimpression, toute copie de texte ou d’annonce ainsi que toute utilisation sur des supports optiques ou électroniques est soumise à l’approbation préalable de la rédaction. L’exploitation intégrale ou partielle des annonces par des tiers non autorisés, notamment sur des services en ligne, est expressément interdite. ISSN: 1423-3967



Le Temps l Samedi 21 mars 2015

Horlogerie

Sony SmartWatch 3: un produit digital connecté, taillé pour le sport et proposé en différentes finitions, dont l’acier. Ecran TFT LCD résistant à l’eau et multifonctions. Connectable aux smartphones.

CONNEXION

Naturellement attendues avec une certaine défiance de la part du marché horloger traditionnel et avec une impatience non feinte du côté des consommateurs, les montres connectées de nouvelle génération sont à l’aube d’une révolution dans la façon de concevoir le temps qui passe. Par Vincent Daveau Alpina Smartwatch: montre connectée analogique avec calibre Al-285 à quartz. Multifonctions dont analyse d’activités et de sommeil avec mode d’optimisation. Coach adaptatif. Restauration des données possible.

L

PHOTOS: DR

es montres connectées ne sont pas une vraie nouveauté. Si la vente de près de 300 000 smartwatches en 2012 n’avait pas fait grand bruit, la croissance estimée par l’institut Canalys, de près de 900% du nombre de pièces vendues en 2014, a de quoi faire blêmir les maisons horlogères habituées depuis maintenant quarante ans à n’avoir aucune concurrence sérieuse dans leur secteur. La prise de conscience qu’il s’est vendu près de 5 millions de smartwatches l’an passé à travers le monde (estimation Canalys), soit environ un quart de la production totale de l’horlogerie à quartz suisse, a engendré un électrochoc. Pour l’essentiel des CEO des entreprises horlogères helvétiques sondés, les garde-temps mécaniques ne sont pas menacés par ces nouveaux produits. En revanche, tous admettent que les marques fabriquant des montres premier prix,

surtout à quartz, sont directement dans le collimateur des puissants groupes industriels de l’univers de la téléphonie ou des médias connectés (Apple, Samsung, Sony, Google…). La force de ces derniers, comme le souligne Jean-Christophe Babin, l’ancien CEO de TAG Heuer et l’actuel patron de Bvlgari, est de «disposer de l’environnement technologique et des moyens économiques pour engager de coûteux développements. Aux deux bouts de la chaîne, ils seront les grands vainqueurs de cette révolution impliquant un changement de comportement dans la façon d’appréhender le temps et la communication entre les personnes.» Cette compétition qui va réellement débuter cette année va confronter les fabricants de téléphones comme d’instruments de communication à une foule d’autres intervenants dont le seul moyen de pénétrer ce nouveau

Casio G’MIX GBA-400-1A9ER: G-Shock en polymère ultra-résistant avec fonction bluetooth pour interaction avec le smartphone, analyse et reconnaissance de l’ambiance musicale «soundhound», fonction de contrôle de la musique sur le smartphone.

Mykronoz ZeSplash: montre connectée amphibie. L’instrument reste connecté à son outil «maître» dans toutes les conditions. Ecran tactile, micro-intégré et haut-parleur. Extension «outdoor» de la tablette ou du smartphone. Swiss made.

marché est l’acquisition de processeurs, de plateformes technologiques et de firmware, de logiciels et de composants de communication, auprès de sociétés hyperspécialisées américaines ou asiatiques. Clairement, dans ce duel ressemblant à celui de la fin des années 70, qui avait vu s’affronter pour la maîtrise du temps, les fabricants d’électronique comme IBM, Texas Instruments, Seiko-Epson, Casio et les horlogers traditionnels, les participants ne jouent pas à armes égales.

Les forces en présence Dans un monde de plus en plus interconnecté, ce nouveau type d’accessoires capables de donner l’heure et l’accès à une multitude d’applications risque de s’imposer à tous. Comme le relève Peter Stas, le propriétaire du Groupe Frédérique Constant qui présente cinq modèles connectés à Bâle (lire LT du 27.02), «le phénomène des

smartwatches, objets transgénérationnels, ne peut plus être relégué au rang de produits branchés à destination des technophiles». Leur présence risque de s’imposer naturellement aux cadres des entreprises comme le téléphone portable, qui est devenu une nécessité au point que personne n’envisage aujourd’hui de pouvoir s’en passer. Plutôt que d’ignorer les bouleversements apportés par cette technologie qui en appellera d’autres, quelques marques horlogères sont passées à l’action. On notera qu’à l’heure où est écrit cet article les seules à avoir effectivement présenté un instrument déjà disponible ou prochainement accessible sur le marché (à partir d’avril) sont Montblanc (avec l’eStrap, son bracelet connecté lancé en janvier dernier), Frédérique Constant, Alpina, Mondaine, > Suite en page 6

Frédérique Constant Horological Smartwatch: montre en acier plaqué or avec fonction d’affichage analogique. Technologie MotionX®. Multifonctions via le poussoir intégré dans la couronne. Durée de vie de la pile: deux ans environ. Commutable avec smartwatch. Alarme, cycle de sommeil, coaching, capteur d’activités, etc.

PLUG-IN TIME

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Swatch Touch ZERO ONE: montre connectée et tactile avec fonction beach-volley, interactivité avec multifonctions grâce à l’application installée sur le smartphone de son propriétaire.



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Horlogerie

Samsung Gear: montre à écran incurvé Super Amoled 2.0 connexion 3G, Wifi et Bluetooth. Bracelet personnalisable Capteur UV, programmable et Apps téléchargeables.

> Suite de la page 4 Casio, Swatch avec la Swatch Touch Zero One, TAG Heuer et Breitling. Pour ces marques, comme pour Hyetis, Mychronoz avec Zewath, Guess, Kenneth Cole ou Apple qui s’apprêtent, elles aussi, à lancer un produit, (on attend forcément Tissot sur ce marché), les montres connectées sont le premier pas d’un mode de communication global et par conséquent multicanal. Ces outils, qui sont en contact direct avec la peau du porteur, offrent à ces derniers non seulement un nouveau moyen d’interaction avec le monde qui les entoure mais aussi un outil leur permettant de développer un autre rapport avec leur propre corps (consommation énergétique, nombre de pas, etc.) à travers sa gestion par une interface pratiquement bionique.

La stratégie du caméléon

PHOTOS: DR

Pour Peter Stas, l’avenir passe clairement par la montre. «D’ici deux ou trois ans, a-t-il dit lors du lancement de sa première montre connectée en février dernier, une partie non négligeable pour ne pas dire l’essentiel des quelque 20 millions de montres à quartz suisses produites par an seront d’une façon ou d’une autre des instruments connectés aux smartphones.» Jean-Claude Biver, longtemps étranger à ce concept, a récemment reconnu avoir saisi la réalité incontournable de ce procédé comme il était apparu évident à LVMH que

manquer ce tournant décisif dans l’univers de la mesure du temps était trop risqué. A découvrir les nouveautés, on devine la course du temps futur suivre deux axes principaux. Le premier vise une clientèle captive, qui cherchera dans ces nouveaux outils le moyen d’optimiser son temps et de rester reliée en permanence à son environnement connu. Son choix se portera sur des modèles qui, dotés de cadrans LCD haute définition et tactiles, seront un relais du téléphone (mail, SMS, appel entrant, programmateur divers) muni aussi de fonctions contribuant à améliorer la santé. C’est partiellement le choix fait par Jérôme Lambert, le CEO de Montblanc. Pour lui, le fait de séparer les produits purement horlogers et l’objet connecté que représente le module e-Strap limite la problématique de l’obsolescence programmée de ce type d’outils appelés à être utilisés sans modération. Le CEO soulignait que, si Montblanc ne dispose pas d’un environnement technologique bien à elle, elle possède un réseau de distribution très puissant lui permettant, à l’instar d’Apple, de tirer son épingle du jeu. Et Jérôme Lambert d’ajouter que «l’implantation de cet accessoire parmi les aficionados de belle horlogerie sera d’autant plus aisée qu’il n’y a pas de sacrifice à faire avec le e-Strap puisqu’il est pensé pour se porter avec une montre mécanique». L’autre voie en matière de connexion horlogère est celle empruntée par le Groupe Frédérique

Constant. Dans ce cas précis, la montre ayant un aspect traditionnel vise plutôt des fonctions dédiées à ceux que les sociologues appellent les hyper-narcissiques déjà «branchés» à l’univers virtuel et aux communications dématérialisées à travers tous les outils mis à leur disposition (Facebook, Instagram, Twitter, etc.). La montre sera plutôt un capteur qu’un transmetteur. Elle saisira les moindres faits et gestes de son porteur et les traduira sur le téléphone en graphiques, statistiques et alertes éventuelles. Au final, le monde horloger a pris conscience que cette technologie était incontournable et qu’elle devait se faire une place entre la pure mécanique et les instruments à quartz. Personne ne peut prédire qui va pâtir de son arrivée, ni même si cette technologie va encore fragmenter un marché déjà fragilisé par la crise mondiale. Une chose est certaine: pour s’imposer, elle doit être facile d’emploi et véritablement utile. La bataille pour le contrôle du marché a commencé et va inciter les marques à dépenser des sommes considérables pour créer des infrastructures flexibles optimisant des fonctionnalités en tout genre, utiles ou non, mais assurément de plus en plus délirantes pour capter l’attention d’un public dans l’attente de miracles électroniques que seule aujourd’hui l’alimentation énergétique viendra sans doute contrarier. A moins bien entendu que la pure mécanique apporte un jour une solution technique.

Montblanc UrbanSpeed e-Strap: un chronographe mécanique Timewalker associé à un module électronique e-Strap développé par Montblanc. Multifonctions, capteur de mouvement. Connecté au téléphone. Pilote la musique et affichage SMS et appels.

Apple Watch: montre en acier, aluminium ou en or massif doté d’un écran tactile haute définition avec bracelets interchangeables. Multifonctions, programmable et interactive. La montre est compatible avec iPhone 5 et modèles ultérieurs et peut être personnalisée avec les Apps disponibles sur iTunes.

Kenneth Cole Connect™: montre connectée au smartphone. Synchronisation horaire et affichage de messages pour les appels téléphoniques, e-mail ou SMS. Fonction chronographe. Contrôle musical et selfies. Fonctionne sur batterie classique. Différentes finitions possibles.

Mondaine Helvetica N 1 Horological Smartwatch: montre Swiss made avec module analogique multifonctions exploitant la technologie MotionX®. Basée sur une technologie mise au point par MMT (Peter Stas, président) et actionnée par un module quartz multi-moteurs suisse. Multifonctions et connectée sur les smartphones.



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Horlogerie

CARPE DIEM

Quandlarelativité Tandis que les montres connectées font le buzz, les horlogers s’interrogent sur le temps, la manière de se le réapproprier, la façon de ralentir le rythme du quotidien. Certains réussissent même à traduire la nécessité de faire une pause à travers des garde-temps qui nous rappellent de vivre chaque minute intensément. Par Isabelle Cerboneschi

L’Occhio dell’Anima, Consolata Radicati di Primeglio. Toile ronde de 90 cm de diamètre, 2014, acrylique et vernis sur toile.

«O

n voit à peu près l’heure qu’il est.» Quand Michel Parmigiani a proféré cette phrase surréaliste pendant le dernier Salon international de la haute horlogerie (SIHH), au sujet de l’une de ses dernières créations, une montre époustouflante de précision, une heure passante avec répétition minutes, une complication horlogère à plus de 200 000 francs, il s’en est suivi une certaine qualité de silence. Puis des éclats de rire. Sa création était un magnifique pied de nez à toutes ces montres connectées qui déferlent sur le marché (lire p. 4), ces machines truffées d’applications qui vont nous voler notre temps tout en nous donnant l’heure accessoirement. Or donc Michel Parmigiani, maître horloger à Fleurier, s’amuse à créer des garde-temps mécaniques hypersophistiqués sur lesquels on lit l’heure «à peu

près», une heure qui prend son temps, qui passe à travers un guichet en forme de croissant. On n’y voit qu’une heure à la fois. «On ne peut pas se projeter dans le futur puisque les autres heures n’existent pas encore. Et on ne peut pas revenir dans le passé puisque celle qui est visible suit son cours, souligne l’horloger. On ne voit que le présent. C’est une montre très «carpe diem». Elle ne stresse pas. Elle nous rappelle d’apprécier le moment. On constate très bien sur cette montre que le temps est relatif.» Si Michel Parmigiani aime s’abîmer dans le temps présent, et ne révèle qu’une seule heure à la fois, Thierry Stern, le président de Patek Philippe, a un faible pour la minute. «Elle est intéressante, car ce sont les derniers petits instants que l’on a pour soi. L’heure scande les rendez-vous. La seconde passe trop vite, je n’y pense pas, mais la minute est toujours là à nous taquiner. On peut la calculer dans sa tête: «Il me reste trois minutes.» On peut décider de rester coucher

ces trois dernières minutes. Ces petits moments font la vie de tous les jours. Ce n’est pas l’heure que l’on chasse, mais la minute: elle représente les derniers instants de liberté.» «Carpe diem», cette fameuse locution latine qui invite à cueillir le jour présent sans se soucier du lendemain semble être paradoxalement le moteur de quelques patrons horlogers. Karl Friedrich Scheufele, le coprésident de Chopard, a d’ailleurs fait créer un jardin zen il y a cinq ans entre deux bâtiments de la manufacture, à Meyrin. Pour cet amateur de vitesse et de courses automobiles, cela surprend. «Je suis aussi amateur du sujet «temps», relève-t-il. Et je m’arrête volontiers dans la journée devant ce jardin. C’est un ralentissement, un petit instant de contemplation: cela me permet de savourer le moment.» Ralentir le temps. Depuis quand les horlogers et les patrons de manufacture s’inquiètent-ils de ralentir le temps? Depuis qu’on évoque la menace d’une invasion

de montres connectées? Il y a un monde, toute une perception du monde, et du temps qui sépare une montre manufacture, traditionnelle, et ces outils truffés d’applications. Comme l’analysait très justement Grégory Pons dans Business Montres du 26 janvier dernier: «Apple ne vend pas des produits mais des services de connexion au monde, à la culture ou à la vie professionnelle. On en déduira que la future Apple Watch n’est pas une concurrente directe des montres suisses, mais le grand levier de connexion […] de tous à tout. […] Les Suisses se battent pour des garde-temps physiques, les Américains (demain les Coréens de Samsung) pour des relations virtuelles au macro-système numérique global d’un monde d’objets connectés.» Et comment faire face à ces objets sinon avec d’autres objets qui dépassent leur fonction utilitaire, pour s’approcher précautionneusement du statut d’œuvre d’art? «Est-ce qu’on a besoin de toutes ces informations qui seront don-


Horlogerie

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Patek Philippe Grande Complication réf. 5951: ce chronographe monopoussoir au boîtier coussin gravé main en platine emporte un calibre manuel référence CHR 27-525 PS Q associant les complications de chronographe, rattrapante et quantième perpétuel avec affichage du jour, de la date, du mois, de l’année bissextile et des phases de lune.

Parmigiani Toric Capitole Wave: une parure en or rose de 45 mm pour une montre d’exception dont le mécanisme de répétition minutes fait appel à des timbres cathédrale originaux «serpents» avec deux sons. Cadran en nacre pour l’affichage et motif en vagues pour ce «modèle unique».

dutemps s’inscrit

Jaeger-LeCoultre Duomètre Sphérotourbillon Moon: La ronde chaloupée de ce tourbillon paré d’or gris laisse imaginer cet organe réglant sous l’emprise de quelques célestes énergies comme celle de la Lune qui se dévoile au cadran. Il parvient, grâce à son spiral cylindrique, à atteindre une précision hors pair.

nées par les montres connectées? s’interroge Karl Friedrich Scheufele. Est-ce vraiment ce que l’on veut? Je trouve reposant de regarder une montre qui vous indique juste l’heure, d’une manière très calme, au lieu d’avoir un objet qui a le potentiel inouï de vous voler votre temps! Avec une belle montre, vous prenez le contre-pied de ce qui est en train de se passer autour de vous. Vous ne devenez pas dépendant de certains prestataires. Un regard jeté sur votre garde-temps ne sera pas enregistré dans des datas, ce geste ne regarde que vous, l’objet fonctionne avec le mouvement de votre poignet, n’a pas besoin d’être rechargé, les fonctions n’ont pas besoin d’être «updatées». La montre n’est connectée qu’à vous-même.» Cette relation à soi-même, ce temps qui sait nous parler à nous et à personne d’autre, c’est justement une voie qu’a empruntée Louis Vuitton lorsque la marque a lancé en 2011 la montre Tambour Répétition Minutes qui sonnait l’heure de son lieu de vie. «Elle fait

PHOTOS: DR

suruncadran Louis Vuitton Escale Minute Repeater Worldtime: cette montre en or rose au mécanisme élaboré et mis au point par les horlogers de la Manufacture du Temps propose de donner des couleurs au voyage et, à la demande, de dire l’heure du lieu d’origine en musique.

toujours partie de la collection, d’ailleurs, souligne Hamdi Chatti, le directeur Montres et Joaillerie de Louis Vuitton. C’est la montre du voyageur romantique. Vous partez de Genève, vous arrivez à New York, vous corrigez l’heure, et pour savoir celle de Genève, vous actionnez le poussoir et elle sonne le «home time». On ne peut que l’entendre, pas le voir.» A l’occasion de Baselworld 2015, Louis Vuitton a choisi de marier une fonction Heure universelle et une Répétition minutes. Avec ce modèle inspiré du modèle Escale Worldtime lancé l’an dernier, on peut voir l’heure qu’il est à Genève, ou bien la faire sonner. Il y a quelque chose de profondément personnel dans cette indication de l’heure. «Le «home time» ne regarde que moi, explique Hamdi Chatti. C’est mon heure. Quand on l’écoute, ce n’est pas la même sensation que quand on la voit. C’est beaucoup plus doux. A chaque fois qu’on l’entend, cela nous rappelle la maison. Parce que ce son particulier, lié à l’heure de

chez soi, réveille un sentiment. En revanche, la voir ne génère rien. L’œil analyse les données horaires de manière rationnelle, tandis que le son, c’est comme une musique qui nous rappelle un endroit.» Quand un client débourse plusieurs dizaines, plusieurs centaines de milliers de francs pour un garde-temps, est-il sensible à la dimension symbolique de ces montres-là? «Certains collectionneurs, oui, confiait Daniel Riedo, le CEO de la manufacture JaegerLeCoultre, en janvier dernier, lors du SIHH. J’ai un client qui porte une très grande complication. Il gère toute la journée de multiples usines et il m’explique que son moment de pause dans la journée, quand il a besoin de se concentrer, de redescendre en lui, c’est quand il prend sa montre et qu’il regarde le Sphérotourbillon en action. Ça le calme, le fait descendre dans l’extrêmement petit, avant de lui permettre de repartir sur des choses plus larges. Un peu comme une méditation.»

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Horlogerie

TRANSPARENCE

L’heure miseànu L’engouement pour les montres squelettes va croissant, il correspond au plaisir du public de plonger au cœur de la fine mécanique.

Montre de poche Tissot Bridgeport: boîtier en acier de type savonnette. Mouvement manuel squelette.

Cet art n’est pas nouveau, mais s’est généralisé dans le courant du XIXe siècle avec l’apparition des montres à destination du marché chinois produites en particulier dans le Val-de-Travers. Plus tard, le travail de squelettage réalisé par quelques grandes maisons sur certains mouvements des montres de poche ultra-plates a suscité l’intérêt de quelques dandys motivés à l’idée de se démarquer. La généralisation des fonds transparents, qui a permis aux amateurs de profiter des finitions de leurs mouvements de montre, a retardé momentanément l’engouement du public pour les pièces squelettes. Les artisans qui en produisaient ont longtemps travaillé à l’ancienne en ornant de motifs floraux les parties conservées des mouvements comme pour masquer une nudité dont les auteurs avaient presque honte. Depuis quelques années, les marques, conscientes du potentiel des montres squelettes, travaillent leurs produits afin que les découpages aient des lignes plus modernes. Piaget a donné le ton avec l’Altiplano Squelette et l’on retrouve en partie cette approche contemporaine dans le travail réalisé sur l’Emperador Coussin 1270S. A sa façon, le travail arachnéen destiné à sublimer la transparence au cœur des calibres des montres Excalibur Squelette de Roger Dubuis prouve que le talent des artisans est pratiquement sans limite. Ces approches à la fois plus dynamiques et plus sensuelles font concurrence aux méthodes anciennes. Aussi, même une maison comme Parmigiani Fleurier, que l’on sait attachée à la tradition et au nombre d’or, façonne aujourd’hui la matière des ponts et de la platine de la Tonda 1950 Squelette de manière à ce que l’art s’exprime à travers un style en phase avec son époque. Dans ce cas, ce travail de découpe du métal n’est plus seule-

Beat) ses cadrans et quelques autres composants pour laisser voir le balancier de ses mouvements mécaniques ou le tourbillon de ses calibres de manufacture. Dans le même esprit, Zenith, depuis l’ère marquée par la direction de Thierry Nataf entre 2001 et 2009, propose à son catalogue des chronographes aux cadrans plus ou moins ajourés, destinés à mettre en valeur certains composants du fascinant calibre El Primero, dont le fameux balancier vibrant à 36000 alternances par heure. Cartier Astrotourbillon Squelette Calibre manuel 9461MC: boîtier en or gris de 47 mm et tourbillon spécifique. Edition limitée à 100 exemplaires.

Parmigiani Fleurier Tonda 1950 Squelette: boîtier de 39 mm en or rose, calibre automatique squelette avec cadran saphir dépoli.

Hamilton Jazzmaster Viewmatic Skeleton: boîtier en acier inoxydable, mouvement mécanique à remontage automatique partiellement ajouré.

Roger Dubuis Excalibur Automatique Squelette: boîtier en or rose de 42 mm et calibre ultra-ajouré avec microrotor évidé.

Piaget Emperador Coussin 1270S: montre automatique en or blanc ou or rose de 46,5 mm de diamètre.

Artya Son of a Gun «Roulette Russe»: montre en acier de 44 mm de diamètre. Calibre manuel squelette avec cadran squelette «barillet».

