ARCHITECTURE & DESIGN LA FORME, L’ART ET LA FONCTION
Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Samedi 30 mai 2015
CLAUDIO COLUCCI HUBERT LE GALL INDIA MAHDAVI PIERRE YOVANOVITCH
THOMAS JANTSCHER
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Le Temps l Samedi 30 mai 2015
Architecture & Design
ÉDITO
Trafic d’influences SOMMAIRE
dont le génie nous a marqués au fer rouge.
Mais cette étincelle qui semble jaillir spontanément s’est en fait ravivée au contact de notre mémoire sélective. L’inspiration, ce souffle sacré qui s’empare de nous, nous accule, nous soumet, nous permettant d’accoucher de productions prétendument inédites, trouve son origine dans des expériences tangibles ou éprouvées par d’autres. Qu’il s’agisse de ceux qui dictent l’air du temps, de modes passées dont on aimerait faire revivre l’esprit, d’images et de sensations familiales qui se sont imprimées dans notre développement cognitif ou encore d’œuvres d’artistes
N SIM O NO BRU
4 Hubert Le Gall
Quant à Claudio Colucci (p. 22), adepte du morphing, il invente des objets issus de deux cultures opposées, l’asiatique et la méditerranéenne pour définir un style bien à lui. India Mahdavi (p. 31) crée, elle, avec l’image de son enfance en arrièreplan. Et Pierre Yovanovitch (p. 8) exprime un goût de l’ascèse et de la géométrie puisé dans l’Art déco.
Enfin, les paysagistes japonais inventent des compositions végétales sur le terreau de préceptes philosophiques. La fonction s’inspire de l’art et la forme de la fonction. Comment lutter contre toutes ces influences qui nous traversent et dont certaines nous étreignent jusqu’à assujettir notre inspiration, ce mystère des grandes profondeurs de la création?
Le créateur ne prétend pas changer le monde grâce à ses objets. Ce qui l’anime? Composer un univers en trois dimensions à partir d’un humour décalé et d’emprunts aux artistes.
Visite privée chez Pierre Yovanovitch,
Le décorateur à la renommée internationale aimerait vivre comme un moine dans sa cellule, entre des murs blancs avec un banc pour seul mobilier. Mais la passion du beau l’amène à s’entourer d’un décor luxueux fait de contrastes. Par Antonio Nieto. Reportage photographique: Stephan Julliard, Tripod Agency
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Géométrie descriptive
Pour définir le tracé d’une habitation de 250 m2 sur une parcelle tout en longueur, l’architecte Christian von Düring a articulé trois blocs, comme un pont, dont les volumes se répondent en parfaite cohérence. Par Géraldine Schönenberg. Reportage photographique: Thomas Jantscher
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Résidence bohème
Dans le cadre du partenariat entre «Le Temps» et les Journées du Patrimoine 2015, nous avons réveillé les fantômes d’un lieu au destin mouvementé, les Maisons Mainou. Par Géraldine Schönenberg. Reportage photographique: Eddy Mottaz
Il y a aussi Ivé de Lisle (p. 24), qui oriente, dans l’antre de son showroom, le talent des décorateurs au moyen de nuanciers de tissus manufacturés par les derniers fleurons de l’artisanat d’art textile. Tandis que l’architecte Christian von Düring (p. 12) invoque l’ingénierie civile en construisant une maison en forme de pont pour s’adapter au mode de vie du maître d’ouvrage.
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STEPHAN JULLIARD, TRIPOD AGENCY
A l’origine du geste, il y a l’inspiration. Dont une des sources étymologiques est la locution latine In Spiritum «avoir Dieu en soi» et que l’on définissait au XIIe siècle plus précisément par «les mouvements de l’âme dus à une influence divine». Au XXIe, si l’on en conteste son émanation religieuse, elle reste tout aussi mystérieuse. C’est comme si elle s’insinuait en nous sans que nous ayons la moindre conscience de ce qui nous guide au moment d’exprimer cette force d’invention, dans tout acte créatif, quel qu’il soit.
Hubert Le Gall, univers chimérique
Par Géraldine Schönenberg
Comme l’avoue sans embarras le designer Hubert Le Gall (p. 6) qui détourne les marguerites sérigraphiées d’Andy Warhol ou un tableau de Roy Lichtenstein pour les transformer en table basse ou en bibliothèque.
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Par Géraldine Schönenberg
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22 Claudio Colucci
La leçon de choses de Claudio Colucci Le designer baroudeur mène un projet pionnier, une éolienne de proximité en forme d’arbre. Rencontre autour d’une idée folle. Par Géraldine Schönenberg
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MYRIAM RAMEL
Et lorsque nous plongeons dans le processus créatif de designers ou d’architectes, ressort le matériau de leur inspiration, qui a fait d’eux ce qu’ils sont aujourd’hui.
Ivé de Lisle, montreur de couleurs Le fondateur de Showroom 77, qui fournit les architectes d’intérieur et les décorateurs les plus exigeants, est à lui tout seul une encyclopédie de l’artisanat d’art. Par Géraldine Schönenberg
26 26 Milan
Salon du meuble de Milan Sélection d’objets phares. Par Emmanuel Grandjean
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Paysages contemplatifs Les jardins de l’ancienne capitale traduisent l’importance de la nature et de ses mises en scène dans la culture japonaise. Par Jonas Pulver. Reportage photographique: Aline Paley
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Les rêves d’enfant d’India Mahdavi Plongée dans l’imaginaire de la créatrice. Par Isabelle Cerboneschi
Photographies Véronique Botteron Thomas Jantscher Stephan Julliard, Tripod Agency Eddy Mottaz Aline Paley
Publicité Case postale 2564 CH – 1211 Genève 2 Tél. +41-22-888 59 00 Fax+41-22-888 59 01 Directrice: Marianna di Rocco
Administrateur délégué Daniel Pillard
Réalisation, graphisme, photolitho Christine Immelé
Impression IRL plus SA
Rédacteur en chef Stépane Benoit-Godet
Correction Samira Payot
Rédactrice en chef déléguée aux hors-séries Isabelle Cerboneschi
Responsable production Nicolas Gressot Conception maquette Bontron & Co SA
Editeur Le Temps SA Pont Bessières 3 CP 6714 1002 Lausanne Président du conseil d’administration Stéphane Garelli
L’architecte Christian von Düring a créé une maison en forme de pont dans laquelle s’élève un escalier à double volée rendu aérien par les filins d’acier qui le soutiennent. (A lire p. 12)
Rédactrice responsable du hors-série Architecture & Design Géraldine Schönenberg Rédacteurs Isabelle Cerboneschi Emmanuel Grandjean Antonio Nieto Jonas Pulver
Internet www.letemps.ch Gaël Hurlimann Courrier Case postale 2570 CH – 1211 Genève 2 Tél. +41-22-888 58 58 Fax+41-22-888 58 59
La rédaction décline toute responsabilité envers les manuscrits et les photos non commandés ou non sollicités. Tous les droits sont réservés. Toute réimpression, toute copie de texte ou d’annonce ainsi que toute utilisation sur des supports optiques ou électroniques est soumise à l’approbation préalable de la rédaction. L’exploitation intégrale ou partielle des annonces par des tiers non autorisés, notamment sur des services en ligne, est expressément interdite. ISSN: 1423-3967
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UNIVERS CHIMÉRIQUE
CECIL MATHIEU
Hubert Le Gall, le design comme alibi de l’artiste
CECIL MATHIEU
Derrière Hubert Le Gall, le lampadaire Géode en bronze et feuille d’aluminium.
Dans l’atelier montmartrois qui a appartenu au peintre Bonnard, l’artiste a aménagé son showroom comme un cocon. Sous la verrière, un coin accueillant composé d’un canapé Babeth, d’un fauteuil Baleine et d’un jeu de tables basses Pia en bois laqué et miroirs dorés à la feuille.
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l paraît en visite chez lui, virevoltant entre les journalistes qui ont envahi son bureaumezzanine, l’œil frisant de curiosité amusée et un amusebouche entre les doigts. Tout juste s’il ne se cognerait comme un papillon à la verrière de son atelier, qui fut celui du peintre Bonnard, petite maison biscornue encastrée dans ce village d’artistes secret au cœur de Montmartre. L’on attend sagement son tour pour l’interview au bord d’un fauteuil à queue de baleine tapissé de velours vert mousse. Tandis que d’autres se lovent dans les profondeurs d’un canapé tilleul au dossier alvéolé comme des feuilles de trèfle. Le bonheur d’expérimenter ce mobilier au réalisme parfois incarné, parfois elliptique, des objets déroutants comme leur géniteur.
Le créateur ne prétend pas changer le monde grâce à ses objets. Ce qui l’anime? Composer un univers en trois dimensions à partir d’un humour décalé et d’emprunts aux artistes. Par Géraldine Schönenberg
Comment appréhender Hubert Le Gall à travers toutes ses créations? Des formes naïves et des objets anthropomorphes. Mais aussi du mobilier architecturé et des matériaux précieux qui lui ont façonné une carrure internationale. Le conformisme cloué au pilori par la cheminée Ready Made de la Bourgeoise ou son fameux fauteuil Pot de fleurs.
L’imaginaire enfantin débridé à l’origine d’un paravent fromage en bois laqué auquel s’agrippent des rongeurs dorés à la feuille, Le Rêve de la Souris, ou encore d’une lampe à fourrure et à cornes, Mon Yéti. Autant de pirouettes stylistiques, de circonvolutions de genres et d’influences qu’il pioche, tel son héron lampadaire intitulé Pic poissons, dans les références
des beaux-arts ou des Arts décoratifs. Des détournements d’œuvres comme les fleurs d’Andy Warhol transposées en une table Marguerite en bronze que complète un tapis dessinant ses ombres portées. Des objets qui composent un tableau. Mais aussi un dessin qui devient objet, telle la bibliothèque Sunset, ou comment ranger ses livres dans des nuages et un soleil. Artiste, designer, décorateur, mais qui est Hubert Le Gall? Le designer autodidacte a commencé à créer des meubles sur commande dans les années 90 pour ses amis avant d’être remarqué par la propriétaire d’une galerie d’art parisienne réputée. Son mobilier, en édition limitée, obtenant depuis le statut d’œuvres d’art. Il signe aujourd’hui une création unique
pour la maison de Champagne Ruinart: un calendrier de verre évoquant toutes les étapes d’exploitation de la vigne puis des vendanges. Lui l’habitué du bronze et d’autres matériaux luxueux s’est moulé dans l’exigence du maître verrier du studio Berengo à Murano, qui a donné corps à ses aquarelles qui flottent, là, sur sa table à dessin. Des sculptures de verre qui seront présentées dans les foires d’art internationales et dont nous avons eu la primeur. En même temps qu’un moment d’entretien privilégié avec l’artiste. L’occasion de s’introduire dans les recoins de son enfance, d’arpenter le chemin de sa vocation et de faire poindre un soupçon d’angoisse derrière la jovialité. > Suite en page 6
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Ci-dessus: le miroir Romulus, sorte de déstructuration de l’espace. Ci-contre: la bibliothèque Sunset inspirée d’un dessin Pop art. Ci-dessous: vase Vice Verso en bronze. > Suite de la page 4 Le Temps: D’où venez-vous Hubert Le Gall? Vous avez travaillé dans la finance et un beau jour vous vous êtes improvisé dessinateur de mobilier? Hubert Le Gall: J’ai toujours été attiré par l’art, par les Arts décoratifs. Enfant, je passais beaucoup de temps dans ma chambre à dessiner, à bricoler et à créer des maquettes. J’étais un manuel. A l’école, je faisais des dessins à longueur de journée et je les échangeais contre les devoirs de math de mes voisins de classe. J’étais doué là-dedans et fainéant dans tout le reste. J’ai quand même passé mon bac. Si j’avais dit à mon père que je voulais devenir artiste, il n’aurait jamais accepté. Mes parents étaient d’un milieu bourgeois lyonnais, mon père travaillait pour une grosse boîte de produits chimiques et m’a poussé à faire carrière dans l’expertise comptable comme mon grand-père. J’ai donc intégré une école de gestion à Paris. Puis j’ai été engagé dans une compagnie d’assurances pour concevoir leurs films de formation. Chez eux, je devenais «l’artiste». J’étais créatif tout en utilisant mon cursus en fiscalité. Mais le soir, dans mon petit appart, je me remettais à dessiner. J’ai réalisé que je n’étais pas dans la direction de ce que j’avais toujours rêvé de faire et je me suis dit qu’à 27 ans c’était le bon moment pour me lancer. Ce qui vous attirait c’était la création en général? Oui, mais je n’étais pas sûr d’avoir des idées assez fortes pour ce monde-là dans lequel vous êtes confronté à des gens qui en ont vraiment… Je me suis dit qu’il fallait que je bosse beaucoup, que j’aie de la chance mais aussi des relations. J’ai rencontré à ce moment-là des gens formidables dont Jacques Garcia, qui m’a ouvert les yeux sur ce travail de création et avec qui j’ai collaboré sur une scénographie pour le
