Le Temps Hors Série ARCHITECTURE & DESIGN

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ARCHITECTURE & DESIGN L’OPULENCE SEVENTIES

(ADRIEN BARAKAT)

Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Samedi 21 mai 2016

PETER MARINO PHILIPPE STARCK NOÉ DUCHAUFOUR LAWRANCE NOS INTERVIEWS




Architecture & Design

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Le Temps l Samedi 21 mai 2016

ÉDITO

SOMMAIRE

Ma maison, mon miroir

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DR

Elles reviennent une fois encore, ces années 70. On les méprise un peu, et pourtant qu’est-ce qu’on les aime! Est-ce la mode qui a entraîné le design dans ces retrouvailles, est-ce l’inverse? Sans doute une conversation est-elle à l’œuvre, invitant l’art et la musique comme sources d’inspiration. Par Isabelle Campone

6 Seventies

BUONOMO & COMETTI

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FRÉDÉRIC LUCA LANDI

L’opulence retrouvée des intérieurs «seventies»

8 Peter Marino

Peter Marino vs Robert Mapplethorpe

Le célèbre architecte et designer a été nommé commissaire de l’exposition «XYZ» dédiée aux œuvres de Robert Mapplethorpe à la galerie parisienne Thaddaeus Ropac. L’occasion de parler de sexe, de l’obligatoire distanciation vis-à-vis de l’œuvre du photographe, de ses bracelets de force, de la sensualité des fleurs, mais aussi de ses dialogues imaginaires avec les artistes et de l’état du monde. Par Isabelle Cerboneschi, Paris

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Isabelle Cerboneschi

L’Afrique, c’est chic

A l’aide de formes primaires, de fibres de bambou ou d’imprimés colorés, les designers font entrer l’esprit africain dans nos intérieurs. Une tribu de meubles atypiques à adopter.

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14 Maison de verre

Hors les murs

Dans cette maison contemporaine des bords du Léman, les limites entre l’extérieur et l’intérieur se devinent ou s’effacent. Entièrement vitrée sur un niveau, elle s’ouvre tel un Rubik’s Cube à chaque extrémité. Troublante de beauté. Par Emilie Veillon

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Starck, rêveur de vie

Philippe Starck nous a reçu au sein de ses bureaux pour une discussion qui s’aventure dans ses convictions et ses aspirations. Il parle de sa jeunesse, tout comme du futur, qu’il s’acharne à transformer. Par Antonio Nieto, Paris

JAMES BORT

Une maison, c’est un peu comme un vêtement, mais en plus vaste et bien plus protecteur. Cela protège du chaud, des froideurs et du regard des autres. Normalement. Certains choisissent de se camoufler derrière des rideaux épais, de dérober leurs mystères à l’abri de portes secrètes, comme ils revêtiraient un vêtement de velours incarnat aux plis amples, qui cachent autant qu’ils révèlent. Et puis il y a ceux qui tentent d’éliminer toute frontière entre le dedans et le dehors, vivant dans la lumière, avec des fenêtres comme seule protection, faussement nus, protégés par l’apparente fragilité de cette carapace de verre. «Le vrai luxe c’est la lumière, l’espace et le temps. On n’en a jamais assez», dit l’architecte et designer Peter Marino. Une maison, un appartement dévoilent des pans de soi destinés à êtres perçus par les autres. Des traces de son âme, ou des faux-semblants. Les murs se parent, maquillages permanents, racontant des histoires mieux qu’une page blanche peinte à la dispersion. C’est ce besoin effréné de laisser une trace de soi qui m’interpelle lorsque je regarde les images de la villa E-1027 conçue par Eileen Gray et frénétiquement taguée par Le Corbusier à qui elle l’avait prêtée. Comme si le vide était insupportable à cet homme qui s’est construit un palais de 15 m2 où chaque centimètre avait une fonction, pour y passer tous ses étés. «Chacun, même dans une maison de dimension réduite, doit pouvoir rester libre, indépendant», écrivait Eileen Gray. Si les murs pouvaient parler… Les architectes sont des voyageurs qui laissent une empreinte immobile de leur passage sur le sol des villes qu’ils ont arpentées. Une architecture est le témoin d’une époque et avec d’autres témoins d’autres époques elle crée une ville, véritable anarchie temporelle qui, parfois, sont des miracles d’harmonie. Une architecture s’agrège avec ce qui était, ou se désagrège. C’est à cela que je pensais en visitant Cuba récemment. Une architecture n’est pas définitive, elle est destinée à l’usage. A l’usage du monde.

ADRIEN BARAKAT

Par Séverine Saas

de verre 20 Eclats Dans les dédales d’un palazzo milanais, rencontres furtives

avec huit designers qui ont imaginé un lustre ou un objet de table pour Lasvit. Eloge d’un matériau complexe et fragile, tout en transparence.

18 Philippe Starck

Par Emilie Veillon, de retour de Milan

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B&B Italia, la petite histoire d’un grand éditeur

Le fabricant de mobilier italien de luxe fête cette année ses 50 ans d’existence. Retour sur les épisodes marquants d’un passé haut en couleur, d’idées folles en déclics inventifs. Par Géraldine Schönenberg

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Embarquement pour E-1027

E-1027, la villa d’Eileen Gray, à Roquebrune-Cap-Martin, renaît. Au cœur d’un projet de préservation et de valorisation d’un site unique, qui comprend aussi le Cabanon et les Unités de camping dessinés par Le Corbusier. Visite. Par Eva Bensard, de retour du Cap-Martin

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Noé Duchaufour Lawrance Qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant?

Par Isabelle Cerboneschi, Paris

Editeur Le Temps SA Pont Bessières 3 CP 6714 CH – 1002 Lausanne Tél. +41 21 331 78 00 Fax +41 21 331 70 01 Président du conseil d’administration Stéphane Garelli Direction Ringier Axel Springer Suisse SA

ADRIEN BARAKAT

Directeur Suisse romande Daniel Pillard

Vue sur le couloir boisé d’une maison contemporaine lémanique.

Rédacteur en chef Stéphane Benoit-Godet Rédactrice en chef déléguée aux hors-séries Isabelle Cerboneschi

Rédacteurs Eva Bensard Isabelle Campone Isabelle Cerboneschi Antonio Nieto Séverine Saas Géraldine Schönenberg Emilie Veillon Secrétariat de rédaction Emilie Veillon Photographies Adrien Barakat Buonomo & Cometti Responsable production Nicolas Gressot Réalisation, graphisme, photolitho Mélody Auberson Nicolas Gressot Margaux Meyer

Correction Samira Payot

Directrice: Marianna di Rocco

Conception maquette Bontron & Co SA

Impression ISwissprinters AG Zofingen

Internet www.letemps.ch Gaël Hurlimann Courrier Le Temps SA Pont Bessières 3 CP 6714 CH – 1002 Lausanne Tél. +41 21 331 78 00 Fax +41 21 331 70 01 Publicité Admeira Publicité Le Temps Pont Bessières 3 CH – 1002 Lausanne Tél. +41 21 331 70 00 Fax +41 21 331 70 01

La rédaction décline toute responsabilité envers les manuscrits et les photos non commandés ou non sollicités. Tous les droits sont réservés. Toute réimpression, toute copie de texte ou d’annonce ainsi que toute utilisation sur des supports optiques ou électroniques est soumise à l’approbation préalable de la rédaction. L’exploitation intégrale ou partielle des annonces par des tiers non autorisés, notamment sur des services en ligne, est expressément interdite. ISSN: 1423-3967



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Architecture & Design

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GLAM

L’opulence retrouvée des intérieurs «seventies» Elles reviennent une fois encore, ces années 70. On les méprise un peu, et pourtant qu’est-ce qu’on les aime! Est-ce la mode qui a entraîné le design dans ces retrouvailles, est-ce l’inverse? Sans doute une conversation est-elle à l’œuvre, invitant l’art et la musique comme sources d’inspiration. Par Isabelle Campone

Yves Gastou, antiquaire

«Revival» collectif

La nostalgie a aussi sa part pour la génération qui a grandi dans ces univers ludiques, chatoyants et chaleureux. Et même pour celle qui ne les a pas connus. Avant l’exposition au Centre Pompidou, Alice Lemoine, la belle-fille de Pierre Paulin, soulignait: «De nombreux sièges Paulin sont entrés dans l’inconscient collectif. Notamment grâce à la télévision et au cinéma, qui utilisent fréquemment ses fauteuils pour représenter le futur depuis les années 60 et toujours aujourd’hui!» C’est aussi ce que dit Nicolas Ghesquière, grand collectionneur du designer français: «Quand vous avez vu des meubles pareils, vous ne les oubliez jamais.» Si certains connaisseurs sont accros depuis longtemps, c’est surtout la mise en scène du style

Les Américains adopteront ce revival avec enthousiasme. En témoigne le succès de Jonathan Adler mais aussi de Nate Berkus et de Kelly Wearstler, décorateurs superstars et fans des seventies. Tout comme celui de la New-Yorkaise Julie Hillman, plus exclusive, qui crée des intérieurs résolument contemporains, infusés de cet esprit glamour et connaisseur. «Je mets vraiment l’accent sur des pièces de collection et j’aime créer des intérieurs chauds et accueillants grâce à des lignes épurées et des juxtapositions de matières et de périodes, nous confie-t-elle. J’aime marier les pièces des 70s à des meubles plus anciens ou contemporains pour la décadence que cela apporte à une pièce.» Le retour du style des années 70 n’est en effet pas aussi littéral

D.DELMAS

Laura Gonzalez, la Gare ou le Manko qu’elle a conçus dans le même esprit. Les collectionneurs achètent à prix d’or des pièces de designers cultes et encore un peu confidentiels, comme Gabriella Crespi ou Vladimir Kagan, et Ligne Roset réédite Pierre Paulin. Le génial designer français qui a révolutionné le design en pensant le mobilier dans son rapport avec le corps fait d’ailleurs depuis le 11 mai l’objet d’une grande rétrospective au Centre Pompidou.

dans des lieux publics qui a fait renaître cet esprit. Aux Etats-Unis d’abord, où, en 2004 déjà, le célèbre décorateur Jonathan Adler a conçu un hôtel complètement seventies, le Parker Palm Springs. Puis en 2009, lorsque les décorateurs de cinéma Roman and Williams sont appelés pour concevoir le bar qui se trouvera au sommet du Standard à New York. Ils veulent en faire quelque chose de complètement nouveau et iconique à la fois. Le Boom Boom Room sera un hommage à cette époque d’excès et de sensualité, avec sa flamboyante colonne autour de laquelle s’enroule le bar, ses fauteuils dorés, ses canapés De Sede faits de couches ondulantes de cuir blanc et ses baies vitrées. Une véritable lettre d’amour à Windows of the World, le restaurant dessiné par Warren Platner en 1976, au dernier étage du World Trade Center.

liberté perdue? La vie avant le politiquement correct et le retour en force des conventions? Cette liberté nouvelle était la réaction à une époque troublée, où frappaient les premiers chocs économiques d’après les Trente Glorieuses, la montée du chômage et l’opposition à des gouvernements encore rigides et loin du peuple. Mais aussi l’envie d’un retour à la nature et aux valeurs simples. Un écho familier à nos préoccupations actuelles. De même que la rupture avec le design mid-century sobre et épuré. On se lasse un peu du modernisme, de Mies et des Eames comme on s’en est lassé dans les années 70.

MANOLO YLLERA

«Dans ces années-là, il y avait un très beau mélange d’ancien et de design. Du mobilier en acier, des pièces en altuglas, une explosion de couleurs et une fabuleuse créativité.»

Les amateurs intègrent depuis longtemps dans leurs intérieurs une ou deux pièces cultes de la décennie du changement, une lampe Atollo ou un fauteuil Togo. Mais aujourd’hui, il semble que c’est plutôt l’esprit de cette époque qui s’empare de la déco, comme un vrai revival. Pas le plastique orange ou les fleurs géantes, mais les seventies ultra-glamour. On est à Paris chez Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé, chez les Pompidou à l’Elysée, à New York chez Halston ou même au Studio 54. On s’amusait et on se libérait. On vivait presque allongés dans de grands canapés, les enfants n’étaient plus parqués dans des chambres éloignées, les cuisines s’agrandissaient et le mobilier devenait modulaire. Véritable époque de bouleversements, la décennie a aussi amené de grandes avancées en matière de design: les designers découvraient l’ergonomie, et les industriels expérimentaient avec les matières, tous cherchant à exprimer une vision presque futuriste de la modernité. La jet-set et les artistes ont très vite adapté leur art de vivre hédoniste, imprégnant leurs intérieurs d’une opulence glamour faite de surfaces métalliques, de velours épais, de tapis exotiques et de cuirs riches, de motifs animaux, géométriques ou tropicaux et de plantes vertes en abondance. Une ambiance chic et éclectique, un peu foutraque et très opulente, très luxueuse et très bohème, imprégnée de rock et de disco. Estce cette atmosphère de dolce vita festive que l’on cherche à retrouver aujourd’hui? La quête d’une

STEPHAN KNECHT

L

e succès d’Alessandro Michele et de son exubérance foisonnante chez Gucci ravive l’esprit des seventies, de même que les héroïnes hippies jet-set de Chloe ou d’Etro. Tout comme les nouveaux lieux chics et incontournables, l’Alcazar parisien fraîchement redécoré par

Le Manko à Paris, conçu par Laura Gonzalez.