Ajourage ou squelettage? Il arrive que l’on confonde le squelettage et l’ajourage. S’en remettant au Berner, le célèbre dictionnaire professionnel illustré de l’horlogerie, pour savoir ce que recouvre l’une ou l’autre technique on découvre la définition du verbe ajourer: «Pratiquer des ouvertures. Ajourer un pont, une platine dans un but technique ou pour faire des montres squelettes.» On retiendra donc qu’ajourer consiste à produire des trous en vue de faire des composants ainsi travaillés une montre squelette. Ces montres dotées de larges ouvertures destinées à mettre en exergue certains composants du mouvement sont-elles des montres squelettes ou des garde-temps ajourés? La question se posait entre certains spécialistes de savoir si la Ralph Lauren Sporting Squelette présentée lors du dernier SIHH portait justement son titre de squelette ou s’il s’agissait d’un intéressant ajourage d’un calibre IWC? La problématique est identique pour la Hamilton Jazzmaster Viewmatic Skeleton. Pour certains, cette montre est bien de la famille des squelettes, pour d’autres, comme pour la version un peu «trash» d’Artya intitulée «Roulette Russe», il s’agit d’une pièce commerciale dont la mécanique a été largement ajourée pour donner le change. La question pour la Hublot Classic Fusion Aeromoon a moins lieu d’être, car le cadran transparent révèle la face externe de la platine sur laquelle se trouvent des composants retravaillés et ajourés pour renforcer la profondeur de champ et offrir aux amateurs de compositions mécaniques complexes une vue sur le subtil agencement de cames et de rouages permettant d’afficher l’heure, le jour, le mois, la date et les phases de lune. Certaines maisons font des ajourages suggestifs une marque de fabrique. Frédérique Constant découpe depuis dix ans révolus (2014 était l’anniversaire des Heart

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L’art du squelettage

ment un exercice de style, mais l’expression d’un art à part entière. Cet Art, une maison comme Cartier sait admirablement bien le manier. Elle s’est fait une spécialité de la transparence absolue avec ses pendules mystérieuses et reproduit cet exploit de faire du vide un terrain d’expression de l’heure en laissant au cœur de la Rotonde Astrotourbillon Squelette Calibre 9461MC juste l’essentiel pour faire que la montre fonctionne tout en semblant léviter. Dans ce domaine, la manufacture Vacheron Constantin a su faire œuvre utile en proposant Métier d’Art Arca, une nouvelle collection de 12 pendules uniques qui, toutes réalisées en cristal de roche, abritent un mouvement mécanique à remontage manuel présentant une architecture épurée à l’extrême semblant léviter au cœur même de la matière.

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n matière d’effeuillage horloger, les marques ont chacune leurs secrets. Si certaines se sont fait une spécialité des découpages savants au cœur des mouvements pour permettre aux collectionneurs de plonger dans leurs entrailles, d’autres découvrent depuis peu l’intérêt du public pour les artifices permettant à l’œil de pénétrer au cœur de l’insondable, de toucher du regard la magie d’un calibre mécanique. Au temps jadis, les montres pouvaient s’ouvrir et les mouvements, montés sur charnières à la boîte, être observés de près, laissant le soin à la poussière de faire son œuvre. Avec l’arrivée des montres mécaniques dotées de fond saphir, les amateurs ont eu tout loisir d’étudier les mouvements dont ils ne parvenaient pas à percer le secret. Il a fallu aux marques repousser les limites de la transparence pour répondre aux attentes des adeptes de plus en plus éduqués en matière d’horlogerie.

Par Vincent Daveau

PHOT

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Breguet Tradition Automatique Seconde Rétrograde 7097: boîtier en or blanc et calibre automatique avec rotor inspiré des masses oscillantes des montres perpétuelles du siècle des Lumières.

Ralph Lauren Sporting Automotive Squelette 45 mm: boîtier de 45 mm en acier noirci. Calibre manuel squelette sur base IWC.

Mettre à nu la mécanique La solution ultime n’est pas de découper toujours plus de métal pour ajourer au maximum les composants afin de laisser voir les pièces en mouvement du mécanisme, mais de créer des calibres spécifiques, construits de telle façon qu’il soit possible à l’œil de voir, côté cadran, les principaux composants de la montre. La tendance est encore balbutiante, mais l’arrivée d’un modèle comme la Maurice Lacroix Gravity dans le cercle des garde-temps ayant une construction de mouvement original permet d’imaginer que l’on verra de plus en plus ce type d’instruments au sein des marques désireuses d’attirer à elles les amateurs de belles mécaniques. Ce mode d’expression horloger a son charme et a été plébiscité par les marques les plus en vue sur le marché. Breguet, qui fête cette année le 10e anniversaire de la Tradition avec le modèle Tradition Automatique Seconde Rétrograde, rappelle que la mise à nue mécanique, par la création d’un nouveau genre de mouvement consistant à mettre en scène les organes constitutifs au-dessus de la platine, n’est finalement pas une tendance très ancienne, même si l’architecture des calibres de la marque s’inspire de ceux créés par Abraham Louis Breguet. Dans cette pièce, l’équilibre visuel orchestré par la symétrie des ponts est accentué par des décors aux lignes pures qui s’inspirent des montres à souscription ou des premières montres automatiques dont la masse oscillante de ce modèle reprend la forme générale. La valorisation de la mécanique d’une montre-bracelet vue du cadran, comme on observe celle d’une montre de poche par le fond de la cuvette, possède ce petit quelque chose de génial qu’a su également exploiter la manufacture Audemars Piguet dans sa collection Millenary. Les puristes diront que l’architecture de cette construction s’inspire un peu des «Hebdomas», ces oignons à longue réserve de marche dotés de balanciers visibles par le cadran, typiques du début du XXe siècle. Toutefois, la mécanique est ici aussi bien mise à nue et fait l’objet d’une théâtralisation ayant pour seul objectif de contenter l’amateur de belles mécaniques désireux de pouvoir, à volonté, plonger les yeux au cœur de sa montre.



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Le Temps l Samedi 21 mars 2015

Horlogerie

VINTAGE

Leretour desfiguresdestyle Elles marquent une époque, distillent un art de vivre et reviennent en force dans l’air du temps. Histoire d’icônes horlogères. Par Géraldine Schönenberg

1935

2015 & ARPELS

ARCHIVES VAN CLEEF & ARPELS

VAN CLEEF

Ci-dessus: dessin de montre Cadenas en platine et diamants, circa 1936. A droite: le modèle de 2015. Cadenas sertie en or blanc et dont le dessus de la boîte est orné de diamants en serti neige.

A

vec son bracelet double chaîne serpent évoquant des câbles, son attache puissante et son boîtier de forme pyramidale, la Cadenas née en 1935, à la fin de la période Art déco, s’inscrit dans le courant moderniste, ode à l’industrialisation. C’était l’époque où chez Van Cleef & Arpels, les pendules étaient architecturées comme des gratte-ciels, les bijoux se nommaient «Pylônes» ou «Roulement à billes» et l’on mettait en exergue ce côté mécanique jusque dans leur conception. Tel le bracelet Ludo, maillage de motifs en forme d’hexagone avec au centre de chaque chaînon un serti étoilé, de rubis, de saphir ou d’émeraude. Les femmes s’émancipaient et le montraient. Tamara de Lempicka se représentait dans un autoportrait au volant d’une Bugatti. Chez Van Cleef & Arpels apparaissaient des montres à ailettes et l’on créait la première minaudière, boîte rectangulaire contenant ce dont une femme avait besoin pour sortir.

ARCHIVES VAN CLEEF & ARPELS

ALFRED EISENSTAEDT/THE LIFE PICTURE COLLECTION/GETTY IMAGES

La Cadenas de Van Cleef & Arpels, emblème des Temps Modernes

Ci-dessus de haut en bas: la duchesse de Windsor lors de sa première visite officielle aux Etats-Unis en 1941. Elle porte la Cadenas par-dessus ses longs gants. Pancarte de commande de la montre toute sertie offerte à Wallis Simpson par le roi Edouard VIII un an avant son abdication.

La légende veut que la duchesse de Windsor ait inspiré la création de la Cadenas à Renée Puissant, fille du couple fondateur et directrice artistique de la maison entre 1926 et 1942, date de son décès. Catherine Cariou, directrice du Patrimoine chez Van Cleef & Arpels, évoque cette tradition orale. «Elle me vient de Jac-

ques Arpels, petit-fils du couple fondateur. La duchesse de Windsor était une grande cliente de la maison. Gravitant dans le milieu des surréalistes, elle avait des idées extravagantes. Elle connaissait Dalí, Elsa Schiaparelli, qui est la première à avoir utilisé une fermeture éclair sur une robe, et la duchesse de Windsor a inspiré le collier Zip. Le principe d’une fermeture éclair étant de cacher quelque chose, elle a pris le contre-pied de cette fonction utilitaire en la faisant ouvrir et porter en collier.» La montre Cadenas, dont l’appellation date de 1937, après être née sans nom et s’être nommée Agrafe en 1936, porte en elle cette idée de détournement de la fonction. Plus exactement, elle représente une sorte d’oxymore horloger: dérober au regard tout en s’exhibant fièrement. Le côté mystérieux réside dans la manière de lire l’heure subrepticement lorsqu’on se trouve en public. Car à cette époque-là, même si une femme affichait librement sa sé-

duction, s’enquérir de l’heure était une prérogative masculine. «Le boîtier incliné permettait de regarder l’heure discrètement. Les femmes étaient émancipées, mais jusqu’à une certaine limite. Pour une femme, dans les années 30, s’en préoccuper, surtout le soir, n’était pas bien vu», révèle Catherine Cariou. Mais de la même manière qu’un parfum sillage étoffe une personnalité, arborer une montre Cadenas à son poignet désigne une femme puissante. «Lors de l’exposition sur la montre Cadenas et son univers au SIHH, une grande collectionneuse qui en possède plusieurs me disait que c’est une montre pour une femme de caractère, ce qu’elle est ellemême», dit l’experte. Avant elle, les actrices Paulette Godard (l’héroïne des Temps modernes) ou Merle Oberon, la Maharani de Baroda, ont été d’illustres propriétaires de ce garde-temps bijou à la symbolique amoureuse forte, celle de l’attachement, du lien exclusif. Quant à la duchesse de

Windsor, elle reçut en cadeau de son mari un modèle en platine entièrement serti de diamants. Estimée entre 46 000 et 50 000 francs suisses, la montre a été adjugée pour 362 000 francs aux enchères chez Sotheby’s le 17 mai 2011 à Genève. Emblématique dans l’histoire de Van Cleef & Arpels, la Cadenas a rencontré le succès dès sa création et a été régulièrement relancée, dans les années 70, 80 et 90. Considérée comme la signature de la maison, elle est rééditée depuis les années 2000, date de l’acquisition de Van Cleef & Arpels par le groupe Richemont. En 2015, le cadran est devenu un peu plus grand par souci de lisibilité. «Nous avons souhaité qu’elle accède au statut de montre, que ce ne soit plus seulement un bijou qui donne l’heure», déclare la directrice du Patrimoine. «Même si la façon de la consulter est très intime. Personne d’autre que celle qui la porte au poignet ou quelqu’un de proche ne peut y lire l’heure.»


Horlogerie

Le Temps l Samedi 21 mars 2015

FABIEN CRUCHON

1967 2015

TONY RYSER

La «Traditionnelle ovale» de Piaget, l’élégance insouciante des «sixties»

A

ssociée à Jackie Kennedy qui la repéra dans la devanture d’une boutique de Californie un jour de 1967, cette montre joaillière symbolise tout le savoir-faire de la maison avec son bracelet en or façon «mur de briques» et son décor extérieur guilloché «écorce d’arbre» ainsi que son cadran de pierre dure. Une alliance de l’or et de la couleur (cadran de jade, émeraudes à midi, 3h, 6h et 9h) qui est un des traits identitaires de la marque. Ainsi que l’explique Alain Borgeaud, responsable du Patrimoine Piaget: «L’association du travail de l’or et de la couleur est très emblématique. Ce qui nous caractérise, c’est cette combinaison des différents traitements de l’or: martelé, poli, guilloché, etc. Dans les années 60-70, nos bracelets ont ce raffinement tant du point de vue structurel que visuel. Nous avons voulu conserver ce savoir-faire histori-

Ci-dessus de gauche à droite: l’affiche publicitaire de 1967 présentant plusieurs variantes de sertissage et de cadrans de pierre fine. Le modèle choisi par Jackie Kennedy: cadran de jade et lunette sertie de diamants et de quatre émeraudes, bracelet en or jaune. Le modèle «Traditionnelle ovale» de 2015 dans sa version or blanc serti de diamants.

que qui nous est propre en termes de fabrications de bracelet or. Celui de la montre de Jackie Kennedy est appelé Palace: le guilloché se fait à la main au burin ou à l’échoppe qui entaille la matière sur toute la longueur. Yves Piaget me disait qu’à l’époque la maison employait 40 personnes qui ne faisaient que du décor de bracelet, ce qui donne l’échelle du succès de ce style de montre.» Le modèle qui a tapé dans l’œil de Jackie n’était pas une pièce unique, c’était un grand classique de la

maison qui était «customisable». Ce que montre l’affiche publicitaire de 1967 où une élégante croqueuse de diamants hésite entre plusieurs versions aux cadrans de pierre fine, sertissage et bracelets différents. «J’ai retrouvé dans un journal de Palm Beach de la fin des années 60 une photo représentant des femmes de la bonne société en robes du soir dans un salon d’une sublime demeure, et toutes portent une montre Piaget, c’était le must de l’époque», ajoute Alain Borgeaud. Malheureusement aucun témoignage photographique de Jackie Kennedy portant la «Traditionnelle ovale». Peut-être est-ce dû au fait qu’elle portait en soirée de longs gants qui montaient jusqu’aux coudes? Ou alors parce qu’elle aimait surtout les bijoux fantaisie trouvés en grand nombre dans ses effets personnels lors de la vente de 1996 durant laquelle Piaget a racheté le modèle de 1967.

«Dans ces années-là, il y avait cet esprit «jet-society», cet art de vivre très glamour. Cette montre évoque cette élégance que véhiculaient les happy few de Palm Spring ou Palm Beach. D’autres marques ont essayé d’imiter les cadrans de pierre dure de Piaget mais en utilisant la laque. Le savoir-faire est en effet très spécifique, fabriquer un cadran de 0,7 mm d’épaisseur n’est pas à la portée de n’importe qui», déclare Alain Borgeaud. Aujourd’hui plus que jamais, la maison puise dans ses racines. «Depuis le début des années 2000, une attention particulière a été portée à la pérennisation des codes stylistiques et des savoir-faire maison qui leur sont liés.» Comme la «Traditionnelle ovale», modèle joaillier intemporel. Car une montre reste, chez Piaget, «un bijou qui donne l’heure», selon le responsable du Patrimoine. Quelquefois, cadran et lunette sont conçus sur

le même motif, ce qu’on appelle «l’intégration complète». La montre de Jackie ne portait pas de nom au moment de sa création, comme aucune autre montre avant 1990. Les dirigeants de l’époque souhaitant que l’on achète tout simplement «une Piaget». A l’inverse d’aujourd’hui où l’on donne une appellation évocatrice à chaque nouveauté, censée raconter une histoire. «A l’époque, on n’était pas du tout aussi axé marketing, ajoute Alain Borgeaud. Ce qui comptait c’était le moment présent, on dessinait une montre, on la vendait et on pensait à la suivante.» La «Traditionnelle ovale» est rééditée cette année dans l’esprit des années 60, celui d’une «élégance destinée à durer», selon le responsable du Patrimoine (lire le reportage sur la fabrication du bracelet p. 30).

LaCrashdeCartier, l’autodérisiondudandy aucœurdu«Swinging London» ARCHIVES CARTIER LONDRES © CARTIER

«O Dessin original de la Crash, circa 1967.

n ne connaît que la légende orale, le récit interne à la maison. A Londres dans les années 60, connues comme une période extrêmement créative pour la maison en termes de forme horlogère, un client aurait apporté sa montre qui aurait été abîmée lors d’un accident de voiture. On dit que le modèle était une Tank et non de forme ovale comme l’est la Crash. Jean-Jacques Cartier, qui était à la tête de la maison à l’époque était

un passionné de formes horlogères et n’avait de cesse que d’en inventer de nouvelles. Certaines, fameuses, ont été créées par Cartier Londres sous son égide, notamment la Pebble (qui signifie «galet») mais aussi les montres maxiovales», explique Pierre Rainero, directeur de l’image et du style chez Cartier. Si l’on suggère un parallèle avec les montres molles de Dalí, l’expert s’étonne: «Elle n’est pas molle du tout. Il y a comme > Suite en page 14

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Horlogerie

1967 2015 une cassure sur le côté droit audessous du remontoir. Les pointes tout en haut à la droite du bracelet présentent aussi un angle vif. La première montre ovale chez Cartier date des années 50 et est connue sous le nom de Baignoire. On pourrait penser que c’est une Baignoire traditionnelle qui a été accidentée.» On imagine pourtant que le contexte culturel du Swinging London était un peu psychédélique… Mais Pierre Rainero voit dans la conception de la Crash cet esprit anglais tourné vers le dandysme, cette élégance très singulière. Et surtout le témoignage du sens artistique de la lignée des Cartier. Petit retour sur son histoire: «Depuis le début du XXe, même à la fin du XIXe, la maison avait ses propres ateliers de dessin que ce soit à Paris, à Londres ou à New York. Alors que la filiale de Londres a été créée par Pierre Cartier, né en 1878, c’est son frère Jacques qui a pris sa suite. Jean-Jacques, le créateur de la Crash, était son fils. Ils avaient tous des responsabilités créatives et commerciales. Dans les années 30, on a qualifié les frères d’«artistes marchands». La préoccupation stylis-

tique et créative de la maison Cartier est très singulière, que ce soit en joaillerie ou en horlogerie, et notamment dans la montre de forme, c’est ce qui caractérise la maison. Car avant Cartier, les montres étaient rondes. Cartier a introduit la montre-bracelet dessinée pour être portée au poignet, en 1904, date de création de la montre Santos que Louis Cartier a offerte à son ami Santos Dumont: une forme carrée à angles arrondis dont les attaches sont en prolongement de la boîte. C’était révolutionnaire et n’avait jamais été fait auparavant.» La Crash dénote l’esprit d’une époque mêlé à celui de la maison, un jeu spirituel avec les canons du classicisme et de l’épure. Pierre Rainero ajoute: «Comme disait le philosophe Jankélévitch, «l’ironiste joue avec les valeurs parce qu’il croit aux valeurs». Ainsi est née la Crash, vision de dandy qui pose un œil particulier sur sa propre élégance. Même si elle est aujourd’hui portée par les femmes, ce qu’autorisent son boîtier de 45 mm de hauteur et sa version joaillière, elle reste un modèle prisé des collectionneurs. «Les Editions Assouline viennent de publier Les collections impossibles et la Crash est en

Ci-contre de gauche à droite: le modèle historique de la Crash de 1967 avec l’inscription «Cartier London» sur le cadran. Le modèle de 2015: Crash Squelette, Calibre 9618 MC. Squelettage des ponts en forme de chiffres romains.

couverture. Cela montre à quel point cette montre est une icône du style», relève Pierre Rainero. Le directeur de l’image et du style évoque une justification plus profonde à cette forme cabossée: l’idée d’aller chercher la beauté dans des endroits où on ne l’attend pas, y compris dans un objet accidenté. «Je ferais un parallèle avec cette volonté chez Cartier de mettre de la beauté dans des objets usuels, tels une vis ou un clou et de les transformer en bijou.» Ajoutant que «la perception de beauté n’est pas liée justement aujourd’hui à la symétrie et à des standards. On joue avec en faisant évoluer les proportions, les volumes, les lignes. En cela cette montre a marqué un pas. C’est une montre philosophique. On accepte aujourd’hui qu’il y ait des accidents dans la matière.» Aujourd’hui, la Crash est rééditée en 67 exemplaires, allusion à

N. WELSH, CARTIER COLLECTION © CARTIER

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sa date de création, 1967. Elle avait été rééditée au début des années 90, mais la grande nouveauté 2015 c’est son mouvement squelette très particulier car les chiffres romains, chers à Cartier dans son vocabulaire esthétique, constituent la platine, partie intégrante du mouvement lui-

1963

même. «C’est une sorte de complication, non pas horlogère au sens traditionnel du terme, il n’y a pas une fonction particulière, mais c’est un défi esthétique et manufacturier, de par l’accident de la boîte, les chiffres étant euxmêmes déformés», explique Pierre Rainero.

2015

PHO

TOS: D

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Ci-contre de gauche à droite: modèles originaux de 1963 et la réédition 2015: Chronographe Calibre 18 avec deux compteurs à 3h et à 9h et logo «Heuer».

DR

LaCarreradeTAGHeuer, instrumentdenavigation pourpilotesdecourse Affiche des années 60 annonçant la course automobile Carrera Panamericana qui traverse le Mexique du nord au sud sur 3000 km.