Musée de la vie romantique. Jacques Garcia avait décidé que j’étais un artiste et il m’a fait composer des décors pour des hôtels, en me demandant de sculpter une lampe, par exemple. Il trouvait que j’avais trop de sensibilité pour n’être que décorateur. Comment avez-vous commencé à créer du mobilier? Au début lorsque les gens m’achetaient mes tableaux, ils me demandaient «tu sais où je peux trouver une table? un lustre?» Et je leur répondais «je vais te le faire». Je me suis rendu compte que j’étais très à l’aise avec les Arts décoratifs et qu’en plus ça me donnait beaucoup de liberté parce que je n’avais pas le poids de l’histoire de l’art, je n’étais pas hypercultivé. J’avais compris qu’on me ficherait la paix si je mettais de la fonction dans tout ce que je faisais, en disant «c’est un vase», «c’est une table». Cette fonction, c’était donc un alibi de l’artiste? Parce qu’elle n’est pas flagrante dans vos objets. Elle est un prétexte à l’objet. Mais la fonction est aussi le sujet central de mon interrogation sur ce que sont l’art et l’art décoratif. Ma bibliothèque Sunset, par exemple c’est quoi? C’est un dessin Pop art, un Roy Lichtenstein en deux dimensions. J’en ai apporté une troisième, la fonction. Ça donne un objet qui n’a plus de statut particulier, mais pour un dessin vous pouvez y ranger beaucoup de choses! Ce n’est ni un tableau ni tout à fait une sculpture, c’est aussi une bibliothèque, un objet un peu hybride. En fait, si vous vous intéressez à la fonction de l’objet c’est pour vous donner une crédibilité? Au départ, ça me rassurait. Je me disais «je fais un fauteuil», je ne
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voulais pas avoir la prétention de dire «je fais de l’art». Vous vous souvenez, dans les années 90, c’était la ligne droite Andrée Putman, etc. Et moi, franchement, je n’étais pas dans ce créneau-là quand j’arrivais avec mes tables fleurs… Et en même temps en art, c’était le règne de la vidéo. La peinture c’était fini, c’était ringard. Moi, j’aimais la peinture et cette idée de l’Art total, William Morris le fondateur du mouvement Arts and Crafts en Angleterre. Les meubles peints avec de la sculpture… Comme la Sécession viennoise? Oui, je pense que l’art est partout. J’ai un vrai goût pour l’art décoratif, et la fonction est pour moi au cœur de tout mon travail. Je me suis rendu compte au fur et à mesure qu’il y avait une vraie logique: quand je crée mes tables fleurs, je m’inspire des marguerites d’Andy Warhol. j’adore cette idée d’image archétypale de la marguerite. J’adore cette idée que les motifs décoratifs issus de la nature sont dévoyés. Une grande partie de votre travail fait référence à la nature, mais vous ne vous inspirez pas directement d’elle? Je suis émerveillé par la nature, mais ce n’est pas en allant à la campagne que je trouve mes idées. C’est en étant urbain, en étant confronté à la création des autres. La campagne et la mer me reposent, me rendent introspectif même nostalgique parfois, mais ça ne me met pas dans un état de créativité. Votre œuvre paraît plus prosaïque que poétique. Vous faites des objets du quotidien finalement, un pot de fleurs par exemple. Mais ce pot de fleurs, il vient de quoi? Du Pot doré, sculpture monumentale contemporaine de Jean-Pierre Raynaud. Comme de nombreux artistes des années 80,
il a pris un objet usuel, il lui a soustrait sa fonction en le sacralisant. Et moi je lui recolle une fonction, la mienne, je m’assieds dedans. Cette œuvre m’a inspiré, tout comme le Pop art. C’est ce que font les artistes qui m’interpellent. Donc vous revendiquez piocher vos idées dans celles des autres, comme une mise en abîme d’une même référence? Oui, je ne me gêne pas. De toute façon si vous représentez un taureau, on vous dit «ah, un Picasso!», un mouton, ce sera «ah, un Lalanne!», un lapin «ah, un Flanagan!» Il y a beaucoup d’artistes qui se sont orientés dans le zoomorphe… Mais maintenant, quand vous touchez à la fleurette on vous dit «ah, le Gall!» (rires) Alors que vous vous inspirez d’Andy Warhol? Oui, mais la fleur n’est pas l’identité d’Andy Warhol. C’est ça et plein d’autres choses. Et quand je fais une table en bronze, on n’y pense pas directement. Mais lorsque vous l’associez à un tapis avec les ombres en prolongement de la table, vous recréez des ambiances prosaïques de campagne? Oui, mais c’est dans l’idée de l’art total. Je suis à la fois dans une image, le motif du tapis, et il y a la sculpture, la table en trois dimensions. C’est plutôt de l’ordre du décor. Comme ma cheminée Ready Made de la Bourgeoise destinée à une cliente collectionneuse d’art contemporain. Chez elle, il y avait une cheminée avec posés dessus deux bougeoirs, le vase, etc. Je lui ai dit: «Elle est tarte, ta cheminée!» Elle représentait le conformisme? Oui, et je me suis dit que cette femme imaginait sa cheminée dans sa globalité, comme si par nature il fallait lui coller symétriquement les bougeoirs et le reste. J’ai créé cette pièce en bronze, je l’ai appelée le «Ready Made de la
Bourgeoise». Parce qu’il y a un réflexe quasi sculptural de recomposer tout cet ensemble… Elle a beaucoup aimé. Au fond ce que je voulais exprimer, c’est que dans la décoration il y a des stéréotypes qu’on véhicule. Ce qui m’intéressait, c’était le clin d’œil, le côté Cocteau du faux-semblant, mais aussi ce rapport aux réflexes de la déco. Entre l’hédonisme et la cérébralité, on n’arrive pas bien à vous cerner… C’est très intuitif tout ça. Il y a derrière mes créations une vraie inquiétude, une interrogation sur ce qu’est l’art, sur sa force de séduction, sur les artifices de l’art contemporain. Et c’est pour ça que j’ai beaucoup de mal à me définir. Quand on me demande si je suis designer, j’ai tendance à dire que je suis davantage artiste. Mais si être artiste c’est avoir la prétention de changer le monde… J’aimerais pouvoir être artiste sans avoir la prétention de l’être. Donc tout se mélange pour vous? Mais en même temps la fonction est liée au design, non? Oui, mais comme vous l’avez deviné tout à l’heure, elle est mon prétexte pour faire des choses inutiles. Pour moi, un designer doit avant tout penser à la fonction, à la production. Ma démarche est totalement artistique, ce qui m’intéresse c’est de véhiculer mon émotion. Vous aimez beaucoup déstructurer les miroirs, de sorte que leur fonction, refléter le réel, se dilue? Il m’a fallu dix ans pour m’y attaquer. Parce que je voulais m’extraire du concept du miroir planté au-dessus de la commode. Ma première création, le miroir Romulus, était une composition d’ovales reliés qui reflétait toute la pièce et pas seulement celui qui se regardait dedans. J’aimais bien le fait que le miroir joue avec l’architecture et pas seulement avec le narcissisme pur. Il a eu énormément de succès et, pour le
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Une table Fleurs, devenue iconique, dont les ombres portées du tapis composent un tableau champêtre.
Le fauteuil Pot de fleurs, inspiré du Pot doré, œuvre du plasticien Jean-Pierre Raynaud.
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coup, j’ai été hypercopié et ça m’a fait plaisir! J’étais content, car personne ne l’avait fait avant et sur dix choses que vous créez, il n’y en a qu’une qui est une vraie idée. Parce que souvent ce sont des digressions, des choses décoratives. Vous faites des objets très subversifs: un chandelier composé de chiens qui lèvent la patte sur une bougie, des chenets en forme de sexe… Pour moi, les chenets Adam et Eve ne sont pas subversifs, c’est une référence extrêmement classique. Ils renvoient à ceux du XVIIIe avec l’homme et la femme de chaque côté, le symbole du feu, la passion. C’est aussi le symbole phallique que l’on trouvait déjà à Pompéi sur les maisons et qui est devenu le modèle de nombreuses rambardes d’escaliers d’immeubles XVIIe dans le Marais. Et le bougeoir avec les chiens? Là, c’était pour m’amuser. Et par moments, il faut aller trop loin. Moi je suis violent, j’aime l’art violent en réalité. Comme les peintures de Bacon, par exemple. Ces objets, c’est un peu des blagues de sale gosse? Oui, ils me rappellent un peu les objets insolents du XVIIIe siècle avec ces personnages qui clignent des yeux, tout ça a de la poésie, de l’humour. Je voulais aussi qu’il soit un objet à part entière même sans bougie, comme si la fonction était cachée. Et dans La Ronde de Nuit, c’est la patte qui tient le réverbère, en l’occurrence la bougie. Je déteste les bougeoirs sans bougie. Tout comme je déteste les vases dans les vitrines. Je déteste le meuble vitrine. PUBLICITÉ
C’est pour ça que vous avez créé le vase Vice Verso? Oui, d’un côté, c’est un contenant et lorsque vous le retournez c’est une sculpture, avec des fleurs en bronze.
viennent entraver cette transparence. J’ai gardé l’idée du poteau en bois, car il symbolise la vigne et c’est lui qui tient les ceps. Vous préférez être entouré d’objets que de gens? Non, quand même pas. Même si ma mère disait: «Oh, Hubert c’est facile, vous lui donnez un bout de ficelle et un bout de bois, il va jouer dans un coin pendant trois heures.» Mais c’est vrai que j’entretiens des relations affectives avec mes objets. Par exemple, mon fauteuil Placide, le lapin câlin qui est une référence au fauteuil Chesterfield avec de grandes oreilles, il n’est pas question que quelqu’un d’autre s’y installe, chez moi. Quand on rentre chez soi, on a besoin de se rassurer.
Vous avez peur du vide en fait? Non, j’ai peur des objets inutiles. Vos objets sont utiles par intermittence et vous êtes joueur et sérieux tout à la fois. Je n’aime pas les choses qui me rasent, les gens qui m’ennuient. Je déteste les objets qui ne me racontent rien. J’aime les choses qui me parlent et qui sont pleines d’humour. Mais à côté de ça, j’adore les Arts décoratifs. J’adore l’art de Pompéi où la moindre casserole se termine par une tête d’animal, l’art décoratif du XVIIIe siècle où il y a une fantaisie, un savoirfaire inouï que je n’atteindrai jamais parce qu’à l’époque ils avaient des moyens que nous n’avons plus. Quels sont les objets qui vous ennuient? Une tabatière, une boîte? Tous ceux qui sont banals, qui n’ont pas d’âme. Comme la vitrine par exemple, qui enferme les objets qui ont une fonction habituellement, sinon j’adore les boîtes parce que c’est un contenant, ça enferme, il y a l’idée du mystère, du secret. L’interaction du contenant et du contenu, ça amène à toucher… Une vitrine aussi ça fait rêver, on voit des choses derrière la transparence. Non, parce qu’elle enferme les objets qui ont des fonctions habituellement. C’est mon côté claustro peut-être, je déteste ça.
Le Calendrier de verre, une œuvre composée spécialement pour la maison Ruinart, représentant les étapes saisonnières de l’exploitation des vignes jusqu’à la production de champagne. Chaque pièce est à taille humaine.
Vous avez besoin d’avoir un cocon? C’est une façon de me protéger de l’agressivité. Mais j’ai de la chance parce que grâce à mon travail, j’arrive à vivre heureux et sans angoisse.
Il y a un aspect très rigoureux dans le travail de la matière, du verre, en l’occurrence dans vos créations pour Ruinart. Qu’avez-vous souhaité exprimer par ce Calendrier de verre? Chez Ruinart, on m’a permis de faire ce que je voulais à partir de ma vision du vignoble. En tant que Lyonnais, je connaissais bien la vigne lors des vendanges, mais je n’avais pas d’image de la vigne en hiver. En visitant celles de Ruinart en février, j’ai pensé à une sculpture de Land Art, ces poteaux à l’infini avec toutes ces branches attachées en bas. Ce que je voulais exprimer c’est ce travail
Donc vous avez des angoisses? De quoi? J’ai peur de manquer, par exemple. Je trouve que la vie est dure, c’est terrible d’être jeune aujourd’hui, dur de trouver du boulot. Ça m’est arrivé d’avoir peur de ne pas avoir de plaisir dans ma vie, d’être besogneux. Si j’ai fait tout ça c’était aussi pour me créer une sorte d’univers bienveillant. Je veux qu’on dise de moi «c’était un mec sympa». Et je n’ai vraiment aucune prétention de postérité. On veut tous donner un sens à sa vie. Aujourd’hui j’ai réalisé que le sens de ma vie, c’était de vivre au présent, de m’amuser et d’en profiter.
de l’homme qui prépare la nature, qui la cadre. Et aussi la notion du temps, qui est si importante dans une vigne: le temps qu’il fait, mais aussi le temps qui passe. La fabrication du vin, c’est un processus ancestral: le temps qu’il faut pour le faire, pour pouvoir le boire et le celui qu’on choisit pour faire du champagne. Cette notion du temps, elle est liée aux saisons. J’ai proposé de travailler avec Murano parce que pour moi le verre était le matériau idéal pour évoquer la lumière. Mais je voulais qu’il n’y ait surtout pas de griffes ou de tiges métalliques qui
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VISITE PRIVÉE
Chez Pierre Yovanovitch, une épure sous tension
Dans le grand salon, des créations du maître des lieux: un canapé en chêne massif et un fauteuil Ourson. Au centre, des tables basses Kubo de Rasmus Fenhann. A droite, une table basse signée de John Lloyd Wright, fils de Frank. Derrière le canapé, un tableau de Georg Baselitz. A droite, une œuvre signée Alex Katz.