Un canapé De Sede D 600 et une table de Willy Rizzo dans un intérieur de la décoratrice Julie Hillman.


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Au centre et ci-dessous: le canapé De Sede DS-1025, dessiné en 1972 par Ubald Klug, et le fauteuil Pumpkin, créé par Pierre Paulin en 1971 pour les appartements du couple Pompidou à l’Elysée, sont devenus des icônes intemporelles. Ci-contre: plus rare, le mobilier de l’artiste français Philippe Hiquily orne aujourd’hui les intérieurs de collectionneurs avertis.

Meubles iconiques

C’est sans doute également un signe de raffinement désormais que d’être un connaisseur du meilleur design de cette époque. Joe Colombo, Mario Bellini, Willy Rizzo, le photographe jet-setteur devenu designer, sont aujourd’hui prisés de riches particuliers, qui adorent ce style, mais aussi des décorateurs de restaurants ou de magasins qui évoquent une époque libre et créent une ambiance raffinée. C’est Nicolas Ghesquière chez Vuitton qui réédite un projet nomade de Paulin pour Design Miami/Basel en 2014 ou présente sa collection Croisière en 2015 dans une maison seventies de John Lautner. C’est Dior qui, la même année, présente la sienne dans l’iconique Palais Bulles de Pierre Cardin. Pucci qui habille ses boutiques de fauteuils Butterfly de Paulin ou encore Chloe qui, dans son magasin parisien, fait résonner son style bohème chic seventies avec des pièces de Crespi et Kagan, Niemeyer ou Louis Weisdorf. Un raffinement qui rend si désirables ces intérieurs inspirés des années 70 avec leurs rencontres de style. Yves Gastou, qui a toujours défendu le design de ces années-là, est aussi un amoureux des décennies précédentes et des années 80: «J’ai toujours été passionné par le mélange, par les petites histoires qui se télescopent. Pour moi, le grand goût, la grande culture, c’est avant tout un métissage total.» C’est ce regard, en

plus de son expertise qui ont sans doute séduit Lenny Kravitz, la star devenue designer, lorsqu’il a, avec lui, décoré son hôtel particulier à Paris. Canapés Togo, table Elisse de Gabriella Crespi, chaise main de Pedro Friedeberg ou fauteuil Elda de Joe Colombo, buffets déments de Paul Evans mais aussi lampes de Starck ou de Swarovski comme les propres designs du chanteur devenu designer, c’est cet amour de la décennie anti-

conformiste et de l’éclectisme qui imprègne tous les projets du chanteur-designer depuis qu’il s’est lancé dans cette activité en 2006. Résumant sa vision idéale du design en une seule image: «la rencontre en 3D d’Yves Saint Laurent et d’Helmut Newton». L’élégance ultra-luxueuse et opulente qui fait aujourd’hui le succès de la décennie de la liberté… en attendant le grand retour des années 80 et du style Memphis.

MONDRIAN

Ce sont toutefois les Européens qui ont été les plus célébrés à l’époque et qui aujourd’hui atteignent des sommets dans la cote des antiquaires ou des succès commerciaux ininterrompus. C’est le cas de Michel Ducaroy chez Ligne Roset, dont le canapé modulaire Togo a célébré en 2013 ses 40 ans. Ou le mobilier de Pierre Pau-

lin, que la marque réédite depuis 2006 avec le fauteuil Pumpkin, réinterprétation par le designer des fameux sièges qu’il avait dessinés lorsque les Pompidou lui avaient demandé de redécorer les appartements privés de l’Elysée. Les meubles conçus alors par le créateur sont les plus recherchés de ses créations, très difficiles à trouver aujourd’hui et qui se vendent à prix d’or. Plus précieuses encore, les créations d’artistes dont le travail était déjà à l’époque plus confidentiel, et qui sont désormais idolâtrés par les collectionneurs. C’est le cas de Maria Pergay et ses sublimes daybeds, de Gabriella Crespi et de ses tables sculptures, qui peuvent se vendre jusqu’à 100 000 dollars ou de Philippe Hiquily, le Français designer et sculpteur. L’antiquaire parisien Yves Gastou, qui édite encore des pièces de l’artiste, confirme cet engouement: «Je suis moi-même un amoureux du mobilier et du design des années 70. Dans ces années-là, il y avait un très beau mélange d’ancien et de design dans de fantastiques maisons ou appartements au décor classique. Du mobilier en acier, des pièces en altuglas, une explosion de couleurs et une fabuleuse créativité, dans tous les sens du terme. Les collectionneurs se dirigent de plus en plus vers les designers les plus rares et les pièces les plus précieuses, beaucoup deviennent de plus en plus exigeants sur leur choix et cela nous permet, à nous antiquaires, de nous dépasser pour trouver ces pièces d’exception.»

KRAVITZ DESIGN

jamais connu la disgrâce mais apparaissent plus que jamais dans les pages des magazines de déco et l’on redécouvre le travail de Vladimir Kagan dont les canapés serpentins ornent les intérieurs chics ou celui de Milo Baughman, icône des seventies. Quelques Sud-Américains aussi, l’immense Oscar Niemeyer mais aussi Pedro Friedeberg dont la chaise en forme de main, en bois ou en bronze, orne tant d’intérieurs d’aujourd’hui.

DR

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qu’a pu l’être le style mid-century. C’est une ligne qui s’empare des éléments clés de la décennie et les adapte au goût du jour. Pas de couleurs vives, mais plutôt les couleurs de l’élégance parisienne de l’époque, du vert forêt, du bleu tropical ou du rose pâle, beaucoup de moutarde ou des contrastes noir-blanc, telles les peaux de zèbre si emblématiques. Du métal partout, or et laiton surtout. Mais aussi de l’argent et des miroirs, épousant des formes géométriques nouvelles. Du papier peint aux mêmes motifs, quand il n’est pas tropical, emprunt des années 70 à l’esthétique des années 40. Enfin, la mise en scène évidemment du mobilier de grands designers parfois un peu oubliés. Les Américains: Platner et Panton n’ont

Le bar de l’hôtel Mondrian à Londres, signé Tom Dixon.

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Dans le salon de Lenny Kravitz, des canapés Togo et une table basse de Gabriella Crespi.


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«J’ai volontairement ôté toute sensualité à la mise en scène. Le sujet en soi, la crudité de l’acte sexuel, ce n’est pas ce qui m’intéressait. Avec tout ce que l’on peut voir sur Internet aujourd’hui, ce sujet n’est plus aussi tabou qu’il a pu l’être»

BUONOMO & COMETTI

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MISE EN SCÈNE

Peter Marino versus Robert Mapplethorpe Le célèbre architecte et designer a été nommé commissaire de l’exposition «XYZ» dédiée aux créations de Robert Mapplethorpe à la galerie parisienne Thaddaeus Ropac. L’occasion de parler de sexe, de l’obligatoire distanciation vis-à-vis de l’œuvre du photographe, de ses bracelets de force, de la sensualité des fleurs, mais aussi de ses dialogues imaginaires avec les artistes et de l’état du monde. Conversation. Par Isabelle Cerboneschi, Paris

L

a galerie parisienne Thaddaeus Ropac a invité en début d’année l’architecte et designer Peter Marino en tant que commissaire de l’exposition dédiée à Robert Mapplethorpe XYZ. Un choix naturel: Peter Marino possède la plus grande collection privée de photographies de l’artiste. Grâce à une scénographie géométrique, quasiment scientifique, qui cache autant qu’elle révèle, il a choisi de mettre en scène des thématiques qu’il considère comme étant fondamentales dans l’œuvre du photographe. La collection s’appelle XYZ, et fait référence aux fameux portfolios X (dédié aux relations homosexuelles et sadomasochistes), Y (contenant ses 13 pre-

mières études de fleurs), et Z (un ensemble de 13 images montrant des corps d’hommes afro-américains). Peter Marino, on le remarque de loin. C’est l’homme qui, dans un défilé, porte un pantalon de cuir noir, une cuirasse de cuir noir, des bracelets de force de cuir noir, une casquette de cuir noir. Même sa moustache est noire. Comme il le dit très justement, tout le monde porte un masque. Lui, il a choisi de porter celui-là. C’était ça ou le costume cravate qu’il enfilait en arrivant au bureau après avoir quitté son pantalon de motard. Peter Marino est architecte, designer, collectionneur d’art, créateur de ses propres vêtements,

metteur en scène, inventeur de maisons contemporaines où la lumière est reine, concepteur de boutiques pour les plus grandes marques de luxe que compte la planète. «J’ai créé des boutiques pour tout l’annuaire du luxe: personne d’autre ne peut montrer un portfolio qui aille de A pour Armani à Z pour Zegna», dit-il en riant. Il sait mieux que quiconque rendre l’opulence généreuse. Mais pour Robert Mapplethorpe, Peter Marino s’est tenu à une mise en scène très stricte, qui met en lumière l’extrême rigueur des compositions des photographies. «Un autre de mes photographes favoris est Charles Jones. Il était obsédé par les patates

et les légumes. Mais il arrivait à les rendre tellement sensuels!» souligne Peter Marino. De fait, la botte de carottes photographiée par Charles Jones en 1902 est très évocatrice. Ce pourrait être une idée, d’ailleurs, de mettre les deux œuvres en regard et de s’interroger sur la représentation du sexe en photographie… Quelle fut la plus grande difficulté que vous ayez rencontrée lorsque l’on vous a demandé d’être le commissaire d’une exposition dédiée à Robert Mapplethorpe? Je pense que ce fut de montrer les sujets qui, me semble-t-il, l’intéressaient le plus – à savoir les scènes de sexe très dures, agressives, les fleurs et la peau

des hommes black, mais sans tomber dans le sensationnalisme, et sans encourager le voyeurisme primaire du genre: «Oh mon Dieu, regarde ce sexe!» Je suis tellement fatigué de ces réflexions. La mise en scène que j’ai conçue est extrêmement carrée, symétrique. Je voulais atténuer le sensationnalisme et présenter mon interprétation de ce qu’il considérait comme ses meilleures œuvres. Et c’est difficile, car ce qui est montré est très puissant. Mais je voulais qu’on ne garde en tête que la qualité artistique de ces créations. Vous avez dû choisir entre 3000 images. C’est un travail de titan. Comment vous y êtes-vous pris?


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Mapplethorpe a réussi à faire d’un sujet controversé, l’homosexualité, une œuvre artistique. Il est allé là où nul n’était allé avant lui. Or vous avez choisi un angle très radical: vous montrez ses œuvres presque de manière scientifique. Oui, justement parce que je voulais que l’on puisse se détacher du sujet et étudier la beauté de la composition, les lignes. Il était obsédé par les compositions classiques, les tableaux du Titien. Il a repris des compositions du Titien avec le Christ renversé et un homme près de lui: on retrouve ce genre de compositions dans ses photos, ce que je trouve très intéressant. J’ai volontairement

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que ce que je montrais était très dur. Mais je ne m’en rends pas compte. J’aimerais retourner en arrière et regarder ces œuvres avec un œil neuf.

CHARLES DUPRAT / ROBERT MAPPLETHORPE FOUNDATION. USED BY PERMISSION / PRO LITTERIS

J’ai prévenu la Fondation Robert Mapplethorpe et je leur ai dit que j’allais être le curateur de cette exposition, qui sera basée sur les trois axes dont je vous ai parlé, que j’ai appelés X, Y, Z. Je leur ai dit que je cherchais des images d’acte sexuel, les plus belles fleurs qu’il ait jamais faites et que l’on ne voit pas souvent représentées, et ces images de peaux. La fondation, avec qui j’ai travaillé plusieurs mois, m’a énormément aidé. Et pour faire le tri parmi ces milliers d’images, on a procédé par élimination: «Vous n’êtes pas intéressé par des photos couleur?» me disait-on, et je répondais: «Non.» «Vous n’êtes pas intéressé par ses portraits?» et je répondais: «Non.» «Vous n’êtes pas intéressé par les animaux», «Non.» Mais cela m’a pris malgré tout une semaine pour chercher dans les archives (rires). Ce sont d’énormes archives.

La Galerie Thaddaeus Ropac Paris Marais a invité l’architecte et designer Peter Marino à être le commissaire de l’exposition «XYZ – Robert Mapplethorpe» qui s’est tenue jusqu’au 5 mars dernier. ôté toute sensualité à la mise en scène. Le sujet en soi, la crudité de l’acte sexuel, ce n’est pas ce qui m’intéressait. Avec tout ce que l’on peut voir sur Internet aujourd’hui, ce sujet n’est plus aussi tabou qu’il a pu l’être. Je voulais tester. Bien sûr, il y aura toujours des gens pour objecter et je le comprends. Mais je pense que l’on peut enfin calmement regarder son œuvre, prendre acte de sa passion. Son obsession, c’était de photographier des scènes de sexe homosexuel, entre autres sujets.