E

n 1963, Jack Heuer, arrièrepetit-fils du fondateur et fan de courses automobiles était à la tête de l’entreprise. Il souhaitait se démarquer des chronos du début des années 60 peu lisibles avec leurs nombreux compteurs et leur petite taille, les pilotes automobiles ne disposant pas d’un instrument très pratique à leur poignet. Jack Heuer était particulièrement intéressé à développer ce type de pièce. Il dessina donc un cadran un peu plus grand qui comportait un rehaut (pièce circulaire le surplombant)

afin d’augmenter la lisibilité de la pièce et plaça deux petits compteurs à 3 h et à 9 h, l’un pour les secondes courantes et l’autre pour le chrono. Avec des boutons poussoirs sur le côté très faciles à manipuler. Dans une seconde version, pour en optimiser encore la lecture, il la fit réaliser en contraste, cadran noir avec compteurs blancs, ce qui vaudra à la pièce le surnom de «panda». Quant à l’appellation de la montre, Carrera, elle a été donnée en référence à la course mythique qui traverse le Mexique du nord au

sud sur plus de 3000 km, la Carrera Panamericana. Elle se courait dans les années 50 puis fut interdite, car entachée de mort. Mais Jack Heuer avait tenu à baptiser sa création en hommage aux frères Rodriguez, qui l’avaient initié à la course automobile, eux-mêmes ayant participé à la Carrera Panamericana. En 2014, lors de l’édition courue avec des voitures d’époque, TAG Heuer était partenaire de l’équipe conduite par le pilote Erik Comas. Celui-ci portait un modèle contemporain au poignet mais avait aussi embarqué dans sa Studeba-

ker comme un talisman une Carrera d’époque, pour tisser un lien fort avec le passé. Depuis les années 60, la collection a évolué avec des rééditions lors des anniversaires importants. Cette année, la ligne s’enrichit de deux modèles dans l’esprit de la Carrera de 1963-1964 avec son logo Heuer. La boîte saphir, comme un couvercle de verre, donne au garde-temps un côté plus aérien, le cadran se voyant en profondeur, ce qui reprend le design de l’époque. Les index sont en relief, posés à la main et facettés,

et le cadran comporte un guichet de date. En 2015, une telle réédition répond à la volonté de la maison de mettre en exergue son patrimoine. Estimant que la connotation «jeune» de la marque ne doit pas occulter son héritage et qu’il est important de se souvenir de sa longue histoire, la maison Heuer ayant été fondée en 1860 et ayant un lien avec le sport depuis son origine. Et de rappeler qu’en 1963, c’était dans cet esprit de performance qu’avaient été conçues les pièces dessinées par Jack Heuer.





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Le Temps l Samedi 21 mars 2015

Horlogerie

MANUFACTURE

DeBethune, uneclasseàpart En sublimant les acquis du passé par sa grande maîtrise technique et esthétique, De Bethune prépare l’avenir. Inclassable, la jeune marque défend la philosophie des origines: elle innove sans cesse, pour prolonger la vision de ses fondateurs. Visite d’une manufacture pas comme les autres. Par Pierre Chambonnet. Reportage photographique: Véronique Botteron

C’

est là. Juste après «Chez Claude», à deux pas de la «menuiserie Joseph». Là que sévissent deux inclassables de la haute horlogerie et leurs équipes: Denis Flageollet et David Zanetta. La manufacture De Bethune, une soixantaine de personnes qui composent une planète à part, dans le Jura vaudois. La Chaux, un hameau posé sur des pâturages glacés au milieu des bois. Nous sommes début janvier, à 1000 mètres d’altitude seulement et pourtant à des sommets. Loin du vacarme de la plaine, nous sommes montés voir des maniaques de la belle ouvrage, des obsédés du Beau et du bien fait, qui officient dans l’air pur de la montagne. Il s’agit d’un de ces jours comme seul le Jura en produit. Un balcon sur la vallée éclairée par un soleil à l’avant-goût de printemps, le tout saupoudré de neige juste ce qu’il faut. A l’entrée du site de La Chaux – une bâtisse qui abrite le siège de la recherche et du développement de la jeune marque indépendante –, le décor est champêtre, l’ambiance familiale. Un employé, baguette sous le bras, nous précède. Soudain, le coin-coin d’un canard: la sonnerie du portable du patron, qui ramène sans cesse l’horloger des sommets aux contingences de la plaine. En bas, dans l’agitation du monde, se prépare le SIHH, le grand raout genevois des marchands d’heures de prestige. Nous faisons connaissance avec Denis Flageollet, que l’on trouve au bout de quelques nuits blanches, dans l’excitation qui précède le Salon où la marque va présenter, en marge de l’événement, ses nou-

«La tradition horlogère c’est de faire comme l’ont fait les pères, c’est-à-dire d’innover sans cesse.» Denis Flageollet

veautés du moment. Et sans doute marquer, encore une fois, les esprits. Aiguille d’or du Grand Prix de l’horlogerie de Genève en 2011, la société De Bethune a vu le jour en 2002 et déjà créé une vingtaine de calibres maison qui animent des mini-séries et nombre de pièces uniques. Changements de dernière minute, tension à son comble, phase extatique de la création. Le maître horloger nous reçoit en l’absence de son double, le cofondateur de la marque. David Zanetta, l’esthète, l’expert visionnaire, l’encyclopédiste, est en villégiature plus au sud, quelque part sans doute en train d’admirer des cailloux rares. Denis Flageollet, des mains de paysan animées par des doigts de ballerine. Un manuel aux extrémités calleuses, greffées sur une âme d’artiste. Un horloger, avec une mémoire et une vision. Un poète du temps, au sens étymologique du terme (du grec «poieo», «je fabrique»). Un regard clair, catégorie bleu-rêveur. Un nez d’aristocrate. De la noblesse, on en trouve effectivement chez De Bethune. D’abord dans le nom de la marque (le patronyme d’un érudit à particule – une grande famille française –, qui a fait évoluer l’échappement sur les pendules au siècle des Lumières). Dans leur fief jurassien, ces aristocrates de l’horlogerie ont deux châteaux: la recherche et le développement ainsi que les pièces uniques à La Chaux, et 3kilomètres plus loin, la manufacture pour les (petites) séries, à l’Auberson. En tout, entre 400 et 500 pièces par an. Un étendard, aussi, qui claque. Celui de l’innovation, de la qualité et du beau. Et comme chez tous les nobles, une devise: «Ne pas faire plus, mais mieux.» Ici, on défend une vision de l’horlogerie, une vraie philosophie; celle des pères fondateurs, à savoir la maîtrise d’un art en perpétuel mouvement. Un savoir-faire antique au service d’une innovation constante (lire interview ciaprès). «Pour nous, la tradition horlogère n’est pas de faire de l’horlogerie traditionnelle, résume Denis Flageollet. La tradition horlogère, c’est de faire comme l’ont fait les pères, c’est-à-dire d’innover sans cesse.» Dont acte. Déformées par le prisme du marketing omniprésent, les ima-

Au premier plan, Denis Flageollet; en arrière-plan, Close up sur le cadran de la DB28 Maxichrono.

ges que l’on se fait de l’horlogerie sont trompeuses. D’un côté, les campagnes publicitaires léchées à gros budget qui font croire à des momies travaillant avec des outils antédiluviens, à un culte passéiste pour des montres fossiles. De l’autre, des jouets-gadgets-ultrafuturistes qui exploitent le hightech comme autant de coups marketing pour gonfler les dividendes. Chez De Bethune, la réalité de l’horlogerie est ailleurs. Elle s’appuie sur le passé pour mieux inventer l’avenir.

On voit beaucoup d’exclusifs à la manufacture. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Derrière ces matériaux inhabituels (météorite) ou récents (titane, silicium et zirconium en tête), bat le cœur de l’horlogerie véritable: celle de chronomètres toujours plus inventifs et plus fiables – ces «outils», au sens noble, de la mesure du temps. Embrayage absolu, balancier spiral thermocompensé, résonique (lire ci-dessous)… Pièces métier d’art, tourbillon en silicium et titane, seconde morte, quantième

De gauche à droite: Calibre DB2144 de la DB28 Digitale. Côtes De Bethune. Calibre DB2039 de la DB29 Maxichrono Tourbillon, Prix de la montre chronographe GPHG 2014.

perpétuel en une seule pièce, parée de zirconium couleur ébène… Les merveilles sont pléthoriques. Avec un catalogue de haute horlogerie qui force l’admiration et une recherche permanente de la qualité – technique et esthétique –, on ne peut que songer à la devise de Bayard. «Sans peur, sans reproche», et surtout sans concessions. «En cas de commandes spéciales, nous discutons à l’interne pour savoir si nous restons dans le cadre de notre vision du métier, avant d’accepter, ou de refuser», explique Denis Flageollet. Cette «Dream Watch» dont la boîte a été taillée dans les scories du métal d’une météorite? Un coup marketing? L’émotion subite et furtive dans l’œil du maître horloger indique que la question rebute. Tout comme l’aspect promotionnel de son activité: «La seule chose qui nous guide est notre plaisir, et notre curiosité liée à l’amour des matériaux. Nous aimons par-dessus tout, David et moi, découvrir tout ce que l’on peut tirer d’une matière. On aime essayer, s’amuser. J’ai besoin de toucher le matériau, de le travailler. Dès qu’il y a un morceau de quoi que ce soit qui nous passe entre les mains, on a envie de voir si


Horlogerie

Le Temps l Samedi 21 mars 2015

«Pour passer du balancier spiral de Huygens à ce qui se fait aujourd’hui, les horlogers ont mis trois cents ans.»

De Bethune DB28GS: boîtier en titane grade 5 satiné de 44 mm de diamètre et anses mobiles. Calibre DB2115 à remontage manuel doté de 6 jours de réserve de marche. Etanche à 100 m. Sur bracelet en caoutchouc.

Denis Flageollet

d’un doigt ganté de cuir, sur une meule en buis. Des manipulations d’équilibriste. Sébastien, lui, est dans la lune. Il a le regard fixé sur une boule, de la taille d’un grain de poivre. L’ouvrier manipule avec la plus grande précaution la sphère qui va devenir le satellite de la Terre dans une montre phase de lune en trois dimensions. A la chaleur de sa lampe à alcool, il est en train de bleuir l’astre miniature. Les deux demi-sphères collées et polies, l’une en palladium, l’autre en acier, réagissent différemment à la flamme. La partie acier s’oxyde et prend cette teinte bleu-violet aux nuances et à la profondeur incomparables. «C’est magique, mais très difficile, sourit l’employé. Le gros Ci-contre de haut en bas: Assemblage du calibre DB2115 de la DB28GS. Tourbillon 30 De Bethune ultraléger en silicium/titane 36 000 a/h.

on peut en faire une montre!» «Nous sommes des artisans avant tout, complétera plus tard Laurent Belot, le responsable de la production des modèles de série. Nous ne sommes pas des businessmen. Ce n’est certainement pas le cas de Denis en tout cas. C’est un puriste, un passionné.» Parquets qui grincent, prototypes en nombre. A La Chaux, où il vit et travaille, l’horloger français d’origine passe sans cesse de son bureau à son atelier avec en permanence une multitude de projets et d’idées en tête. Denis Flageollet saute de son écran et de la conception assistée par ordinateur en 3D à ses outils, pour explorer, tester, développer. Le tout à partir de dessins griffonnés sur un coin de table en compagnie de David Zanetta. A la manufacture de l’Auberson, à quelques kilomètres des bureaux de recherche, personne pour admirer la vue. On s’affaire, sans prêter attention au monde extérieur. 90% des pièces sont fabriquées sur place. Une décolleteuse maison assure depuis un an la quasi-totale autonomie: «La fabrication des pièces, c’est la base, note Laurent Belot, le responsable. Pour avoir la main sur la qualité, de A à Z, et pouvoir tout contrôler en permanence et en temps réel, on doit faire nous-mêmes, au maximum.» Anglage, polissage, traitement des surfaces… Un travail de titan et d’orfèvre, entièrement effectué à la main. Devant nous, un pont de chrono entre une paire de mains expertes: il faudra entre cinq et six heures pour l’angler. Autre maniaquerie: la décoration des pièces en «côtes de Bethune». L’une des signatures de la marque: on fait se rejoindre les côtes au centre de la pièce en une seule ligne. Aussi le polissage à plat: comme sur ces supports pour les triples pare-chutes, polis un à un du bout

souci c’est qu’à la moindre micropoussière, il faut recommencer tout le travail, depuis le polissage…» A côté, Aurore, elle, est une chasseuse d’étoiles. Elle s’affaire sur ce qui deviendra un tourbillon joaillerie. Sur le cadran en titane poli puis bleui, elle vient chasser les étoiles de la voûte céleste: 90 micro-trous ébavurés à la main de diamètres différents dans lesquels elle glisse une goupille en or. Chez De Bethune, d’un employé à l’autre, ce sont des heures et des heures de perfectionnisme qui s’additionnent les unes aux autres dans des proportions affolantes. Avec à chaque étape le couperet du contrôle qualité. «Nous, on ne se rend pas compte, on est dedans, philosophe Laurent Belot. On fait nos cadrans à la main, ça nous paraît banal. Comme de passer cinq heures sur une aiguille…» Autre frisson pour le visiteur: le montage des tourbillons en titane et silicium. Une opération sensible du fait de la fragilité du silicium

dans sa manipulation; mais le gage au final d’une pièce ultrarésistante car ultralégère. Comme la fabrication des balanciers: 0,0680 millième de gramme de titane auquel on greffe des ogives d’équilibrage. La maison fabrique aussi ses propres balanciers en silicium. Face à une telle panoplie de savoir-faire, et tant de pièces d’art, on a juste l’envie de s’asseoir, là, et de profiter de l’air et de la lumière, sans se demander de quel plissement hercynien est né le paysage, ni ce qu’il y a de l’autre côté de la montagne. Savourer. La même émotion que l’on éprouve devant une œuvre d’art. Celle qui n’appelle pas de commentaire. De l’histoire, de la science, de la culture, l’amour des Arts, de la mécanique et du travail. Finalement peut-être est-ce chez un homme de Lettres qu’il faut chercher une tentative de définition, pour qualifier le binôme créateur et les équipes inclassables De Bethune. Rabelais, un autre géant, le Tiers Livre: «[…] folz comme poëtes, et resveurs comme philosophes.»

«Dépasserlescachotterieshorlogères» Denis Flageollet, le cofondateur de la marque, explique la vision de l’horlogerie de De Bethune

ce qui se fait aujourd’hui, les horlogers ont mis trois cents ans. La technologie actuelle offre d’immenses possibilités. Nous devons les utiliser. Nous le devons à nos pères. Breguet, Berthoud et les autres auraient adoré avoir de tels outils et possibilités.

Le Temps: «Tradition et innovation», est-ce la philosophie De Bethune? Denis Flageollet: Absolument. C’est le credo des horlogers, la raison d’être du métier. La culture du passé et l’adaptation permanente aux connaissances techniques et technologiques du moment. Notre but est de réaliser l’instrument horloger le plus pertinent, tant dans sa technologie que dans son esthétique. Cet esprit d’innovation des débuts, qui a accompagné tout le siècle des Lumières, c’est une chose que l’horlogerie a hélas fini par oublier.

La pratique du métier a donc changé? Avant, beaucoup de choses étaient du domaine de l’institution. Aujourd’hui, grâce à des caméras haute vitesse par exemple, on peut constater et mesurer les phénomènes en laboratoire. On n’est pas plus intelligents que les anciens, mais on a cette chance d’avoir un point de vue différent et donc de pouvoir réfléchir différemment. Et aussi d’aller plus rapidement au but. Il faut en profiter.

Tout n’a-t-il pas déjà été inventé dans le domaine? Nous avons aujourd’hui des technologies à disposition qui nous viennent d’autres industries et qui nous permettent de développer l’horlogerie mécanique de façon exceptionnelle. Je pense à l’industrie aéronautique par exemple. Si on peut aussi bien travailler le titane aujourd’hui c’est grâce entre autres à ce qui a été fait dans le secteur médical depuis les années 90. L’industrie électronique aussi: la maîtrise du silicium vient de là. Ce n’est pas une invention horlogère. C’est une question d’outils et de matériaux avant tout? Pas uniquement. Mais pour passer du balancier spiral de Huygens à

Faudrait-il carrément faire table rase du passé? Sûrement pas. Prenons l’exemple de notre Maxichrono (Prix du meilleur chronographe 2014 au Grand Prix d’Horlogerie de Genève, ndlr). Cinq aiguilles au centre pour une vraie lisibilité, une lecture de temps long, le tout sans les risques de saut habituels. Il fallait pour cela revoir complètement le principe du chronographe et son architecture. Nous avons retravaillé sur tout ce qui existait, en gardant les embrayages à pignons oscillants et à bascule, qui fonctionnent bien. Mais on en a développé un nouveau, l’embrayage absolu, pour le compteur de secondes. On ne jette pas la technologie existante. On innove seulement quand c’est nécessaire. Souvent en open source.

Certaines de vos idées ne sont pas protégées. C’est donc la logique d’innovation pure qui prévaut sur la logique commerciale? Absolument. Si Huygens à l’époque n’avait pas laissé son spiral à la disposition de tout le monde, l’horlogerie n’en serait pas où elle est. Même chose pour la recherche scientifique en général. A un moment donné, il faut dépasser cet esprit de cachotteries horlogères habituelles, s’ouvrir l’esprit et partager, pour progresser. C’est ce que vous préconisez pour la «résonique». De quoi s’agit-il? C’est de la recherche fondamentale. Nous ne visons pas la production d’une pièce spécifique dans ce domaine. Nous cherchons à faire avancer les choses, découvrir et préparer le futur. La résonique s’intéresse au développement d’un nouveau type d’organe réglant, en rupture avec le système du balancier spiral traditionnel. Comment cela fonctionne-t-il? Cela fait intervenir la haute fréquence: plus la fréquence d’un calibre est haute et moins ce dernier est perturbé par les chocs que génère le port d’une montre au poignet. Mais au-delà de 5 Hz, on s’expose à des risques d’usure prématurée des composants. C’est là toute la difficulté. Pour avoir des fréquences 10 à 100 fois supérieures, il faut une plus grande qualité d’oscillateur, un meilleur rendement de l’échappement. Mais aussi de faibles amplitudes, pour garantir une réserve de marche suffisante à une montre-bracelet.

Concrètement? Un oscillateur quel qu’il soit fonctionne comme un pendule. Si ce dernier est totalement libre, il est parfaitement isochrone, quelle que soit son amplitude. Dès qu’on commence à l’asservir avec un échappement, il n’est plus isochrone. On exerce une contrainte dessus, il y a donc de facto une moins bonne régulation. La résonique revient à asservir le moins possible l’oscillateur? Exactement. Avec la résonique, on travaille sur un système d’échappement magnétique qui entraîne l’oscillateur en le laissant libre jusqu’à la troisième oscillation. On le laisse sans contrainte bien plus longtemps que dans n’importe quel objet horloger mécanique actuel. On cherche à agir sur l’oscillateur le moins possible, pour le contraindre le moins possible. On cherche à augmenter pour cela sa fréquence au maximum, tout en sécurisant son échappement. Est-ce que le milieu s’intéresse à vos recherches fondamentales? La résonique est une perspective extrêmement intéressante. Mais elle n’a de loin pas été comprise par tout le monde, bien que tous nos travaux soient entièrement accessibles. Nous pensions à un moment que le milieu horloger allait participer de façon à ce qu’on puisse développer la chose ensemble, mais ce n’est pas le cas. Certains suivent de près nos travaux, mais personne n’est encore venu en discuter avec nous… Propos recueillis par P. C.

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Horlogerie

Ralph Lauren Collection Sporting 45 mm Automotive Chronographe: boîtier en acier, cadran bois.

Panerai Luminor 1950 3 days Chrono Flyback Automatic Ceramica 44 mm: boîtier en céramique et calibre automatique.

Louis Vuitton Tambour éVolution Chronographe GMT in Black: boîtier en Black MMC noir de 45 mm et calibre automatique.

Piaget Altiplano chronographe GMT: boîtier en or rose avec calibre manuel GMT et flyback.

Tissot PRS 516: boîtier en acier étanche à 100 m, calibre automatique.

CHRONOGRAPHES

LA COURSE Le chronographe semble ne plus avoir de secret pour personne. Pourtant, certaines de ses fonctionnalités sont encore aujourd’hui trop souvent ignorées. Voici, grâce à quelques nouveautés remarquables, l’occasion de rappeler certains de ses grands principes de fonctionnement.

Breitling Transocean Chronograph 1915: boîtier en acier et calibre de chronographe manuel B14 Certifié COSC.

Par Vincent Daveau PHOTOS: DR

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epuis 1821 et l’invention par Nicolas Rieussec d’un gardetemps baptisé par ses soins «chronographe» parce qu’il affichait les temps courts en apposant sur un cadran en émail une goutte d’encre, le monde a basculé, avec frénésie, dans la course à la précision. Les horlogers passionnés ont alors fait appel à toutes sortes de développements techniques pour améliorer les rendements de ce garde-temps. Et comme l’innovation est la raison d’être du métier, il sera possible de constater avec quelques pièces présentées pendant les salons à quel point modernité et tradition peuvent se combiner pour offrir de nouveaux débouchés à des montres spécialisées dont on croit trop souvent le fonctionnement figé dans le temps.

Question de poussoirs A force de les avoir sous les yeux, on finit souvent par croire que certaines inventions existent depuis les origines de l’horlogerie. Il n’en est rien. C’est ce que souligne, cette année, la maison Breitling avec son chronographe Transocean Chronograph 1915. Cette pièce à remontage manuel certifié chronomètre par le COSC et éditée en série limitée dispose d’un seul poussoir de chrono placé à 2 heures. Il rappelle ainsi qu’avant 1915, cet organe permettant de lancer, d’arrêter et de remettre à zéro les mesures de temps se trouvait systématiquement dans la couronne de remontoir. En le plaçant à cet

Vacheron Constantin Harmony Chronographe Grande Complication Ultra-plat: boîtier en platine et calibre automatique avec complication rattrapante. Edité à dix exemplaires.

endroit, la marque au «B» ailé le rendait plus aisé à manipuler de l’index. Cette localisation préfigurait également la mise au point, à partir de 1923, d’un second poussoir placé, lui, dans la couronne de remontoir. Ainsi équipé de deux poussoirs, celui-ci permettait aux fabricants de séparer les fonctions de mise en marche/arrêt (poussoir à 2 heures) et celle de remise à zéro ou d’intégrer une complication de rattrapante à leur chrono. On notera que ce n’est qu’à partir de 1934 et toujours à l’initiative de Breitling que le second poussoir de chrono sera placé à 4 heures. Cette disposition qu’emploie la majorité des marques, y compris les plus jeunes comme Louis Vuitton pour son chronographe Tambour éVolution GMT in Black ou Montblanc pour la collection TimeWalker est, de toutes, la plus efficace et la plus pratique. Toutefois, certaines marques, comme Panerai avec la Luminor Chronographe Flyback Ceramica, optent pour un positionnement sur le flanc gauche du boîtier. Ici, ce choix est imposé par des questions d’ordre technique, le fonctionnement demeurant identique.