Le décorateur à la renommée internationale aimerait vivre comme un moine dans sa cellule, entre des murs blancs avec un banc pour seul mobilier. Mais la passion du beau l’amène à s’entourer d’un décor luxueux et fait de contrastes. Par Antonio Nieto. Reportage photographique: Stephan Julliard, Tripod Agency
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i l’on devait décrire le style de Pierre Yovanovitch, cela serait à la fois aussi simple et complexe qu’on le perçoit dans ses réalisations. De par l’utilisation des matériaux les plus nobles, tels que le bois, interprétés d’une manière aussi éthérée que la lumière du jour qui exhale la blancheur des pièces qu’il décore ou plutôt des espaces qu’il habille. Entouré d’une vingtaine de jeunes architectes, architectes d’intérieur ou décorateurs, il compose des intérieurs dont la ligne de force est à l’évidence l’Art déco. Ce n’est pas pour rien qu’il a choisi comme décor d’implantation de son cabinet le patio très typé du Palais de Tokyo à Paris. Les colonnades du monument, créé pour l’Exposition internationale de 1937, encadrant sur trois côtés une place qui reflète les thèmes
récurrents du créateur. Des jeux d’ombre et de lumière dans un espace d’une rigueur aérienne. La scénographie de son cabinet illustre l’essence même de son savoir-faire, la géométrie d’un espace sublimé par la lumière. Il n’y a pas de meilleur exemple pour illustrer ses inclinations profondes que son cadre de vie personnel pour lequel il dit: «Je pense que je me suis intégré dans l’appartement que je me suis conçu, en donnant la priorité aux volumes plutôt qu’à la décoration.» Une leçon de style qu’il a appliquée dans son appartement de plus de 210 m2, d’une hauteur de plafond vertigineuse, de plus de 4 mètres, quai Anatole-France dans le VIIe arrondissement de Paris. Son premier vis-à-vis est le cours nonchalant de la Seine, qui passe plus loin sous le «pont Mirabeau». Cette image du temps qui s’écoule
Pierre Yovanovitch.
calmement forme un parfait contraste avec l’attitude de cet hyperactif qui ne prend pas la peine de s’arrêter un instant pour s’asseoir et lire, là où Apollinaire regarde s’échapper la vie. Mais ce fleuve, qu’il aime pour son débit languide, est peut-être la première image de sa journée: «Mon petit plaisir du matin est de prendre mon café ici, dans l’axe de la salle à manger et de la vue sur la Seine et la Concorde», dit-il, exposant ainsi l’un des premiers principes de son art: «La vue, c’est comme un tableau, une œuvre qu’on ne se lasse jamais d’admirer.» Son appartement est aménagé sur la dépouille démodée d’une décoration des années 70, qu’il trouvait «abominable» où éclataient des laques vertes et orange, couleurs qui faisaient vibrer les esthètes d’alors. «L’architecture d’intérieur doit être le reflet de l’architecture extérieure, expliquet-il. Créer des contrastes violents entre les deux, au point de ne plus savoir où l’on est, cela ne m’intéresse pas.» Tous les témoignages de ce décor d’une autre époque ont été supprimés, des moulures jusqu’au parquet en point de Hongrie, pour que Pierre Yovanovitch puisse concevoir de nouveaux volumes vides, servis par cette belle hauteur de plafond, et aux formes épurées. Il a donc redessiné entièrement les plans du somptueux appartement, florilège de la fin du XIXe siècle, dont un des côtés, en
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En haut à gauche: une autre vue du grand salon avec sa cheminée en fer patiné et ses chenêts en titane, le tout design de Pierre Yovanovitch. Huile sur toile de Marc Quinn. A droite: petit salon avec parquet en chêne du XVIIIe. Fauteuil de Flemming Lassen, 1935. Lampadaire en liège de Karl Springer, 1960. En bas: la salle à manger au parquet XVIIIe, table en verre de Carlo Scarpa, années 1960, et chaises de James Mont, années 1940, La cheminée en marbre blanc Ariston, design de Pierre Yovanovitch.
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enfilade, est illuminé par des fenêtres orientées vers la perspective majestueuse de la place de la Concorde et des jardins des Tuileries. Afin d’exploiter l’espace à disposition de manière plus rationnelle et en adéquation avec son mode de vie, il a rendu habitables les lieux allant de la salle à manger à la chambre à coucher, en passant par le grand salon, tout en conservant leur transversalité. Le décorateur a créé des pièces, notamment une cuisine rectangulaire sous la verrière de la cour arrière, imaginant de meilleures circulations entre elles. De l’espace immense mais clos, au plus petit incroyablement ouvert, l’architecte d’intérieur a opéré ce remodelage des formes pour donner à cet appartement une dimension moins somptuaire, où il est possible de vivre, même si c’est entre deux avions, deux chantiers, là où le décorateur exerce son art, à un rythme effréné. De sa collaboration avec Pierre Cardin, auprès duquel il a commencé sa carrière en concevant deux expositions sur Salvador Dalí, jusqu’à sa décision de s’investir entièrement dans le monde de la décoration, qui lui était apparu comme un lieu privilégié d’accomplissement personnel, Pierre Yovanovitch accomplit un certain nombre de tâches initiatiques. Bien décidé à suivre un chemin qu’il sentait être conforme à sa nature profonde, le décorateur choisit, pour parfaire sa formation, de travailler sous l’égide de John Loring, qui fut directeur artistique de Tiffany & Co. C’est avec lui qu’il va véritablement empoigner l’exercice de l’art de la décoration, et acquérir les bases qui vont devenir son abécédaire. A propos de celui qu’il appelle son mentor, il précise: «Ce féru de design américain des années 30 m’a fait connaître le mobilier extraordinaire de Billy Hai-
nes qui meubla le Tout-Hollywood, mais aussi le travail du sulfureux designer new-yorkais James Mont, qui a produit, je l’avoue, le pire comme le meilleur. Il faisait des fautes de goût commanditées par ses clients!» Cette approche va devenir l’antienne de Pierre Yovanovitch, justifiant pour lui une tolérance face à ce qui pourrait être perçu comme des dissonances. Il se refuse «à imposer un diktat du bon goût». A l’écouter, personne n’est à l’abri de la faute de goût: «Qui n’en fait pas?» Loin de viser une perfection totale, car «sans ces dissonances, un décor peut vite devenir ennuyeux», il cherche avant tout une atmosphère de «beauté chic». Cette notion se définit principalement par un plan où des lignes épurées bien souvent se coupent à angles droits, ne trouvant que rarement des arrondis qui obéreraient la perspective, ici spectaculaire. L’ouverture d’une pièce dans une autre permet de donner, comme par un mouvement sourd qui se poursuit d’espace en espace, une vibration lente et profonde. Paraphrasant l’une des nombreuses devises du Bauhaus telle celle de Walter Gropius «L’art et la technique, une nouvelle unité». Et y adjoignant un luxe revendiqué quand il évoque la noblesse des matériaux: «Le bois est pour moi synonyme de luxe absolu.» Une remarque qui donne le ton de la rigueur dominante qui émane de ses réalisations. Dans cet appartement majestueux, la succession de pièces apparaît comme un trompe-l’œil monumental, éclairé par la lumière du jour. Une sensation renforcée par un large trait graphique noir, entourant les ouvertures > Suite en page 10
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PHOTOS: STEPHAN JULLIARD/TRIPOD AGENCY
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A gauche: passage du grand salon vers le petit salon avec embrasure de porte et revêtement mural en chêne sablé. En arrière-plan, banquette en chêne sur mesure, design de Pierre Yovanovitch. A droite, la chambre au revêtement mural en chêne sablé, lit en chêne massif, table de nuit en béton, le tout design Pierre Yovanovitch. > Suite de la page 9 des portes et les encadrements de la bibliothèque, comme pour faire scintiller le blanc qui couvre les murs. Un vrai décor à l’instar d’architectes autrichiens tels Adolf Loos et Joseph Hoffmann qui ont animé la Sécession viennoise, prônant l’Art total, auquel le décorateur se réfère souvent. Un tableau dans un tableau. Cette impression est vite dissipée par le souffle qui circule entre toutes ces pièces dans lesquelles les meubles, en majorité créés par le maître des lieux, accrochent le regard. De la même manière que les lignes sont rarement rompues, sauf lorsqu’on en aperçoit une en biais pour passer du grand au petit salon, donnant l’impression quand on en sort de jouer un impromptu, la forme ronde est presque inexistante. Pierre Yovanovitch paraît avoir furtivement intégré des placards dans l’épaisseur des murs, mais s’offre cependant un moment de gloire avec un arrondi surprenant et unique, un escalier hélicoïdal en acier brut sur deux étages. Cette mezzanine aménagée, grâce à la hauteur de plafond, entre sa chambre et sa salle de bains, qui n’est autre que son dressing circulaire paraît être un renvoi amusé à un décor de théâtre où Bob Wilson pourrait songer à une mise en scène de Pelléas et Mélisande dans un univers qui, pour une fois, serait lumineux. Une note ludique dans un univers ordonné de grands cubes blancs. Paradoxe des contraires ou effet voulu, dans ces volumes statiques, les entrées en biais et les passages secrets se conçoivent comme des issues, comme les portes d’un théâtre suggérant l’illusion d’une dimension encore plus grande. Normal pour un magicien de l’espace qui estime que «la décoration n’est belle que si l’on a pensé au volume, à la proportion d’un lieu». Allant jusqu’à entreprendre de plus en plus fréquemment des projets architecturaux. Dans cet ordre d’idées, les matériaux et les couleurs deviennent stratagèmes pour composer des volumes surprenants lorsque les murs ne sont pas blancs, ce qui est
le cas presque partout. Les couleurs utilisées, minérales et végétales, restent naturelles. Le petit salon, refuge plus sombre, propice à l’introspection, voit ses murs tapissés de chêne sablé de haut en bas. Les meubles et objets baignent dans un camaïeu d’ocre foncé jusqu’au mastic pâle que seul le revêtement bleu de Prusse clair d’un canapé de bois fait de lattes de chêne vient rompre. Ce meuble, spécifique pour ce coin précis, œuvre de Pierre Yovanovitch et exécuté par son ébéniste PierreEloi Bris (ainsi que toutes les créations originales du maître des
lieux), se retrouve sous différents aspects dans d’autres pièces. L’appartement se résume ainsi par un même esprit de rudesse et de sophistication, tel que l’«empilement de poutres de chêne clair, marquées de coups de rabot mais douces au toucher». Une teinte proche de l’acajou ici et là renforce une atmosphère méditative. L’architecte, qui se définit comme «introverti», ne serait-il pas un anachorète raffiné? Ne dit-il pas que «si cela ne tenait qu’à lui, il vivrait entouré de murs blancs, sans rien d’autre qu’un banc. C’est le style dont je rêve, même si ce n’est jamais ce que je
L’escalier en colimaçon en acier patiné dessiné par Pierre Yovanovitch pour accéder au dressing situé en mezzanine.
réalise pour mes clients ou pour moi-même…» Cette aspiration à l’épure domine toutes ses créations. Dans la chambre principale, par exemple, tapissée de lambris de chêne clair mis en relief par la couleur des parquets «terre brûlée» jusqu’à l’encadrement de lit. Le décorateur est conscient qu’une rigueur trop appuyée entraînerait de la froideur, comme s’il avait conçu un espace muséal pour y exposer, le temps d’un passage à Paris, sa vie trépidante de créateur international. A ce constat, il répond par la création d’une gamme de meubles spécifiquement étudiés pour cet appartement, lesquels, s’ils reflètent son style personnel austère, laissent cependant échapper, par des tonalités suaves, une partition plus mélodieuse. Ainsi, dans le salon, deux grands canapés en madrier de chêne clair, dont la couleur d’un roux très pâle se marie à la douceur du rouge délicatement cerise d’un tissu de lin qui le recouvre. Créant un heurt subtil de couleurs dans l’association de coussins rectangulaires et boules en mohair, dans les tonalités de beige. Deux fauteuils traités tout en rondeur, donnent, avec leur forme profonde, une autre rupture de rythme. Créer des meubles ou des éléments de décoration adaptés à un lieu est un des moments privilégiés de son travail. «J’aime les contraintes de la commande, explique-t-il, car cela me permet de me renouveler. Et le sur-mesure est un service: cela va de l’agencement de la cuisine aux casseroles jusqu’aux brosses à dents.» En revanche, il ne se voit pas en créateur de mobilier indépendamment d’un lieu: «Aujourd’hui, tous les architectes font des meubles, or je ne veux pas faire des copies de copies. Le sur-mesure est un parti pris, une niche d’expérimentation, un luxe sans ostentation.» Dans la salle à manger rectangulaire, une imposante bibliothèque tapisse avec légèreté toute la surface d’un mur, pour que les livres qu’elle contient aient valeur d’objets décoratifs. Les reliures artisanales d’entre les deux guerres ou du début des années 50 sem-
blent des figurines dansantes sur ces rayonnages blancs rétro-éclairés. Sur le mur d’en face, l’architecte a dessiné une cheminée de marbre blanc aussi suave que celle du salon dont le manteau est en acier poli au toucher doux comme du cuir. Terminons par… la porte d’entrée. Tapissée de dalles d’acier polis noirs, elle joue dans cet appartement aux rares cimaises le rôle d’un tableau que d’aucuns assimilent à une monumentale œuvre de Soulage. De son passage chez John Loring, le concepteur a gardé une passion pour l’art décoratif américain du XXe siècle, de designers tels que James Mont ou Edward Wormley. «En France, les meubles sont souvent un peu précieux et de petite taille, tandis qu’aux Etats-Unis, ils sont beaucoup plus grands. C’est très facile de les intégrer dans un décor contemporain.» On trouve ainsi chez lui des éditions des années 50, et même plus tardives, et du mobilier sué-
«LA DÉCORATION N’EST BELLE QUE SI L’ON A PENSÉ AU VOLUME DU LIEU» dois de la fin du XXe siècle pour lequel il a une prédilection particulière. Et encore des créations très contemporaines comme les tables basses géométriques en noyer du salon, dessinées par Rasmus Fenhann, ou la suspension de la cuisine, créée par le studio japonais Nendo. Des associations qui le définissent parfaitement. «Ce qui me plaît, c’est le mélange des genres, explique Pierre Yovanovitch. J’apprécie autant le travail des designers scandinaves des années 50 que l’architecture de Tadao Ando, les photos de Sam Samore ou les peintures de Georg Baselitz.» Cet appartement est l’acte de foi d’un décorateur que l’espace anime et qui ne craint pas de laisser deviner ses regards intérieurs.