Et cette obsession, on le sait, a finalement eu sa peau. Mais il ne faisait pas ces images dans le but de choquer. Certaines photos sont d’ailleurs d’une telle perfection formelle, ont une composition tellement étudiée que l’on ne remarque plus le sujet. C’est exactement ce que je pense. Je travaille sur le projet depuis six mois et j’ai complètement oublié à quel point les images peuvent être choquantes, parce que quand on en parlait au

bureau, c’était pour aborder leur composition et comment on allait les agencer. On en parlait de manière tellement détachée: «Là, il y a une ligne droite, l’axe est ici, là il y a un pénis positionné comme ça, là il y a une courbe que l’on doit contrebalancer…» Il fallait entendre nos réunions! C’était tellement drôle! Monter cette collection, c’était comme faire un puzzle. Aujourd’hui, je ne regarde plus ces images de la même façon. Certains de mes amis sont venus et m’ont dit

Vous êtes un architecte et designer qui travaille pour les plus grands groupes de luxe qui soient, et à ce titre, vous devez vous mettre au service de l’image des marques pour lesquelles vous travaillez. Mais votre vision, votre style sont tellement puissants que parfois j’ai l’impression que vous prenez le pouvoir sur la force qui est en face de vous. Or avec cette exposition, au contraire, il me semble que vous vous êtes mis totalement au service de l’œuvre de Mapplethorpe. La manière avec laquelle j’ai monté l’exposition n’a rien à voir avec les autres expositions que vous pouvez voir à la galerie Thaddaeus Ropac. J’ai réinventé l’espace, en tant qu’architecte, avec les trois coloris choisis par Mapplethorpe – le noir, le gris et le marron très foncé. J’ai suivi ses codes. Mais cela reste une exposition d’architecte, je ne peux pas faire autrement. Ce serait intéressant, quand l’exposition sera finie, de me dire qui est le plus fort: lui ou moi? Les marques avec lesquelles je travaille sont très fortes aussi (rires). Je passe mon temps à les pousser dans leurs derniers retranchements. Elles sont comme de grands bateaux, des pétroliers, et pour les bouger, il faut la force d’Hercule! Pousser le bateau Louis Vuitton de 7 degrés, par exemple, c’est dramatique. Donc, en effet, je dois être un peu fort.

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PHOTOS: © ROBERT MAPPLETHORPE FOUNDATION. USED BY PERMISSION / PRO LITTERIS

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Jason, 1983, 50,8 x 40,6 cm.

«Orchid and Hand», 1983, 50,8 x 406 cm. Phillip Prioleau, 1980, 50,8 x 40,6 cm.

C’est pour cela que vous portez des bracelets de force? Oui, ce sont des bracelets un peu guerriers. A New York, un jour quelqu’un m’a demandé: «Vous êtes-vous déjà fait attaquer?» Je lui ai répondu: «Vous plaisantez? Quand les gens me voient dans la rue, ils changent de trottoir. Je suis 100% en sécurité même dans les mauvais quartiers.» (Rires.) Est-ce qu’une sorte de duel post-mortem s’est instauré entre Mapplethorpe et vous durant cette exposition? Je ne pense pas. En revanche une sorte de dialogue imaginaire s’est instauré entre lui et moi. J’ai effectué un choix, j’ai voulu montrer les trois grands thèmes de sa vie d’artiste. Et je m’imagine les lui proposer, lui demander ce qu’il en pense. C’est la même chose quand je travaille pour Chanel, j’ai un discours imaginaire avec Mademoiselle Chanel. Je lui dis: «Regardez, c’est très moderne, c’est trop?» Et elle répond: «Ce n’est pas du tout moi!» (Rires.) Je pense qu’avec cette exposition de Mapplethorpe, il pourrait répondre: «Oui, c’est ok. Ce n’est pas complètement moi, il y a un peu de vous.» Et il n’aurait pas tort. C’est tout l’intérêt d’être un commissaire d’exposition. Je voulais montrer quelque chose de dur, tester les temps que nous vivons aujourd’hui. Justement, comment percevez-vous les temps que nous vivons actuellement? Je pense que nous nous trouvons à un point, malheureusement, où les différentes branches de la société s’éloignent de plus en plus les unes des autres. On entend des choses comme «les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres». Ce n’est pas vrai! Les riches ont toujours été riches. Cela n’a pas beaucoup d’importance de savoir si vous possédez 1 milliard ou 10 milliards. Est-ce que les gens

sont plus riches que du temps de Louis XIV? Je ne pense pas. Les puissants possédaient les terres, les immeubles, et même les gens! Le problème, c’est qu’aujourd’hui toutes ces personnes ne se croisent plus, ne se rencontrent plus. Dans les années 70 et au début des années 80, les gens fortunés allaient au studio de Warhol, où ils pouvaient croiser Mapplethorpe, et tout le monde se mélangeait. J’avais tellement d’espérances dans les années 70, j’étais beaucoup plus jeune. Je me disais que c’était fantastique, que le monde allait dans la bonne direction. Tout ce qu’on voulait, c’était sortir de la guerre du Vietnam, protester. Puis les années 80 sont arrivées, et avec elles le sida, et les riches sont retournés

sorti. C’est d’un ennui! Moi, j’aime quand il y a des vieux, des jeunes, des enfants de 9 ans, des gens de 20, de 40, de 60 ans. J’ai envie de savoir ce qu’un jeune de 25 ans aujourd’hui a à dire. Et je veux entendre parler une personne âgée de 95 ans, un grand artiste, un écrivain, c’est tellement intéressant! Ce qui nous manque le plus aujourd’hui, c’est ce manque de mélange social, et de pouvoir ainsi apprécier nos différences au lieu de se séparer. Que disent justement les jeunes qui sont nés après la mort de Mapplethorpe lorsqu’ils voient cette exposition? Ma fille Isabelle est née en 1991 et lui est mort en 1989. Elle n’était pas née quand il est décédé.

«Une sorte de dialogue imaginaire s’est instauré entre lui et moi. J’ai effectué un choix, j’ai voulu montrer les trois grands thèmes de sa vie d’artiste. Et je m’imagine lui proposer mes choix, lui demander ce qu’il en pense» dans leurs quartiers de riches, les pauvres dans leurs quartiers de pauvres, et plus personne ne s’est parlé. Aujourd’hui, c’est encore pire: ils ne sont pas seulement dans leurs quartiers, ils choisissent de vivre reclus sur des îles privées pour ne pas vivre avec les autres. Et chaque partie a décidé qu’elle n’aimait pas l’autre. C’est fou! J’aime quand tous les gens se mélangent. Vous savez ce que je déteste le plus? C’est quand je vais à un dîner et que tout le monde a mon âge et est parfaitement as-

J’étais très curieux d’écouter les commentaires de ses amis quand ils sont venus. Quand les filles venaient avec leur petit copain elles disaient: «C’est cool!» Mais quand elles étaient juste entre elles, elles s’écriaient: «Oh mon Dieu, cet homme a un pénis tellement énorme!» Alors je leur disais de ne pas se focaliser là-dessus mais sur la composition de la photo, la beauté des lignes blanches et noires. Je suis heureux parce que ce sont des gamins de 25 ans et ils comprenaient que cet homme

avait réussi à créer une rupture dans le monde de la photographie, qu’il était un artiste, qu’il photographiait pour personne d’autre que lui-même afin de garder une trace de ses obsessions, de son idée de la beauté et son rapport à la peinture classique. Aujourd’hui, plus personne ne peut dire que la photographie n’est pas un art. Il a pavé le chemin. Mais le problème de reconnaissance est venu du fait que la plupart de ses sujets portaient sur l’homosexualité masculine. Les gens se demandaient: est-ce qu’on voit de l’art, ou est-ce que l’on est juste voyeur de scènes de sexe? J’espère qu’en 2016 les choses sont claires. On a affaire à du grand art, quant au sujet, on s’en fiche. Cela peut être une fleur, un sexe, cela n’a pas d’importance. Ses photos de fleurs d’ailleurs sont plus sexuelles que ses scènes de sexe. Bien sûr! Il le faisait exprès! Il prenait la photo sous tel ou tel angle de manière à induire un double discours. C’est ce que faisaient d’ailleurs les grands peintres classiques. C’était un jeu d’artiste. Pourquoi avoir choisi de montrer des Polaroid de tables? Je voulais montrer son travail avant qu’il commence à véritablement faire des images formelles. Avec ces pola, on est chez le jeune artiste. Or, je pense que le jeune artiste révèle celui à venir. Il a pris de nombreuses photos de sexe, mais en même temps il a pris des photos abstraites de tables. Si l’on se replace dans le contexte, au même moment, dans les années 70, on a Andy Warhol faisant des images complètement folles: les boîtes de soupe, Marilyn Monroe et Brigitte Bardot. C’est le côté un peu sex-swing-bulles de l’art. D’un autre côté, vous avez Mark Rothko, Jackson Pollock dont l’œuvre est abstraite. Il y a ces deux courants coexistant au moment où la carrière du jeune artiste Mapplethorpe commence à se dessiner. Et

il reflète avec ces images le temps dans lequel il vit – on est en 1974. Il est tiraillé entre les abstraits et l’hyperréalisme pop art. Et certaines images de sexe sont presque du pop art. Elles sont tellement iconographiques que c’est presque une bouteille de ketchup. L’image est plus forte que l’art qui en ressort. J’avais envie de montrer cela: la soupe avant le dîner. Etes-vous un collectionneur de ses œuvres? Oui, j’ai 142 de ses œuvres. Je les ai montrées à Miami. Quand on vous voit, il semble évident de vous avoir choisi comme commissaire de cette exposition. Je ne suis de loin pas aussi beau que les hommes sur ces photos! J’aimerais (rires). Votre look fait tellement référence au sadomasochisme que je me demande si ce n’est pas un masque pour cacher le véritable vous? Ecoutez. Tout le monde porte un masque quand il se présente aux autres. Et vous aussi. Quelqu’un peut choisir de porter le masque d’une personne de la classe moyenne, ennuyeuse, et qui n’a rien d’individuel, c’est aussi un uniforme très puissant et un message très fort. Mon message est celui de l’individualité. Je dessine tous mes vêtements, tous mes bijoux. J’aime dessiner des choses. Je m’amuse avec ce que je crée. Cela n’a pas une signification très profonde. Il y a des dizaines d’années, je me suis demandé pourquoi je devrais porter des vêtements que quelqu’un d’autre a créés. Je roulais à moto tout le temps. J’arrivais au bureau en vêtements de moto, puis je les quittais pour enfiler un costume. Et un jour j’ai arrêté de le faire, je me baladais dans le bureau en pantalon de cuir. J’ai fait quelques croquis, j’avais un excellent tailleur, et j’ai commencé à m’amuser. Cela prend tellement de temps pour découvrir qui l’on est…



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FLAGRANTS DÉSIRS

L’Afrique, c’est chic! A l’aide de formes primaires, de fibres de bambou ou d’imprimés colorés, les designers font entrer l’esprit africain dans nos intérieurs. Une tribu de meubles atypiques à adopter.

Par Séverine Saas Applique «Sorcier», design Marta Bakowski pour La Chance.

Papier peint «Ananas», collection Fox-Trot 2016, Pierre Frey.

Chaise «Banjooli», design Sebastian Herkner pour Moroso.

Etagère «Tokyo Tribal Collection», Nendo for Industry+.

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Vaisselier «Black Palms», Ralph Lauren Home.

Coussin brodé «Cells», design Nathalie Du Pasquier pour Wrong For HAY.

Miroir à franges «Demi-lune», Ben & Aja Blanc.



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TRANSPARENCE

Hors les murs Dans cette maison contemporaine des bords du Léman, les limites entre l’extérieur et l’intérieur se devinent ou s’effacent. Entièrement vitrée sur un niveau, elle s’ouvre tel un Rubik’s Cube à chaque extrémité. Troublante de beauté. Par Emilie Veillon. Reportage photographique Adrien Barakat

I

l faut imaginer une petite cabane de pêcheur dans la prairie. Entourée de hautes herbes, de pins et de marronniers. Dans une pente qui reliait les vignes au lac. Une maison de passion, de rêve, de solitude et d’amour interdit, qui a teinté ce terrain situé sur La Côte, entre Morges et Gland, d’une lumière particulière. Belle et intense. C’est elle sans doute qui a charmé son nouveau propriétaire. Après avoir acheté la parcelle et son cabanon en 2005, il y a passé des week-ends de la belle saison pendant cinq ans. Le temps de comprendre les lieux. Le temps de se projeter. Jusqu’à ce qu’une

image limpide de maison contemporaine émerge. «J’étais tombé sur la photographie d’une ferme rénovée à Punta del Este. Entre deux vieux murs porteurs, une dalle avait été tirée. Ses lignes élancées et sobres m’ont parlé», explique le propriétaire. Une longue gestation et plusieurs moutures s’ensuivent, jusqu’à ce que le chantier soit lancé en 2013, dirigé par le maître d’ouvrage, alors quasi entièrement consacré à la conduite du projet. Un projet qu’il souhaitait exemplaire en matière de rendement énergétique, avec une isolation de 25 cm, du triple vitrage, des panneaux photovoltaïques et thermiques en toiture, une

pompe à chaleur alimentée par trois forages, quatre cuves isolées d’accumulation d’eau chaude, ainsi qu’une ventilation contrôlée couplée à un puits canadien alliant la modernité à des méthodes ancestrales. Ce monolithe en verre est posé sur une dalle recouverte de travertin. Avec une toiture plate en béton, soutenue par deux cloisons centrales et deux écrans de béton à l’arrière l’isolant ainsi de ses voisins directs, la maison s’enfonce dans le terrain pour dégager un volume inférieur identique dédié aux chambres à coucher au niveau du lac. On accède à la demeure par sa partie

supérieure, de plain-pied, sur un patio relié à un chemin de gravier fermé par un portail. Quelques marches mènent au large perron qui fait le tour de l’étage, sans porte d’entrée. Les façades entièrement vitrées sur les quatre côtés coulissent, créant ainsi une ouverture pour se glisser, ici ou là, vers l’intérieur. «Nous avons poussé loin l’idée de la communion entre le dedans et le dehors. A l’image d’un Rubik’s Cube, toutes les faces se mettent en mouvement. Les cinq baies vitrées de 20 m de long coulissent dans les deux sens et peuvent se replier sur deux panneaux, permettant aux quatre angles du monolithe de s’ouvrir

entièrement. Les terrasses devenant ainsi des prolongements de l’espace à vivre», poursuit le propriétaire. Sur la bande extérieure, nul besoin de canapés et parasols, puisque c’est le salon tout entier qui respire à l’air libre, ombragé par le porte-à-faux de la dalle de toiture. La longueur de ce dernier a été calculée en fonction du degré d’ensoleillement, pour éviter d’être ébloui en été et capter un maximum de rayons en hiver. Un choix stratégique qui permet de se passer de voilages et rideaux sur tout l’étage, à l’exception de la salle de télévision où d’épais velours rouges plongent la pièce dans le noir.