Du bon usage de la rattrapante Souvent, le fait qu’il y ait plus de deux poussoirs sur la carrure d’un chronographe laisse supposer la présence de la complication de rattrapante, mise au point dans sa forme actuelle vers 1880. Exceptionnelle de nos jours, mais assez courante durant la première moitié du XXe siècle, cette construction extrêmement complexe à fabriquer avait de multiples usages tant dans l’industrie que dans le sport. Grâce à la présence d’une seconde trotteuse dont la marche pouvait être interrompue à volonté en pressant un poussoir spécifique, on pouvait multiplier les possibilités de mesure d’un chronographe. Ainsi, dans la pratique, il est possible grâce à une rattrapante de mesurer un événement nécessitant de relever les temps intermédiaires d’une action en cours, mais également de relever les performances ou la durée de deux actions ayant le même début, mais pas nécessairement la même fin. Cette année, et depuis dix ans, cette complication se fait rare chez les horlogers. C’est dommage, car de par son esthétique et le haut niveau de technicité demandé de la part des horlogers pour la réaliser, la rattrapante est

très appréciée des puristes. C’est sans doute pour cette raison que Bulgari la présente dans son Tourbillon Chronographe Rattrapante cal. DR8300 paré d’un boîtier double ellipse en or rose. Et que la manufacture Vacheron Constantin a choisi de l’intégrer à son chronographe Harmony Ultra Thin Grande Complication, une nouvelle famille de montres lancée pour les 260 ans de la marque. On notera au dos de ce gardetemps la présence d’un calibre original. Fini avec soin et estampillé Poinçon de Genève, ce cœur exceptionnel laisse voir, par la glace saphir de fond et en l’absence de masse oscillante visible pour le remontage automatique, tous les organes destinés à la complication de rattrapante: une roue à colonne spécifique, la pince dédiée à l’immobilisation de la roue de trotteuse de rattrapante et les ressorts de rappel de cette dernière lui permettant de s’effacer sous l’aiguille de chrono principale quand elle n’est pas utilisée.

Lâcher l’embrayage Durant des décennies, pour ne pas dire des siècles, les horlogers ont principalement utilisé pour les chronographes de leur fabrication le mode de construction mis au point en 1862 par l’horloger suisse Adolphe Nicole. Son invention majeure permettant la remise à zéro des aiguilles était associée à un mécanisme de transmission de la force du rouage principal à la roue de chronographe, que les constructeurs d’aujourd’hui appellent un embrayage latéral. Les puristes lui reprochent d’être à l’origine du petit saut de la pointe de l’aiguille

de chrono qu’il est possible de remarquer au démarrage d’une mesure. C’est infime, mais le signe que le calibre est effectivement équipé d’un embrayage traditionnel. Pour éviter cette corruption potentielle des chronométrages, quelques horlogers visionnaires ont mis au point, dès 1892, un mécanisme inspiré de celui des automobiles qui, agissant verticalement et par friction, remplace graduellement depuis la fin des années 60 la bascule se déplaçant tangentiellement. Retenu par les ingénieurs lors de la mise au point des nouveaux calibres de chronographe qui ont fleuri ces dernières années, cet embrayage se retrouve aujourd’hui dans un grand nombre de créations contemporaines. Il est ainsi présent au cœur du chronographe Rotonde de Cartier, du chronographe à Quantième Perpétuel Edition 75e anniversaire d’IWC. Même des instruments plébiscités pour leur finesse comme le Chronographe Altiplano présenté par Piaget en est doté. Le calibre automatique mis au point par Jaeger-LeCoultre et utilisé par Ralph Lauren en est également équipé tout comme en est doté le chrono Panerai Luminor 1950 3 Days Flyback Automatic. Précis, très résistant aux chocs comme aux vibrations et pratiquement inusable, il trouve parfaitement sa place au cœur des mouvements de qualité, car il prend finalement peu de place et se montre d’une efficacité à toute épreuve.

C’est automatique Les premiers chronographes automatiques ont été présentés en 1969. Au nombre de quatre,


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Longines Chronographe Pulsomètre monopoussoir: boîtier acier 40 mm. Calibre automatique L788.2.

Cartier Rotonde de Cartier chronographe 40 mm: boîtier en acier, calibre automatique 1904-CH MC.

Audemars Piguet Tourbillon Chronographe Royal Oak Offshore Automatique: boîtier de 44 mm en carbone forgé®; calibre automatique à tourbillon.

contre le temps PUBLICITÉ

TAG Heuer Carrera Chronographe 39 mm: boîtier en acier de 39 mm, calibre automatique.

les marques Zenith, Breitling, TAG Heuer et Seiko proposaient leur vision du remontage automatique pour un même type d’instrument. Deux maisons faisaient appel à des masses oscillantes traditionnelles tournant par le centre sur 360°. Les deux autres optaient pour une solution faisant appel à un micro-rotor. Aujourd’hui, ces deux modes de remontage se partagent l’essentiel du marché, mais depuis peu, on note l’arrivée d’une troisième option faisant appel à une masse oscillante tournant, elle aussi, sur 360°, mais à la périphérie du calibre. Ce mode de construction que l’on retrouve au cœur du nouveau chronographe Royal Oak Offshore Tourbillon Chronographe Automatique et visible côté cadran, sous le chemin de fer de minuterie opportunément transparent, est également présent chez Vacheron Constantin. En effet, la manufacture qui célèbre son 260e anniversaire a fait le choix d’offrir aux dix collectionneurs qui auront la chance d’acquérir cette pièce la possibilité de profiter des finitions de ce calibre d’exception. Pour y parvenir tout en offrant une souplesse d’utilisation garantie par la présence d’un mécanisme permettant le remontage automatique du mouvement au gré des mouvements du bras, les horlogers et ingénieurs de la plus ancienne manufacture genevoise à n’avoir jamais cessé ses activités ont opté pour une construction originale faisant appel à une masse en or gravée main, gravitant à la périphérie du mouvement. Ainsi équipés, les mouvements peuvent avoir

un mode de fonctionnement contemporain tout en restant visuellement traditionnels.

Avoir la bonne échelle L’utilisation d’un chronographe est conditionnée en partie par les moyens qu’il offre de pouvoir mesurer des actions qui ne sont pas toutes directement liées au temps, mais dont le temps permet le calcul précis. Ainsi, s’il s’agit de compter la durée de cuisson des œufs, un simple chrono fera l’affaire, tout comme il suffira pour évaluer le temps mis par un athlète pour boucler un tour de piste. Maintenant, pour mesurer d’autres événements ou des actions ciblées, il est parfois nécessaire au porteur du chronographe de disposer d’une échelle permettant de convertir le temps en différentes informations utiles. Ainsi, l’échelle télémétrique graduée en kilomètres, présente cette année sur le cadran du chrono Carrera Automatique de 39 mm au dessin très rétro proposé par TAG Heuer, servira aux randonneurs pour mesurer à quelle distance est tombée la foudre. Mais les chronographes peuvent également porter une échelle tachymétrique destinée à mesurer la vitesse d’un véhicule sur une distance d’un kilomètre comme on en voit sur le dernier chrono Tissot PRS 516 ou le chrono Newport Yacht Club Automatique de Michel Herbelin. Il existe également une échelle dite pulsométrique qui sert aux médecins pour relever le pouls des patients avec précision en n’ayant à compter que leurs 30 premières pulsations.

Bulgari DR tourbillon Chrono Rattrapante: boîtier à double ellipse en or rose et calibre DR 8300 de chronographe manuel à rattrapante.

IWC Portugieser Calendrier Perpétuel Digital Date et Mois Edition 75th Anniversary: boîtier en platine et calibre automatique 89801.

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La collection de montres d’un agent secret Ci-dessous, la Rolex Oyster Perpetual Submariner surnommée «James Bond» par les collectionneurs qu’on retrouve ci-contre au poignet de Sean Connery dans «Dr. No» en 1962.

SCREEN PROD/PHOTONONSTOP

Le prochain James Bond – «Spectre» – sortira en novembre 2015 avec le taiseux Daniel Craig dans le rôle de l’espion et l’excellent Christoph Waltz dans celui du méchant. Une fois encore, double zéro sept portera à son poignet une Omega. Mais tel n’a pas toujours été le cas. Par Catherine Cochard – Rolex? – Omega. – Magnifique.

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xtrait d’une discussion – de haut vol! – entre la vénéneuse Vesper et James Bond dans le film Casino Royale, ces trois lignes tiennent plus de la publicité que de la narration. Il ne s’agit pas d’éléments nécessaires à l’avancée du récit, le spectateur peut très bien s’en passer. Mais à l’heure d’aujourd’hui, les marques rivalisent d’ingéniosité pour s’insinuer dans les conversations et dans tout ce qui peut toucher un maximum de personnes. «Rien de plus normal», rétorquent les professionnels de la commercialisation de l’espace visuel à disposition, à l’instar de Marina Wollheim Araoz de Propaganda GEM à Genève, une société spécialisée dans le placement de produit dans les films, les séries ou encore les clips vidéo. «Si je prenais une caméra et que je me promenais en

ville pendant cinq minutes, je suis persuadée que sur les images filmées apparaîtraient plus de publicités que dans la majeure partie de ce qu’on peut voir au cinéma.» C’est possible. Mais de là à pénétrer le scénario d’un longmétrage, c’est assez fort de la part d’Omega. «Je vous promets qu’Omega n’était pas au courant, affirme son président Stephen Urquhart. Les producteurs ont décidé seuls et on m’a seulement dit, à l’époque, que j’allais être agréablement surpris…» Si dans Spectre, le nouvel opus des aventures de double zéro sept sur les écrans dès novembre 2015, Daniel Craig portera au poignet et dans toutes les occasions une Omega, l’histoire d’amour entre la saga cinématographique et la marque de Bienne dure depuis bien plus longtemps que toutes les liaisons de James Bond mises

bout à bout. C’est en 1995 que la marque s’associe pour la première fois à l’espion, sous l’égide de JeanClaude Biver alors membre du comité de direction de Swatch Group, dont la mission première était de redresser la maison horlogère. «A l’époque, notre objectif était de rendre la marque désirable auprès des jeunes, soit des personnes âgées de 20 à 40 ans, se souvient l’actuel président du conseil d’administration de Hublot. Une des assistantes marketing de la maison m’a dit que le tournage d’un nouveau James Bond allait commencer et que ce serait un moyen d’approcher cette nouvelle génération. Ma première réaction fut de lui dire que 007 c’était dépassé et bon pour les vieux!» A la décharge de JeanClaude Biver, Permis de Tuer, alors le dernier James Bond sorti en 1989, n’était pas le plus réussi de

DR

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la série, Timothy Dalton n’étant pas parvenu à s’élever au rang de sex-symbol, contrairement à Sean Connery ou Roger Moore au même emploi. «L’employée est revenue à la charge deux autres fois avec son idée de s’associer au nouveau James Bond. Je lui disais à chaque fois non.» Mais l’insistance de l’assistante finit par faire douter JeanClaude Biver. «Je me suis dit que c’était peut-être moi qui étais vieux et qu’à la place de refuser catégoriquement sa proposition, je ferais mieux d’y réfléchir un peu plus sérieusement.» Tant et si bien

Pour «Skyfall» (2012), Daniel Craig portait une Omega. Sur cette image, on reconnaît en toile de fond lstanbul où ont été tournées les premières scènes du film. que quelques semaines plus tard, il rencontre à Los Angeles les producteurs d’Universal Studio en vue d’un placement de produit dans GoldenEye, le nouvel épisode de la saga qui sortira en 1995. «Mais je ne voulais pas me contenter de mettre une Omega au poignet de Pierce Brosnan, je voulais pouvoir le dire – des semaines avant que le film n’arrive sur les


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Le nouveau modèle Omega Seamaster Aqua Terra 150M. Une édition limitée à 15007 exemplaires dont le cadran décline en motif les armoiries de Bond. On retrouve également le blason familial à la pointe de la trotteuse.

Dans «Vivre et laisser mourir» (1973), Roger Moore incarne 007. Il dispose d’une Rolex ainsi que d’une Pulsar à quartz.

DANJAQ/EON/UA/THE KOBAL COLLECTION

Ci-dessous: la Seiko aperçue dans «L’espion qui m’aimait» (1977).

«Les sommes que nous engageons sur ces actions correspondent au budget normal investi pour tout lancement d’un nouveau modèle de montre»

écrans et dans le monde entier – par des communiqués, des conférences de presse et des publicités. Je ne pouvais prendre le risque que la moitié des spectateurs manquent mon produit à l’écran: il fallait que toute personne qui se rende au cinéma pour voir le nouveau James Bond connaisse – avant même d’être assis – la marque de la montre du héros.» L’accord conclu avec les producteurs de James Bond comprend au final bien plus qu’un simple insert de produit. Omega obtient le droit de communiquer sur sa participation au film pendant six mois avant et après la sortie, les photographies tirées du long-métrage et le droit de les exploiter commercialement ainsi que les rushes pour réaliser un spot à diffuser dans les salles de cinéma et sur les chaînes de télévision. «Il ne s’agit pas d’un placement de produit classique puisqu’Omega ne donne pas d’argent pour qu’une montre apparaisse à l’écran, développe Stephen Urquhart. Avec nos modèles inspirés par James Bond ou portés par lui, nous parlons du film, nous lui faisons ainsi de la publicité. En retour, durant sa promotion nous sommes présents et visibles.» Un échange «win-win», comme disent les pros. «Les sommes que nous engageons sur ces actions correspondent au budget normal investi pour tout lancement d’un nouveau modèle de montre.» Si l’idylle dure depuis 1995, James Bond s’était entiché aupa-

ravant d’autres garde-temps d’autres marques qu’Omega. A l’instar de Rolex, qui fait savoir que la maison n’avait pas d’association officielle avec le personnage et que sa présence dans les livres d’Ian Fleming – les ouvrages dont s’inspire la saga cinématographique – relève du seul choix de l’auteur. Le site lesrhabilleurs.com, qui s’intéresse à l’actualité des montres, s’était du reste amusé à dresser la liste des différentes conquêtes horlogè-

SEAN CONNERY, SON COMBISHORT ET SA ROLEX SUBMARINER res de 007. Ainsi, on apprend que dans Goldfinger (1964) – comme dans James Bond contre Dr. No (1962) ou Bons Baisers de Russie (1963) – Sean Connery assortit son combishort en éponge bleu pâle à un modèle Rolex Submariner. Dans Opération Tonnerre (1965), il échange son modèle fétiche de la marque à la couronne contre une Breitling que lui fournit Q et qui possède un détecteur de radioactivité pour découvrir les missiles nucléaires dérobés par Spectre. Puis retour aux premières amours horlogères, par exemple dans On ne vit que deux fois (1967) et Au service secret de Sa Majesté (1969), des films dans lesquels

c’est une Rolex qui brille au poignet de l’agent secret. Plus tard, en 1973, dans Vivre et laisser mourir, on aperçoit une Pulsar à quartz qui fait office de réveille-matin et marque radicalement le changement de décennie par son design jadis futuriste, aujourd’hui rétro-futuriste. Dès la fin des années 70, c’est le japonais Seiko qui squatte le poignet de 007, comme dans L’espion qui m’aimait (1977), Moonraker (1979, une montre «augmentée» d’un détonateur de charge relié par câble), Rien que pour vos yeux (1981, avec un téléscripteur à affichage double, d’une part, analogique et, de l’autre, à cristaux liquides) ou encore dans Octopussy (1983, deux modèles de la marque dont un à la pointe de la recherche technologique puisque proposant carrément un écran de télévision embarqué). Ces exemples d’avant l’ère Omega illustrent bien l’évolution du placement de produit au cinéma. D’une insertion plus ou moins discrète dans les images d’un film, on est passé à une stratégie de marketing et communication pesant des millions de dollars. «Quand une marque ne se contente pas simplement d’un placement de produit mais qu’en plus elle utilise la composante émotionnelle du film pour communiquer, c’est ce qu’on appelle dans le jargon une activation, développe Marina Wollheim Araoz. A partir de l’histoire du long-métrage, elle raconte la sienne.»

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Ci-contre de gauche à droite: Calibre Tudor 390 FEF pour Tudor. Mis au point par la Fabrique d’Ebauche Fleurier. Intégré aux collections de la marque à partir de 1952, ce cœur automatique, précis et robuste, a été proposé en version dorée et rhodiée. Calibre Tudor de manufacture référencé MT5621. Mouvement automatique à remontage automatique bidirectionnel de 33,8 mm de diamètre. 6,5 mm d’épaisseur. Fréquence: 4 Hz; 70 heures de réserve de marche; Certifié COSC avec balancier à inertie variable et spiral silicium amagnétique.

EXCLUSIF

Tudorcréesonpremier calibreautomatique L La marque ayant un bouclier pour emblème lance un garde-temps technique accessible équipé, pour la première fois, d’un calibre automatique maison.

a montre en général, et plus particulièrement masculine, véhicule une foule d’informations sur la personnalité de ceux qui en ont fait le choix. Et ce, du fait que les instruments de mesure du temps sont, depuis quelques siècles, le seul bijou qu’un homme peut décemment porter sans susciter d’autre interrogation que celles ayant trait au choix du modèle observé.

Par Vincent Daveau

Une montre pour rêver d’aventure Face au besoin de se démarquer toujours plus de la concurrence, le choix d’un dessin pertinent pour un garde-temps est essentiel, car il est la première aspérité qui accroche le regard et permet à la marque d’imprimer visuellement la destination de l’objet. Tant qu’il y aura des hommes qui rêvent d’aventure et de grands espaces, il y aura de la place pour des montres qui symbolisent cet appel du large. Tudor a fait le choix de lancer North Flag, une nouvelle montre technique, robuste et fiable, taillée pour affronter la réalité de la nature brute et s’imposer comme un outil qui ne connaît de frontières que celles de l’imagination ainsi que le courage de son porteur et dotée du premier calibre maison. Une manière de s’affranchir de la maison mère Rolex. Pour écrire la légende de cette nouvelle référence dans la déjà riche collection Tudor, la marque a choisi un terrain de jeu encore pratiquement vierge: celui des Pôles, des glaciers, des zones géographiques les plus froides de la planète. En retenant comme lieu d’inspiration ces étendues reculées que seules les expéditions visitent et où personne ne vit durablement, la maison, fondée le 17 février1926 par Hans Wilsdorf, a opté pour un positionnement radical. Son dessin tendu et son calibre maison permettront à Tudor de s’inscrire dans le cercle très fermé des manufactures.

Désir d’émancipation On dit que le matériel ne fait pas les héros, mais il n’y a pas d’exploit réfléchi, de victoires ou d’expéditions réussies sans une intense préparation et un choix de produits de qualité sélectionnés pour être les plus adaptés à la mission. La North Flag est donc la première montre Tudor à être équipée d’un mouvement développé et produit en propre par la marque. Ce nouveau mouvement inscrit dans le processus de reconstruction de Tudor est la partie visible d’un projet industriel de grande envergure

2461 et AS Cal.1895. Ensuite, la référence ETA 2483 s’impose à partir de 1969. Elle se voit supplantée en 1976 par le calibre ETA 2776, luimême remplacé à partir de 1987, par le calibre ETA 2824-2.

Un calibre qui émancipe

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destiné à offrir une plus grande indépendance à la maison. L’entreprise, dont la production en grande série n’a débuté qu’en 1946, a saisi l’importance de proposer des produits robustes aux sportifs désireux de porter une montre ayant un bouclier pour blason. Consciente du caractère crucial de devoir disposer de calibres robustes et précis, la marque a, jusqu’à présent, fait appel à différents fabricants pour motoriser ses

collections et a sélectionné les mouvements génériques les plus fiables. On retiendra parmi les références à remontage automatique le Cal. 390 apparu à partir de 1952. Conçu par la Fabrique d’Ebauche de Fleurier (FEF) et spécialement modifié pour Tudor (finitions, antichocs et rotor spécifique communément appelé «Papillon» en raison de sa forme originale). A partir de 1962 seront également utilisés les calibres ETA

Ci-dessus: les deux versions de la Tudor North Flag sur fond de cascade de glace. Existe en version acier sur bracelet acier et en version acier sur bracelet cuir noir piqué jaune avec doublure jaune. Le fond du boîtier étanche à 100 m est ouvert et permet de découvrir les finitions du calibre au rotor ajouré. Montage avec boucle déployante de sécurité. Tudor North Flag: à partir de 3400 francs.

La collection Tudor, reposant sur deux piliers principaux que sont l’héritage et la technologie, arrive donc cette année et pour la première fois de son histoire avec un calibre automatique réalisé à l’interne. Développé et produit selon un cahier des charges très exigeant, le nouveau mouvement baptisé Tudor MT5621 va équiper dans un premier temps le modèle North Flag. Ce cœur se pare de ponts présentant des finitions techniques argentées mates obtenues par sablage. Elles confèrent à ce calibre disposant de 70 heures de réserve de marche une impression de robustesse, augmentée par la présence d’un pont traversant pour son balancier à inertie variable. Battant à la fréquence de 28800 alt./heure (4 Hz) grâce à son spiral en silicium, il se paie le luxe d’être, pour la première fois chez Tudor, garanti par un certificat de chronomètre édité par le COSC (Contrôle officiel suisse des chronomètres). Redoutablement efficace, ce mouvement s’observe par le fond transparent du boîtier monobloc de 40 mm de diamètre, réalisé en acier 316L. Du boîtier aux angles droits et à la surface satinée de la North Flag, on retiendra son design aux connotations «scientifiques». Les angles droits de la carrure de la montre North Flag sont amortis par la présence d’une lunette bi-matière associant la céramique pour la tranche à l’acier satiné pour le dessus. Cette première pièce de manufacture Tudor présente un sobre et très lisible cadran noir mat avec aiguille d’heure «flèche», minuterie bâton et trotteuse centrale jaune à la pointe surdimensionnée, dispose également d’une date à sautoir instantané à 3 heures, d’un utile indicateur de réserve de marche à 9heures et d’un stop seconde permettant de régler la montre avec précision. Cet ensemble très cohérent, disponible en bracelet acier à fermoir déployant de sécurité ou sur cuir surpiqué fermé au poignet par une boucle déployante, fait partie de ces instruments taillés pour accompagner une expédition polaire comme cela fut le cas dans les années 50 lorsque les membres de la British North Greenland Expedition (1952-54) emportèrent des Tudor Oyster Prince dans les froids arctiques.