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GÉOMÉTRIE DESCRIPTIVE
Une maison comme un pont
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Pour définir le tracé d’une habitation de 250 m2 sur une parcelle tout en longueur, l’architecte Christian von Düring a articulé trois blocs dont les volumes se répondent en parfaite cohérence. Et dont le point d’orgue est un escalier suspendu. Visite philosophique autour de la mission de l’architecte. Par Géraldine Schönenberg. Reportage photographique: Thomas Jantscher
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Reliant la remise à vélos (à droite) et l’espace de jour, une habitation comme une passerelle.
l n’aime pas ce qualificatif qui a trait à l’ingénierie civile, un pont, qui pour lui n’est ici qu’un geste. Le jeune architecte installé à Genève avait surnommé cette bâtisse construite entre 2012 et 2013 à Tannay dans le canton de Genève «The Bridge House» trouvant que l’appellation sonnait mieux en anglais, sa langue maternelle. Avant de pénétrer dans la maison, il évoque sa vision de la mission de l’architecte, lui que rien ne destinait à cette voie. D’origine américaine et autrichienne, ce passionné de dessin, après avoir été reçu aux Beaux-Arts section peinture, s’est senti happé par l’architecture un jour où il visitait la villa Savoye de Le Corbusier, au nord de Paris. «J’ai eu un déclic. J’ai compris qu’il y avait quelque chose de plus fort, une dimension autre à laquelle je n’avais pas encore été sensibilisé. Cette question de l’espace et du rapport intérieur-extérieur. On y parlait de l’importance du vide alors que je n’appréhendais cette discipline que sous l’angle de la décoration. D’ailleurs, aujourd’hui, on valorise davantage l’objet que l’espace en architecture, je trouve ça dommage.» Il s’enflamme en évoquant une discussion avec un politique concernant la protection du titre qui en Suisse n’est pas protégé. «En Suisse, l’architecture n’est pas considérée comme étant d’utilité publique alors qu’en France, oui (depuis 1977) même si les conditions ne sont pas forcément meilleures. Le politique me dit: «Pourquoi l’architecte serait-il davantage d’utilité publique qu’un boulanger?» «Je lui réponds que si le boulanger fait du mauvais pain, je n’y retourne plus, mais qu’un mauvais bâtiment se subit pendant au moins un demi-siècle.» Et de citer Frank Lloyd Wright qui disait en substance: «Si on rate un bâtiment, le mieux que l’on puisse faire c’est de planter des arbres devant.»* Il se sent investi de cette responsabilité de la semi-permanence de l’ouvrage créé. «Un bâtiment n’est pas éternel non plus, par contre ses traces restent.» Pour Christian von Düring, une architecture réussie ne doit pas chercher à tout prix à être expres-
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pace comme un origami de bois. Une composition tout en transparence qui s’envole dans une verticalité aérienne tandis que le regard file à travers cette sculpture suspendue. «L’escalier avait un rôle central. Il ne devait pas empêcher la perméabilité visuelle», explique l’architecte. L’énorme erreur aurait été d’imaginer du verre pour les garde-corps. «Comme il y en a trois, les reflets sur les verres superposés auraient rendu la structure opaque. J’avais été frappé par l’escalier conçu par Jean Tschumi dans le bâtiment Nestlé à Montreux, suspendu par des cordes de piano. J’ai voulu imiter le procédé mais avec des câbles métalliques.» Le maître d’ouvrage propose entre-temps de supprimer les contremarches pour davantage de légèreté. Mais Christian von Düring les convainc que, vu de côté, cela ne fait pas grande différence «Ce qui est lourd dans un escalier, hormis les contrecœurs c’est le limon, ce qui le porte. Ici entre une considération statique: un pilier est dimensionné non à la charge qu’il peut supporter, mais au risque qu’il fléchisse. Alors que si vous le suspendez, vous n’avez pas ce problème de fléchissement. Grâce à ce système de suspension avec des tubes d’acier, nous avons pu faire en sorte de supprimer le limon pour que l’escalier soit le plus fin possible.»
Volume en porte-à-faux
sive. S’appropriant ce concept corbuséen de «machine à habiter», une notion perçue péjorativement mais qui pourtant doit être au centre de la réflexion architecturale: soit comment vivre à l’intérieur d’un espace. «L’individu est contraint tous les jours par l’architecture, qu’elle soit bonne ou mauvaise, et en est totalement inconscient.» Mais qu’est-ce qu’une maison en forme de pont offre-t-elle comme cadre de vie? Comment une famille y trouve-t-elle ses marques? Comment s’articulent les espaces intérieurs dans cette abstraction vitrée qui évoque davantage la géométrie descriptive que l’architecture?
La forme est née d’une exigence inattendue du maître d’ouvrage pour qui une des pièces les plus importantes de la maison est… le local à vélos. Le couple, très sportif, en possède une quinzaine et leur avait dédié une pièce dans son appartement précédent. C’est donc la remise à vélos qui a conditionné cette structure en forme de pont, car il fallait délimiter un espace couvert, pour y accéder en tout temps, où l’on puisse circuler et bricoler, et qui fasse aussi le lien avec la pièce à vivre (cuisine, salle à manger et séjour). L’idée de la passerelle où seraient aménagés les chambres et les lieux privatifs est apparue à l’architecte comme une évidence vue l’étroitesse du
terrain. «Cette sorte de portique permet des activités très variées, comme une extension de la maison et le soir les rampes lumineuses intégrées au plafond donnent une ambiance particulière»
Le rôle de l’escalier Deux battants de porte monumentaux s’ouvrent sous cet espace protégé qui relie les deux parallélépipèdes inférieurs. A peine entré dans la pièce à vivre, un escalier à double volée encadré de filins d’acier, comme les cordes d’une harpe, menant au bloc supérieur, semble en lévitation. Dans ce lieu ouvert sur toute la longueur et troué de baies vitrées, de plainpied sur le jardin, il découpe l’es-
Ci-dessus de haut en bas: côté jardin, à l’extrémité du pont, en porte-à-faux, la chambre des parents où s’invite le paysage. Dans la pièce à vivre au sol en béton ciré, un rapport intense à l’extérieur.
Pour que les blocs aient l’air posés l’un sur l’autre, il a fallu rajouter du volume au-dessus du plafond de celui du bas et au-dessous de la dalle de celui du haut. «Souvent dans ce genre de construction (un volume sur un autre), on imbrique le sol et la dalle. Je souhaitais au contraire accentuer ce langage expressif de superposition d’objets. Ce volume d’environ 80 cm de haut a permis d’installer toute la tuyauterie à l’intérieur.» Quant à la passerelle elle a été conçue d’un seul tenant. «Un matin est arrivé un camion spécial transportant deux éléments de 25 m de bois, c’était impressionnant», dit le maître d’ouvrage. L’architecte a souhaité laisser paraître les poutres qui la constituent > Suite en page 14
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> Suite de la page 13 comme témoins. «Quand j’ai eu l’idée de faire cette énorme portée, je me suis dit que ce serait intéressant de voir des détails, en transparence, de cette grande structure en bois porteuse triangulée avec une poutre en haut, une en bas et des diagonales entre les deux», explique-t-il. Les fenêtres posées derrière permettent de dégager de profonds rebords qui ont un rôle d’étagères. A l’intérieur de cette passerelle habitable, les chambres placées à chaque extrémité du bloc, entièrement vitrées, dessinent des sortes de grands cadres qui les projettent dans le paysage, les contrecœurs en verre des balcons renforçant la transparence. La chambre du fils, en lisière de bois, paraît s’y fondre. Un peu à la manière du conte Max et les Maximonstres, souvenir d’enfance de l’architecte qu’il a voulu transposer ici: un enfant puni et reclus dans sa chambre la voit devenir forêt. A l’extérieur, pour minimiser l’impact volumétrique de cette longue boîte longitudinale, l’architecte a pris le parti de la barder de tasseaux de bois carrés posés horizontalement et montés en biais de façon à ce que l’eau s’écoule sans stagner. Ils ont été peints en gris pour que le vieillissement du bois ne soit pas perceptible.
Considérations énergétiques Dans cette structuration de l’espace particulière avec peu d’éléments fermés, la déperdition de chaleur devait être contrôlée avec précision. Christian von Düring place les critères énergétiques au centre de sa mission et évoque l’importance de l’énergie grise (celle nécessaire au cycle de vie d’un produit): «La «maison écologique» c’est un terme à la mode qui ne veut rien dire. On peut consommer beaucoup plus d’énergie à la construction que ce qu’on va économiser sur toute la durée de vie du bâtiment, car la construction a un énorme impact sur l’environnement.» Du côté du maître d’ouvrage, le chauffage reste bien sûr le premier coût énergétique. «La maison est Minergie. L’énorme qualité de ce label, c’est qu’il a fait évoluer les standards, même s’il ne doit pas être considéré comme un dogme», note l’architecte. Ici, la maçonnerie est en terre cuite sous la forme d’une brique mono-mur très épaisse (43 cm) pleine d’alvéoles remplies d’air; l’air étant en général le meilleur des isolants. L’intérêt de cette brique est l’inertie thermique (elle emmagasine la chaleur pour la diffuser sur un long terme). Comme c’est de l’argile, elle absorbe une partie de l’humidité de l’air et rend l’atmosphère plus agréable. La terre est une ressource accessible. La température de cuisson est bien moindre que pour produire du ciment. Le béton a un impact énergétique énorme dû au processus de fabrication de la chaux hydraulique, qui va faire le liant du ciment.» * «A doctor can bury his mistakes but an architect can only advise his clients to plant vines», Frank LLoyd Wright.
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«J’avais été frappé par l’escalier conçu par Jean Tschumi dans le bâtiment Nestlé à Montreux, suspendu par des cordes de piano. J’ai voulu imiter le procédé mais avec des câbles métalliques.» Christian von Düring
Page de gauche: l’intérieur de l’espace-pont avec son couloir qui mène aux chambres de chaque côté. En dessous: les câbles métalliques qui retiennent l’escalier dessinent une sorte de harpe monumentale. Au centre: à travers les fenêtres apparaît la structure de la poutre porteuse triangulée d’un seul tenant de 25 mètres. A droite, de haut en bas: Une salle de bains avec vue sur les maisons avoisinantes. La chambre parentale prolongée d’une terrasse avec contrecœurs de verre.