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En haut: la maison vitrée sur les quatre côtés ne comprend pas de porte d’entrée. Toutes les façades coulissent. Ci-dessus: vue sur la cuisine réalisée sur mesure en corian et noyer. Le sol en travertin recouvre tout l’étage. A droite: la partie inférieure réunit côté lac cinq chambres d’enfants, un fitness, la chambre parentale et une chambre d’amis.

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En haut: le salon paraît perché à mi-hauteur entre le lac et les cimes. Au centre: le garage, dont le plafond semble tapissé comme une boîte à bijoux. A gauche: la cave à vin, sa table en noyer, sa porte marocaine et l’immense panneau en acier rouillé percé de citations, à l’étage supérieur. Ci-dessus: vue depuis le lac Léman.


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Unité de lieux

Cette limite éphémère entre l’intérieur et l’extérieur puise sa force dans le choix d’une unité des matériaux et des éclairages. Le sol en travertin, importé d’une carrière en Turquie, est composé de 1000 m2 de blocs que le propriétaire avait imaginés le plus clair possible, mais surtout brut, afin que les irrégularités de tons ou balafres naturelles lui confèrent toute sa vibration minérale. La moitié ouest de l’étage est dédiée au salon et à la salle à manger, sans aucune cloison intermédiaire. La vue balance entre, d’un côté, le calme verdoyant d’un jardin japonais, des marronniers, des vignes ainsi que du village historique qui les domine et, de l’autre, le lac et les Alpes, un tableau de bleu et de gris, traversé par des troncs élancés qui donnent l’impression d’être perché à mi-hauteur, entre les cimes et la rive. C’est dans l’un d’entre eux qu’un nid de buse renaît à chaque printemps, sous le regard admiratif du propriétaire, et dont il s’est inspiré pour construire un piétement de table à manger monumentale en acier rouillé. Au-dessus du plateau en noyer, deux abat-jour dorés Flos Skygarden de Marcel Wanders, dont l’intérieur est composé tel un plafond ancien mouluré, forment deux coupoles poétiques. Côté lac, le canapé Tufty Time signé Patricia Urquiola pour B&B a été recouvert de velours mordoré ou argent. Seul élément en tout temps extérieur, un fauteuil en résine d’une artiste italienne dont l’assise évoque la nacre d’un coquillage. Ses reflets irisés de vert et bleu changent au gré de la

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lumière, Au point d’être emballé d’un filet, en fin de journée, formé par les ombres géométriques de la sculpture monumentale en acier rouillé qui lui tient compagnie. Contribuant à porter la toiture, ce bloc de 25 cm d’épaisseur a été découpé dans un atelier de laminoir, faisant la fierté des ouvriers, qui n’avaient jamais encore travaillé sur une œuvre d’art, à Rive-de-Gier, dans la Loire. A l’autre extrémité du cube de verre, la partie nord comprend un bureau. Une table en acier plié en U – la partie inférieure a été dissimulée sous la chape de béton – et un coffre-fort ancien se retrouvent, une fois l’angle ouvert, comme intégrés à la vaste fontaine à débordement, au centre de laquelle est posé un modèle en pierre d’époque. «Il était situé à l’arrière de la cabane du pêcheur, envahi de végétation. Je voulais lui donner une place dans notre projet. Comme il avait l’air minuscule dans l’immense patio, nous avons imaginé une seconde fontaine pour l’intégrer», précise-t-il.

De rouille et de corian

Côté lac, la cuisine dessinée sur mesure en corian – réalisée par F.A. Menuiserie situé à Meyrin – est composée d’un îlot dont la base courbée se tire en porte-à-faux pour créer une table, sous laquelle sont disposés des tabourets en corian ou noyer, éclairée par deux lampes blanches Chasen Flos, de Patricia Urquiola. A l’arrière de la pièce, une cloison vitrée tire la lumière vers la cage d’escalier qui descend dans l’espace nuit. En face, à la même hauteur, un écran

en métal rouillé faisant office de cloison de la salle de télévision, est percé de citations choisies par le maître des lieux. Parmi elles, celle qui se trouvait au-dessus de la porte d’entrée de l’ancienne cabane du pêcheur: «De leur meilleur côté, tâchons de voir les choses», d’Alphonse Karr. Entre l’omniprésence du verre, du travertin, du béton et les incursions de métal rouillé, un bois exotique posé en panneau vient habiller certaines cloisons, dissimulant tantôt des placards de rangement, tantôt une cuisine de service. L’essence de zébrano se tire en fil conducteur jusque dans la partie enterrée de la maison, à laquelle on accède par l’escalier en métal plié, dont les marches foulées tintent comme un carillon. Visible à travers une paroi vitrée, la cave à vin est la seule incursion à l’ensemble bien tramé de chambres à coucher alignées côté lac – cinq pièces identiques, pour chaque enfant, communiquant entre elles par des cloisons mobiles. Derrière une lourde porte ancienne marocaine, la table du carnotzet est formée d’une section d’un tronc de noyer qui a conservé ses «picots» et sa peau de crocodile après avoir retiré son écorce de chaque côté. Le long banc qui l’accompagne a été sculpté dans l’une de ses branches. «Ces bois auraient dû finir en copeaux pour le grand festival en plein air de la région. Posés par grue avant de couler la dalle supérieure, ils ne pourront plus jamais ressortir de la maison», s’amuse-t-il. Les tabourets également en noyer, mais lisses sur tous les côtés quant à eux, sont montés

sur des tiges métalliques, clin d’œil aux talons aiguilles des dames à qui ils sont réservés. Juste à côté, une porte mène au garage, relié au patio par un ascenseur à voiture. A l’image d’une boîte à bijoux pour homme, le plafond est molletonné, façon royal Chesterfield par un habillage en plastique qui est, à la base, un revêtement posé en sous-couche en toiture pour les panneaux photovoltaïques que le propriétaire a souhaité détourner ainsi. Au sol, la dalle en béton est simplement polie, une technique qui lui donne un aspect brillant et, avec l’éclairage tamisé des bandes

avec le bain de lumière de l’étage supérieur: l’espace parental, une salle de fitness, une chambre d’amis avec accès privatif, et un petit studio. Si le travertin est déroulé dans les moindres recoins du haut, le bas est entièrement recouvert de pitchpin, un bois très résineux, à fond jaune veiné de brun rougeâtre que le propriétaire avait importé en un lot de 20 m3 de Lituanie il y a 20 ans, récupérés lors de la démolition d’anciennes demeures nobles, sans savoir ce qu’il pourrait en faire. Elles forment désormais des planches allant jusqu’à 8 m de long, tirées sur tout l’étage, sur

Dans l’idée d’une communion entre le dedans et le dehors, tous les angles vitrés s’ouvrent. Les terrasses devenant des prolongements de l’espace à vivre de LED, l’apparence d’une eau limpide sur laquelle les voitures semblent flotter… Les limites du garage sont dissimulées par une immense image – le lac vu du ciel au départ du Bol d’Or – rétro-éclairée sur le pan de mur du fond. Toutes les zones de transition des chambres sont recouvertes de bois zébrano, avec des plafonds volontairement très bas pour plus de chaleur et d’intimité. Aucune porte n’a de poignée, ni de cadre ou seuil. Elles pivotent toutes, dévoilant des espaces insoupçonnés au fil des couloirs tamisés qui contrastent

lesquelles se lisent les marques de l’âge et les stigmates sombres des anciens clous. Cette cohabitation entre le dedans et le dehors, entre des matériaux anciens ou bruts posés dans un élan complexe de simplicité, entre des espaces de transparence versus d’intimité, entre la versatilité du lac, le calme des forêts et des vignobles, mais aussi le respect de l’histoire du lieu, de la nature existante, de ses forces visibles ou invisibles forment un tableau fascinant dont il faut quelques heures pour émerger…

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CULTE

Starck, rêveur de vie Philippe Starck nous a reçu au sein de ses bureaux pour une discussion qui s’aventure dans ses convictions et ses aspirations. Il parle de sa jeunesse, tout comme du futur qu’il s’acharne à transformer. Par Antonio Nieto, Paris

PHOTOS DR

Pourriez-vous raconter vos débuts, lorsque vous aviez 16 ans et que vous étiez passionné par le dessin? Ce n’est pas exactement ça, il y a des gens qui gardent un souvenir merveilleux de leur enfance, moi non. Dans mon cas, l’enfance était un trou noir, de l’ombre, du désespoir, de la grande solitude et, pour des raisons que j’ignore, cela venait principalement d’un… d’un manque d’adaptation à la société, et donc d’un accès à la société pour un enfant par l’école. J’ai vécu toute ma jeunesse totalement isolé, sans aucun contact avec personne. Je ne suis jamais allé à l’école, je la fuyais, mais la police me ramenait régulièrement après m’avoir trouvé dans les bois où je me cachais. Le directeur me donnait une énorme baffe, je restais 24 heures avant de repartir. Et dans les bois, l’hiver, sur un banc, quand il neigeait, qu’il pleuvait et qu’il faisait froid, ce n’était vraiment pas drôle. Je me demande même comment j’ai pu supporter cela. Puis vers mes 16 ou 17 ans, j’ai cessé de fuir à l’extérieur. Je suis resté dans ma chambre et je n’en suis pas sorti pendant des années. Je n’avais aucun meuble, je couchais dans un coin. Jusqu’à ce que je réalise que cela ne pouvait pas durer et que je devais reprendre contact avec la réalité, avec les mondes extérieurs. Mon seul exemple était mon père, un grand ingénieur aéronautique, un inventeur qui avait sa propre compagnie aérienne. Un jour où je me rendais au cinéma seul, j’ai assisté à la projection de L’Homme invi-

sible. Cet homme était invisible pendant tout le film, sauf quand il s’entourait de bandelettes. Je me suis dit que pour redevenir visible, il fallait que moi aussi je porte des bandelettes. Le seul moyen de les mettre était de les fabriquer, c’est à ce moment-là que j’ai commencé à créer. Comme mon propos était totalement solitaire, il était complètement différent. Quand je parlais aux gens, ils me regardaient bizarrement, m’appelant le curé ou l’avocat, car je n’avais pas un langage de jeune, j’étais extrêmement réservé avec un vocabulaire bien meilleur qu’aujourd’hui. Je n’étais pas drôle, mais très gentil, poli, bien élevé et habillé, mais complètement ailleurs. Et plus tard? Après, j’ai eu un ou deux amis un peu plus vieux et on prenait beaucoup de drogues. Un jour, nous nous sommes composé un cocktail de LSD, amphétamines et de je-ne-sais-plus-quoi et nous sommes partis en week-end. A ce moment-là, j’ai commencé à dessiner. Et comme j’étais un jeune un peu idiot malgré tout, j’ai commencé à dessiner des voitures de course, probablement car j’appartenais à une famille issue de l’automobile et de l’aéronautique. Quand les effets se sont estompés, je me suis aperçu que je n’avais pas dessiné des voitures, mais des sièges complètement révolutionnaires avec des technologies automobiles. A l’époque, je ne connaissais rien du tout aux meubles, cela ne m’intéressait pas car je n’en avais jamais possédé, même pas un lit, ou une table. Je me suis alors dit qu’il y avait quelque chose de nouveau à inventer, quelque chose qui ne pouvait pas se trouver dans les magasins de meubles que je voyais à l’époque, et qui n’étaient pas du même millénaire. Jusqu’à la rencontre avec Pierre Cardin… Oui. A l’époque, c’était un homme très à la mode, le visionnaire, l’homme moderne. Je me disais que mes meubles devaient être vendus comme les vêtements de Pierre Cardin. J’ai donc réussi, au bout d’un an, à obtenir un rendez-vous avec lui. J’y suis allé, en faisant l’effort de bien m’habiller, avec une présentation que je répétais depuis plusieurs jours. Il a été stupéfait et m’a dit «vous êtes engagé». Je me suis retrouvé à 18 ans, avec un bureau place Beauvau, en charge du mobilier Pierre Cardin. Hélas, très rapidement, je me suis aperçu que nous n’étions pas du tout sur la même longueur d’onde. Lui était un capitaliste élitiste et moi un communiste. Je voulais donner aux gens un million de meubles à 1 euro et lui voulait faire un seul meuble à 1 million d’euros. Nous ne pouvions pas nous entendre, alors je suis parti. J’ai commencé à créer mes premiers objets gonflables, que j’ai beaucoup améliorés ensuite… petit à petit, en total autodidacte. J’étais toujours terrorisé à l’idée de montrer mes créations aux éditeurs, mais