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Horlogerie

Les garde-temps à répétition minutes ont ceci de fascinant qu’ils disent en musique le talent de leurs concepteurs, la puissance de leurs propriétaires et la poésie du temps qui passe. Cette année, les marques rivalisent d’ingéniosité pour donner le ton et dépasser les 65 décibels avec leurs montres musiciennes. Par Vincent Daveau

LE CHANT DU TEMPS

I

l faudra un jour renoncer aux légendes et finir par admettre que, depuis leur invention au XVIIe siècle, les montres dotées d’une complication de répétitions n’avaient pas pour principale destination de donner l’heure la nuit. Elles pouvaient effectivement instruire leur propriétaire de l’heure dans des carrosses ou dans les antichambres des palais aux couloirs mal éclairés, mais avaient avant tout pour rôle d’informer, en bonne société, les auditeurs à proximité, de la puissance économique de leurs possesseurs. Les choses n’ont pas beaucoup changé. Si le rôle de ces instruments n’était que d’informer leur propriétaire de l’heure qu’il est sans qu’il soit nécessaire de la lire, les horlogers auraient plutôt fait des montres à tact, car cette technique est plus susceptible de transmettre l’information horaire correctement. Mais l’heure chantée en notes est fortement associée à une dimension de pouvoir. Ce pouvoir-là, elle le tient de ce que les ordres religieux ont, durant des siècles en Occident, dicté le rythme de la vie des hommes à grands coups de cloches. Avec l’avènement des horloges, les villes se sont, à leur tour, emparées de ce pouvoir et ont opposé au temps rythmé par les saisons celui né de la science. Cet étrange attachement à l’heure sonnée explique qu’aujourd’hui encore les montres à répétition minutes occupent le sommet de la pyramide en matière

de luxe chez les amateurs occidentaux, tandis que les clients issus d’autres cultures sont plus sensibles à des mises en valeur mécaniques visuellement plus démonstratives.

Animer la complication de sonnerie La prise de conscience de cet état de fait incite aujourd’hui les marques à proposer des répétitions minutes intégrant une dimension démonstrative dans leur construction, faute souvent de parvenir à les faire sonner avec suffisamment de puissance pour attirer l’attention d’un large auditoire. Depuis l’utilisation des fonds transparents, il est possible de voir les petits marteaux et le ralentisseur à inertie entrer en action une fois la pièce enclenchée. Toutefois, il faut pour cela avoir ôté la montre de son poignet. La démarche de se défaire de sa montre pour expliquer un mystère mécanique n’a de sens qu’en société. Faute donc de parvenir à arracher au garde-temps un son clair et puissant audible à distance, les horlogers ont pris le parti de l’enrichir d’une dimension plus théâtrale. Cela permet également d’élargir le cercle des consommateurs que seuls les mécanismes mobiles comme les tourbillons ou les automates attirent. Cela explique les choix faits par quelques maisons comme Cartier avec sa Rotonde Grande Complication Quantième Perpétuel, Tourbillon et Répétition Minutes d’ajourer le cadran pour

laisser voir les mécanismes de sonnerie. D’autres ajoutent à cette magnifique complication des éléments mobiles pour maximiser le rendu musical ou faire oublier sa faible puissance. La manufacture Ulysse Nardin a pris cette option pour valoriser le sublime mécanisme de sa montre Hannibal Westminster Carillon Tourbillon Jaquemarts. La maison Jaquet Droz, par tradition attachée aux automates, a conçu la Bird Repeater pour le plaisir des yeux.

La guerre des décibels Mais pour quelques horlogers passionnés, la quête ultime en matière de montres à sonnerie, c’est la puissance du son. Leur but: parvenir à leur faire passer le cap des 65 décibels qu’elles atteignent plus ou moins toutes, aujourd’hui. Pour aller au-delà, certains acousticiens conseillent de travailler les harmoniques et le rapport entre le poids et le volume du boîtier. Mais il serait trop simple de limiter un résultat subjectif et auditif à ces seuls points, car interfèrent sur le son émis plusieurs éléments: la matière du boîtier, celle des timbres, la force et la vitesse de frappe des marteaux, le silence du ralentisseur inertiel et le bruit ambiant dans lequel baigne la montre musicienne. Cette année, quelques solutions se dessinent pour donner du sens à des sonneries dont la puissance n’est pas exceptionnelle. Louis Vuitton a fait le choix avec sa montre

Escale Répétition Minutes Worldtime de lui faire sonner l’heure du «home time» (lieu d’où l’on vient) plutôt que celle affichée, en voyage, par les aiguilles. Dans ces conditions, la délicatesse du son émis devient un avantage car ainsi il ne dérange pas les autres passagers d’un vol, en cas d’usage. On retiendra aussi l’option de A. Lange & Söhne qui, avec la Zeitwerk Minute Repeater, a choisi de placer les marteaux et les timbres par-dessus le cadran pour permettre au son de se répandre plus aisément. Cependant, l’amateur retiendra surtout d’elle son mode de sonnerie décimal, qui favorise le comptage même lorsque le son n’est pas très audible. Mais en matière de son, c’est indéniablement Audemars Piguet qui, au SIHH, a fait grand bruit avec sa montre Royal OAk Concept. Cette pièce en titane travaillée comme un instrument de lutherie doté d’un mécanisme de répétition minutes possède un son scientifiquement amélioré en termes de volume, de timbre, de tonalités et d’harmonie. Au final, sa qualité phonique est telle qu’elle s’impose comme un concept sonore à part entière, une sorte d’étalon en matière de musicalité. Avec ce garde-temps dont nul ne sait actuellement comment le son parvient à se répandre dans l’air avec tant de force, Audemars Piguet a fait la démonstration que l’impossible est possible et que cette montre est un vrai instrument de musique donnant l’heure à la demande.

PHOTOS: DR

Viennelanuit sonnel’heure… Ci-dessus de haut en bas dans le sens des aiguilles d’une montre: Louis Vuitton Escale Répétition Minutes Worldtime. Boîtier en or rose de 44 mm. Répétition minutes calée sur le «home time», autrement dit l’heure du lieu de départ. Cartier Montre Rotonde Grande Complication Calibre 9406MC. Boîtier en platine. Calibre squelette automatique avec quantième perpétuel, répétition minutes et tourbillon volant. Poinçon de Genève. Ulysse Nardin Répétition Minutes Hannibal Westminster Carillon Tourbillon Jaquemarts. Boîtier en platine de 44 mm. Calibre UN-78 avec répétition minutes sur quatre timbres pour jouer l’air de Westminster et avec personnages mobiles au cadran en granit véritable. Trente exemplaires. Jaquet Droz The Bird Repeater Geneva. Boîtier en or rouge. 47 mm. Calibre à sonnerie et automates. Mouvement automatique JD RMA88. Huit exemplaires. Audemars Piguet Royal Oak Concept RD#1. Boîtier en titane de 44 mm. Calibre de manufacture à remontage manuel avec répétition minutes ultrasonore, tourbillon et chronographe. A. Lange & Söhne Zeitwerk Répétition Minutes. Boîtier en platine de 44,2 mm. Calibre manuel avec répétition minutes et sonnerie décimale donnant: cinq coups doubles pour les dizaines, neuf sons aigus pour les unités. Douze sons graves pour les heures). Franc Vila Tourbillon Répétition Minutes. Boîtier en or rose ou platine. Calibre manuel avec répétition minutes et tourbillon volant. Armement par la lunette. Etanche à 100 m.

Calibre nu Référence 9406MC de la grande complication de Cartier. On voit les râteaux à 6 heures, l’étoile des minutes au centre et le microrotor du système de remontage automatique signé, à 2 heures.



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Horlogerie

Patek Philippe: toute la simplicité d’une grande complication avec la référence 5370 grande complication de Patek Philippe. Pour abriter son nouveau calibre CHR 29-535 PS (avec chronographe à rattrapante à deux poussoirs compteur 30 minutes instantané, petite seconde et remontage manuel), Patek Philippe a dessiné un boîtier en platine aux courbes élégantes, rehaussé par une couronne de style turban et un cadran en émail véritable noir.

ESSENCE

Jusqu’où peut-on aller dans l’épure? Oter jusqu’à ce qu’il ne reste que l’essentiel, soit, mais qu’est-ce qui est essentiel dans une montre? Les horlogers se font une certaine idée du minimalisme.

Slim d’Hermès: avec son boîtier en acier au dessin épuré et ses chiffres originaux créés par le graphiste Philippe Apeloig, cette montre est dotée d’un calibre automatique de manufacture H1950.

Par Isabelle Cerboneschi

«D PHOTOS: DR

Greubel Forsey Tourbillon 24 secondes Vision: doté d’un tourbillon à rotation rapide, boîtier en or gris, indication sectorielle de la réserve de marche chronométrique de 72 heures.

Chopard L.U.C XPS Fairmined: fabriquée à seulement 250 exemplaires, cette pièce de 39,5 mm réalisée avec un or rose 100% éthique est servie par un calibre mécanique automatique (L.U.C 96.12-L), certifié chronomètre par le COSC.

Clé de Cartier: animée par un calibre mécanique à remontage automatique de manufacture 1847MC, cette montre de 40 mm en or rose 18 carats inaugure une nouvelle collection.

onner une identité à quelque chose de simple c’est compliqué», dit Philippe Delhotal, directeur développement et création de La Montre Hermès, avant même de dévoiler la nouvelle collection «Slim». Ces montres sont le résultat de la rencontre en une pièce des années 50, découverte au Conservatoire de la maison, et un mouvement extraplat mis à disposition par Vaucher. Il aura fallu trois ans de développement pour arriver à un modèle simplissime et pourtant assez identitaire. Mais difficile de dire à quoi tient cette identité. «C’est une histoire de proportions, souligne Philippe Delhotal. L’identité chez Hermès, on la retrouve aussi dans la typographie. Nous avons cherché quelqu’un qui puisse transmettre cela sur un cadran. Et nous avons trouvé un designer graphique et typographe qui n’avait aucune connaissance horlogère: Philippe Apeloig.» Son mandat? Dessiner les chiffres qui courent tout autour de la montre et lui donnent une identité particulière, très Hermès. «C’est très difficile de créer des chiffres: c’est un alphabet, relève Philippe Delhotal. Tout est une question d’équilibre. Et de proportion. L’œil est très critique.» L’œil en effet est très critique et relève la moindre des anomalies, le moindre déséquilibre dans l’agencement des chiffres. C’est sans doute pour cela qu’Edouard Meylan, le CEO de Moser Watch Holding, a renoncé aux chiffres. Et aux index. Il a poussé le concept jusqu’à ôter le maximum d’informations sur sa montre, jusqu’au logo. «Cette montre, on l’a appelée la «No Name». On a cherché à rendre le modèle le plus pur possible: heures, minutes, avec une seconde au centre. C’est un modèle très traditionnel doté d’un mouvement à remontage manuel, avec 3 à 5 jours de réserve de marche. Et sur notre cadran fumé, qui est devenu la signature de Moser, on a enlevé les index et le logo. On doit retrouver la beauté de l’objet, sans être obligé de mettre un nom de marque dessus.» C’est un peu le principe des sacs Bottega Venetta, qui n’affichent aucun logo mais qui sont reconnaissables immédiatement grâce au travail du cuir tressé, le fameux «intrecciato». Mais la marque Moser, créée en 1828 et qui a disparu en 1979, exhumée en 2002, puis

rachetée en 2012 par MELB Holding, possède-t-elle une image suffisamment forte pour que son cadran soit reconnaissable au premier coup d’œil? Edouard Meylan le pense. «On est une marque qui se revendique rare, pour des personnes initiées. On fait tout nousmêmes. Je voulais ôter le logo, car c’est cela le luxe: quand le produit parle par lui-même. Je me suis même posé la question de ne laisser que la seconde au centre. En faire un objet qui montre le temps qui passe, sans donner l’heure. Mais on me l’a déconseillé.» Quand on lui demande pourquoi il n’a pas songé plutôt à ôter la seconde, ce qui aurait été moins inutile, il marque une réticence. «On fait de beaux mouvements et la seconde montre le cœur qui bat. Une montre heure-minutes, j’ai l’impression qu’elle est morte: il n’y a rien qui bouge. On ne perçoit pas le temps qui passe.» Ce n’est pas l’avis de Karl Friedrich Scheufele, Coprésident de Chopard qui aimerait bien, lui, pouvoir se passer des secondes. C’est ce qu’il a d’ailleurs fait avec la montre XP lancée en 2007 sous ce slogan «Less is More». Cette année, à l’occasion de Baselworld, Chopard lance une nouvelle XP en or Fairmined, un or «durable» acheté à un prix plus élevé à des communautés minières en collaboration avec l’ONG sud-américaine Alliance for Responsible Mining (ARM, ndlr), dotée d’un mouvement L.U.C mais avec une petite seconde. «Toutes nos montres dotées d’un mouvement L.U.C sont censées être certifiées chronomètres. Or pour obtenir un certificat COSC, nous devons avoir une petite seconde. Pour la précision. La seule exception à la règle est la première XP, qui possède le même mouvement, mais qui n’a pas de certificat.» L’inclination naturelle du coprésident de Chopard l’amènerait volontiers à se priver de cette contrainte. «La plus simple expression d’une montre, ce sont les deux aiguilles, dit-il. Ce sont des objets qui me fascinent, tout autant que peuvent me captiver des pièces hautement compliquées qui comportent de multiples indicateurs. La simplicité est un jeu de proportions, de taille, de relation entre les aiguilles et le boîtier. Chaque élément prend beaucoup plus d’importance, car vous ne voyez plus qu’eux. Mis en relation, ils doivent être en harmonie. C’est en cela que réside la complexité.» «La simplicité dépend aussi de l’identité de la marque, souligne Thierry Stern, président de Patek

Oris Thelonius Monk Edition Limitée: cette montre automatique au cadran bleu nuit célèbre l’incomparable talent de l’un des plus grands pianistes et compositeurs américains de jazz.

A. Lange & Söhne Lange 1: sorte d’étalon horloger en matière d’épure, cette montre en or rose de 38,5 mm de diamètre mue par un calibre manuel de référence offre 70 heures de réserve de marche.

Philippe. Certaines doivent faire compliqué, car elles sont perçues comme telles. La mission de Patek Philippe, c’est de faire des montres pures et lisibles, plates et compliquées. Ce n’est pas forcément ce que vous entendez par «simple». Pour faire quelque chose de simple, il faut que ce soit parfait. C’est ça, le challenge. On va toujours essayer de trouver des astuces pour ne pas vous montrer que cela a été compliqué à concevoir. Par exemple un quantième annuel, qui est ardu à fabriquer, mais qui a l’air simple, est une de nos meilleures ventes parce qu’il est pratique à utiliser et aisé à lire.» La lisibilité, chez Patek Philippe, est l’un des attributs de la simplicité. «La montre doit pouvoir être lue en une seconde. Et lorsque l’on dessine le visage d’une pièce, il faut être très précis. Mais lorsque le client prend une loupe et re-


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Baume & Mercier Classima: montre en acier avec cadran guilloché lignes trois aiguilles et date, servie par un calibre automatique visible par le fond transparent.

LESS IS MORE garde sa montre, il doit pouvoir voir tous les petits détails de finition qui ne se révèlent pas forcément au premier coup d’œil. C’est la sobriété qui prime: la complexité, vous la découvrez après.» La simplicité permet de mettre en valeur la qualité des finitions aussi. «On met en valeur la capacité des polisseurs, des gens qui ont usiné la boîte, poursuit Thierry Stern. Quand tout est simple, la moindre erreur se voit.» On peut ôter jusqu’à ce qu’il ne reste que l’essentiel. Mais qu’est-ce que l’essentiel, en horlogerie? «Je pourrais imaginer un cadran pur, sans aiguilles avec un échappement derrière qui bat, relève Edouard Meylan. Mais ça deviendrait un concept: on en ferait une, on ouvrirait la réflexion, et on n’en vendrait pas.» Une montre sans aiguilles, c’est peut-être pousser le bouchon un peu loin. Comme

l’avait fait d’ailleurs Romain Jérôme en 2008 avec sa Day & Night, un tourbillon sans aiguilles qui n’avait d’autre utilité que d’avoir fait parler de lui. «Je serais le premier à faire une montre simple, ronde, très belle, mais je pense que cela n’aiderait pas Patek Philippe, relève Thierry Stern. La plus simple des montres, finalement, c’est une montre squelette, puisqu’il ne reste presque plus rien. Mais dans ce cas, la complexité se trouve dans le mouvement. Je crois que le plus loin que l’on soit allé dans la sobriété, c’est la montre Calatrava, qui est néanmoins reconnaissable aux clous de Paris sur la lunette et à la forme des aiguilles. Ça, c’est ma limite.» La simplicité, extrême, chez Greubel Forsey, c’est notamment de renoncer à créer des boîtiers asymétriques avec des proémi-

nences qui en suivent les contours et de créer un modèle dans un boîtier plus fin, avec un tourbillon et trois aiguilles. Un modèle élémentaire. «Avec le Tourbillon 24 secondes Vision, nous avons voulu faire un cadran qui semble relativement sobre à distance, explique Stephen Forsey, cofondateur de la marque. Mais quand on le regarde de plus près, on découvre qu’il s’agit d’un cadran en trois parties. Le centre est assez simple avec le logo, la partie médiane avec les index des heures et la petite seconde, et l’extérieur c’est le tour de minuterie. Il a fallu deux mois d’élaboration pour faire ce cadran. Nous avons dû trouver un alliage d’or 18 carats qui passe au four afin de pouvoir faire les index en émail grand feu. Il faut compter entre 7 et 10 passages au four pour obtenir un glacé final parfait. Le cadran est adouci à la

Girard-Perregaux 1966: cette pièce fine d’horlogerie proposée en or rose est animée par un calibre automatique de manufacture visible par le fond transparent.

H. Moser & Cie Concept Watch White Gold Fumé: oblitérer de son cadran le nom même de la marque est osé dans un monde où le «branding» est établi en mode de consommation. Seulement la sobriété du dessin de son boîtier en or blanc associée à son cadran fumé caractéristique signe l’appartenance de cette pièce à la famille des montres de la petite manufacture.

main, avec une pierre: impossible de sabler, car la pression ferait sauter l’émail.» Chez Greubel Forsey, on n’a pas tout à fait renoncé aux protubérances qui valent signature: le tourbillon effectue sa rotation à l’intérieur d’un globe façonné dans la glace saphir qui émerge et vient se poser sur le creux du poignet situé juste après la tête du cubitus. On ne sent pas du tout ce dôme qui met le tourbillon en majesté. Quant au pont du tourbillon, il a la forme d’une voûte en plein cintre. Les montres Greubel Forsey sont destinées à des collectionneurs sensibles à la qualité poussée à son paroxysme. Raison aussi pour laquelle Stephen Forsey n’aime pas parler de prix. Il préfère utiliser le mot «valeur». Et donc la valeur de ce Tourbillon 24 secondes Vision, qui sera édité en 22 exemplaires, atteint

290 000 francs. D’un certain point de vue, c’est leur modèle «entrée de gamme». Chaque modèle nécessite six mois de travail. «Nos clients ont une culture horlogère, souligne Stephen Forsey. Ils sont passionnés, ils sont prêts à prendre deux jours d’un agenda chargé pour venir nous voir à La Chaux-de-Fonds. On leur fait visiter le Musée de l’horlogerie, le Théâtre italien, la villa de Le Corbusier, pour leur faire comprendre comment l’horlogerie a pu se développer à 1000 m d’altitude. Et j’espère que lorsqu’ils regardent leur montre, ça les pousse à réfléchir à tout ce travail fait main qui a donné naissance à ce cadran, au calme extrême nécessaire. Et peut-être vont-ils se souvenir qu’il faut rester zen dans la vie quoi qu’il advienne, et qu’il faut réfléchir à chacune des actions que l’on accomplit.»

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MÉTIER D’ART

Unbracelet commeunbrocart Montre traditionnelle ovale 27x22 mm, en or rose 18 carats sertie de 24 diamants taille brillant (environ 1,46 ct). Cadran argenté. Bracelet en or rose décor Palace. Mouvement à quartz Piaget 56 P. A gauche: les fines barres d’or avant usinage. A droite: opération de soudage des maillons du bracelet après empilage.