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Dans le cadre du partenariat entre «Le Temps» et les Journées du Patrimoine 2015, qui seront dédiées au thème de la philanthropie, nous avons réveillé les fantômes d’un lieu au destin mouvementé, sur les hauts de Pressy à Vandœuvres. Par Géraldine Schönenberg. Reportage photographique: Eddy Mottaz
C’
est l’histoire d’un domaine qui a connu des vies lui donnant une âme pour l’éternité, le marquant au sceau du théâtre et de la musique. Les Maisons Mainou, du surnom de sa légataire Germaine Tournier, ont traversé les siècles, parcouru les classes sociales, se sont interposées entre deux pays. Elles se sont laissé agréger, disloquer, redessiner, ont essuyé l’adversité, goûté aux heures de gloire. Pour redevenir aujourd’hui un havre de paix dans le bruit du monde, que la Fondation Johnny AubertTournier offre aux écrivains, artistes, poètes ou traducteurs qui œuvrent pour la scène. C’est l’actuel directeur, Philippe Lüscher, qui nous reçoit un matin de mai côté jardin dans une atmosphère chargée de trilles d’oiseaux. Dans l’air flotte comme un écho lointain de tirades et de didascalies que paraissent échanger deux hommes de pierre, plantés face à face, couverts de mousse. La Fondation a investi une des quatre bâtisses du domaine, la villa Favre, maison de vacances de la petite bourgeoisie du XVIIIe siècle. La demeure, qui remonte au moins à 1784 selon
RÉSIDENCE BOHÈME
Les Maisons Mainou, les archives, a gardé son caractère presque intact, avec ses fenêtres à guillotines à petits carreaux, ses planchers de sapin aux lattes irrégulières, ses tommettes disposées directement sur la terre. Le bâtiment qui la jouxte reçoit, vers 1840, un décor de façade: une galerie de style néo-classique sur deux niveaux avec arcades et piliers en pierre et en bois. C’est l’une des trois autres constructions que comprend le domaine, des bâtisses d’origine agricole et de différentes époques, aujourd’hui reliées entre elles, et qui ont été offertes à la location pour que la Fondation puisse survivre. Pierre Monnoyeur, historien de l’art qui a consacré une étude sur le domaine*, évoque les remaniements au cours des siècles: «C’est
l’évolution de ce qu’on appelle un «mas». Soit un noyau originel à caractère rural qui se morcelle au fil des siècles pour des raisons de successions familiales.» En 1784, la villa Favre rompt cette évolution, première marque d’embourgeoisement de ce domaine qui va devenir résidentiel.» Excepté cette construction isolée sur le terrain, les autres s’articulent bizarrement. Leurs hauteurs sont mal assorties ainsi que leurs toitures: l’une est en bâtière (à deux pans), une autre en croupe (à deux pans et deux petits versants), la troisième en demicroupe, et s’ornant encore d’un berceau à la bernoise au XIXe pour faire plus helvétique… Siècle au cours duquel on en réunit deux au moyen d’une tourelle et d’un escalier pour passer d’une
La salle à manger, lieu de réunion pour débats d’idées entre passionnés de théâtre.
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Ci-contre: la villa Favre dont la construction date de 1784 est la première marque d’embourgeoisement d’un domaine agricole remanié au cours des siècles. C’est ici que la Fondation accueille ses résidents. Le bâtiment qui la jouxte est orné à l’étage d’une galerie de style néo-classique, avec arcades et piliers de bois, qui date de 1840. Ci-dessous, dialogue de pierre dans le parc, des sculptures en hommage au théâtre. En bas: les bancs de buis du jardin à la française, de l’autre côté de la maison, où s’évanouissent des pivoines plombées de pluie.
pour l’amour de l’art
Vestige de lilas sur tablier de cheminée XVIIIe.
maison à une autre, en une sorte d’ajout bâtard. Dans l’histoire du lieu, il faut évoquer aussi l’importance stratégique du chemin des Princes qui le jouxte: le duc de Savoie souhaitait contourner Genève pour convoyer les marchandises venant de Haute-Savoie et de la vallée de l’Arve, afin d’éviter de payer des taxes sur les marchandises. Pour embarquer ses bateaux, il fait construire un port à Bellerive, occasionnant le tracé d’une route à côté du domaine dont les constructions deviennent des bâtiments frontières (avec la Savoie d’un côté et Genève de l’autre). Ce n’est qu’au XXe siècle que l’art, sous toutes ses formes, envahit le domaine sous l’impulsion du couple Johnny Aubert et Germaine Tournier, lui pianiste de re-
nom et elle, comédienne et violoncelliste. Ils voient grand et consacrent le lieu tout entier à des ateliers de travail, des salles de rencontres et à une résidence d’artistes. Mais au fil des ans, les subventions s’amenuisent et l’endroit périclite. Aujourd’hui, seule la villa Favre est occupée depuis la relance de la Fondation en 2008. Dans son étude*, Pierre Monnoyeur note que «cette villa d’agrément utilisée à la bonne saison, aussi simple et modeste soitelle, conserve une substance originale que les autres maisons, d’origine rurale, ont perdu au fil des siècles. Cette résidence d’été entre cour et verger est une variante rurale de la formule classique des hôtels situés entre cour et jardin. L’hygiénisme et la perception nouvelle de la nature boule-
versent le rapport entre l’architecture et son environnement. Il y a une volonté nouvelle de s’ouvrir à la nature, à l’air et à la lumière.» Cette villa de petite proportion où nous guide Philippe Lüscher, avec les espaces communs de plain-pied, les chambres à l’étage et un grenier aujourd’hui aménagé, ses recoins bancals, ses escaliers en colimaçon au passage étroit, garde le mystère de tous ces esprits qui se sont échauffés sur fond de théâtre et de création artistique dans des conditions à la fois spartiates et de quiétude bucolique, une bulle hors du temps où entretenir l’inspiration. «La maison a été équipée en chauffage en 2003. Elle a été mise à l’inventaire par le Service du Patrimoine et des sites et considérée d’intérêt régional. Nous avons donc pu obtenir des subventions de la commune de Vandœuvres pour doubler les fenêtres et refaire les huisseries. Nous espérons que la façade sera restaurée, car elle est très décrépie, la mollasse est abîmée. Lors de précédentes interventions, le mur a été bétonné par endroits, c’est une catastrophe», explique le directeur. Il s’enflamme lorsqu’il évoque sa mission: «Germaine Tournier a > Suite en page 20
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PHOTOS: EDDY MOTTAZ
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En haut, vue de la villa Favre avec son balcon de plaisance aménagé au XIXe pour profiter de la vue sur la campagne côté Suisse. Au centre, détail de la galerie néo-classique de la maison adjacente. En bas, la façade aux pierres de molasse effritées.
Ci-dessus, détails XVIIIe: parquets aux lattes irrégulières, escaliers bancals et portes vitrées à petits carreaux.
> Suite de la page 19 baigné dans le monde du théâtre et de la musique toute sa vie, et avant sa mort elle a souhaité que l’esprit de cette maison perdure à travers les artistes par le biais d’une fondation. Nous avons ouvert aux premiers résidents en 2010 et organisons régulièrement des ateliers d’écriture et des cafés littéraires.» Trois chambres sont mises à disposition pour des séjours variables selon la nature du projet. «Nous accueillons des artistes de tout âge. On ne peut pas vivre de l’écriture, la plupart des auteurs ont un travail à côté. Ici, ils trouvent un cadre loin des sollicitations quotidiennes. J’ai notamment accueilli un traducteur de plus de 70 ans car cet homme-là s’est consacré à la traduction toute sa vie. Vous pouvez commencer la création à tout âge. Jeanne Moreau a monté sa première mise en scène pour le Théâtre de Vidy à 70 ans…» Installés sur le balcon de plaisance situé derrière la maison, la
Le jardin à la française relie les maisons du domaine, atténuant son caractère rustique.
façade ayant été doublée au XIXe pour que l’on puisse profiter d’une vue étendue sur la campagne, cette visite est l’occasion de disserter sur le théâtre et sa problématique actuelle. Nous espérions recevoir un cours d’architecture, mais nous voilà emporté par la passion de la scène qui habite Philippe Lüscher, comédien, auteur, qui a empoigné le destin de la Fondation en 2008 après avoir été le maître du Théâtre du Grütli. Le directeur des Maisons Mainou s’exalte autour du Chœur
antique à qui il aimerait redonner ses lettres de noblesse: «J’ai monté un atelier sur l’écriture de ce procédé théâtral. Sa fonction dans une pièce est très importante: elle instaure une distance avec les personnages. Ce peut être la voix du peuple, de la conscience, d’un anathème. Cela crée un dialogue avec les personnages, avec le public. Ce procédé pourrait être beaucoup plus utilisé dans l’écriture contemporaine.» Et d’évoquer l’écriture pour la scène qui, comme la vie moderne, évolue,
certaines, expérimentales, n’étant pas forcément abouties. «L’écriture est soumise à un autre statut qu’autrefois. Autrefois c’était le pilier, la base du théâtre. Aujourd’hui, on est dans des pannes d’histoire narrative ou dans le côté obsessionnel du fait divers. Il manque le symbolique, l’emblématique. Il faut un renvoi au mythe. Aujourd’hui, les auteurs sont trop souvent dans l’anecdote et le public est submergé par des problématiques sociales ou socio-politiques.»
Le théâtre et ses coulisses nous renvoient à notre humanité. Celle qui s’incarne si bien dans ces Maisons Mainou au destin contrasté, qui ont abrité un temps des acteurs célèbres, tel François Simon, et où a été tourné le film Les Arpenteurs de Michel Soutter en 1972. Ces maisons sont les gardiennes des aspirations d’un mécène tel que Germaine Tournier. Et de sa volonté de faire vivre sa passion des mots et de la musique à travers ces murs battus par le temps, réceptacles de l’imaginaire. * «Vandœuvres – Maisons Mainou, Fondation Aubert-Tournier», septembre 2002. Etude historique pour le compte de la Direction du patrimoine et des sites du Canton de Genève. L’historien d’art Pierre Monnoyeur mènera la visite du domaine lors des Journées du Patrimoine, dont le thème est «Echanges-influences: la philanthropie à Genève» les 12 et 13 septembre 2015,
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Carafe Un Verre.
LEÇON DE CHOSES
Claudio Colucci, bouffée d’air frais Le designer baroudeur qui a longtemps vécu en Asie revient s’installer en Suisse. Il y mène un projet pionnier, une éolienne de proximité en forme d’arbre. Rencontre autour d’une idée folle. Par Géraldine Schönenberg
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laudio Colucci est le designer le plus abordable qui soit. Attablé dans un petit salon de la banque privée Piguet Galland à Genève, première institution dans le monde à adopter son Arbre à vent, il a gardé sa veste mais s’est délesté de toute posture de star pour évoquer sa dernière création low design. «Eolienne», un mot qui évoque une rupture dans le paysage, pales métalliques dans le bleu du ciel, intrusion agressive dans la beauté du monde. De cette espèce d’ovni, Claudio Colucci en a fait un objet familier. A l’origine de cette fabrique d’énergie durable biomimétique, l’imagination d’un penseur lunaire déambulant au jardin du Luxembourg, à Paris. Jérôme Michaud-Larivière remarque les feuilles des arbres trembler malgré le manque de vent. «Il a eu
année après Fukushima. Habitant sur place, j’avais monté une exposition manifeste autour des énergies nucléaires qui avait été refusée, les conglomérats japonais étant favorables au nucléaire.» Il la monte enfin à Genève il y a deux ans sous le titre «On ne laisse pas les enfants jouer avec des allumettes», présentant, à cette occasion, la maquette de l’éolienne biomimétique qui conquiert à son tour la banque privée Piguet Galland. Après l’installation de plusieurs prototypes en France, le premier modèle commercialisé de l’Arbre à vent s’enracinera donc à Genève en automne 2015. Tout comme son créateur qui retrouve sa terre d’origine pour y élever ses enfants après plusieurs années passées en Chine et au Japon. Interview.
cette idée lumineuse, explique le designer, de créer des feuilles en forme d’hélices pour capter ces minuscules énergies, ces petits coups de vent qui sont sans effet sur une pale d’éolienne.» L’inventeur approche des ingénieurs qui lui confirment le potentiel de son projet avant de convaincre Claudio Colucci: «Il fallait un designer pour lui donner une enveloppe et surtout savoir quel dessin donner à la feuille, chacune d’elles en recouvrant une autre et menaçant de lui en retirer sa puissance.» L’inventeur, sans moyen financier, séduit le designer par son discours teinté de mégalomanie: «J’aimerais arriver à un produit industriel aussi fort que le Minitel, le TGV ou le Concorde, qui ont marqué l’histoire du design en France», lui a-t-il avoué. Claudio Colucci est conquis par le culot de ce candide. «J’ai tout de suite signé. Je voulais m’engager dans ce type d’énergie. C’était une
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«JE SUIS SOUVENT DANS CETTE AMBIVALENCE ENTRE DEUX COURANTS»
KENGO YAMADA
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Ci-dessus de haut en bas: une des feuilles-hélices, avec génératrice individuelle, de l’Arbre à vent. Chaise Petit Cœur Clear.
Le Temps: Pourquoi êtes-vous resté si longtemps en Extrême-Orient? En quoi la culture asiatique a-t-elle enrichi votre travail? Claudio Colucci: Ma sensibilité vient du monde graphique, j’aime la ligne pure et c’est pour cela aussi que j’ai élu le Japon comme un de mes lieux de vie, car on y trouve ce minimalisme, cette perfection. Et j’aime aussi la Méditerranée, l’humour et la couleur. Les deux sont présents
dans mon travail. Je suis souvent dans cette ambivalence entre deux courants. Et les voyages sont une source d’inspiration. J’aime revenir pour prendre de la distance, pour mieux regarder les choses. S’écarter de l’objet pour le voir autrement. J’ai aussi ce côté enfantin qui me fait m’émerveiller du quotidien. J’accorde beaucoup d’importance à la notion de «morphing»: par ma façon de vivre en Asie et en Eu-
L’éolienne de proximité fait la taille d’un arbre (12 m de haut sur 7 de large) et dégage de l’énergie pour une maison de quatre personnes, hors chauffage. Suivant le bouquet de feuilles, il peut être plus ou moins puissant. Il est installé sans permis de construire: on creuse un trou, on coule la dalle de béton puis on y plante l’arbre qui est ensuite raccordé à la maison. Coût: 30 000 fr. environ.