JAMES BORT

Q

ui n’a jamais croisé le chemin d’un fauteuil Louis Ghost? Philippe Starck est un designer, le designer que tout un chacun a sur le bout des lèvres lorsqu’on lui demande de citer un nom. Et pourtant il n’était pas le matheux acharné derrière sa calculette, au contraire, l’école buissonnière était son dada et le banc du bois le voyait plus souvent que celui de sa salle de classe. Son parcours atypique et ses racines ont forgé l’enfant un peu pataud, puis l’homme fascinant qu’il est aujourd’hui. Il sait ce qu’il fait, et pourquoi il le fait, il veut donner à voir sa vision à d’autres, l’égoïsme le met hors de lui et la production en série est son moyen de partage. Militant contre toute forme de croyance, il voue tout de même un culte à l’immatériel, certains diraient que c’est le comble pour un créateur de matière. Lui s’en sent allégé, et privilégie l’humain à l’objet. Philippe Starck parle sans filtre, et dévoile sa vision intime d’un monde changeant dans lequel il a un grand rôle à tenir.

finalement les gens m’aimaient bien. Ils trouvaient que j’étais quelqu’un de sympathique, avec beaucoup d’idées, même si, selon eux, mon travail ne marcherait jamais. Je me disais qu’ils devaient avoir raison, néanmoins j’ai toujours pensé que l’avenir ne pouvait avoir un autre visage. Un autre visage que le design? Oui. J’ai donc continué parce que je ne savais rien faire d’autre jusqu’au jour où je n’ai plus eu de sous, pas même pour manger. Et à ce moment-là, un créateur de mode que j’avais rencontré par hasard… Hasard incroyable, alors que j’allais lui vendre mes modèles, je suis passé devant le premier magasin de design à Paris, rue du Renard. Un homme italien me vit alors regarder la vitrine, il s’appelait Arturo Del Punta Cristiani, un nom extraordinaire pour un garçon charmant. Intrigué par mon allure de jeune clochard, il m’a demandé ce que je faisais. Je lui ai répondu que je voulais faire du design, mais que mes premiers modèles n’ayant pas eu beaucoup de succès, je m’apprêtais à les vendre pour pouvoir manger. Il m’a demandé de les lui montrer, je me suis exécuté. «Savez-vous que vous êtes le plus grand designer du monde?» m’a-t-il alors lancé. Je lui ai répondu que non, que je ne le croyais pas et j’ai pensé qu’il se moquait de moi. Il m’a conseillé de les lui laisser quelque temps. Il est parti, puis est revenu deux semaines plus tard me faire signer des contrats chez tous les grands éditeurs italiens. Le hasard joue un grand rôle dans la vie, vous ne pensez pas? Certainement! Mais il faut l’entendre. C’est comme cela que j’ai commencé et que je suis devenu la personne que je suis aujourd’hui. A l’époque, même si je travaillais pour de grands night-clubs, je n’étais

pas payé. Ayant été élevé par les curés, j’ai toujours considéré l’argent comme quelque chose de dégoûtant. L’idée de me faire payer n’était pas acceptable. Aussi, je ne pouvais pas toujours me nourrir, alors que je réalisais déjà les endroits les plus à la mode à Paris et qui eux faisaient fortune. Je ne pouvais même pas y rentrer, c’était très étrange. J’ai eu une jeunesse extrêmement dure. Je n’ai pas eu d’accident, je n’ai pas été blessé ou maltraité, mais j’étais seul avec moi-même. Dans mon état de détresse, beaucoup de personnes auraient flanché, allant jusqu’au suicide. Mais paradoxalement, j’ai décidé de me construire. Je suis incapable d’apprendre, je ne comprends jamais quand on m’explique, je me suis entièrement construit par mes choix et par mes expériences. Cela fait une différence fondamentale dans mon travail, car si mes créations paraissent parfois fantaisistes, elles sont en réalité à l’opposé. Chez moi, tout est construit, tout est structuré. A l’époque, les designers étaient tous Italiens, j’ai dû m’inventer en designer français. En fait, j’ai restructuré tout le métier pour qu’il corresponde avec ce que je savais faire. Beaucoup de gens, les vieux du métier, disent «qu’il y a eu le design avant et après Starck», puisque après plus rien n’a jamais été pareil. En bien ou en mal, sûrement un peu des deux. Toutes vos créations ont un fil conducteur… Je n’ai jamais fait l’exercice de «pyramidaliser» la chose, mais il y a des atouts forts dès le début, comme la profession d’ingénieur de mon père ou le panache grand bourgeois, élégant et décalé de ma mère. Je suis déjà un peu un mélange de tout cela: un créateur ingénieur décalé et avec du panache. Il y a également le peu d’acquis tirés de mon éducation religieuse. Je ne suis pas

croyant, je suis même militant contre toute forme de croyance. Néanmoins j’ai su y trouver des principes de vie, de rigueur, de partage et surtout une élévation d’esprit et de réflexion sans pour autant croire en Dieu. Puis, la solitude m’a amené à toujours travailler seul, ce qui me permet de garder une certaine originalité de production puisque je ne regarde pas ce que font les autres. C’est donc un ensemble? Oui: la créativité, le panache, une forme de poésie, la structure religieuse, même la symbolique religieuse et le travail solitaire. J’ai été élevé suivant le credo «la créativité et la technologie sauveront le monde». Mais finalement, chez moi, cette créativité n’est pas un choix, c’est une évidence. J’ai toujours regardé vers le progrès, vers le futur. Je n’ai jamais eu d’intérêt pour le passé. Parfois, certes, j’ai jeté quelques coups d’œil en arrière, mais toujours afin de mieux comprendre le présent et d’envisager le futur. Je vivais dans une relativité einsteinienne, où rien n’existe réellement, où les choses les plus impalpables comme le temps sont étrangement également les plus quantifiables. La seule chose que je quantifie c’est l’amour, car nous vivons dedans, c’est la seule chose qui existe: l’amour passionné. C’est un terrain extraordinairement fatigant puisqu’il est mobile, volubile et jamais fixe. C’est terrible de vivre dans rien, mais cela permet d’être totalement allégé et de déployer une extraordinaire fluidité de pensée. Aujourd’hui, tout le monde est designer, tout le monde crée des collections en «série limitée», tout le monde est élitiste. Il y a même des créateurs de mode qui disent que la mode est élitiste… C’est une honte, l’élitisme, la série limitée, la rareté, c’est un


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GUILLAUME PLISSON

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DIDIER DELMAS

STARCKBIKE with Moustache – 2012 Vélo à assistance électrique qui déploie sa simplicité augmentée tel un prolongement de l’humain. Motor Yacht A – 2000 Un méga-yacht au design né du mouvement des vagues. ZA Paris France – 2016 Café urbain et littéraire. Starck Eyes – depuis 1996 Lunettes à la charnière biomécanique brevetée. Ipanema with Starck – 2013 Sandale en plastique éthique qui réconcilie production industrielle et savoirfaire artisanal.

mépris, un égoïsme, mais c’est surtout extraordinairement vulgaire. Et ces personnes se croient chics, alors qu’elles créent de l’extrême vulgarité. Dans un monde moderne, la vraie élégance est la multiplication. Si on a le bonheur et la chance d’être visité par une bonne idée, on a le devoir de la partager. C’est une honte de ne pas le faire… Alors il est vrai que ce n’est pas facile de concevoir des millions d’objets à 1 euro, cela demande des années de travail, de rigueur et de technologie. Il faut avoir le cerveau bien fait, parfaitement structuré. Ce que je continue de faire avec les meubles en plastique, personne d’autre dans le monde ne sait le faire, je le dois sans doute à mes acquis aéronautiques.

que des bêtises très drôles. Un humour quasiment surréaliste dont j’ai hérité.

que mes rêves sont tellement plus intéressants que ce que les journées m’apportent à vivre ou à voir. Je vis des existences incroyables dans mes rêves, et qui m’épuisent. Avec le temps, je finis par me demander quelles preuves nous avions réellement pour croire que la vraie vie était celle que nous vivions le jour. Pourquoi ne serait-ce pas celle que nous vivons chaque nuit? Et aujourd’hui, rien ne me le prouve puisque la vie du jour correspond à la matière en laquelle je ne crois pas, tandis que la vie de la nuit nous invite dans l’immatériel auquel je crois.

ment. Les grands changements invisibles me passionnent également. Il y a un chercheur français qui a dit que l’on peut repérer les grandes révolutions au fait qu’elles sont toujours invisibles. Et moi, il y a une grande révolution qui m’apparaît, que j’ai réalisé dans le livre d’un auteur suédois qui s’intitule Scène de chasse en blanc, dont je recommande la lecture. L’intérêt majeur du livre réside dans le changement de morale. En Occident, notre morale est relativement binaire, nous savons ce qui est bien et ce qui est mal. Nous pensons que cet acquis est définitif, mais je ne le crois pas. Je pense que la grande révolution future sera un changement structurel de la morale. Nous en voyons déjà les prémices, pas uniquement au sujet de la sexualité, même si cette très intéressante théorie devrait être reconnue par tous: les médecins reconnaissent 22 grades de sexualités entre l’hétérosexualité et l’homosexualité. Pourtant nous continuons à dire qu’il y a des hommes ou des femmes, ce qui est ridicule et totalement réducteur. Cette binarité de genre crée énormément de souffrance et de frustration chez les personnes qui se situent dans les 20 grades intermédiaires qui ne sont pas reconnus. Aujourd’hui, c’est totalement anormal de ne pas reconnaître ces nuances-là. Et c’est cela qui m’intéresse dans la vie, mon métier ne m’intéresse pas, il n’est que la sécrétion très faible de mes petites réflexions et de mon travail personnel. Mon métier est surtout très lâche, car manier de jolis raisonnements les plus élevés possible pour finalement produire une chaise, c’est plutôt très faible comme résultat. Mais c’est ce que je sais faire, chacun fait ce qu’il peut.

Une curiosité philosophique, au fond… Je m’intéresse beaucoup aux fondamentaux et à leur déchiffre-

Vous est-il déjà arrivé dans votre carrière de refuser des projets? Quand j’ai créé ma société, je voulais qu’elle suive des règles

C’est une sorte de nihilisme? Non, car je ne nie pas l’existence des choses, mais je pense que leur aspect matériel n’est pas vrai. Ce n’est qu’une question d’atomes, donc je ne suis pas nihiliste. J’ai simplement une vision aux rayons X de la réalité, des choses chimiques, physiques, électriques qui prouvent que rien n’existe. Comme entre rêve et réalité. D’ailleurs, la nuit est un moment fondamental pour moi. Souvent quand je me couche, je dis à ma femme Jasmine que je vais au travail. Quand je m’endors, je rentre dans ma vraie vie. Au fil des années, j’ai constaté

«Mon cerveau est structuré, et il repose sur ce terreau, des tonnes de terreau, des terres, du sable, des verres, des bouts de déchets» Chaque objet que vous dessinez a un prénom, est-ce une touche d’humour? Il y a un peu de ça, mais à vrai dire c’était venu il y a très longtemps de l’idée que puisque chaque chose autour de nous a une influence, autant que cette influence soit aimable. Au sens propre du terme, que l’on puisse l’aimer. C’est plus facile d’aimer quelque chose de vivant, et les choses vivantes ont généralement des noms. Si nous donnions dès le début des noms à nos objets, nous pourrions mieux les comprendre et mieux organiser notre relation avec eux. Et puisqu’il faut choisir des noms, autant qu’ils soient drôles. L’humour est structurel chez moi. Mon père ne disait jamais rien de sérieux, il ne disait