Depuis la barre d’or jusqu’au guilloché main, nous avons suivi la naissance du bracelet de la montre «Traditionnelle ovale», inspirée d’un modèle ayant appartenu à Jackie Kennedy. Un tissu d’or entièrement conçu à la manufacture Piaget de Plan-les-Ouates. Plongée dans les coulisses, à la rencontre de ces artisans d’art au savoir-faire unique. Par Isabelle Cerboneschi. Photos: Véronique Botteron

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n dirait un tissu, lourd, précieux, une de ces étoffes dont les rois se faisaient un habit, une soierie brochée d’or. Un brocart. Mais lorsqu’on prend la montre en main, qu’on la soupèse, la retourne, on découvre côté pile ses maillons en forme de «u» qui s’emboîtent, un peu comme un jeu de Tetris. Tandis que côté face, toute cette construction est masquée sous un savant travail de guilloché main. Chez Piaget, tout le monde a surnommé la montre «Jackie». Parce que le modèle dont elle s’inspire a appartenu à la Première Dame des Etats-Unis (lire p. 13). Il y a quelques années, la manufacture a eu la chance de pouvoir racheter l’originale lors d’une vente aux enchères. Une pièce emblématique du style des années 60. Officiellement, elle s’appelle «Traditionnelle Ovale» et son bracelet est entièrement conçu à la manufacture de Plan-les-Ouates. Ce ruban d’or porte en lui une part de mystère. Comment passe-t-on d’un assemblage géométrique à cette abstraction façon Gerhard Richter? Pour le découvrir, direction la salle des machines. Tout commence par une fine barre d’or d’environ 150 g qui entre dans une machine-outil à commande numérique de laquelle sortiront 500 petits maillons. Tous les déchets d’or sont fondus à la manufacture dans un four à fusion avant de repartir dans le circuit de production. En une année, seulement 1% de l’or se perd dans les cheveux, les habits, sous les semelles. Il faut compter huit heures de travail pour fabriquer ces 500 composants, qui sont ensuite contrôlés un par un, afin de s’assurer qu’ils ont été parfaitement découpés. On quitte les machines et leur bruit qui tire nerveusement vers les aigus, pour entrer dans le royaume de la main et d’un certain silence. Dans ces ateliers où œuvrent les bijoutiers-chaînistes. Tous les bracelets en or, chez Piaget, sont assemblés à la main. Il

Sur une «fourchette», le bijoutierchaîniste encastre les maillons les uns dans les autres à l’aide d’une pince.

faut douze heures pour assembler celui de la «Jackie». Si l’on songe qu’il faut trois minutes pour un bracelet lambda assemblé avec des vis, on comprend un peu mieux ce que le mot «plus-value» sous-entend. Les pièces du patrimoine, comme la Jackie sont fabriquées de la même manière qu’elles l’étaient dans les années 60. Une chance que Piaget ait su conserver ce savoir-faire contrairement à d’autres maisons qui l’ont délaissé pendant la crise du quartz dans les années 70. A l’établi, le bijoutier-chaîniste est en train de monter un bracelet. Il encastre un maillon dans l’autre à l’aide d’une pince sur une sorte de mini-herse avec les dents tournées vers le haut. «On appelle ça une fourchette», corrige-t-il. En observant la sûreté, la confiance de ses gestes, on peut voir ce que plus de trente ans d’expérience confère à un homme. «C’est comme un Lego: plus vous pratiquez, et plus ça devient naturel», explique l’homme de l’art. En Suisse, il n’existe plus de formation de chaîniste. Piaget, qui est la dernière manufacture à fabriquer de tels bracelets, est donc contrainte de former les siens. Il faut compter une semaine de travail pour réaliser ce bracelet: 9 heures d’assemblage, auxquelles s’ajoutent 5 heures d’ajustage (l’opération grâce à laquelle le bracelet est soudé à la boîte, ndlr). Pour l’assouplir, avant de le donner au graveur, le bijoutier-chaîniste passe le bracelet au savon de Marseille. Un geste ancestral dans ce métier. «On assouplit toujours les bracelets au savon de Marseille, dit-il. Il contient de l’huile d’olive et il va laisser ce petit côté gras qui ne va pas se remarquer au toucher. On le fait bien mousser, on le passe sur le bracelet, on le rince, mais le savon va s’imprégner et cela assouplit les mailles. C’est un peu le secret de grandmère des bijoutiers chaînistes.» Quant au gravage, il prend environ trois jours. Devant son binoculaire, le graveur donne de petits coups de griffes sur le bracelet à l’aide d’une échoppe qui rentre dans la matière, laissant des creux


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Ce ruban d’or porte en lui une part de mystère. Comment passe-t-on d’un assemblage géométrique à cette abstraction façon Gerhard Richter?

Desbijouxquidonnentl’heure Philippe Léopold Metzger, le président de Piaget, mise sur la différentiation. Et veut pérenniser les métiers de l’or. A cet effet, une nouvelle aire dédiée à la haute joaillerie va voir le jour à la manufacture de Plan-les-Ouates. Le Temps: Une montre comme la Traditionnelle ovale s’inscrit dans l’histoire récente de Piaget. Le passé vous inspire? Philippe Léopold Metzger: Historiquement, nous sommes connus pour nos bijoux qui donnent l’heure. Quand on a voulu fêter nos 140 ans, on s’est dit que la meilleure manière de le faire serait de présenter notamment quelques manchettes spectaculaires à la Biennale des Antiquaires qui s’est tenue en septembre dernier, à Paris. On a pris conscience que ces pièces avaient une puissance historique. Sculpter l’or fait partie des métiers que l’on veut absolument conserver.

En haut: gravage à l’échoppe du «P» de Piaget sur le fermoir et travail de guilloché. Au centre: opération de soudage du bracelet et du boîtier avec les paillons. En bas: l’envers du bracelet avec ses maillons encastrés et soudés.

et des copeaux sur son passage. Le motif s’appelle «Palace». «Ce type de décor est un guilloché main. Il est réalisé avec des outils de graveur. Rien à voir avec le guillochage qui se réalisera avec un tour mécanique», explique l’homme de l’art. Et à chaque petit coup d’échoppe, ce dernier annule petit à petit le travail de bijouterie. «Tout ce travail énorme, l’assemblage du bracelet à la main, l’ajustage, je m’évertue à le cacher, à le masquer avec un guilloché.» Et comme aucun geste n’est semblable au précédent, chaque montre est unique. C’est étrange de penser que, dans le cas de ce bracelet, la beauté naît de la destruction, de la métamorphose d’un travail calibré au cordeau, dans lequel une échoppe vient créer le chaos. Un merveilleux chaos.

Une montre comme celle-ci, qui atteint un prix d’environ 50 000 francs, trouve-t-elle facilement sa clientèle? A une exception près – une montre en titane –, Piaget ne fait que des produits en or. La marque reste spécialisée dans des produits à forte valeur ajoutée. Aujourd’hui, à notre niveau, ce que l’on doit rechercher, c’est la différentiation. Des montres comme celles-ci, on va en faire 300 ou 400 pièces. Ce serait ridicule d’infléchir la politique vers une approche plus standardisée alors que l’on a tant d’actifs en tant qu’horloger et joaillier: on est sculpteur d’or depuis bientôt soixante ans, et horloger depuis cent quarante ans! Auparavant, nous avions une fonderie d’or (Prodor SA, ndlr), maintenant on achète la matière première. Dans notre métier, il y a de plus en plus de groupes, de marques, très professionnels dans le développement de produits, dans le marketing. Or on remarque qu’à chaque fois que l’on travaille sur des petites séries, des petits volumes, avec une forte plus-value artisanale, on trouve toujours des clients. Les chiffres viennent prouver que cette clientèle à la recherche d’unicité ou de pièces produites en faible volume continue d’exister. De quelle partie du monde vient majoritairement cette clientèle? Elle n’est pas qu’asiatique, si c’était le sens de la question. On le voit aussi maintenant que l’on entre de plus en plus dans le monde de la haute joaillerie, cette clientèle est très internationale: américaine, moyen-orientale, asiatique, française. On a vendu des manchettes à 150 000 euros à des clients français.

Par rapport aux exportations horlogères, le marché de haute joaillerie est bien plus compétitif. Dans quelles proportions? On n’a pas les chiffres. On connaît les exportations suisses de montres qui ont progressé de 1,9%. La joaillerie, elle, en comparaison, doit être entre 5 et 10%. C’est difficile d’avoir des chiffres. Mais il est reconnu que la joaillerie grimpe plus vite que l’horlogerie. Le fait que vous vous positionniez à la fois sur l’horlogerie et la haute joaillerie va-t-il vous permettre d’amortir les effets de la baisse de l’euro? On ne raisonne pas dans ces termes. Il y aura certainement un impact, avec le franc suisse de plus en plus cher, mais beaucoup plus dans des produits d’access que dans le très haut de gamme. La joaillerie n’est pas pour nous un moyen de combattre le franc cher. Quand on a décidé d’agrandir ce département, on n’avait aucun moyen de savoir que l’euro allait se déprécier de cette façon. Depuis les quinze dernières années, on a voulu se limiter à faire des produits dont on maîtrise la fabrication. Le constat est qu’on était fort en montres joaillerie, on a voulu devenir forts en montres mécaniques, parce que je trouvais que c’était une injustice que Piaget ne soit pas reconnu comme un horloger de grand talent. On s’est repositionné au travers des montres plates. Et on veut se développer à la fois sur la haute horlogerie et les montres précieuses. Nos manchettes donnent l’heure, mais ce n’est pas l’objectif premier: on veut faire un bijou merveilleux. Cela fait longtemps que l’on n’a pas vu une montre avec un bracelet comme celui-ci. Le savoir-faire de bijoutierchaîniste ne s’est jamais perdu chez vous? On a toujours gardé des artisans qui avaient ce savoir-faire, même si certains vieillissent, partent à la retraite, ils ont transmis leur art. J’avais l’impression que l’esthétique de ces produits-là appartenait au passé. Mais nous avons été encouragés depuis plusieurs années par des observateurs qui connaissent bien le métier, qui nous disaient de revenir vers notre passé. Et c’est ce que nous avons fait: choisir un produit historique et, par petites touches, lui conférer une certaine modernité. Propos recueillis par I. Ce.

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HORLOGERIE

L’oiseau d’or Reportage exclusif: Isabelle Cerboneschi Photographies: Véronique Botteron



Horlogerie

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MÉTIERS D’ART

Toutelapoésie dumondesuruncadran Comment faire entrer un paysage, des branches qui s’entremêlent, des oiseaux prêts à prendre leur envol, des fleurs en éclosion sur un cadran? Les paravents de Coromandel de l’appartement de Coco Chanel, au 31 rue Cambon, ont inspiré une collection de montres unique, dont le motif gravé en or et en pierres fines apparaît en trois dimensions. Cette mission impossible a été confiée à un glypticien de génie. Reportage exclusif: Isabelle Cerboneschi. Photographies: Véronique Botteron

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ien ne permet de discerner cet atelier d’un autre dans la zone artisanale de Carouge. Le mot «zone» correspond d’ailleurs très bien à l’endroit. Cela permet de mieux embrasser la différence entre l’ordinaire laideur urbaine et la magie en miniature que l’on va découvrir sous le binoculaire. Ce qui se grave, ce qui émerge, ce qui naît dans l’atelier de ce glypticien graveur, dont le nom (connu de toute la profession) ne sera pas cité pour des raisons de sécurité, relève de l’extraordinaire. En ce jour de décembre, l’artisan d’art et son équipe sont en prise avec une mission quasi impossible: donner corps à un oiseau d’or et de pierres fines, transcrire en gravure et en glyptique un motif copié de l’un des huit paravents de Coromandel qui ornent l’appartement de Mademoiselle Chanel au 31 rue Cambon à Paris (lire en p. 37). Donner l’impression que la brise souffle dans les feuilles d’or de quelques microns d’épaisseur, que l’oiseau s’apprête à chanter, que les fleurs de pierres viennent d’éclore.

Ci-dessus: Gabrielle Chanel en 1937 devant les paravents de Coromandel au 31 rue Cambon, à Paris.

CHANEL WATCHES

Ce n’est pas la première fois que les panneaux de Coromandel sont source d’inspiration pour la maison Chanel. Pendant trois ans, la célèbre émailleuse Anita Porchet a reproduit certains motifs en miniature sur des émaux grand feu. Mais comment les faire entrer dans la troisième dimension? Ce fut là toute la difficulté: réussir à reproduire le relief et le transcrire avec de l’or et des pierres fines sculptés à l’échelle d’une montre. «Impossible», a pensé le glypticien à qui l’on a confié ce mandat il y a deux ans, avant de se raviser. «La plus grande difficulté, dit-il, c’est que l’on doit faire tenir une pièce de haute joaillerie sur un cadran tout en respectant les contraintes horlogères, notamment le passage des aiguilles, qui oblige à travailler au dixième de millimètre.» La hauteur autorisée est de 1,2 mm. Mais si l’on ôte les 0,8 mm du cadran en onyx, il ne reste que 0,4 mm à l’homme de l’art pour jouer avec le relief des branches qui passent les unes sur les autres et donner vie à un paysage en miniature. Il y a une part de simulation nécessaire. «C’est presque du trompe-l’œil, des fausses perspectives comme on en trouve sur les portes des cathédrales de la Renaissance. On va tromper un peu le cerveau: les yeux vont voir quelque chose de plus épais que cela n’est en réalité. C’est une illusion.» L’artisan d’art a travaillé sur une collection scindée en deux thèmes: une série de cinq montres autour de celui des oiseaux, qui nécessite l’usage de la technique de la glyptique, et cinq autres montres autour de la thématique

LIPNITZKI / ROGER-VIOLLET

L’illusion de la vie sur 0,4 mm

Montre Mademoiselle Privé en or gris serti neige. Scène inspirée des panneaux de Coromandel. Oiseau et fleurs réalisés en glyptique sur une branche en or sculpté et émaillé.

des branches fleuries, un précieux travail de gravure de l’or, un or beige, un alliage spécifique conçu pour Chanel. Le motif est dessiné sur une plaque en or, gravé avec une pointe sèche et découpé avec une scie: en résulte une matière brute, plate, d’un millimètre d’épaisseur d’or. C’est dans cette matière que le graveur va sculpter l’oiseau ou la branche, ou la feuille. Quand on regarde certains feuillages à la loupe, ils ne sont guère plus épais qu’une feuille de papier d’aluminium. «Je ne suis jamais allé aussi loin dans la finesse, avoue l’artisan d’art. Je grave les feuilles à l’endroit comme à l’envers, je travaille aussi ce qui ne se voit pas: l’onyx du cadran joue le rôle de miroir et reflète l’envers du décor. La feuille fait quelques microns d’épaisseur: on souffle dessus et elle bouge quasiment. Certaines parties ne touchent pas le cadran, mais le survolent. Et laissent une ombre, un reflet sur le miroir sombre.»

La matière insoumise Pour pratiquer l’art de la glyptique, on utilise de micro-outils afin de tailler les rubis, la cornaline, l’opale rose. Mais quand on travaille à cette échelle, certaines pierres réservent des surprises. «Il en est qui se révèlent poreuses. Cela ne se voit pas sur une grande pièce, mais quand on fait de la micro-sculpture, ces cavités deviennent vite un obstacle: on tombe sur du vide.» Certaines gemmes sont très belles quand elles ont une certaine épaisseur, mais quand elles ont été réduites, elles ont perdu leur couleur ou leur lumière. Et il faut alors tout recommencer, trouver une autre pierre, à la couleur plus intense, plus foncée. Comme ce rubis posé sur une feuille blanche, sombre, d’un rouge noir intense, destiné à devenir la tête d’une grue. Une fois le petit cabochon travaillé, il aura > Suite en page 36

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> Suite de la page 35 pris une belle couleur rouge. «On a testé une cinquantaine de pierres, de toutes les couleurs, de toutes les duretés. Le travail de glyptique est très empirique: on évolue, on s’adapte tout le temps, on constate et on modifie. Chaque pièce est une nouvelle expérience.» Une graveuse apporte une fine feuille d’agate striée de manière irrégulière. Une ébauche pour les ailes de l’oiseau. Même avec une loupe, on peine à imaginer avec quel outil ces raies ont été gravées. «Cet outil n’existait pas: je l’ai fabriqué. J’ai pris un diamant que j’ai mis dans une tige en acier. Et je l’ai affûté comme un burin.» Le glypticien est condamné à créer ses propres outils: «On reprend les techniques d’un ancien maître qui va peut-être nous donner deux ou trois astuces. Mais en général, ils sont assez réticents à montrer leurs inventions. On apprend sur le tas.»

Plongée méditative dans les mondes minuscules Est-ce qu’une personne qui travaille dans l’infiniment petit, qui voit le monde à travers un binoculaire en possède une autre vision? «Je ne fais plus de distinction, répond l’homme de l’art. Dès que je mets mes yeux dans le binoculaire, je suis dans le même monde que lorsque je vous regarde. Je ne vois plus de différence. Mon cerveau s’est adapté depuis trente ans que je travaille. Que je sculpte un bloc de marbre d’un mètre cube ou bien ça (il montre un minuscule cabochon de rubis), c’est la même chose: seules les mains doivent

s’adapter. Les gestes sont beaucoup plus réduits. Mais je ne me pose plus la question.» Pourtant quand on travaille dix heures durant l’œil dans un binoculaire, le regard n’est fixé que sur une infime partie et il doit s’extraire afin de regarder la scène dans sa globalité. Et puis il y a les moments de grâce. «Cela ne m’arrive pas souvent du-

rant la journée quand il y a du mouvement autour de moi, dit-il. Mais quand je reste le soir, le weekend, que je suis seul, que je plonge dans l’objet. J’ai l’impression que mon geste est guidé. Par je ne sais quoi. Et ça va tout seul. C’est magique. Je rentre comme en méditation avec la matière. Ce sont ces moments-là que je recherche

quand je travaille, quand je m’oublie, quand je n’existe plus. C’est ma dope! Cela m’arrive rarement avec des produits que l’on réalise en série, car c’est de la répétition, il y a des préparations faites partiellement en machine. Il n’y a qu’avec les pièces uniques que l’on peut atteindre cet état de grâce.» Et l’artisan d’art de raconter que

lorsqu’il grave les branches des Coromandel, il s’évade, il s’imagine, il est dans la nature. «Je n’ai plus besoin de regarder, car le geste devient naturel. Et l’artiste qui a peint ce paravent il y a des centaines d’années a vécu la même chose que moi. Lui aussi a observé la nature, a ressenti la même émotion. J’essaie juste de ne pas me perdre en chemin.»

En haut au centre: Reprise du dessin original qui sera tracé sur la plaque or. Ci-dessus de gauche à droite: Découpage au burin de la scène dans la plaque or. Ci-contre de gauche à droite: Sculpture de la branche or et préparation des feuilles à émailler. Contrôle de l’ajustage de l’oiseau en opale sculptée (glyptique).


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Ci-contre de gauche à droite: Sélection des coloris d’émaux. Pose des émaux. Ci-dessous de gauche à droite: Assemblage des ailes en opale sculptée (glyptique). Pose et fixation des composants de la scène sur le cadran en onyx.

LemystèredesparaventsdeCoromandel

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l existait quelques laques de Coromandel sous l’époque Ming (fin du XVe siècle), mais ils ont surtout connu leur apogée en Chine sous le règne de l’empereur Kang-Hi (1662-1723). Bien qu’il s’agisse d’un art chinois, les fameux paravents portent le nom d’une côte du sud-ouest de l’Inde, baignée par le golfe du Bengale. Rien ne l’atteste, mais dans les articles dédiés à cet art on lit qu’ils ont été nommés ainsi parce que c’est dans ces ports indiens qu’ils étaient transportés à bord des navires de la Compagnie des Indes avant d’être exportés vers l’Europe. Aucun écrit n’a non plus raconté précisément la technique de cet art, la transmission de ce

savoir-faire se faisant de manière orale. Sans entrer dans le détail, il s’agit d’une technique qui pourrait s’apparenter au «champlevé», une gravure en creux qui sera remplie de matière. Tout d’abord une feuille de bois est recouverte d’une toile enduite d’une colle mélangée à de l’ardoise pilée. La matière est poncée, puis recouverte d’une couche de laque, puis poncée, puis laquée, ainsi de suite jusqu’à obtenir une matière de quelques millimètres, suffisamment épaisse pour être gravée, sans atteindre le bois. Dans les creux, l’artiste verse ensuite des pigments de couleur. Quand on pense «paravents de Coromandel», on songe immédia-

tement à Gabrielle Chanel. Elle en aurait possédé 32. Dans son appartement du 31 rue Cambon, elle en a usé à sa guise, enchâssant certains dans les murs, usant des autres comme de parois mobiles pour modifier son intérieur. Voire cacher les portes lorsqu’elle avait des invités. Mademoiselle Chanel avait le don de savoir puiser dans ce qui l’entoure pour tout réinventer, se créant une vie et un style sur mesure. Elle eut aussi la chance de croiser des gens de goût qui l’ont aidée à faire émerger le sien. Des initiateurs du beau. L’un d’entre eux fut le peintre et photographe José Maria Sert, l’époux de son amie Misia. «C’est avec José Maria Sert que Chanel apprit à apprécier

les somptuosités à la Bakst, les objets rares, les beaux miroirs, les bois dorés, des paravents comme elle n’en avait jamais vu, ses premiers Coromandel, et avec lui qu’elle apprit à mélanger les époques et les styles.» * Dans l’appartement du 31 rue Cambon, huit paravents de Coromandel veillent comme des sentinelles. Ils ont traversé les mers et les siècles. Leurs couleurs sont passées mais pas leur charme. Sur l’un d’eux, l’œil repère un oiseau perché sur une branche. Un sentiment de déjà-vu. I. Ce.

«Les oiseaux s’éloignent très haut et disparaissent Un nuage solitaire s’efface avec nonchalance Le mont et l’homme se contemplent sans cesse Je sens que seul existe le mont Jingting.» Li Bai (701-762)

* Le Temps Chanel, Edmonde Charles-Roux, Editions La Martinière/Grasset. Mars 2005.

Ci-dessus: Contrôle final. Ci-contre à gauche: Pose et fixation des composants de la scène sur le cadran en onyx.

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FREQUENT TRAVELLER

Incitation auvoyage GMT, Heures du monde, Heure universelle, les montres de voyageurs sont devenues des luxes utiles. Ces appellations prêtent toutefois à confusion. Tour d’horizon. Par Vincent Daveau

PHOTOS: DR

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ans un monde devenu une sorte de village global, posséder une montre ayant la faculté d’afficher les heures de différents endroits du globe au cadran est aujourd’hui un luxe devenu utile. Les outils de communication modernes les imposent presque naturellement aux cadres de multinationales comme à tous ceux dont les missions les appellent aux quatre coins de la planète. Ces références remplacent les murs couverts d’horloges que l’on trouve encore dans certains aéroports à la décoration vieillissante ou dans quelques grands hôtels de villes émergentes. La puissance d’évocation de cet élément de décor longtemps utilisé pour dire le caractère international du lieu ou sa puissance universelle est aujourd’hui transposée dans la montre. Cependant, la perception de cette puissance, tant sociale qu’économique, n’est pas la même selon qu’un amateur choisit une pièce mécanique dotée d’une fonction GMT, une référence affichant les Heures du monde, ou une merveille mécanique emportant la trop rare complication d’Heure universelle.