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Le design c’est l’art d’enjoliver la vie, mais c’est très sérieux en fait si l’on revient à cet arbre qui génère de l’énergie? Comment l’avez-vous imaginé? L’arbre est blanc parce que je voulais qu’il illustre cette idée d’énergie propre. Le vert et le blanc sont des codes de couleurs pour ce type d’énergie. J’ai fait plusieurs versions, mais c’est celle-ci qui a le plus d’impact. Il peut s’éclairer et ses feuilles sont de trois couleurs. D’autres déclinaisons seront possibles: en buisson, sur des toitures, sur des rambardes de balcons, des façades, sur des voies d’autoroute. Il faudra adapter le dessin de la feuille.
Sculpture Morphing Series Love Star.
Ecrin et boîte à cigares.
rope de manière intermittente, j’ai imaginé créer une identité en mélangeant les deux cultures, deux opposés pour faire quelque chose de nouveau, une fusion de styles dont l’équation est 1 + 1 = 3
répondre à des besoins très précis, créer un concept de service et non plus un produit. Le designer évolue vers ça aussi, ce n’est plus seulement un plasticien qui a un certain geste.
Pourquoi avoir choisi le design parmi toutes les filières artistiques? Je suis issu d’une famille d’entrepreneurs. Mon père vient d’Italie du Sud, il avait fait des études d’architecture mais n’avait pas eu les moyens de continuer et a dû gagner sa vie avec des petits métiers. Ma mère dessinait. Très tôt, mes parents m’ont fait faire du dessin. Le graphisme m’a plu et mes profs m’ont poussé vers la modélisation et le design produit. C’était en 1989, il n’y avait pas d’école 3D en Suisse alors j’ai intégré celle de Paris, l’ENSI.
Quant aux architectes, ils font aussi incursion dans le branding, dessinant des stands pour des salons horlogers, tel Tadao Ando pour Hermès à Bâle par exemple. Le métier de designer évolue vite? Oui, car c’est une branche qui existe depuis un demi-siècle. Au XIXe siècle, il s’agissait d’ingénieurs qui avaient des idées et un geste. L’origine c’est la chaise Thonet (1859), le premier objet industriel qui devait être dupliqué. On a donc imaginé des moules, des pièces qu’on assemble. Ensuite ont été inventées toutes sortes de produits, des locomotives aux machines à laver. Des objets industriels dont on ne pensait pas à cacher la mécanique. Puis on est passé à des études ergonomiques, de style, et les premiers designers sont arrivés, dont Raymond Loewy avec ses dessins de locomotive, de paquets de cigarettes, il a tout fait. C’était le Philippe Starck de l’époque! A partir de là, les écoles se sont formées, l’esthétique industrielle est née.
Vous vous définissez comme un artiste ou un designer qui s’attache à la fonction? Je ne suis pas un artiste. Mais dans mon métier, j’ai deux façons de travailler: une, très libre, orientée vers un design en édition limitée, artistique et non fonctionnel. A Paris, j’avais cofondé le groupe Radi Designers qui était déjà à cheval entre le design et l’art, et j’expose au sein de la galerie Mitterrand + Cramer à la Foire de Bâle par exemple. D’un autre côté, je m’oriente vers le design industriel, comme la création de l’Arbre à vent. J’aime aussi les mandats d’architecture d’intérieur pour une boutique, un hôtel ou une maison. J’aime voguer entre tous ces domaines. Et c’est presque une obligation si l’on veut travailler à Genève, car le marché est donné soit aux architectes soit aux décorateurs. Alors que le design, c’est répondre à une demande, à une fonctionnalité, à un cahier des charges, on fait du branding. Genève est un tout petit marché et c’est pour ça que j’ai dû voyager. Mais je vois maintenant après vingt ans de promenade autour du monde que ça a peu changé… Aujourd’hui, le design est de plus en plus considéré comme de l’art à part entière? Alors qu’à ses débuts c’était une discipline liée à l’industrie. Dans les années 60, il y avait «les carrossiers» qui étaient chargés de donner une forme à un produit. C’est le début du design industriel avec Raymond Loewy. Aujourd’hui, on intervient sur des scénarios, pas seulement sur des formes. Avec le branding, on peut
L’informatique est-elle un levier intéressant à la créativité aujourd’hui? Moi, je suis à cheval entre deux générations, celle de l’informatique et celle du dessin à la main, j’ai connu les dessins au styloplume sur du papier-calque. Avec l’ordinateur, on arrive à une esthétique qu’on n’aurait pas imaginée avant. Prenons en architecture l’exemple de Zaha Hadid, qui dessinait des œuvres d’art complètement déstructurées que l’on n’avait pas les moyens qualitatifs de construire. En moins de dix ans, l’outil informatique lui a permis de créer ses bâtiments. Je suis allé visiter en Corée son Musée du design tout en tuiles dont il n’y en a pas deux qui ont la même dimension… Impossible à réaliser sans ordinateur. Mais c’est vrai, je suis frustré lorsque je vois apparaître l’objet conçu grâce à l’informatique. Avant, le dessin était une interprétation d’une vision. Aujourd’hui, la 3D c’est la photo de ce qui va être fait. Quand l’objet est créé, on a l’impression de le connaître…
L’aspect de l’Arbre à vent va-t-il évoluer? On pourrait lui mettre des feuilles transparentes, le customiser. Je commence à organiser des workshops à l’ECAL, à la HEAD et à l’EPFL pour le rendre toujours plus performant. La feuille pourrait par exemple avoir des qualités de photosynthèse grâce à des matériaux qui s’appliquent sur le
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plastique, les racines pourraient devenir de la géothermie pour chauffer toute la maison, le tronc qui est en métal pourrait être en carbone pour filtrer l’air et purifier l’air tout autour. L’arbre pourrait devenir aussi performant qu’un vrai arbre… voire plus! Vous touchez un domaine pointu, la recherche scientifique, lorsque vous vous attaquez à une telle réalisation. Oui, il y a un énorme travail d’ingénierie. Dans la forme des feuilles par exemple: une coque encapsule la matrix, génératrice qui crée l’électricité. Chaque feuille possède sa propre génératrice à l’intérieur, donc si l’une tombe en panne, chaque feuille se répare ou se remplace. Nous avons dû penser au gel: les composants résistent jusqu’à moins 50 degrés. Nous n’en trouvions pas sur le marché et avons dû consulter des militaires. Pour éviter le vandalisme, les premières branches sont posées à plus de 3 mètres du sol. Tout cela en conservant son capital de poésie…
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Siège Geisha.
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La poésie d’un motif, le soyeux d’un tissu, la complexité d’un tissage le rendent intarissable. Le fondateur de Showroom 77, qui fournit les architectes d’intérieur et les décorateurs les plus exigeants, est à lui tout seul une encyclopédie de l’artisanat d’art. Rencontre avec un amoureux de la belle facture. Par Géraldine Schönenberg
VÉRONIQUE BOTTERON
Tous les tissus présentés sur ces deux pages proviennent des collections du studio de création et éditeur français Elitis.
MONTREUR DE COULEURS
Ivé de Lisle ou le vocabulaire du style U ne stature et une voix. L’homme a la poigne de main militaire et la galanterie d’un chevalier égaré dans la campagne genevoise, à Colovrex, là où s’ébattent des troupeaux de bisons. Mais ses conquêtes à lui il les mène sur le territoire de la décoration d’intérieur. Pourfendant les fautes de goût, telles que la «fantaisie», la disparition des manufactures ou le nivellement du choix. Le Showroom 77 est une vitrine destinée aux professionnels et rien n’énerve autant Ivé de Lisle que lorsqu’un curieux fait intrusion. «Revenez avec votre décorateur», s’entend-il répondre gentiment mais fermement. Et pourtant comme on le comprend cet inconnu qui a aperçu à travers les vitres de cette sorte de chalet préfabriqué des pans d’étoffes précieuses et du mobilier signé. L’opulence du décor nous transporte dans un tableau du peintre flamand Van Eyck où hermine, vison, tissus et tentures paraissent palpables. Un luxe véhiculé par Ivé de Lisle, distributeur exclusif
en Suisse d’éditeurs d’exception et de manufactures du monde entier qui fabriquent papiers peints, revêtements muraux et tissus d’ameublement. Des centaines de liasses d’échantillon exposées, un foisonnement de couleurs et de matières, de textures insoupçonnées. De l’artisanat d’art, les codes de la haute couture appliqués à la décoration.
Le toucher et le façonnage Et surtout un vocabulaire qu’Ivé de Lisle manie avec passion. Le damas, le lampas, la brocatelle, le brocart, des techniques de tissage dont a perdu le sens sinon l’usage*. «En quinze ans, la moitié des usines textiles ont disparu dans le monde. Celles qui subsistent ont les mêmes cahiers de tendance, ça réduit le choix», se désole-t-il tout en nous tendant une peau de lapin au toucher de vison. «Si l’on veut savoir si une fourrure est belle, on souffle dessus. Et si l’air répartit bien le poil et qu’il se redresse tout de suite, c’est une très bonne fourrure.» Il nous montre du galuchat, ces peaux de raie dont on voit le squelette poncé au
«Une étoffe doit être façonnée, car à l’origine ce n’est qu’un matériau, il faut la transformer»
milieu qui donne ce motif si particulier. Mais ce sont surtout ces tissus qu’il déploie l’un après l’autre, comme autant de supports à l’imaginaire qui vagabonde à travers les siècles ou les contrées du bout du monde. Des broderies, du dévoré, de la moire, des ottomans. «Il fut un temps où l’on trouvait des spécialistes dans le velours, le jacquard, le gobelin, mais aujourd’hui les éditeurs font de tout. On ne peut plus se contenter d’être très bon dans une niche sauf pour les soieries à la main.» C’est à Lyon que perdure cette vieille tradition, les canuts tissant à peine 40 cm par jour sur des métiers à bras de petite largeur. «C’est une réalisation tellement exclusive que pour obtenir 60 m de tissu vous devez at-
tendre quatre ou cinq ans, par exemple lorsqu’il s’agit de restaurer le château de Versailles. Il y a une dizaine de tisseurs à bras dans le monde qui ont du travail pour l’éternité!» Ajoutant que l’artisanat d’art poussé à l’extrême étant le «broché main» avec ses irrégularités dues au geste de l’artisan. «Ce n’est pas comme avec l’ordinateur lequel, en repérant la tension d’un fil, cesse la production d’un seul coup.» A Versailles justement, tout est restauré avec de la soie, même si elle cuit au soleil. «La soie reste le meilleur accueil de pigments qui soit et donne les plus belles couleurs du monde. Pas le coton ou le lin qui sont des fibres réticentes à l’absorption. La soie est un buvard extraordinaire. Sur les blancs et
les écrus, on peut aller jusqu’à 20 tons différents.» Parmi les manufactures et les éditeurs qu’il représente autour du monde, dont le plus important est Elitis, il ne tarit pas d’éloges envers la directrice de la fabrique sud-africaine De la Cuona qui, dit-il, «n’a peur ni des lions ni des hommes». De l’excellence des matières façonnées, tels le lin, le cachemire et la laine. «Pour 1 m de tissu, son lin tissé façon damier pèse 800 g alors que le poids moyen est de 120 g.» Et il y a Jim Thompson bien sûr, la fameuse soierie thaïlandaise. Nous apercevons des bocaux où sont stockés des cocons de vers à soie. A l’ouverture, une odeur animale nous étreint. «Les cocons thaïlandais sont jaunes tandis que les cocons français, chinois, italiens ou indiens sont blancs. Cela tient à la feuille du mûrier que les vers mangent. En Thaïlande, les plantations sont en altitude et moins traitées. Colorer du fil jaune demande d’utiliser des teintures beaucoup plus sophistiquées que sur du blanc. La soie thaïlandaise est la plus belle.
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Jacquards, soieries brodées, impressions ethniques: autant de façonnages, de techniques issues de l’artisanat d’art qui transforment chaque lé de tissu en pièce haute couture.
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Regardez ce brin lavande à l’intérieur de la soie rouge, ça lui donne un écho.» Parmi toutes ces compositions, l’une nous attrape l’œil par son graphisme abstrait telle une peinture de Zao Wou-Ki. Plus loin se trouvent les tartans dont Ivé de Lisle possède les échantillons de tous les clans existants. Et des modèles du créateur Holland & Sherry. «La maison ne fabriquait que des tissus de costume jusqu’à ce que l’un des dirigeants ait l’idée de se lancer dans la confection de rideaux et de tissus d’ameublement il y a une quinzaine d’années», dit-il.