éthiques. J’ai donc conçu une charte disant que chez nous, on ne fabriquerait pas d’armes, pas d’alcool dur, pas de tabac, rien pour les compagnies pétrolières, l’industrie du jeu ou l’Eglise et que je n’accepterais pas de travailler pour de l’argent d’une provenance douteuse. A cause de cela, j’ai dû en perdre beaucoup, car ce sont les domaines qui payent le mieux. J’ai eu beaucoup d’offres de compagnies d’alcool ou de tabac pour des sommes sans rapport avec ce que rapporte habituellement le design. Mais j’ai toujours refusé. D’ailleurs, en général et pour des tas d’autres raisons, nous refuserons 95% des propositions. Techniquement, voire humainement, nous ne pouvons pas tout accepter puisque je fais tout moi-même. Vous arrive-t-il de travailler dans l’urgence? Non. Je suis le lent le plus rapide du monde, et le rapide le plus lent du monde. Je réalise un gros projet par jour – personne ne fait cela – mais je peux le faire parce que je suis assis sur une mine foisonnante de réflexions diverses, en général inconscientes. Je ne suis pas quelqu’un qui réfléchit, mais souvent quand une question se pose à laquelle je dois répondre, je réalise que j’ai déjà trouvé la solution, à un moment ou à un autre. C’est pour cela que les gens sont sidérés par la vitesse de mon raisonnement, qui est du niveau de la fulgurance. Je peux répondre à n’importe quelle question de manière structurée et originale, et ce malgré la diversité des sujets sur lesquels on m’interroge. On me soumet la chose, le problème et je le résous tout de suite. Là mes interlocuteurs me regardent souvent comme si j’étais un malade mental, avant de se demander pourquoi ils n’y avaient pas pensé plus tôt. Mon cerveau est structuré, et il repose sur ce terreau, des tonnes de terreau, des terres, du sable, des

verres, des bouts de déchets. Tout cela permet simplement de faire fonctionner les cases, de maintenir la structure. Nous ne sommes pas dans le domaine de l’urgence ici, mais dans celui de l’organisation. Je passe mon temps à faire des listes de priorités. J’ai développé des processus créatifs mais je suis une machine, je n’ai pas de vie. Une machine avec des résultats qui, par définition, ne sont pas humains. Je suis un Howard Hughes du design avec des mormons autour de moi. La beauté, c’est quoi pour vous? Ce n’est en aucun cas ce que l’on entend par le mot. La beauté, c’est l’harmonie, l’équilibre avant tout. Quand tous les paramètres, les sens (voir, sentir, écouter, vivre) sont alignés dans une perfection d’angle, de proportions, de chaleur et de temps, se produit un effet de synthèse et cela prend. Elle est toujours relative… La beauté est finalement assez peu relative. C’est d’ailleurs pour cela que de tout temps et de toutes civilisations, certaines choses sont reconnues comme étant universellement belles. Il semble plausible que notre nature humaine, notre peau, nos récepteurs, nos yeux reconnaissent une équation qui nous corresponde parfaitement. Car ce quelque chose qui nous plaît est la reconnaissance d’un lieu quel qu’il soit où l’on sera mieux. Et puisque notre nature humaine nous rassemble et nous fait nous ressembler, il est possible de dire que nous pouvons synthétiser cela, dire que certaines sont intemporelles et éternelles. La beauté est donc simplement l’organisation par le hasard, et le travail, des signes que nous recevons. Là est la véritable beauté. Seul l’intemporel a de la valeur, la beauté culturelle n’en a pas puisqu’elle n’est que passagère.


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LUMIÈRES

Eclats de verre Dans les dédales d’un palazzo milanais, rencontres furtives avec huit designers qui ont imaginé un lustre ou un objet de table pour Lasvit. Eloge d’un matériau complexe et fragile, tout en transparence. Par Emilie Veillon, de retour de Milan objets de table dans les Sale Napoleoniche du Palazzo Serbelloni. L’occasion de dresser une vitrine monumentale des plus belles pièces et de mettre leurs auteurs en lumière.

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Célèbre pour le savoir-faire de ses maîtres verriers, le fabricant tchèque Lasvit présentait en avril dernier, à l’occasion du Salon du meuble milanais, sa nouvelle collection de luminaires et

Cette série de verres, carafes et vases est une suite de la collection de luminaires Candy imaginée pour Lasvit. On y retrouve les coulées multicolores des bonbons présents en profusion sur les étals des marchés brésiliens. Une fois encore, les deux frères, basés à São Paulo, parviennent à transposer des jalons de la culture populaire sur des œuvres joyeuses et chics. Rencontre avec Humberto, le frère aîné.

DR FERNANDO LASZLO

DR

> Candy de Fernando et Humberto Campana

Comment exprimer la fluidité de ce matériau rigide? Nous ne voulions imposer aucune rigidité à ces œuvres. Au contraire, laisser la matière parler d’elle-même, couler d’elle-même. En ce sens, elles sont fluides. Si vous deviez choisir entre l’ombre et la lumière… La lumière. Le Brésil est le pays du soleil. La lumière et la chaleur sont source de vie.

Comment exprimer la fluidité de ce matériau rigide? En donnant l’impression que cette structure hexagonale flotte dans l’air. Si vous deviez choisir entre l’ombre et la lumière… J’aime l’idée de jouer entre les deux puisqu’elles sont liées. Mais je resterais à la lumière, je suis une personne positive, plutôt solaire. Que vous évoque la transparence aujourd’hui? Dans mon travail, la transparence me permet de créer la beauté et de faire en sorte qu’elle puisse susciter une réponse émotionnelle. Qu’est-ce que le verre dit de vous? On ne peut s’engager avec ce matériau sans avoir une certaine sincérité et authenticité. Il est impossible d’être superficiel ou arrogant avec le verre. Le processus requiert d’aller en profondeur, de se connecter avec les artisans et le processus pour obtenir le résultat souhaité. Je suis comme ça, dans la vie.

Qu’est-ce que le verre dit de vous? Que j’ai atteint une certaine maturité. Il m’aura fallu presque trente-cinq ans pour atteindre une connaissance et une maîtrise suffisantes de ce matériau fragile pour parvenir au résultat souhaité.

DR

Composé d’un nombre de modules hexagonaux lumineux extensible à l’infini, ce grand lustre dont l’image évoque un diamant est connecté par autant de fils qu’on aimerait tirer pour animer cette marionnette de lumière. Le designer britannique basé à Londres parvient ainsi à proposer un système clair et rigoureux, tout en laissant la liberté aux usagers de créer leur propre mobile.

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> FACET de Moritz Waldemeyer

> Ludwig de Maurizio Galante Le néo-classicisme des lignes contraste avec le modernisme des tubes industriels qui composent la structure de ce lustre gigantesque. Pour cette collaboration, le couturier italien souhaitait créer un objet qui véhicule des émotions. Une lumière de surprises. Comment exprimer la fluidité de ce matériau rigide? En s’inspirant du savoir-faire textile. Les éléments de verre sont travaillés comme des rubans et des tissus. Le verre liquide est tissé, noué à la main, avant d’être durci pour l’éternité. Si vous deviez choisir entre l’ombre et la lumière… Dans les objets que l’on dessine, les ombres sont aussi importantes que la lumière réfléchie. A partir des ombres, on fait de la lumière. Que vous évoque la transparence aujourd’hui? L’honnêteté. Elle est fondamentale. Aujourd’hui plus que jamais. Qu’est-ce que le verre dit de vous? Le verre, en se rigidifiant, appelle la force de maîtriser ce qu’on veut d’emblée. Comme le geste assuré d’un caricaturiste. Je pense que cela me caractérise aussi.

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Que vous évoque la transparence aujourd’hui? Je suis un menteur terrible. Je ne peux rien cacher, l’embarras se lit tout de suite dans mes yeux. Idem chez moi. Mon appartement n’a aucune cloison, tout est ouvert, visible, de la buanderie à la cuisine, en passant par le lit. Je trouve qu’il n’y a rien de pire que les espaces dissimulés.


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Une météorite d’une autre planète. Voilà le fil lumineux qui a guidé la designer tchèque, cofondatrice de la marque Newvintage, associée pour ce projet au designer industriel tchèque féru de nouvelles technologies. Cette sculpture est formée de 1500 pièces uniques, animées chacune par un scénario d’éclairage qui lui est propre.

Inspirée de la Maison de Verre de 1932, des toitures traditionnelles chinoises en tuiles, du Flatiron Building, mais aussi des pavés de verre caractéristiques du modernisme, la collection de cet architecte d’intérieur basé à Hong Kong reflète la dimension structurelle et tactile du verre.

Comment exprimer la fluidité de ce matériau rigide? En conférant au verre des formes organiques et en le laissant couler librement, avant qu’il soit séché. Si vous deviez choisir entre l’ombre et la lumière… La lumière. C’est elle qui donne l’éclat et le charme au verre. Sans la lumière, ce matériau n’exprime rien. Que vous évoque la transparence aujourd’hui? La nécessité d’avoir une vision claire et un propos limpide. Qu’est-ce que le verre dit de vous? Sa versatilité, sa fluidité et le champ illimité de son application nous poussent à expérimenter, innover des techniques et regarder la création sous de nouveaux angles à chaque projet.

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> Luminaires Tac/Tile d’André Fu Living DR / HASSELBLAD H4D

> Intergalactic de Petra Krausova et Libor Sostak

Comment exprimer la fluidité de ce matériau rigide? Dans cette œuvre, le verre a été moulé de manière à ce qu’il puisse couler avant d’être figé. Des gouttes s’invitent ainsi sur les plaques lisses. Elles reflètent son expression versatile, tout en créant des imperfections qui rendent chaque pièce unique. Si vous deviez choisir entre l’ombre et la lumière… L’ombre. Parce qu’il faut la lumière pour créer l’ombre. En la choisissant, la lumière est forcément déjà là. Que vous évoque la transparence aujourd’hui? L’idée que les choses peuvent être visuellement séparées mais physiquement reliées, comme dans une maison où une vitre connecte et sépare à la fois l’intérieur et l’extérieur. Qu’est-ce que le verre dit de vous? C’est un matériau intemporel, flexible et dynamique, qui trouve sa place dans la créativité d’aujourd’hui. Je m’y efforce aussi.

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MOBILIER

B&B Italia, la petite histoire d Table Tobi-Ishi de Barber & Osgerby (2012) dont les piétements s’inspirent des pierres d’ornement des jardins traditionnels japonais.

OLIVIERO TOSCANI / B&B ITALIA

La campagne publicitaire d’Oliviero Toscani pour Le Bambole fut censurée à la Foire de Milan de 1972. Ce qui provoqua la ruée de milliers de personnes sur le stand et un succès immédiat.

Le fabricant de mobilier italien de luxe fête cette année ses 50 ans d’existence. Retour sur les épisodes marquants d’un passé haut en couleur, d’idées folles en déclics inventifs. Par Géraldine Schönenberg

Une identité qui doit tout à son fondateur, Piero Ambrogio Busnelli décédé en 2014. Né en 1926 de parents pauvres sur un terreau fertile en termes d’entreprenariat, la Brianza, berceau historique du design dans la province de Côme en Lombardie, il fut un découvreur. De talents et d’un procédé révolutionnaire de production en série, le rembourrage en mousse de polyuréthane. Pour construire l’image de sa marque sur laquelle il allait bâtir son empire, il misa sur des génies encore inconnus de l’architecture ou de la photographie avant de s’associer à des pointures reconnues du design. Ainsi il donna mission à un jeune architecte de lui dessiner le siège de sa société à Novedrate. Même caché des regards de la cité, il le voulait unique. Il fit confiance à un jeune architecte qui n’avait pas encore fait ses preuves. Renzo Piano, c’est de lui qu’il s’agit, lui imagina en 1971 une sorte d’ébauche du futur centre Pompidou qui le ren-

Explosion d’inventions

Le modèle Coronado, datant de 1966, l’année de la création de la marque, représenta une première révolution avec ses quatre éléments (dossier, base et accoudoirs) assemblés au moyen de six vis seulement, permettant une livraison en kit. Puis les inventions s’enchaînèrent. En 1969, Gaetano Pesce conçoit un fauteuil rond comme un corps de femme, Up, vendu sous vide

B&B ITALIA

Rencontres pionnières

dit célèbre quelques années plus tard: un concept de boîte suspendue à l’intérieur d’une structure métallique tubulaire avec, à l’extérieur, des canalisations apparentes et colorées. Au cœur des années 60, il s’agissait pour ce pionnier du design, qui n’en est qu’à ses balbutiements, de ne surtout pas emboîter le pas aux entreprises artisanales qui fleurissaient dans la région. Mais de s’inventer un tracé périlleux jalonné de prises de risques en révolutionnant le processus de production. De coups de poker improbables en intuitions géniales, Piero Ambrogio Busnelli a alors pour objectif de rafler le marché avec une approche managériale. A l’origine, B&B s’appelle C&B, s’étant associé à l’artisan fabricant de chaises Cesare Cassina. Mais le voilà lorgnant du côté du secteur des matériaux plastiques en plein développement. Il laisse Cassina à sa production artisanale, emprunte son réseau de

Piero Ambrogio Busnelli, le fondateur (1926-2014).