Avoir le voyage sur la peau La montre GMT est, des trois fonctions dédiées au voyage, sans doute la plus récemment mise au point (vers 1954), mais aussi la plus populaire. Directement utile aux voyageurs se rendant ponctuellement dans un pays, elle est facile à comprendre, aisée à lire et à interpréter pour qui souhaite supporter au mieux les effets du jet lag, rester en contact avec ses collègues de bureau ou sa famille. Le caractère pratique et facile d’emploi de cette fonction, associé à l’augmentation croissante des voyageurs dans les aéroports, justifie de la retrouver dans des montres de sport à petit prix ainsi qu’au sein de références de haute horlogerie comme la nouvelle version de la Greubel Forsey GMT, présentée cette année. Mais ce n’est pas un cas isolé et on retrouve encore parfois cette fonction utile mise en avant de façon originale, comme c’est le cas pour l’accessible Mido Multifort, lancée à l’occasion du 80e anniversaire de la collection, aussi bien au cœur de l’ultra-fin et ultra-chic chronographe Altiplano de Piaget que de celui de la montre Saxonia Dual Time de la manufacture saxonne A. Lange & Söhne.

Ci-dessus: Mido Multifort GMT édition 80e anniversaire: boîtier en acier traité PVD rose de 42 mm de diamètre. Rehaut interne rotatif. Cadran Côtes de Genève. Deuxième fuseau T2 réglé à partir de la couronne à 2 heures avec affichage 24 heures.

Hiérarchiser par fonctions La fonction GMT est aujourd’hui presque incontournable. Cependant, son usage est limité, car elle permet seulement la lecture d’une seule heure en plus de l’heure locale. Or, selon son activité professionnelle, il arrive qu’il soit nécessaire de disposer d’un moyen rapide de connaître l’heure en différents points du globe en simultané. Pour offrir une certaine omniprésence aux cadres travaillant sur plusieurs fuseaux horaires depuis leur bureau, les horlogers ont créé, dans le courant des années 30, les premières montres proposant, en plus de l’heure locale au cadran, la lecture des 24 fuseaux horaires. Ce type de garde-temps que l’on appelle en langage horloger les montres «Heu-

res du monde» et en anglais «Time Zone» voit sa production se généraliser, car il existe à son égard une vraie demande. Leur esthétique souvent flatteuse, travaillée comme une véritable incitation au voyage, est le premier argument qui entraîne l’achat. Le second concerne la fonction permettant d’un coup d’œil de savoir l’heure qu’il est partout dans le monde. Cette fonctionnalité s’exprime, selon les marques, de différentes façons. Plus festive grâce à un savant mélange de sept couleurs, la magnifique montre de voyage Escale Time Zone proposée par Louis Vuitton invite à l’échappée belle. On retrouve aussi cette fonction au cadran de la maintenant célèbre référence Worldtimer de Frédérique Cons-


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Montblanc Heritage Spirit Orbis Terrarum: boîtier en acier de 41 mm de diamètre. Calibre automatique avec fonction modulaire d’Heure universelle par poussoir à 8 heures. Cadran avec affichage des zones diurne et nocturne en temps réel.

A. Lange & Söhne Saxonia Double Fuseau Horaire: boîtier en or gris de 38,5 mm de diamètre. Calibre L086.2 à remontage automatique. Fonction GMT avec aiguille des heures et lecture 24 heures.

«Le plus beau voyage est celui que l’on n’a pas encore fait.» Loïck Peyron

Louis Vuitton Escale Time Zone: boîtier en acier de 39 mm de diamètre. Cadran rotatif avec disque portant les noms des villes et des blasons colorés (sept couleurs au total). Fonction Heures du monde.

> Qu’est-ce qu’une montre Worldtime? Le terme horloger «Worldtime» employé pour désigner une complication d’Heure universelle mise au point dans les années 30 par Louis Cottier – un horloger genevois indépendant – a été souvent littéralement et malencontreusement traduite par «Heures du monde», entraînant du même coup une erreur d’interprétation dans l’esprit du public. Cette erreur est d’autant plus facile à faire qu’il existe une vraie proximité visuelle entre les montres dites à «Heures du monde» (manipulation complexe par la couronne de remontoir pour changer d’heure locale et la caler avec les heures du monde) et celles qui sont équipées d’une complication d’«Heure universelle» (manipulation automatisée par le biais d’une complication interne). On retiendra pour faire simple qu’aujourd’hui la dénomination «Worldtime» s’applique, à l’exclusion de toute autre montre, à celles dont l’aiguille des heures présente au cadran principal peut être automatiquement et instantanément ajustée à l’aide d’un poussoir ou d’une couronne, pour afficher l’heure du fuseau sélectionné parmi les 12 ou les 24 disponibles. L’indication des fuseaux doit s’ajuster automatiquement et simultanément au changement d’heure locale afin de faire correspondre celle retenue avec celles du monde lisibles sur l’anneau portant les 24 heures divisées en périodes diurne et nocturne. V. D.

Greubel Forsey GMT Black: boîtier en titane traité ADLC noir. Calibre manuel à tourbillon avec fonction GMT et Heures du monde au dos. Représentation du globe terrestre rotatif.

Patek Philippe World Time Moon référence 5575: boîtier en or gris de 39,8 mm. Fonction Heure universelle avec affichage des phases de lune. Série limitée à 1300 exemplaires pour les 175 ans de la manufacture.

Frédérique Constant Worldtimer Manufacture Cadran Bleu: boîtier en acier de 42 mm de diamètre. Calibre automatique de manufacture. Fonction Heures du monde. Date à 6 heures.

tant qui, pilotée par un calibre de manufacture, est proposée, cette année, en version Navy Blue. Cette dénomination de «Worldtimer» pourrait toutefois entraîner des erreurs d’interprétation dans l’esprit d’un public non averti. En effet seules les montres dotées d’une complication spécifique sont à même de porter le terme d’«Heures universelles» traduit en anglais par «Worldtime» (lire encadré ci-dessus). Parmi les références récemment présentées qui offrent cette complication, on retient les montres World Time Moon 5575 et 7175 (version féminine) proposées par Patek Philippe pour son 175e anniversaire. Extrapolation de la mythique référence 5130 WorldTime de la maison familiale qui a fait la re-

nommée de cette complication à travers le monde, elles offrent cette fonction avec en sus un magnifique affichage des phases de lune. On retiendra également l’atypique montre Escale Worldtime de Louis Vuitton, inspirée de son modèle de l’an passé et développée cette année avec une répétition minute qui sonne l’heure de son lieu d’origine. Par chance pour les amateurs du genre, il faut souligner la très accessible Montblanc Heritage Spirit Orbis Terrarum dont le cadran offre un affichage très original qui, par le truchement d’une carte du monde évoluant au fil des heures, permet de savoir par rapport à l’heure locale quelles sont les parties du monde éclairées et celles plongées dans la nuit.

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COMPLICATIONS

Greubel Forsey Tourbillon 24 secondes Vision. Edition unique de 22 pièces en or blanc. Calibre GF01r manuel.

Montblanc Collection Villeret Tourbillon Cylindrique Geosphères Vasco de Gama. Edition limitée à 18 exemplaires. Boîtier or rouge, calibre manuel, heures universelles.

Tourbillons etrégulateurs d’exception Cette année encore, les tourbillons, tous types confondus, représentent une part importante du marché de la haute horlogerie et occultent un peu les autres genres de régulateurs complexes également disponibles. Découverte. Par Vincent Daveau

OS: D R

L’ PHOT

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Audemars Piguet Royal Oak Offshore Tourbillon Chronographe Automatique. Boîtier carbone forgé® et céramique, calibre automatique, chrono et tourbillon.

Breguet Tradition Tourbillon Chaîne Fusée. Cette pièce de référence, sans être une nouveauté, célèbre les 10 ans de la collection.

attirance du public pour la magie du mouvement ne date pas d’hier. Les maîtres du passé, lorsqu’ils plaçaient leurs balanciers bien en vue sous des coqs ouvragés et vissés aux platines de leurs montres à échappement à roue de rencontre, savaient l’effet pratiquement hypnotique que leurs oscillations allaient produire sur les observateurs sensibles à la mécanique horlogère. La fascination exercée n’était pas associée à une attirance pour la science, car l’engouement était indépendant de toute notion de précision. Une fois le tourbillon inventé par Abraham-Louis Breguet vers 1798 et breveté à Paris en 1801, les quelques exemplaires réalisés ont été en priorité destinés à des chronomètres de poche fabriqués pour battre des records de précision. En réalité, il a fallu attendre les Expositions universelles de la fin du XIXe siècle pour saisir l’impact que ces régulateurs exposés par les grandes manufactures suisses présentes pouvaient avoir sur le public. Ainsi, ceux dévoilés en 1867 puis en 1889 à Paris par Constant Girard, le fondateur de la manufacture Girard-Perregaux, et magnifiquement mis en scène par des mouvements minimalistes dits à Trois Ponts d’Or, révélaient combien cette aérienne mécanique effectuant une ronde minutée possède un formidable potentiel dès l’instant où elle est aisément observable.

Faire rêver précisément

Cartier Montre Rotonde Tourbillon Lové Calibre 9458 MC. Boitier en or gris de 46 mm, calibre manuel de manufacture. Poinçon de Genève.

Même si cette complication a été fort médiatisée depuis une vingtaine d’années, nombre d’amateurs fascinés par le tourbillon ignorent encore à quoi sert réellement ce type de régulateur et s’il est d’une quelconque utilité dans une montre-bracelet. Une méconnaissance presque logique puisque l’intérêt pour ce régulateur est d’ordre émotionnel. Pour beaucoup, le plaisir visuel qu’il procure suffit à entretenir une magie que l’on sait en partie née de l’incompréhension de son mode de fonctionnement. La magie ne s’explique pas, elle se vit, comme le prouve Girard-Perregaux à travers la mise en œuvre très contemporaine de son mythi-

que tourbillon sous trois ponts. La jeune manufacture Greubel Forsey a fait la même démarche en présentant, cette année, la montre Tourbillon 24 secondes Vision Edition Unique à 22 exemplaires. Cette pièce dont la seule aspérité visuelle se trouve être le sobre tourbillon visible à travers l’ouverture pratiquée dans le cadran rappelle que cet organe peut se suffire à lui-même. Surtout quand il est différent des autres en durée de rotation (24 secondes) et en inclinaison (25°). Certains constructeurs, comme Richard Mille, sont conscients que l’impact du tourbillon sur les consciences est supérieur aux effets produits sur les mouvements dans lesquels ils sont inscrits. Voilà pourquoi cet inventeur de talent en est venu à donner un tour ludique à cet élément rare, au cœur de sa montre RM 19-02. Dans cette configuration, le tourbillon volant devient le cœur d’un automate ayant l’aspect d’une fleur de magnolia. En s’ouvrant toutes les 5 minutes ou à la demande grâce à un poussoir, cette fleur multiplie la magie de cet organe. La maison Cartier, sans aller jusqu’à théâtraliser le sien à l’aide d’un automate, joue subtilement avec la Rotonde Tourbillon Lové des effets d’un guillochage soleillé pour faire converger le regard sur lui. La présence du tourbillon est tellement forte qu’elle en fait oublier l’heure.

Outils de communication Cet organe rotatif à la danse envoûtante est aussi un formidable outil de promotion pour les marques sachant en faire bon usage. Ainsi, la manufacture Vacheron Constantin, maison réputée pour son savoir-faire dans le domaine, se devait d’en proposer une magnifique exécution pour son 260e anniversaire. Le chronographe Harmony régulé par un tourbillon visible avec cage reprenant le logo en croix de Malte rend hommage au talent des horlogers de la plus ancienne manufacture genevoise à n’avoir jamais cessé ses activités. Dans un registre différent, car travaillé de façon plus contemporaine, le Chronographe Royal Oak Tourbillon Automatique offre à la manufacture Audemars Piguet de s’inscrire parmi les

entreprises de tradition ayant su opérer une orientation plus contemporaine. La manufacture Jaeger-LeCoultre, maison réputée pour avoir donné une accélération à cette «complication» en proposant le Gyrotourbillon, se penche sur les différentes itérations possibles du Sphérotourbillon, un organe volant qu’elle a mis au point il y a quelques années et qui est proposé ici en version Duomètre Moon. On notera que la cage est équipée d’un spiral cylindrique, inspiré de ceux qui se trouvaient dans les chronomètres de marine. Et de marine parlons-en justement, car c’est aux marins et voyageurs que Montblanc dédie son dernier garde-temps baptisé Collection Villeret Tourbillon Cylindrique Geosphères Vasco de Gama. Au cœur de cette magistrale exécution au dessin invitant au voyage, se trouve un grand tourbillon classique dont le spiral n’est pas plat comme souvent, mais cylindrique, pour dit-on accroître encore la précision de garde-temps dont aucun n’a pourtant fait l’objet de contrôle de chronométrie.

Richard Mille RM 19-02 Fleur Calibre manuel avec automate fleur s’ouvrant pour laisser voir le tourbillon volant. Edition limitée à 30 pièces.

Jaeger-LeCoultre Duomètre Sphérotourbillon Moon. Boîtier en or gris de 42 mm. Calibre manuel 389. Sphérotourbillon et spiral cylindrique

Zenith Academy Christophe Colomb Hurricane Grand Voyage II. Boîtier or rose, calibre manuel avec cage gyroscopique, effet équivalent au tourbillon. 150e anniversaire de la manufacture. Dix exemplaires.

La concurrence au tourbillon Les fanatiques de chronométrie savent aujourd’hui qu’un régulateur à tourbillon standard n’apporte pas grand-chose en termes de précision quand il est intégré dans le mouvement d’une montre-bracelet. Il en va de même pour le Carrousel, régulateur inventé par le Danois Bahne Bonniksen en 1892 et récemment remis au goût du jour par la manufacture Blancpain. On retiendra en revanche que la proposition faite par Zenith – qui fête cette année son 150e anniversaire – avec le régulateur baptisé «Gravity Central» offre, dans l’absolu, des perspectives plus attractives en matière de précision. En effet, ce mécanisme d’une rare complexité, mis au point il y a quelques années et présent dans la montre Academy Christophe Colomb Hurricane Grand Voyage II, a pour objet de permettre au balancier de toujours rester à l’horizontale et de garantir, en lui conservant cette position considérée comme la meilleure pour des réglages fins, une qualité de chronomètre sans avoir recours au fameux tourbillon.

Vacheron Constantin Harmony Chronographe Tourbillon Cal. 3200. Boîtier en platine de 42 mm. Calibre de manufacture, remontage manuel, tourbillon.

Girard-Perregaux Néo-Tourbillon Sous Trois Ponts. Boîtier titane DLC de 45 mm. Calibre automatique avec trois ponts et tourbillon.



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Horlogerie

JEU D’AIGUILLES

L’heuremelting-pot Zenith > Academy Georges Favre-Jacot Pour célébrer les 150 ans de la manufacture, les horlogers ont mis au point un garde-temps dont la précision rend hommage au désir de perfection qui a toujours guidé le fondateur de cette maison. Cet instrument est, par conséquent, à l’image des chronomètres de marine, mû par un mouvement doté d’un mécanisme dit à «chaîne-fusée». Ce régulateur à force constante permet de délivrer au balancier à haute fréquence une force qui, toujours égale, garantit à la pièce éditée à 150 exemplaires seulement, d’être d’une rare précision.

La richesse du métier d’horloger tient pour partie à sa pluralité. Ouvert aux tendances, attaché à la tradition, masculin comme féminin et parfois même unisexe, cet univers oscillant entre industrie et artisanat ne manque jamais de rebondir et de se réinventer. En voici pour preuve un assortiment d’instruments parfaitement adaptés à nos urbanités. Sélection. Par Vincent Daveau

Hublot

Carl F. Bucherer

Blancpain

Oris

Bulgari

> Classic Fusion Aeromoon

> Manero ChronoPerpetual Limited Edition

> Villeret Grande Date

> Tycho Brahe Limited Edition

> Octo Cadran bleu

Disponible en titane ou en King Gold en 45 mm de diamètre, cette montre est servie par un calibre mécanique à remontage automatique HUB1131 affichant les informations calendaires de jour, date et mois, mais également les phases de lune dans un large guichet ouvert à 6 h. L’amateur de fine mécanique appréciera le graphisme efficace du boîtier de cet instrument et son cadran qui, opalescent, laisse voir les différents composants permettant le passage des informations calendaires. Se porte sur alligator doublé caoutchouc en toute urbanité.

Servi par un calibre mécanique à remontage automatique de manufacture référencé CFB1904, ce chronographe au boîtier en or rose de 42,5 mm se pare d’un boîtier d’une grande sobriété et d’un cadran argenté d’une incroyable lisibilité malgré la densité des informations s’y trouvant présentées. En effet, les trois compteurs servent à la fois pour le chronographe et le quantième perpétuel. Editée à 100 exemplaires, cette pièce dotée d’une échelle tachymétrique sur le cadran se porte sur alligator fermé au poignet par une boucle ardillon.

Noblesse oblige, cette montre en or rouge de 40 mm de diamètre est royale, car elle sait se dépouiller de tout artifice pour faire ressortir l’essentiel des informations. D’elle on retient son cadran opalin, ses sobres aiguilles et sa grande date présentée à 6 heures dans un grand double guichet. Sobre et fine, cette pièce laisse voir son calibre mécanique à remontage automatique par le fond transparent que les amateurs apprécieront pour ce qu’il va, lui aussi, à l’essentiel.

Editée en série limitée à 500 exemplaires, cette montre de 42 mm de diamètre en acier est animée par un calibre automatique auquel a été ajouté le module de fonction Pointer Moon. Sobre et présente, cette pièce rend hommage à Tycho Brahe, un astronome danois du XVIe siècle. Purement culturelle, elle affiche avec précision le cycle lunaire de 29,5 jours sur une graduation sur fond de cadran bleu nuit.

Inspirée des motifs géométriques octogonaux ornant les voûtes intérieures de la Basilique de Maxence, à Rome, la montre Octo, lancée en 2012, se nourrit d’un équilibre architectural maintenant millénaire. Déclinée en 38 mm et mue par le calibre automatique Solotempo (trois aiguilles et date) visible par le fond, cette référence très romaine se pare d’un cadran d’un bleu saphir rappelant la teinte du ciel visible la nuit au cœur de la capitale de l’Empire romain.

Jaeger-LeCoultre

IWC

Hermès

F.P. Journe

Chopard L.U.C

> Master Calendar Météorite

> Portugieser Calendrier Annuel

> Slim Quantième Perpétuel

> Nouvelle Octa Lune

> Regulator

Modèle de précision, notre satellite la Lune, a toujours fasciné les amateurs d’horlogerie car, avec ses cycles réguliers, elle berce le quotidien des hommes depuis des siècles. La magie de la Lune, présente dans un guichet, est ici renforcée par un cadran taillé dans une météorite. La philosophie de cette pièce de 39 mm de diamètre proposée en acier ou en or rose et mue par un calibre automatique Cal.866 est d’offrir, en plus d’une vraie parcelle de ciel, une mise en scène harmonieuse du temps qui passe grâce à son calendrier complet.

Certains garde-temps attirent les amateurs pour leurs fonctionnalités, mais leur complexité peut également les rebuter. IWC a trouvé la parade et propose, pour le 75e anniversaire de la collection Portugaise, une montre à quantième annuel: une complication que ceux l’ayant utilisée savent facile d’emploi. Dans le cas présent, cette pièce automatique dotée de 7 jours de réserve de marche et habillée d’un boîtier en acier de 44,2 mm de diamètre se pare d’un très remarquable et puissant cadran bleu dont les guichets placés à 12 heures affichent les informations calendaires qui ne sont à réajuster qu’une fois l’an, au matin du 1er mars.

Puisant ses origines dans la culture graphique de la maison, le modèle Slim d’Hermès Quantième Perpétuel est né d’une rencontre entre Hermès et Philippe Apeloig, un graphiste ayant créé la typographie des chiffres des heures. Légers, ils concourent à donner un rythme à cette montre d’exception de 39,5 mm en or rose. Servie par un calibre automatique par microrotor extraplat de manufacture Hermès H1950 associée à un module de fonction Agenhor (13 lignes 1/4), elle affiche, en compteur, les informations calendaires à perpétuité avec phases de lune et second fuseau horaire lisible à 6 heures (avec indicateur jour/nuit).

Concepteur passionné, cet horloger apprécié pour l’équilibre de ses créations désirait proposer une nouvelle interprétation de sa montre emblématique. Voilà chose faite avec talent. Pour en améliorer la lisibilité, l’affichage de l’heure est plus clair et la date deux fois plus grande. Le reste demeure dans l’esprit de la maison: parfait. Ainsi, les puristes pourront apprécier la qualité de finition du mouvement automatique (120 heures) en or massif enfermé dans le boîtier, disponible en deux tailles, 40 ou 42 mm, et en or rose ou en platine.

En faisant une nouvelle fois appel à ce mode d’affichage, la manufacture Chopard rend hommage aux horlogers du passé en s’inspirant, pour le cadran de cette montre, de ceux des régulateurs d’ateliers employés comme temps de référence avant l’invention des pendules atomiques. Pour cette montre de 43 mm de diamètre proposée en or rose et servie par un calibre de manufacture à remontage manuel L.U.C 98.02-L, le cadran argenté satiné soleil présente une disposition originale des aiguilles. Se lisent l’heure légale et celle GMT dans une configuration qui imposera une gesticulation intellectuelle, mais qui attirera le regard des amateurs toujours curieux de découvrir des produits horlogers atypiques.


Horlogerie

Le Temps l Samedi 21 mars 2015

Bell & Ross

Omega

de Grisogono

> BR-X1 Skeleton Chronograph Carbone Forgé®

> Speedmaster Apollo 13 Silver Snoopy Award

> Instrumento N° Uno Quantième Annuel

Objet de collection par essence, ce chronographe en acier de 42 mm a pour lui d’avoir une histoire extraordinaire. L’instrument présenté ici rend hommage à l’équipage d’Apollo 13, le troisième à avoir dû effectuer un alunissage. Durant cette aventure abandonnée avant terme suite à un incident technique, le chrono d’Omega a joué un rôle important. Cette pièce à remontage manuel comme l’originale (Cal. 1861), présentant le personnage de bande dessinée et la mascotte de la NASA sur le cadran et le fond, commémore le 45e anniversaire du sauvetage de la Mission Apollo 13. Un pur «collector» bourré d’allusions à cette mission, édité à 1970 exemplaires.