La science des couleurs Lui qui voulait être artiste-peintre, et qui expose régulièrement, s’est formé à la couleur auprès des plus grands, tel le coloriste JeanPhilippe Lenclos. «Il a écrit plusieurs livres sur la géographie de la couleur. J’ai travaillé aussi avec Verner Panton. Mon parcours a été émaillé de ce type de rencontres, car je ne voulais pas être passif dans mon métier», expli-
que-t-il. Il évoque les phrases chromatiques propres à chaque pays, un Japonais ou un Anglais ne parlant pas la même langue. «Mais ils sauront ce qu’est une alliance de tons rompus, une tonique. C’est comme la musique, pour faire un accord il faut trois notes. Dans la décoration, c’est pareil: vous pouvez partir en mode mineur, en mode majeur.» Comment s’orchestre cette symphonie de couleurs? Partir en mode mineur signifie estomper, avec une matière minérale au départ et deux pastels correspondants. «Le mode majeur, ce serait par exemple un pied-de-poule noir et blanc avec un noir optique et un blanc très fort. Le noir change en fonction de la matière:
sur un cachemire ou sur un velours, ce n’est pas la même chose… Et sur un velours il y a ce qu’on appelle la fleur, le reflet du poil dans la lumière qui diffère en fonction de l’ambiance selon qu’elle est électrique, du matin ou du soir. Et aussi selon le climat: la lumière n’est pas la même sur l’Atlantique que dans les îles grecques.» L’on apprend qu’un grain sourd réduit les impacts de lumière. Et quand parle-t-on de tons rompus ou toniques? «C’est comme dans un œuf: le jaune original est tonique, et le jaune battu avec le blanc est rompu.» Et si pour éprouver la misérable pauvreté de notre vocabulaire chromatique, on lui demande en avisant un luminaire exposé à la
couleur indéfinie: «Vous diriez que cette lampe est grise ou mauve?» Il répond: «Elle est platine avec une lumière de cristal et un abat-jour perlé.» Nous apprenons aussi ce qu’est un «kaki vulgaire»: «Quand il est trop réséda, il fait militaire.» Et le bon goût, en matière de décoration, existe-t-il? Pour Ivé de Lisle, le goût est une affaire de connivence, d’époque. «Prenons l’exemple du goût germanique. Quand vous regardez les marais au nord de Hambourg, vous comprenez que pour compenser la tristesse poignante de ce paysage, il fallait bien, chez soi, une opulence baroque …» Et s’il déplore la tyrannie du beige, de l’écru et de «l’off white» dans les intérieurs contemporains, l’ennemi mortel du goût se cache, selon lui, dans… la fantaisie. «Ça ne veut rien dire. On met de la fantaisie quand on n’a pas de culture. C’est l’accessoire inutile dont on se lasse.» *Voir notre lexique ajouté à la version de cet article pour notre site Internet
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«Milá Chair», design Jaime Hayon pour Magis.
SALON DU MEUBLE DE MILAN
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ÉTAT DE SIÈGE
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«The Keystone», design Os&OOS.
Elle représente l’archétype de l’objet design. Au point de se demander ce qui peut encore pousser un créateur à dessiner une chaise. Mais l’invention, les nouveaux matériaux, le style et une certaine poésie tendent à le prouver: on n’a jamais fini de repenser la position assise. Sélection d’Emmanuel Grandjean
«Industrial Garden», design Studio Job pour Seletti.
Prouvé Raws «Office Edition», design Jean Prouvé réédité par Vitra et G-Star Raw.
«RAG Chair», design Piet Hein Eek.
«Float», design Nendo pour Moroso.
«Sam Son», design Konstantin Grcic pour Magis.
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«Melt Copper», suspension, design Tom Dixon.
«Moon Jelly», vase tactile, design Eva Walkuski.
«Mexo», miroir en laiton, cuivre et acier poli, design Laurent Divorne.
L’EFFET «BLOB» «Matrizia», sofa, design Ron Arad pour Moroso.
On croyait les formes molles disparues, l’effet «blob» des années 90 rangé des voitures. A Milan, les angles soft étaient partout. Dans la suspension de Tom Dixon, dans les carpettes de Front et dans le sofa de Ron Harad qui se gondole.
«Scribble Red/Yellow», tapis à impression numérique, design Front pour Moooi.
«Shimmer», étagère en verre, design Patricia Urquiola pour Glas Italia.
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Sélection d’ Emmanuel Grandjean
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COMPOSITIONS MÉDITATIVES
Kyoto, où les jardins sont
Qu’ils soient d’agrément, de contemplation ou de thé, les jardins de l’ancienne capitale traduisent l’importance de la nature et de ses mises en scène dans la culture japonaise. Autant de mondes miniatures qui démultiplient les narrations et les temporalités. Par Jonas Pulver, Kyoto. Reportage photographique d’Aline Paley
«Ecoutez! Ecoutez attentivement…» L’après-midi éblouissant tombe à l’oblique dans les grandes herbes. Les troncs des vieux pins noueux sommeillent à l’ombre de leurs feuillages. A peine plus haut, encore invisible, une cascade fait ricocher ses eaux vives. Fermer les yeux. Eprouver la chaleur qui frappe les paupières. Se désaltérer aux seuls murmures de la source. Edifié en 1995 pour célébrer les 1200 ans de l’ancienne capitale japonaise, le jardin Suzaku reflète les traditions d’hier et d’aujourd’hui qui font de Kyoto un véritable archipel de paysages. On trouve au Suzaku de grands bassins biseautés dont les pierres géométriques racontent le Japon contemporain, mais aussi des assemblages de roches et de végétations aux éloquences de montagnes apprivoisées, des fleurs rouges comme la mort en hommage aux esprits de l’audelà, et quelques arbres penchés au-dessus de la rivière pour mieux s’y réfléchir. Des paysages miniatures, des micro-mondes qui dialoguent avec l’histoire et l’esthétique du Japon: voilà ce que sont les jardins de Kyoto.
Trente ans de pratique «La dimension sonore est primordiale», observe Yuji Takata, un jeune paysagiste. «Les éléments ne doivent pas se dévoiler d’un seul coup d’œil. Leur disposition doit stimuler l’imaginaire.» Le sentier du jardin Suzaku serpente à fleur de mousses. «La cascade est masquée par un rocher, lui-même masqué par un arbre, lui-même de l’autre côté d’un petit pont. Le bruit de l’eau est une invitation. Certains jardiniers peuvent passer plusieurs décennies à se spécialiser dans l’art de disposer les pierres pour imprimer au fluide le bon mouvement et obtenir le clapotis voulu…» Yuji Takata, lui, est encore au début du parcours. «Il faut beaucoup de patience. Pendant les premières années, on ne fait que ramasser les feuilles, porter les troncs, à la rigueur on est autorisé à faire un peu de coupe.» Trente années de pratique: voilà le temps nécessaire pour devenir un paysagiste accompli, estime Takahiro
Inoue, l’un des patriarches de la profession. L’œil aiguisé et les mains fortes, il règne sur le syndicat des jardiniers de Kyoto tout en donnant régulièrement des conférences dans les grandes universités du Japon. «Après dix ans de travail, on commence à maîtriser la taille des plantes. Bien sûr, il y a des règles, des critères de beauté et d’harmonie. L’eau, par exemple, doit toujours venir d’en haut et couler naturellement, il n’y a pas de fontaine à proprement parler ou de jaillissement dans les jardins japonais. Néanmoins, ce sont les débutants qui suivent les règles. Les maîtres n’en ont pas l’utilité.»
L’eau et la montagne Le jardin Suzaku a justement été conçu par le bureau d’Inoue-san. «La force de Kyoto, c’est de savoir s’appuyer sur une tradition millénaire pour faire naître des propositions nouvelles.» Si, en général, un jardin reproduit ou reflète un panorama historique ou connu,
sa disposition «se ressent plus qu’elle ne s’explique». Affiner sa sensibilité aux rythmes des saisons est une discipline de persévérance et de dévotion. Tout au long de son histoire millénaire, «le jardin japonais a été une évocation en miniature d’un paysage renommé ou pittoresque», écrit Nicolas Fiévé dans un chapitre du livre Dispositifs et notions de la spatialité japonaise, paru aux Presses polytechniques et universitaires romandes. Roches dressées, collines artificielles, montagnes en bassin, arbres nanifiés (bonsaï) ou paysages de pierre, cette tradition «établie à partir d’images et de croyances religieuses en partie venues de Chine» remonte au moins au début de la période ancienne (5931185). La montagne et l’eau en sont les deux métaphores fondatrices, «auxquelles s’ajoute la frontière, symbole du passage de notre monde à un au-delà», poursuit Nicolas Fiévé. La dimension sacrée associée aux éléments primordiaux du jardin remonte plus loin encore, à l’époque ancestrale où les cultes locaux célébraient les roches, les cascades ou les arbres comme réceptacles ou représentations des esprits et des dieux.
La nature imaginaire Dès l’époque Heian (784-1185), à l’heure où l’actuelle Kyoto prenait
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des voyages immobiles
le statut de capitale et que le bouddhisme et le taoïsme gagnaient en influence, «la plupart des palais se dressaient au milieu d’un jardin paysager», note encore Nicolas Fiévé. Dans la ligne des représentations bouddhistes, la figure de la montagne fabuleuse émergeant au milieu du cosmos pouvait y prendre la forme d’une pierre circonscrite par un plan d’eau, ou d’un monticule dressé par la main de l’homme. C’est le cas du jardin à étang qui se déploie au temple Tofuku-ji, devant le Kaizando (le pavillon dédié à la vénération des ancêtresfondateurs), au sud-est de la ville. Derrière l’aire de sable ratissée en damiers (référence aux motifs du délicieux jardin de mousses tapi en contrebas), les masses sphériques des arbustes s’accrochent au flanc de coteau datant de l’ère Edo. Contraste de verts et de gris, équilibre du plan et des volumes, horizon tronqué par la colline qui rappelle les perspectives sans ciel de certaines estampes. Une représentation qui ne cache rien de ses artifices, mais qui, au contraire, les revendique. Une mise en scène de la nature qui se veut plus naturelle que la nature elle-même. Tout l’inverse de l’art occidental dont les techniques ont longtemps cherché à s’effacer elles-mêmes. «L’amour de la nature au Japon se reflète dans les
De gauche à droite: le jardin Suzaku, au centre de Kyoto; le jardin Kaizando du temple Tofuku-ji dont les arbustes s’accrochent au coteau artificiel datant de l’ère Edo; le jardin zen du temple Tofuku-ji avec ses écumes de sable et ses îlots de roche.
arts décoratifs et l’artisanat des objets les plus simples aux plus sophistiqués, à tel point que ces formes, imaginaires ou réalisées, sont devenues des standards par lesquels la nature elle-même est vue et évaluée», observait Josiah Conder (1852-1920), architecte et conseiller du gouvernement Meiji, dans son ouvrage de référence Landscape Gardening in Japan. Tout comme chez les Grecs, au Japon la beauté féminine ellemême possède une typologie établie. «De la même manière, l’arbre de pin, le prunier, les montagnes, les lacs, les cascades possèdent des standards idéaux de comparaison.»
Ecumes de sable Cette nature réinterprétée et réinvestie par ses propres signes ne se regarde pas seulement pour le plaisir. Elle est aussi, depuis Heian et les préceptes taoïstes, source de longévité: troncs tortueux des conifères centenaires, évocation de sommets servant de retraites aux ermites, roches-carapaces de tor-
tue, il y a là toute une grammaire du «vivre vieux». Dans la tradition japonaise, l’accès au sens est organisé par des préceptes philosophiques plutôt qu’esthétiques. Peinture, cérémonie du thé, art floral et paysagisme sont des pratiques d’élévation. Elles parlent aux tempéraments du noble lettré, mais aussi du poète, du moine ou du bourgeois. Ainsi se développent, respectivement aux XIVe et XVIe siècles, deux autres types de paysages: le jardin sec et le jardin à thé. Le premier, «fait de roches et de graviers, parfois de mousses et de rares végétaux à croissance lente», comme le décrit Nicolas Fiévé, entoure en général le hojo, l’habitation du moine supérieur. C’est que le jardin zen a une fonction particulière: la contemplation. Côté sud du temple Tofuku-ji, îlots de pierre et montagnes de roc surplombent leurs écumes de sable aux motifs incurvés. La composition, minimaliste à l’extrême et circonscrite par trois murs, possède la pureté du gouffre.
Vapeurs de matcha Le jardin qui entoure le pavillon où l’on procède à la cérémonie du thé, pour sa part, prend son essor avec la bourgeoisie d’Edo, friande de cette pratique. A deux pas du Tofuku-ji, les tatamis, le mobilier laqué et les baies vitrées du salon
de thé Chikujoso s’ouvrent sur un espace vert ombrageux, moins codifié, dans lequel l’œil se plaît à s’égarer tandis que les vapeurs de matcha clarifient l’esprit. Un espace protégé, à l’écart de la rue, traditionnellement pensé pour permettre au citadin de s’extraire des trépidations urbaines et de transcender sa condition pour rejoindre une enclave rêvée. Passer d’un monde à un autre. Voyager, immobile. Ce principe articule également les rapports entre jardin et bâti, entre paysage et édifice. «Les constructions japonaises diffèrent particulièrement par deux aspects des bâtiments occidentaux: l’absence de symétrie et l’absence de centralisation», faisait remarquer Josiah Conder. Lumière, directionnalité, composition: les différentes parties du jardin sont ainsi variées en fonction de l’importance des pièces adjacentes. Depuis l’intérieur du temple Komyo-in (l’un des satellites du Tofuku-ji), non loin du salon de thé, les ombres portées sur le gravier par les pierres zen semblent étrangement lointaines. Encadrées par les portes coulissantes, elles s’offrent par aplats, à la manière de peintures non figuratives.