B&B ITALIA

Q

uelle est la responsabilité d’un éditeur dans la commercialisation d’un modèle signé? S’agit-il seulement pour lui de faire son marché parmi les propositions des designers? Chez B&B Italia, elle est l’aboutissement d’une démarche éclairée de son centre de recherche et développement. Un des pôles de l’entreprise lombarde avec son usine de rembourrage unique en son genre. Car en termes de collaboration, ce sont les designers réputés qui plient leur génie à l’identité de la marque.

boomerang, n’aurait pas pu se concevoir sans une telle simplicité structurelle. C’est grâce à ce coup de force de l’entrepreneur dans les années 60 que les canapés monoblocs, devenus icônes de la marque, ont façonné l’histoire de l’éditeur. Et pour chacun d’eux un moule spécialement fabriqué, sorte de gaufrier monumental duquel on extrait le meuble entier dont la densité de rembourrage est calculée au préalable de la même manière que l’on confectionnerait une pâte à gâteau. De cette recette appliquée au design ont explosé quelques icônes, du temps où ce terme n’était pas galvaudé et recelait encore des intentions séditieuses. Et s’alliant à des découvertes technologiques, telles que l’utilisation de métal au lieu de bois, par exemple, pour augmenter les dimensions de l’assise.

designers tels que Afra et Tobia Scarpa, Vico Magistretti ou Gaetano Pesce et cherche à industrialiser sa propre production. Obligé de trouver des fonds, puisqu’il n’a plus d’associé, il fait appel aux banques et, dans un trait d’humour reconnaissant, nomme sa société B&B pour «Banque & Busnelli». Tenaillé par le besoin de devancer le progrès, Piero Ambrogio Busnelli se retrouve flânant à Londres à la foire des matériaux plastiques au milieu des années 60. Il aperçoit un stand présentant des petits canards d’une rondeur parfaite, fabriqués d’une seule pièce grâce à un moule. Pourquoi ne pas extrapoler ce procédé pour produire un siège, se dit-il? L’entrepreneur revient avec la recette du polyuréthane qui a donné vie aux fameux canards. Un mélange de deux liquides laiteux qui, en fusionnant, produisent une réaction chimique: un volume amplifié 40 fois en une pâte qui épouse parfaitement la forme de n’importe quel contenant et se stabilise une fois refroidi, en quinze minutes seulement. Une nouvelle façon de concevoir du mobilier est née tout en permettant de réduire drastiquement les coûts de production. Et d’expérimenter des formes infinies. Un canapé organique tel que le Moon System de Zaha Hadid commercialisé en 2007, sorte de

Le siège de B&B Italia à Novedrate: une réalisation de Renzo Piano et Richard Rogers datant de 1971.

et qui une fois sorti de son emballage prend forme grâce à un gonflage spontané au gaz fréon, aujourd’hui interdit. Une sorte de performance artistique à laquelle s’adjoignait un message politique: le fauteuil était lié, par une corde, à une grosse boule censée symboliser la condition des femmes en prison. Ou Le Bambole de Mario Bellini (1972) qui, présenté à la Foire de Milan la même année, se fit une place grâce à une campagne publicitaire suggestive signée d’un jeune photographe inconnu Oliviero Toscani, l’auteur controversé des pubs Benetton. L’affiche, placardée devant le stand, représentant le top model Donna Jordan à moitié nue vautrée sur le canapé fit s’agiter le comité de censure. Un scandale qui en provoqua le succès inespéré. Comme les matériaux, les formes aussi ont une histoire chez B&B Italia. Pour faire accepter la ligne de son fauteuil Papilio, le Japonais Naoto Fukasawa a dû revoir sa copie plusieurs fois avant que son concept soit agréé par le Centre de recherche et développement. Il dut alléger le prototype de ses pieds en métal initialement prévus et jugés «trop vintage» pour aboutir à ce cône évidé au dossier en forme d’ailes, ancré au sol, au tracé à la fois épuré et enveloppant. Quant au fauteuil Crinoline conçu pour une collection d’extérieur, Patricia Urquiola s’est inspirée pour son dossier tressé très fin ressemblant à du rotin (ici en fibres de polyéthylène) d’un panier rapporté d’un voyage. Mais la marque n’aurait peutêtre pas la renommée mondiale qu’elle connaît sans sa ligne plus consensuelle qui fait sa force, Maxalto, créée en 1975 et dont le directeur artistique est Antonio Citterio, architecte et designer. Et pour laquelle B&B Italia a créé une usine de travail du bois exploitant des techniques plus artisanales, du précieux placage de bois à la technique de vernissage de gomme-laque pour concevoir des meubles dont le luxe s’insinue dans les plus infimes détails.


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FEDERICARAIMONDI.COM / B&B ITALIA

e d’un grand éditeur

B&B ITALIA

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Le fauteuil Up (ici de la série Up 2000) signé Gaetano Pesce. Le premier modèle date de 1969. Des formes rondes comme un corps de femme. Et relié à un repose-pieds boulet pour sensibiliser à la condition féminine en prison.


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MANUEL BOUGOT / PROLITTERIS

MANUEL BOUGOT / PROLITTERIS

TIM BENTON / PROLITTERIS

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RESTAURATION

Embarquement pour E-1027 E-1027, la villa d’Eileen Gray, à Roquebrune-Cap-Martin, renaît. En cours de restauration, cette icône du modernisme, restée longtemps inaccessible, rouvre ses portes. Elle est au cœur d’un projet de préservation et de valorisation d’un site unique, qui comprend aussi le Cabanon et les Unités de camping dessinés par Le Corbusier. Visite. Par Eva Bensard, de retour du Cap-Martin

C’

est une petite villa blanche tournée vers les flots, entrée dans la légende par son ancrage précoce dans la modernité. On y accède, comme il y a 90 ans, par un sentier des douaniers bordé de pins maritimes, de yuccas et de figuiers de barbarie, dominant la splendide plage du Buse. Ce cap sauvage, entre Monaco et Menton, séduit en 1924 l’Irlandaise Eileen Gray (18781976), en quête d’un refuge retiré pour travailler et se reposer pendant l’été. Les opulentes villas qui poussent alors comme des champignons le long de la Riviera sont encore rares sur ces collines difficiles d’accès. Entre 1926 et 1929, avec son compagnon Jean Badovici (1893-1956), architecte d’origine roumaine proche de Le Corbusier, la créatrice de mobilier, célèbre pour ses paravents en laque et ses meubles tubulaires en acier chromé, s’essaie pour la première fois à l’architecture. Un coup d’essai que beaucoup considèrent aujourd’hui comme un coup de maître. Boîte en béton armé posée sur des pilotis, plan modulable, baie vitrée «en bandeau», toit plat, façade libre… E-1027 («E pour Eileen,

10 du J de Jean, 2 du B de Badovici, 7 du G de Gray») reprend «les cinq points d’une architecture nouvelle» théorisés en 1927 par Le Corbusier. Elle s’inspire également de sa villa «Le Lac», dessinée près de Vevey, en 1924. Mais Eileen Gray, assistée de Jean Badovici, affirme sa singularité en jouant sur les analogies avec l’univers nautique. Avec sa terrasse-bastingage, ses stores en toile de bâche, sa bouée, ses chambres-cabines et ses fauteuils-transats, ce vaisseau surplombant la mer a tout d’un petit paquebot. Le duo invente par ailleurs un système de baie vitrée s’ouvrant en accordéon, et intègre des éléments vernaculaires, comme les persiennes. Les pièces – à l’exception du séjour – sont modestes (120 m2 en tout), mais un mobilier astucieux et multifonctions (placard-tête de lit, armoire-paravent, table qui se transforme en bureau, tiroirs pivotants et escamotables), pensé dans les moindres détails par la designer, optimise l’espace. Sur les placards, des inscriptions au pochoir – «oreillers», «valises» – permettent aux invités de s’installer en toute autonomie. «Chacun, même dans une maison de dimension réduite, doit pouvoir rester libre, indépendant», écrit Eileen Gray.

A son achèvement, la demeure a les honneurs du tout premier numéro de L’Architecture d’aujourd’hui. Mais elle tombe peu à peu dans l’oubli, tout comme sa discrète conceptrice, qui goûtait peu les feux de la rampe. Après sa rupture avec Badovici, Eileen lui laisse la maison, et part s’en construire une autre entièrement à elle, sur les hauteurs de Menton. Au fil des années, E-1027 perd son identité et devient «la villa blanche», ou «la maison de Jean Badovici». A la mort de ce dernier, en 1956, elle est revendue à deux reprises, avant de finir à l’abandon dans les années 1990. Son classement comme Monument historique en 2000 et son rachat par le Conservatoire du littoral, un établissement public chargé de préserver les côtes françaises, marquent le début d’un lent sauvetage. «Ouverte à tous les vents, squattée et vandalisée, elle a échappé par miracle à la destruction. Mais elle était très dégradée», se souvient Michael Likierman. Passionné d’architecture, cet homme d’affaires britannique préside l’association chargée depuis 2014 par le Conservatoire de la restauration et de la mise en valeur du site. Rebaptisé «Cap Moderne», ce terrain en pente de 3000 m2 com-

prend non seulement la villégiature d’Eileen Gray, mais aussi le Cabanon et les Unités de camping construits quelques mètres plus haut par Le Corbusier (lire l’encadré). Un concentré de modernité sur un tout petit territoire, mais aussi une suite de défis pour les

fondations étaient minées par l’eau et ont nécessité un assainissement complet. On s’est aussi aperçu que le béton, en vieillissant, était devenu poreux, et se gorgeait d’humidité dès qu’il pleuvait. Sa réimperméabilisation est en cours», précise Michael Likierman.

«A part certains placards, le dernier propriétaire a tout vendu aux enchères en 1991. On aimerait refaire les meubles fixes à l’identique, d’après des photographies d’époque.» Claudia Devaux, architecte restaurateurs, ces édifices souffrant de leur exposition à l’air marin, et de l’attaque combinée du vent, de l’eau et du sel. «Des contrôles climatiques réguliers sont nécessaires», estime la restauratrice Marie-Odile Hubert, en charge des peintures murales. E-1027 souffre en effet de problèmes d’infiltration, une situation encore aggravée par les malfaçons d’une restauration incomplète, advenue en 2007. «Les

Autre gageure: la restitution du mobilier. «A part certains placards, le dernier propriétaire a tout vendu aux enchères en 1991, déplore Claudia Devaux, architecte spécialisée dans la restauration du patrimoine moderne. On aimerait refaire les meubles fixes à l’identique, d’après des photographies d’époque, en s’approchant au plus près des finitions artisanales d’Eileen Gray.» Une entreprise ren-


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PHOTOS MANUEL BOUGOT / PROLITTERIS

Le Temps l Samedi 21 mai 2016

Consolidé et en partie restauré, le paquebot immobile construit par Eileen Gray dans les années 20, sur un bout de rocher du Cap-Martin, dévoile ses intérieurs modernistes (ci-dessus, avant et après rénovation) et ses jardins ouverts sur la mer.

Quelques mètres plus haut, les visiteurs découvrent un autre univers, celui de Le Corbusier, qui édifia à côté du bistrot-casse-croûte de son ami Thomas Rebutato (en bas, à gauche) son fameux Cabanon, bicoque fonctionnelle de 15 m2, au mobilier modulable, où l’architecte passa tous ses étés pendant dix-huit ans (en bas, à droite). De la gare de Roquebrune, un sentier côtier préservé mène à ce «château» spartiate, accolé à la buvette L’Etoile de Mer et voisin de cinq Unités de camping, qui illustrent les recherches de Le Corbusier sur l’habitat de vacances (au centre). due d’autant plus complexe que certains matériaux choisis par la designer, comme la tôle ondulée, ou la mousse en caoutchouc, ne sont plus fabriqués aujourd’hui. «Nous sommes en train d’expérimenter de nouvelles solutions, c’est un chantier-laboratoire!» Après l’ouverture au public le 1er mai, pour une durée de six mois, les travaux reprendront à l’automne 2016. Ils porteront sur les espaces intérieurs, mais aussi sur l’aménagement des jardins en «restanques» (ces terrasses étagées typiquement provençales), ou sur l’accueil des visiteurs – un hangar en face de la gare vient d’être acheté à cet effet. L’aventure du Cap Moderne a encore de beaux jours devant elle. Du Ier mai au 31 octobre 2016, visite de la villa E-1027 (par groupe de 12), du Cabanon et de L’Etoile de Mer (par groupe de 4) sur résa uniquement, sur le site HYPERLINK «http://www.capmoderne.com/» www.capmoderne.com ou par téléphone: (+ 33) 06 48 72 90 53. A lire : «Tim Benton, Le Corbusier, peintre à Cap-Martin», éditions du Patrimoine, et l’ouvrage collectif «Eileen Gray, L’Etoile de Mer, Le Corbusier, Trois aventures en Méditerranée», archibooks.