Depuis quinze ans, la maison de Grisogono met du piment en horlogerie et ose des déconstructions horlogères pour bousculer les convenances. Cette pièce automatique originale, proposée en or rose sur alligator, fait la part belle à la date qui, comme par magie et un petit réglage manuel pour caler le mois dans le guichet en éventail, se trouve être la bonne sans qu’il soit nécessaire de la corriger à la fin des mois pairs. Il faudra tout de même agir une fois l’an, au 1er mars, pour se sentir l’âme d’un démiurge et avoir la main sur la pure mécanique.

Technologiquement avancé et puisant ses racines dans l’aviation, cet instrument s’inspire des matériaux employés pour les avions de chasse d’aujourd’hui afin de s’inscrire dans le quotidien des hommes d’action. Léger, visuellement impactant, ce modèle en carbone forgé ou titane, laisse voir par son cadran aux index suspendus une partie des composants du mouvement à travers sa platine savamment ajourée. Efficace, ce chrono de 45 mm de côté se porte virilement sur un fort bracelet de caoutchouc.

Harry Winston

Corum

Jaquet Droz

Cartier

Urwerk

> Midnight Feathers Automatic 42 mm

> Admiral’s Cup Legend Lady

> Grande Seconde Morte

> Rêve de Panthères

Si l’élégance est l’art de se vêtir avec esprit, l’accessoire a son rôle dans toute composition soignée. C’est de ce présupposé qu’est partie la maison joaillière pour créer ce modèle de montre automatique (HW2008) dont le cadran au motif abstrait et contemporain est, en réalité, une marqueterie de plumes d’oie teintées en brun clair. Coup de chapeau pour ce garde-temps en or rose sachant faire de la plume l’amie du poète, la gardienne des heures qui s’écoulent.

Sur un navire, le fait de sortir tous les drapeaux de couleur et de les placer sur les drisses et autres bouts est un signe de fête et de célébration. Cette montre, à quartz pour aller à l’essentiel, symbolise la passion de René Bannwart, le fondateur de la marque, pour la voile. Elle exprime, par la couleur de ses 12 drapeaux apposés sur fond de nacre, le plaisir qu’a la maison à revenir à l’essence même des sensations qui ont donné à la collection Admiral’s Cup la notoriété qu’elle a encore aujourd’hui.

Cette montre, traditionnelle jusqu’à employer de l’émail véritable pour son cadran, est l’archétype même du paradoxe horloger. En effet, animée par un calibre automatique et éditée à 88 exemplaires, cette pièce de 43 mm proposée en or rose offre à son cadran une mise en scène des aiguilles qui pourrait laisser croire que la belle est à quartz car, comme celles des montres de ce type, sa grande trotteuse effectue des sauts de seconde en seconde pour rendre leur lecture fine plus aisée.

Fascinante de féerie, cette montre au boîtier en or gris serti de diamants s’envisage comme un véritable hymne à l’animal emblématique de Cartier. Divine, elle est animée par le calibre automatique 9916 MC visible par le fond transparent. Le cadran, lui aussi pavé de diamants, laisse voir un guichet en demi-cercle devant lequel trois panthères serties de diamants observent un ciel mobile permettant l’affichage des heures du jour et de la nuit.

> UR-110 «EastWood par Urwerk» La chance sourit toujours aux hommes sachant prendre des risques. De fait cette pièce d’exception en titane, habillée d’essences rares, va bonifier au fil des ans comme le bon vin, et prendre une patine unique à force d’être arborée. Structurellement et mécaniquement originale, cette référence se porte sur un nouveau bracelet en tweed, destiné à offrir aux créations de cette maison de vivre une sorte de transfiguration esthétique afin de leur permettre de s’inscrire plus aisément dans le présent.

TAG Heuer

MB&F

Hautlence

Audemars Piguet

> Monaco V4 Phantom

> HM3 Megawind Final Edition

> HL Black Ceramic

> Millenary Quadriennium

Ultra-contemporaine, cette pièce emblématique de la collection Hautlence se permet de transgresser les règles de la haute horlogerie et recompose ses classiques en se parant de céramique, une matière réputée pour être inaltérable. En jouant du relief et de son cadran en nid-d’abeilles, cette montre crée une aspérité au poignet agréable à voir. Servie par son maintenant fameux calibre à bielle, cette édition célébrant finalement dix ans de production et réalisée à seulement 88 exemplaires devrait séduire les puristes en quête d’une référence d’avenir taillée pour affronter le temps sans sourciller.

Avec ses volumes si spécifiques, cette montre ovale de 47 par 42 mm, proposée en or rose et animée par un calibre manuel régulé par un balancier à double spiral, ne se fait pas prier pour afficher son originalité. Atypique et véritable sculpture au poignet, elle est aussi une merveille de technicité puisqu’en plus de magnifier la mécanique par un ajourage original, elle s’offre une complication dont la facilité d’emploi séduira les plus difficiles. En effet, la spécificité «quadriennale» est le joli nom pour un quantième annuel construit de façon à considérer, seul, la longueur de tous les mois, mais devant nécessiter un calage manuel tous les 4 ans, car la mécanique ne compte pas automatiquement le jour additionnel de l’année bissextile.

Intégralement noire et mate à la fois, cette montre ose un design racé et radical. A bien y réfléchir, on la croirait dessinée par un créateur d’engins militaires. D’ailleurs, on se demande s’il n’y a pas du vrai car les lignes de la carrure sont franches et finalement sans compromis. Indétectable, le matériau employé l’est aussi parce qu’il s’agit ici de CMC, un composite à matrice carbone. Mais la fibre de carbone sert également à réaliser les sept ponts selon un procédé particulier. Cet assemblage très contemporain offre un cadre à un mode de transmission innovant de la force à destination du balancier. Automatique avec masse tangentielle, cette référence furtive ne passera pas inaperçue.

Edité à 25 exemplaires seulement, cet instrument horloger au dessin atypique et au mouvement automatique tridimensionnel, conçu par Jean-Marc Wiederrecht/Agenhor, offre une nouvelle perspective sur le temps qui passe grâce à un traitement spécifique des informations leur permettant d’être lues dans le noir le plus total. A bien y réfléchir, ce garde-temps, ici proposé en or blanc et titane traité noir, pourrait presque simuler les yeux d’un alligator dans un bayou qui, soumis à la lumière, deviendraient phosphorescents. D’ailleurs la pièce automatique se porte sur cuir de saurien.

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Le Temps l Samedi 21 mars 2015

Horlogerie

Les marques sont toujours plus nombreuses à s’en remettre aux «big datas» – ces informations récoltées sur Internet et les réseaux sociaux – pour affiner leur stratégie marketing et leur approche clientèle. Explications. Par Catherine Cochard

MARKETING

AFP/DR/MONTAGE DAVID WAGNIÈRES/ LE TEMPS

L’horlogerie àl’écouteduwebsocial

Q

uand on vous parle d’horlogerie et de big data, le premier réflexe c’est de penser aux montres connectées (lire p. 6) qui seront capables à terme de récolter une foule de données relatives, par exemple, aux habitudes de consommation ou à la santé des utilisateurs qui les portent. «Les IWatch et autres Smartwatch risquent de changer complètement la donne pour l’horlogerie du secteur moyen de gamme, commente Antoine Logean, Data Scientist et membre du comité Opendata.ch, une structure qui vise à démocratiser l’utilisation des données publiques. Les marques qui seront les mieux implantées sur ce secteur vont non seulement profiter des ventes de leurs produits mais aussi du trésor qu’elles auront ensuite entre leurs mains, soit de précieuses datas collectées par le biais de la montre au poignet de leurs clients.» Mais les big datas en horlogerie sont également utilisées – depuis plusieurs années déjà – pour affiner une stratégie marketing, pour mieux connaître sa clientèle ou pour découvrir de nouveaux prospects. «Il s’agit de réutiliser des données qui ont été accumulées dans un autre contexte, développe Antoine Logean, et de les utiliser pour résoudre un problème.» Ou anticiper une demande. Ainsi, si la

récolte et l’analyse de datas provenant d’Internet (les termes de recherche dans Google ou Baidu, le moteur le plus utilisé en Chine) ou des réseaux sociaux (comme les commentaires) montrent que dans un marché un segment de prix est en croissance, les maisons horlogères peuvent utiliser cette information. «Si c’est un marché clé pour la marque et qu’elle est absente de ce segment, elle pourra se poser plus concrètement la question de proposer un produit correspondant à cette demande en particulier, illustre Inès Lazaro, responsable marketing et produits chez Digital Luxury Group à Genève, une société spécialisée dans les stratégies digitales à destination des acteurs du luxe. Globalement, ce qui intéresse nos clients c’est de connaître la désirabilité de leur marque sur les réseaux sociaux, mais aussi de pouvoir se comparer à leurs concurrents directs.» A l’occasion de Baselworld, DLG vient de publier son annuel WorldWatchReport, soit ses conclusions sur les tendances en matière d’horlogerie, à partir de l’analyse de 600000 recherches quotidiennes faites en ligne pour 62 marques sur 20 marchés et dans 11 langues différentes. C’est en écoutant la Toile qu’on deviendrait donc une meilleure marque. «Utiliser les big datas nous permet de construire des campagnes digitales mieux adaptées, d’optimiser l’efficacité de nos ac-

tions de marketing numérique et le message adressé à notre audience», résume FrançoisHenry Bennahmias, le patron d’Audemars Piguet. Plus pragmatiquement encore, les données une fois triées offrent aux maisons un outil supplémentaire pour, par exemple, mieux gérer les risques. «Une problématique importante pour les marques c’est la gestion des stocks, continue Inès Lazaro. Les big datas peuvent aider les entreprises à prendre les bonnes décisions en leur fournissant des informations di-

EN ÉCOUTANT LE WEB, ON DEVIENT UNE MEILLEURE MARQUE verses comme la quantité de produits encore à disposition dans une région géographique, le flux de touristes attendu à certaines périodes de l’année, les réservations des hôtels…» Autant d’indicateurs qui permettent d’évaluer et d’anticiper la demande. Mais avant de pouvoir obtenir un concentré des informations que contiennent les données, les fameuses big datas, il faut opérer un tri dans le flot sémantique récolté. «C’est ce qu’on appelle les

«smart analytics», soit le fait de structurer le flux et de ne garder que la partie signifiante et pertinente», reprend Antoine Logean. En général, les Data Scientists – les professionnels du tri des données – déterminent un ensemble de termes, synonymes ou mots apparentés qui couvrent le domaine auquel on s’intéresse, comme une sorte de lexique. «Puis on récolte sur Internet tous les messages, tweets, commentaires dans lesquels apparaissent les expressions.» Autre stratégie: trouver les principaux influenceurs des réseaux sociaux, les profils spécialisés les plus suivis, et dont l’avis est capable de toucher un nombre élevé de personnes. Mais justement, qu’en est-il du respect de la sphère privée pour toutes ces personnes qu’on écoute et observe à des fins marketing? «Chaque pays applique sa propre législation relative à l’utilisation des données, développe Antoine Logean. En Suisse est considérée comme privée toute information permettant d’identifier quelqu’un (nom, prénom, adresse, numéro de téléphone, d’assuré, préférence sexuelle, croyance religieuse, information sur la santé). Ces éléments ne peuvent être utilisés sans votre aval.» Or la territorialité d’Internet est très complexe. Les serveurs de Facebook se trouvant aux Etats-Unis, lorsqu’un internaute utilise le réseau social depuis Genève cela ne veut pas dire que c’est

le droit suisse qui s’applique. Les données ne sont que saisies dans un endroit pour ensuite être stockées sur un disque dur dans un data center américain. «Actuellement, toutes ces données personnelles et mises gratuitement à disposition sont agrégées par un petit nombre de sociétés. Des entreprises comme Google, Apple ou Samsung qui se les approprient et gagnent des milliards en les commercialisant, par exemple en proposant aux annonceurs des espaces pubs sur mesure selon les habitudes et intérêts des profils de consommateurs enregistrés.» Si l’utilisation et la commercialisation de ce type de données ne font que commencer, cette approche ne permet pas, pour le moment, de répondre à toutes les questions, notamment celles qui se posent aux marques horlogères. «On ne parvient pas encore à récolter des informations pertinentes sur les mécanismes psychologiques qui poussent les clients à acheter – ou ne pas acheter – une montre», admet Inès Lazaro. D’où la nécessité de compléter l’approche statistique par une composante qui reste primordiale: l’humain. «Le spécialiste d’un domaine sait simplement beaucoup de choses – contextuelles, émotionnelles et de sources diversifiées – que l’algorithme ne pourra pas reproduire. L’avis de l’expert reste irremplaçable», conclut Antoine Logean.



Horlogerie

Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été et de ses rêves. Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire.

SONIA SIEFF

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Horlogerie

Le Temps l Samedi 21 mars 2015

INTERVIEW SECRÈTE

Carla Bruni

qu’avez-vousfaitdevosrêvesd’enfant?

C

arla Bruni-Sarkozy est arrivée en France à l’âge de 7 ans et chante Douce France en italien. Joli paradoxe. Si l’on veut résumer sa carrière en peu de mots, on doit forcément scinder les choses en deux: d’abord commençons par l’Italie et la France. L’Italie, c’est là où se trouvent ses racines, où elle est née en 1967. C’est le pays abandonné que sa famille a fui par peur des menaces d’enlèvement des Brigades Rouges. La France, c’est la terre d’accueil, le lieu où elle est arrivée enfant. Le pays dont elle fut la Première Dame aussi de 2008 à 2012. Ensuite il y a la scission entre le passé et le présent. Le passé parce qu’elle a pratiqué un métier à durée limitée: elle fut l’un des grands top models des années 80-90. Mais c’est au présent que l’on a envie de s’accrocher, à cette carrière de chanteuse, inattendue, à cette voix grave légèrement éraillée qui a déboulé dans les oreilles un beau jour de 2002 en susurrant: «Un jour quelqu’un m’a dit que tu m’aimais encore». Chanson hantante et hantée. La musique, Carla Bruni est née dedans: sa mère, Marisa Borini, était pianiste concertiste, son père, Alberto Bruni Tedeschi, l’homme qui l’a élevée («le père c’est celui qui aime», écrivait Pagnol), compositeur et industriel. Son quatrième album est sorti en 2013, et depuis qu’elle a disposé d’un bureau dans l’aile ouest du palais de l’Elysée, le monde cherche à décoder ses paroles. Et ce monde en pense ce qui lui chante au fond, parce qu’il ne faut pas compter sur elle pour faire de l’explication de texte. Depuis 2013, elle est l’égérie de Bulgari et son contrat a été reconduit pour la campagne 2015 où elle pose sous l’objectif de Mario Sorenti. Quand on demande à Jean-Christophe Babin, le président de la marque joaillière pourquoi ce choix, il entre en dithyrambe. «Bulgari a des origines romaines qui expliquent les volumes, les formes très architecturées, très colorées, uniques dans le monde de la joaillerie et pour véhiculer cette image on voulait une égérie qui soit Italienne, mais audelà, qui ait la sensualité, l’audace, le caractère des divas qui ont fait le succès de la marque dans les années 70. Des femmes autonomes, indépendantes, avec du style, tout en ayant le sens de la proximité à l’italienne. Carla a eu l’audace de devenir chanteuse après avoir été top model. En public elle est parfaite, elle ne se prend pas trop au sérieux, elle incarne parfaitement cette femme Bulgari, sensuelle, élégante, qui n’hésite pas à casser les codes.» La rencontre n’ayant pu se faire à Paris, l’interview a eu lieu par téléphone. Cela donne une certaine liberté, parfois, deux voix sans visage qui s’entretiennent. Cela donne aussi des réponses un peu foutraques, des fous rires, des

silences, des questions qui répondent à d’autres questions. Ça donne aussi l’occasion d’entendre la voix chantonner, juste pour soi. Le Temps: Quel était votre plus beau rêve d’enfant? Carla Bruni: On parle de rêve éveillé n’est-ce pas? De quelque chose que l’on projette? Je crois que mon rêve, c’était de voyager dans le monde entier, alors que je suis la personne la plus casanière du monde. Mais peut-être qu’on rêve de choses qui nous sont étrangères, de terrains inconnus? Est-ce qu’il y avait un pays qui vous attirait particulièrement? Surtout l’Amérique. En fait j’habitais dans un endroit d’où l’on voyait La Défense, le bois de Boulogne et le Mont Valérien. Je voyais des tours par la fenêtre. Je suis de nature contemplative et je rêvais en regardant le paysage, le ciel. L’avez-vous réalisé ce rêve de voyages? Ah oui! Il y a des endroits que j’aimerais visiter: je ne connais pas les pôles, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. Je connais assez peu la Chine. J’ai trouvé dans ces voyages beaucoup plus que ce que j’envisageais. Tous les endroits où j’ai rencontré la nature brute m’ont transportée. Je ne suis pas très urbaine. Quel métier vouliez-vous faire une fois devenue grande? Je ne me suis jamais projetée. Je continue à me projeter très peu, encore maintenant. Je voulais voyager, être libre. J’étais très ambitieuse, mais je n’avais pas une idée de métier précise. La musique est venue assez tôt, mais c’est longtemps resté juste une idée. Je n’ai osé m’en emparer que tard. Je ne m’étais pas dit que cela pourrait devenir mon métier. Je ne me suis jamais imaginée sur scène. Même les voyages, d’ailleurs, je ne me voyais pas les réaliser. Quel était votre jouet préféré? Je dessinais beaucoup et j’aimais les poupées Barbie.

Quelle était la couleur de votre premier vélo? Je ne m’en souviens pas. Je prenais les vélos de mes frères et sœurs. Je n’ai pas eu un premier vélo qu’on m’aurait offert comme ça. A mon avis, c’était du recyclage cette affaire de vélo. Ce qui est normal dans une famille avec trois enfants. Quel super-héros rêviez-vous de devenir? (Silence) Moi, je voulais devenir John Travolta dans Grease, voilà la vérité. Et j’avais un poster de lui grandeur nature dans ma chambre. Ce qui est drôle, c’est que je l’ai rencontré des années après. Je n’ai pas trop osé lui dire qu’il a dormi au-dessus de mon lit pendant dix ans. (Et elle se met à chanter). «I got chills, they’re multiplying… Vous voyez ce que je veux dire?… and I’m losing control.» Je me demande si je ne suis pas un compromis entre Olivia Newton-John et John Travolta. C’étaient eux mes super-héros. Après j’ai eu les Stones, Brassens, Barbara, Dylan, c’étaient que des super-héros. De quel super-pouvoir vouliez-vous être dotée? Ah, mais je l’ai toujours! (Rires) L’ubiquité, cela m’irait bien. Rêviez-vous en couleur ou en noir et blanc? Je ne sais pas. C’est comme de savoir si je rêve en italien ou en français. Je ne sais pas trop. Je pense que l’on rêve en couleur si l’on n’est pas daltonien. Quel était votre livre préféré? Pendant longtemps, j’ai aimé Les malheurs de Sophie. Ensuite j’ai aimé un livre qui s’appelait Mon petit oranger. Et ensuite très tôt, avant le collège, avant la sixième, notre maîtresse d’école nous a lu Cent ans de solitude. Et là je suis restée «frappée». Elle nous le lisait tous les jours en classe. Je ne l’ai jamais relu. Elle nous l’a tellement bien lu, je m’en souviens encore!

Les avez-vous gardées? Non. A quel jeu jouiez-vous à la récréation? Au jeu du bavardage, dans mes souvenirs. Après, au jeu de fumer des cigarettes sans se faire prendre, peut-être, un peu plus tard (rires). Et vous vous faisiez prendre? Ah oui! L’enjeu de faire cela, c’est quand même de se faire prendre, sinon ce n’est pas drôle. Grimpiez-vous dans les arbres? Oui. Que ressentiez-vous une fois arrivée en haut? J’ai toujours eu peur de tomber. Mais je grimpais quand même.

«Je me demande si je ne suis pas un compromis entre Olivia Newton-John et John Travolta.» Carla Bruni

Qu’est-ce qui touchait l’enfant d’alors dans cet ouvrage? C’est l’histoire d’une dynastie, d’une famille, dans un pays qui nous était étranger, avec des descriptions, des coutumes. Ce qui m’avait frappée, c’est que l’héroïne principale, qui venait de se marier, avait pratiquement notre âge. Alors que l’on vivait dans un pays où à 9 ou 10 ans on ne se marie pas. Quel goût avait votre enfance? Un goût de refuge. De solitude. Et si cette enfance avait un parfum, ce serait? Un parfum de silence. Pendant les grandes vacances, vous alliez voir la mer? On allait à la mer. Savez-vous faire des avions en papier? Oui. Je sais faire un t-shirt en papier aussi. Vous savez faire un t-shirt vous? Non? Vous faites un bateau. Et une fois que vous avez fait le bateau, vous le mettez à plat, comme s’il était de profil, vous coupez un petit bout à la proue, un petit bout à l’arrière et un petit bout de la voile. Vous le dépliez et c’est un t-shirt. Un Fruit of the Loom! Essayez ça vaut la peine! C’est important dans la vie. Il faut savoir tout faire (rires). Aviez-vous peur du noir? Non. J’ai peur tout le temps, mais pas du noir. J’ai plus peur des êtres humains que des trucs. Est-ce lié aux menaces d’enlèvement que vous avez subies enfant? Peut-être? Je ne sais pas. C’est tellement confus l’enfance. On ne sait pas pourquoi on a peur. Cela relève aussi de la nature propre: il y a des gens qui n’ont jamais peur et des gens qui ont peur. Vous souvenez-vous du prénom de votre premier amour? Oui. Il s’appelait Peter. Salut Peter si tu me lis! C’était notre voisin de vacances et je l’aimais beaucoup. C’est une personne exquise et on est restés longtemps amis. Enfin, quand on parle de premier amour, on ne s’est même pas embrassés! Mais ce sont de grands amours qu’on vit quand on est petit. Et de l’enfant que vous avez été? Je m’en souviens très bien. Est-ce qu’il vous accompagne encore Je n’ai pas beaucoup grandi, un peu mûri, mais je n’ai pas grandi tant que cela. Il m’accompagne encore. J’essaie de m’en défaire, mais il me reste collé aux basques. Dès que je dors, il se réveille. C’est avec lui aussi que je fais mes chansons. Il faut un peu d’illusion, vous savez, pour faire des chansons. Pour faire quoi que ce soit, d’ailleurs, il faut un peu d’illusion.

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