Un théâtre de soi L’humeur de la nature, l’humeur de l’homme. Le jardin japonais est
idéalement un lieu de retraite qui facilite la méditation, et demande à être conçu en accord avec le tempérament de son propriétaire. Selon Takahiro Inoue, «un jardin dialogue avec une personnalité. C’est un exercice d’interprétation.» Avant 1945, la plupart des maisons japonaises, quel qu’ait été le statut social de leurs habitants, possédaient un jardin. Yuji Takata, le jeune paysagiste, a su exploiter avec un talent fou les quelques mètres carrés qui jouxtent son appartement du centreville – lanternes de pierre et brûleencens parmi les fougères ciselées. D’autres, comme l’acteur Denjiro Okochi, star de films de samouraïs disparu dans les années 60, ont dédié des hectares entiers à l’élaboration de jardins qui puissent habiter leur regard et apaiser leur âme. La propriété d’Okochi-san, ouverte aux visiteurs dans les hauteurs d’Arashiyama, s’offre comme une juxtaposition de tableaux et d’impressions: intimité et modestie du chemin de thé, abrité du soleil par les myriades de feuilles d’érables; dignité et solitude de la porte médiane, derrière laquelle les hautes flèches des arbres se dressent fièrement face à la vallée; pénombre et recueillement de la bambouseraie contre laquelle les pavillons semblent vouloir se blottir. Tout à la fois théâtre de verdure, décors de vie et narration de soi. Est-ce Denjiro Okochi qui a fait sculpter ces paysages à l’image de ses idéaux? Ou est-ce cette succession d’espaces immémoriaux et symboliques qui ont façonné la pensée du grand acteur? Le jardin japonais est un miroir dans lequel l’imaginaire humain et les formes de la nature se contemplent mutuellement, pour mieux se rappeler à leur gémellité. Les deux photos de la p. 28: la propriété de l’acteur Denjiro Okochi est une juxtaposition de tableaux et d’impressions sur plusieurs hectares. P. 29: à gauche, vue sur le jardin sec depuis l’intérieur du temple Komyo-in: entre bâti et paysage, le passage d’un monde à l’autre; à droite: le jardin du salon de thé Chikujoso, un espace vert dans lequel perdre son regard.
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Le Temps l Samedi 30 mai 2015
INTERVIEW SECRÈTE
India Mahdavi,
qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant? Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été et de ses rêves. Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire.
PAOLO ROVERSI
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Le Temps l Samedi 30 mai 2015
I
ndia Mahdavi rêve en couleurs et en plusieurs langues. Elle crée en couleurs et en plusieurs langues aussi, quand on sait les décrypter. Cette architecte-designer-directrice artistique conçue en Inde pendant la lune de miel de ses parents (elle lui doit son prénom), née en Iran, qui a grandi aux Etats-Unis, puis en Allemagne et en France, a du sang-mêlé dans les veines: égyptien et anglais du côté de sa mère, iranien du côté de son père. Enfant nomade plusieurs fois déracinée, elle a l’art de créer des lieux qui racontent des histoires dont on souhaite devenir personnage principal ou secondaire pendant une heure, un jour, une vie. India Mahdavi a suivi des études d’architecte à Paris, étudié le design industriel à l’Ecole des arts visuels de New York puis appris à dessiner des meubles à la fameuse école de design Parsons. Elle a travaillé avec le grand Christian Liaigre et ouvert son propre bureau en 1999. Elle fait passer la fonction avant tout, mais dans son style hautement reconnaissable, sorte d’orientalisme pop assez joyeux. Assez charnel aussi. Ses projets sont comme elle, ils ont le goût de l’ailleurs: le restaurant I Love Paris by Guy Martin qui vient d’ouvrir à Roissy, un grand magasin à Istanbul, un yacht privé, deux villas à Big Sur en Californie, une autre dans le sud de la France. India Mahdavi a aussi créé cette année une collection de carreaux de ciment pour Bisazza et de tapis pour Nilufar. Une autre verra le jour cet été en collaboration avec la Manufacture Cogolin. On lui doit également la table Parrot, avec l’éditeur Petite Friture, petite table blanche au pied rouge terminé en étoile, comme les pattes d’un oiseau des îles. La rencontre s’est faite pendant le Festival d’Hyères, dont elle était membre du jury mode. Elle était assise à l’ombre, dans le jardin de la villa La Romaine, folie architecturale en lente décadence. Le Temps: Quel était votre plus grand rêve d’enfant? India Mahdavi: C’était de grandir. Quand j’étais très jeune, je voulais déjà être grande, indépendante. L’avez-vous réalisé? Oui, forcément. Mais maintenant j’aimerais l’inverser. Retourner en enfance. J’ai grandi dans une structure familiale assez forte, dans une fratrie de cinq et j’étais pile la fille du milieu. Je parlais soit avec les grands, soit avec les petits, mais souvent j’étais seule. J’étais déjà assez indépendante. J’avais besoin de rêves et j’avais l’impression que la configuration familiale ne me le permettait pas suffisamment.
Quel métier vouliez-vous faire une fois devenue grande? Quand j’avais 14 ans, il était devenu évident que j’allais me lancer dans une carrière artistique. Mais je voulais faire des films. Je voulais être réalisatrice. Je me perdais à regarder des films et des films. C’était une obsession. J’avais besoin de vivre une autre vie. On met un peu de temps avant de se rendre compte que notre vie, c’est la nôtre et que c’est celle-là qu’il faut vivre d’abord, n’est-ce pas? J’avais l’envie de raconter d’autres histoires, d’être projetée dans un autre monde. Comment êtes-vous passée de cette vie rêvée à la réalité de votre métier, qui vous permet d’embellir, de transformer le monde intime des autres? C’est arrivé assez tard. J’ai suivi des études d’architecture, mais je n’avais pas cette patience. Tout le processus était trop lent pour moi. J’ai commencé à travailler pour Christian Liaigre, et je me suis rendu compte que je pouvais raconter le temps avec l’espace. Les maisons, je vois cela comme des histoires. J’ai commencé à apprendre ce métier de façon pragmatique et professionnelle. Puis j’ai ouvert mon propre bureau. C’est difficile de passer d’un style – quand on travaille pour quelqu’un d’autre – au sien propre. Définir sa signature personnelle. Il faut savoir ce que l’on veut raconter. Parfois c’est assez facile de se placer derrière une autre personne, comme derrière un écran. Mais quand on est projeté sur le devant de la scène, on doit identifier ce que l’on veut dire, montrer. Quand je crée des mondes pour les autres, je le fais comme des portraits. J’essaie de tirer de chacun quelque chose d’important que je puisse retraduire dans un espace. Cela m’aide. Je précise les choses au maximum. Quel était votre jouet préféré? J’avais un petit lapin… En fait j’ai beaucoup déménagé dans mon enfance et je me souviens que quand j’ai quitté les Etats-Unis, je devais avoir 6 ans, ma mère m’a dit: «On va aller vivre en Europe, mais pas question qu’on emporte tous tes jouets.» J’ai eu droit à un nounours. Elle a donné tout le reste. Il m’était interdit d’avoir des poupées à la maison. Vous allez penser que mon enfance n’était faite que de frustrations, alors que ce n’était pas le cas. Ensuite j’ai eu pendant longtemps une sorte de truc en peluche: un lapin. Quand j’étais à l’école Freinet, à Vence, on avait le droit d’avoir nos animaux avec nous. J’ai eu un petit poussin et un petit canard. Oui, des vrais! Je les trimbalais partout dans l’école
«La chose qui a le plus occupé mon enfance, c’était de construire des cabanes. On les démolissait, on les reconstruisait… Je me projetais dans une autre vie.» India Mahdavi
des années 60 (elle est née en 1962, ndlr). Quand je pense à mon enfance, je pense à deux choses: aux lunch box (les sandwichs au beurre de cacahuète et à la gelée avec le lait au chocolat) mélangés à la culture familiale qui, chez moi, était la cuisine iranienne. L’odeur du riz basmati, les khoresh iraniens, les gâteaux que faisait ma mère. Ce sont les deux goûts de mon enfance. Et si cette enfance avait un parfum, ce serait? Je pense que ce serait l’odeur du Play-Doh. (Pâte à modeler américaine, ndlr).
tous les deux. (Rires.) Ils sont devenus très amis. Ils se baignaient ensemble dans la piscine. Avez-vous gardé votre premier nounours qui a fait le voyage depuis les Etats-Unis? Non. De mon enfance, je n’ai plus grand-chose. Nos enfances se sont envolées. En revanche, j’ai dit à mon fils qu’il ne devait pas jeter ses jouets. Il a gardé son doudou. Il a 18 ans. A quel jeu jouiez-vous à la récréation? A l’époque, dans les écoles, il y avait des jeux à la mode. Il y a eu l’élastique, les billes, l’épervier. Chez moi, à quoi est-ce qu’on jouait? La chose qui a le plus occupé mon enfance, c’était de construire des cabanes. On les démolissait, on les reconstruisait… Je me projetais dans une autre vie. Je m’imaginais vivre là. Grimpiez-vous dans les arbres? Certainement, mais je n’en ai pas le souvenir. A l’école Freinet, qui était une école expérimentale, oui, on a dû faire tout ce qu’il fallait: grimper, creuser. On ne construisait pas nos cabanes dans les arbres, mais autour. Je me souviens qu’un jour, à l’école, un camion est arrivé rempli de volumes de mousses. Des volumes assez simples: des cubes, des parallélépipèdes, des rhomboèdres, des cylindres. Et tous les élèves – on devait être 300 – ont eu trois jours pour faire des cabanes dans toute l’école. Il y avait peut-être 1 ou 2 hectares de terrain. Et pendant trois jours, on n’a fait que cela. C’était rigolo.
Je crois que je voulais devenir un personnage de dessin animé. Bugs Bunny. Je trouvais cela très joyeux. De quel super-pouvoir vouliez-vous être doté? Le pouvoir de la fée. Je voulais être Samantha de Ma Sorcière Bien Aimée, avec son nez. Rêviez-vous en couleur ou en noir et blanc? En couleur, définitivement. Et en plusieurs langues. Polychromes et polyglottes, mes rêves. Vous rêviez en quelles langues? Les premiers souvenirs sont liés au langage et quand j’ai appris à parler on vivait aux Etats Unis. Avez-vous appris à parler iranien? Le farsi? Non. Aux Etats-Unis, mon père pensait que ce n’était pas nécessaire. Peut-être a-t-il songé qu’on retournerait vivre en Iran. Après j’ai dû apprendre à parler allemand. Puis Français. Cela faisait beaucoup de langues. Aujourd’hui, je prends des cours de farsi. Quel était votre livre préféré? Il y en a eu plein! Curious George (de Margret et H.A. Rey, ndlr), l’histoire d’un petit singe maladroit, Max und Moritz, Le ballon rouge d’Albert Lamorisse qui m’a touché plus que tout, Humpty Dumpty, ce livre de comptines anglaises de mon enfance. Les livres du docteur Seuss aussi. Et aussi ce livre dont je ne me souviens pas du titre dans lequel un petit garçon dessinait son monde au trait et ensuite rentrait dedans.
Quelle était la couleur de votre premier vélo? Je n’en ai aucune idée.
Les avez-vous relus depuis? Oui, je les ai tous achetés quand j’ai eu mon fils.
Quel super-héros rêviez-vous de devenir?
Quel goût avait votre enfance? C’est resté très lié aux Etats-Unis
Pendant les grandes vacances, vous alliez voir la mer? Je vivais à la mer, au bord de la Méditerranée. Elle était là. Je n’avais pas besoin d’y aller. Et quand j’étais plus jeune, on vivait au bord de l’Atlantique. Savez-vous faire des avions en papier? Bien sûr! Et des bateaux. Et des décorations de Noël. Tout était fait main. Aviez-vous peur du noir? Je n’en ai pas le souvenir. J’avais plus peur de la solitude que du noir. Seule dans le noir. Seule dans la mer… Vous souvenez-vous du prénom de votre premier amour? Oui, bien sûr. Freddy. Et de l’enfant que vous avez été? Oui, je m’en souviens très bien. Est-ce qu’il vous accompagne encore? Oui, car ce sont les mêmes choses qui m’excitent. Mon travail sur la couleur me vient de mes mémoires d’enfance aux Etats-Unis. J’ai été élevée avec la télé en couleurs, avec les dessins animés. A la télé, le matin, on regardait les Peanuts, les Tex Avery. Et je crois que tout ce que je fais, les lieux, les maisons que j’imagine, possède un côté dessin animé. C’est coloré, acidulé. Il y a un côté pop. Une espèce d’orientalisme pop. Quand on est allés en Allemagne, je ne me souviens pas d’avoir eu une télé. Quand on est arrivés en France, j’avais 7 ans, on n’avait même pas le téléphone. Finalement un jour on a eu une télé, mais les couleurs n’existaient pas. C’était du noir et blanc. Les émissions commençaient à 18h, il y avait Colargol, Pollux et je ne sais pas quoi. On aurait dit de la pâte à modeler qui bougeait. C’était déprimant. Je trouvais la France de ces années-là glauquissimes. Mais j’ai puisé dans le sud de la France sa lumière, ses couleurs, ses odeurs.
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