Les vacances de Monsieur Le Corbusier Alors qu’après la Seconde Guerre mondiale, le souvenir d’Eileen Gray à E-1027 s’estompe, un autre architecte imprime sa marque sur cette petite portion de littoral français, et contribue à éclipser la créatrice irlandaise: Le Corbusier. Cette appropriation du site, dont l’artiste suisse s’éprend – il fait de fréquents séjours à E-1027 – , commence en 1938. A la demande de son ami et collègue Jean Badovici, Le Corbusier réalise deux peintures murales dans la villa. L’année suivante, il revient pour en ajouter cinq, en se passant cette fois de sa permission. «J’ai une furieuse envie de salir des murs: dix compositions sont prêtes, de quoi tout barbouiller», déclare-t-il. Une initiative qui ne fut pas du goût d’Eileen Gray, qui selon ses biographes ressentit cette intrusion comme une agression. Sur chaque peinture, dont les couleurs franches tranchent avec la blancheur de cette villa puriste, l’artiste appose sa signature, comme pour prendre possession des lieux. Cet amoureux de la Méditerranée rêve en effet de s’implanter sur cette côte rocheuse et préservée, et d’y bâtir à son tour un refuge au bord de l’eau. Cela devient possible en 1951, lorsque le Niçois Thomas Rebutato, tenancier de la guinguette L’Etoile de Mer (ouverte en

1949 quelques mètres au-dessus d’E1027), lui cède une parcelle de terrain accolée à son restaurant (en échange, l’architecte construit en 1956 pour Rebutato des Unités de camping, une suite de cinq chambres sur pilotis). C’est sur ce terrain exigu que naît le Cabanon, modèle d’habitat minimal aux allures de cabane de trappeur, achevé la même année que la Cité Radieuse à Marseille. «Le 30 décembre 1951, sur un coin de table, dans un petit casse-croûte de la Côte d’Azur, j’ai dessiné, pour en faire cadeau à ma femme pour son anniversaire, les plans d’un cabanon que je construisis l’année suivante sur un bout de rocher battu par les flots», écrit-il. Dès lors, l’architecte revient chaque été au Cap-Martin, jusqu’à sa mort en 1965. Son «château» de 3,66 mètres de côté est d’un confort spartiate, mais chaque centimètre carré est judicieusement utilisé. La douche se faisait à l’extérieur, près du grand caroubier, et les repas du couple étaient pris à L’Etoile de Mer. Le petit restaurant familial, où Le Corbusier laissa, là encore, libre cours à sa passion pour les grands aplats colorés, est resté inchangé depuis soixante-sept ans, et a conservé sa treille, son bar, ses carafes d’anisette et ses photos encadrées de l’architecte. On peut aujourd’hui le visi-

ter, par petits groupes, à la suite du Cabanon. Une chance, tant ces modestes constructions sont fragiles – la question du fac-similé s’est d’ailleurs posée pour le Cabanon, avant d’être écartée. «Il aurait été dommage de le mettre sous cloche», témoigne la restauratrice Marie-Odile Hubert. «A L’Etoile de Mer règne l’amitié», peut-on lire sur la terrasse du bistrot-casse-croûte. La famille Rebutato entretenait en effet des liens étroits avec le couple formé par CharlesEdouard Jeanneret et Yvonne. Ainsi, le petit Robert Rebutato («Robertino»), qui avait 12 ans au moment de sa première rencontre avec «Monsieur Le Corbusier», devint par la suite architecte, et commença sa carrière dans l’atelier de la rue de Sèvres. On lui doit la sauvegarde de cet ensemble unique: il fit don du restaurant et des Unités de camping à l’Etat, et s’est battu jusqu’à sa mort, survenue il y a quelques mois, pour la valorisation du Cabanon et de la villa Gray. Il repose près de L’Etoile de Mer, non loin de la tombe de son mentor, enterré dans le vieux village de Roquebrune après son décès sur la plage du Buse. «Le célèbre architecte était le touriste le plus mal logé de la Côte d’Azur», titrait à l’époque Nice-Matin... Eva Bensard

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Architecture & Design

Le Temps l Samedi 21 mai 2016

INTERVIEW SECRÈTE

Noé Duchaufour Lawrance,

qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant? Ah, les rochers, c’était super! Déjà on se posait la question de savoir comment on allait redescendre. J’aimais l’idée d’aller un peu plus loin sur la ligne d’horizon.

Dans chaque numéro Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été, et de ses rêves. Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire.

Quelle était la couleur de votre premier vélo? Blanc.

N

oé Duchaufour Lawrance possède un nom de personnage de roman qui invite au voyage imaginaire. Est-ce qu’un patronyme peut prédestiner celui qui le porte à devenir designer et architecte? Pas forcément, mais pour faire son métier comme il le fait, raconter des histoires au fil des espaces et de celles et ceux qui les habitent, une forme de «story telling» appliqué, alors peutêtre… Noé Duchaufour Lawrance aime la courbe. Mais aussi la ligne droite. Ce n’est pas antinomique. C’est à lui que l’on doit le concept des boutiques Montblanc: des lieux bavards, où l’on rêve de pleins et de déliés et où l’on se contente d’écriture cursive, mais digne, comme on ne le fait presque plus, avec de l’encre et du papier. Blanc si possible. C’est presque un acte poétique aujourd’hui d’écrire une lettre manuscrite. Et quand on les reçoit, on les garde comme des objets précieux. Ce projet, Noé Duchaufour Lawrance l’a abordé de manière intuitive. «J’ai fait appel à cette connaissance qu’on a tous de cette marque et j’ai essayé de trouver un moyen de rendre hommage à la fois à la couleur noire et laquée de cette résine dont est fait le Meisterstück, mais aussi à l’encre, à ses pleins, à ses déliés, ses courbes, qui perdurent quand même dans une civilisation numérique. Cette marque fait appel à des savoir-faire et à une rigueur, qui se sont développés dans le temps. Chaque artisan a besoin d’une méthode et une structure, il ne travaille pas de manière intuitive, il réfléchit avant de poser son geste. Tout cela, c’est ce qui a permis de structurer les boutiques, et de lier les différents espaces distincts par le geste de la courbe: une forme noire, qui se développe et ponctue le lieu, avec des murs au revêtement qui a l’apparence du papier.» Noé Duchaufour Lawrance aime la courbe. «Mais je ne dessine jamais une courbe pour la courbe, il y a toujours une droite qui est sous-jacente et qui permet d’apporter une structure. Je n’aime pas les formes molles: j’ai besoin de tension. Le corps humain est fait de courbes et de structures. Le mobilier, c’est ce qui se rapproche le plus du corps après les vêtements mais je trouve aussi intéressant de créer une sorte de connexion à la fois corporelle et émotionnelle. J’aime quand les gens caressent les objets. Les plus beaux compliments que l’on puisse faire à propos de mes

LouisTeran & GalerieThaddaeusRopac.

meubles c’est qu’on les caresse. Cela génère un attachement, cela permet de créer une patine. Pour moi, un meuble a bien vécu quand il possède cette patine qui montre qu’il a été aimé.» Et vous, quand vous étiez enfant, est-ce que vous caressiez les meubles? Je n’avais pas beaucoup de meubles à caresser parce que mes parents n’ont jamais été très forts en objets, on n’a jamais eu d’objets design. A la maison, c’était plutôt de la débrouille avec ce qu’on avait, des coussins partout... Mes parents étaient un peu baba cool, c’était très confortable, très agréable. Par contre, mon père m’a légué quelques sculptures qu’il avait faites et je me rappelle les avoir caressées. Quel était votre plus grand, votre plus beau rêve d’enfant? J’en avais plein en fait. Je rêvais d’être acteur, changer de rôle, passer d’un univers à l’autre. Enfant, je me projetais tout le temps dans quelque chose d’autre. Je n’étais jamais là où je me trouvais en fait: j’étais toujours en train d’imaginer vivre autre chose. Je pense que c’est propre à beaucoup d’enfants, surtout les enfants uniques, parce qu’il n’y a pas de frères et sœurs pour partager les choses. Donc il faut imaginer son univers. C’est ce qui m’a amené aussi à l’objet, au design. Dans quel sens cela vous a-t-il amené au design? Dans le sens où je voulais créer des choses, je ne voulais pas me contenter de ce que j’avais autour de moi, j’étais tout le temps dans la projection. Ça ne m’a pas beaucoup quitté d’ailleurs, j’essaie de

me calmer, d’être un peu plus serein, mais j’ai un grand problème de fuite en avant perpétuelle, je suis souvent dans l’après. C’est un moteur et en même temps un problème parce qu’il faut savoir savourer les choses telles qu’elles sont. Quand on vous demandait quel métier vous vouliez faire devenu grand, vous répondiez? Dès l’âge de 13 ans, je répondais designer. Quel était votre jouet préféré? J’avais un chien Fisher Price en bois que je tirais derrière moi, celui qui fait clac, clac, clac et à qui j’avais repeint l’œil parce que je le lui avais arraché, je ne sais pas comment. Est-ce que vous l’avez gardé? Malheureusement non. Je ne sais pas où il est. A quels jeux jouiez-vous à la récréation? On jouait aux billes. Des billes de verre, de terre, de métal. Et au cheval: on faisait semblant d’être sur des chevaux, on courait. C’était un jeu auquel je jouais avec des copines. J’aimais bien les filles moi, quand j’étais petit, j’étais tout le temps avec des filles. J’avais du mal avec les jeux de garçons. Je ne jouais pas au foot, déjà, donc ce n’était pas évident de trouver des copains de récréation. Grimpiez-vous dans les arbres? Oui, mais je n’étais pas très cassecou. Je grimpais sur les rochers plus que les arbres, en fait. Que ressentiez-vous une fois arrivé tout en haut des rochers?

Quel super-héros rêviez-vous de devenir? J’étais fasciné par Albator. Ce n’était pas un super-héros. Il me fascinait. Il me faisait super peur et en même temps je rêvais de son vaisseau. Je crois que j ’avais un petit problème avec Albator. Il m’impressionnait beaucoup ce dessin animé. Je n’avais pas la télé chez moi mais à l’école, à l’étude, ils mettaient la télé, le soir. Albator passait sur Récré A2, avec Dorothée, qui était aussi traumatisante qu’Albator d’ailleurs! Et donc je faisais des cauchemars. Un copain m’avait dit que son père était très riche et très gentil, que c’était un passionné de maquettes et qu’il était en train de me fabriquer un vaisseau qui serait assez grand pour être installé dans la cour de mon immeuble, pour que je puisse aller dedans. Alors tous les jours, je demandais à mon copain où ça en était parce que j’avais très envie de ce vaisseau, quoi! Et j’y ai cru jusqu’au jour où il m’a dit que ce n’était pas vrai. Albator me faisait du mal (rires). De quels super-pouvoirs vouliez-vous être doté? Voler. Pour toucher l’horizon? Ah oui! Etre au-dessus de tout. Il y avait deux choses en fait, dont j’aurais eu envie: voler ou respirer sous l’eau. Respirer sous l’eau, c’était quelque chose de merveilleux aussi. Vous faites de la plongée? J’en ai fait en Bretagne, beaucoup d’apnée surtout. Et que ressentiez-vous dans cet entre-monde? C’est magique parce qu’on a l’impression d’être en lévitation, on est en suspension, on a l’impression que tout est autour de nous. On y ressent une sensation d’immensité, d’espace qui est incroyable. Rêviez-vous en couleur ou en noir et blanc? En couleur. Quel était votre livre préféré? L’usage du monde de Nicolas Bouvier. Quand j’ai lu ce livre, j’ai voulu faire ce voyage, partir sur ses traces, mais je ne l’ai jamais fait. J’ai fait des voyages mais jamais de ce genre-là. L’avez-vous relu depuis? Non. J’en ai pris quelques extraits de temps en temps. Je lis très peu parce que ça me prend trop de temps et ça demande beaucoup de concentration, or il y a toujours un fourmillement de choses à faire. Lire c’est magique, un moment d’apaisement. J’ai encore du mal à trouver ce temps: trois enfants, beaucoup de travail,

beaucoup d’amis, beaucoup d’activités. Quel goût avait votre enfance? La menthe sauvage écrasée et les genets aussi, sur la côte bretonne. Ce ne sont pas des goûts, mais des odeurs. On avait une maison de famille en Dordogne. Elle était laissée comme ça pratiquement tout l’hiver, et quand on arrivait, la nature avait bien repris ses droits. La menthe poussait au pied de la maison et quand on arrivait avec la 2 CV de maman, les pneus écrasaient la menthe. Je me souviens très bien de cette odeur: un mélange de moteur de 2 CV chaud et de menthe écrasée. Et si cette enfance avait un parfum, ce serait? Ce serait peut-être celui de la terre mouillée, après l’orage, l’été, ces odeurs qui ressortent très fort. Pendant les grandes vacances, vous alliez voir la mer? J’y habitais, au bord de la mer, donc on allait dans la maison de mon père, en Aveyron. On allait aussi beaucoup en Dordogne et puis on se baladait, on faisait le tour de France ou on allait en Suisse en voiture, avec ma mère voir des amis. On faisait des road trips tout l’été. En 2 CV, je précise. Saviez-vous faire des avions en papier? Oui, je me débrouillais pas mal. Aviez-vous peur du noir? Non. Absolument pas, au contraire il fallait qu’il fasse vraiment noir parce que je me disais que dans le noir on ne me voyait pas donc c’était un bon moyen de se cacher finalement. De qui, de quoi vouliez-vous vous cacher? Il y avait des sorcières et tout ça, mais heureusement j’avais des loups qui me protégeaient donc j’étais quand même assez

«Pour moi, un meuble a bien vécu quand il possède cette patine qui montre qu’il a été aimé» tranquille. Et puis j’avais un autre truc: on m’avait offert un maillet en caoutchouc, le marteau pour planter les piquets de tente notamment, que je mettais sous mon lit au cas où une sorcière viendrait. Elle aurait été assommée. Vous souvenez-vous du prénom de votre premier amour? Tifaine Et de l’enfant que vous avez été? Contemplatif, sensible, un peu trop peut-être, joyeux aussi je pense, mais pas toujours. Est-ce que cet enfant vous accompagne encore? Oui. Un peu trop (rires).




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