L'Alpiniste, Bernard Amy

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Bernard Amy

L’ALPINISTE









Bernard Amy

L’Alpiniste Avec une ouverture de Michel Serres.


Note de l’éditeur Ce livre est le fruit de quarante années de lectures, d’ascensions et de silences. Plusieurs de ces textes ont connu une première vie dans des revues, des ouvrages collectifs ou des recueils. La présente édition reprend pour partie celle établie en 2013 par Benoît Virot pour les éditions Attila, avec le compagnonnage de Sylvain Jouty et de Pierre Laurendeau, directeur de la collection Les Indes Oniriques. Elle a été augmentée d’un texte de Michel Serres, d’une nouvelle (L’Arbre) et d’une postface de l’auteur. Nous remercions Michel Serres et les éditions Le Pommier pour nous avoir autorisé à reprendre en ouverture un extrait de l’ouvrage Variations sur le corps (2002) qui fait le lien entre alpinisme et expérience spirituelle.


« la fête mystique de l’Ascension »

(Michel Serres)

Pendant quelques ascensions dans le massif des Écrins ou celui du Mont-Blanc, de nuit ; après la descente du Cervin et ce, pendant deux jours ; ou à d’autres occasions encore, rares, je fus soudain inondé, rempli, comblé, rassasié, débordé, foudroyé d’une si haute liesse, continue et souveraine, que je croyais que ma poitrine éclatait, que mon corps tout entier lévitait, présent dans tout l’espace du monde en moi présent tout entier. Plérome de l’allégresse. Rien d’artificiel dans cette expérience, puisqu’elle advint à des moments où je me nourrissais peu et ne buvais que de l’eau et que toute l’attention, nerveuse et musculaire, demeurait requise pour ne pas dévisser : l’extase intervenait donc pendant une période active où, dure, la réalité mobilisait tout le corps. Je soupçonne d’ignorance méchante les analyses pathologiques du mysticisme parce qu’elles versent sa force dans une faiblesse maladive, et son acte dans une passivité. Drogues coûteuses ou maladies mentales produisent, certes, des hallucinations dont les décors de carton caricaturent les authentiques extases des saints. Sainte Thérèse d’Avila, saint François d’Assise, aux corps athlétiques, marchaient des centaines de kilomètres par tous les temps, à travers les reliefs durs


d’Espagne et d’Italie, en les parsemant de fondations maçonnées, laborieux, non point malades, mais plus que normaux, puissants, experts dans les techniques du corps. La sainteté succède à la santé, comme la connaissance à l’action. L’extase suppose l’équilibre et, loin de le briser, le surpasse, donne le réel tel quel, en direct, et refuse les succédanés. L’exultation jubilante n’émerge pas de la mélancolie, mais du contact sans médiation avec le roc. La création, en général, ne naît donc ni de la torpeur ni de la narcose, mais de l’entraînement, et le récompense par surcroît. Contrairement à nos légendes, l’œuvre émerge d’un excès de surpuissance. La joie ressentie croît avec l’effort consenti ; cela va jusqu’aux limites. L’athlète en forme, le gymnaste entraîné, le travailleur actif, le montagnard à l’apex de son exigence, dans la précision attentive de son rapport à la glace, pendant l’engagement total de leur corps, sueur, tension, souffle, souplesse, adaptation, se transforment soudain, rarement, de façon inattendue, en séraphins et bénéficient des émotions ressenties par les anges qui, eux-mêmes, transfigurations de champions, jouissent de corps plus-que-parfaits plutôt que de mollesse avachie sur quelque divan aux coussins de nuage. Pratiquez l’exercice du corps comme préparation à la montée au ciel. Il faut du jarret pour l’ascension de la paroi où vous expérimentez la fête mystique de l’Ascension.




Le Meilleur Grimpeur du monde

Quoique personne n’ait jamais su exactement son nom, tout le monde l’appelait Tronc Feuillu. Ce devait être quelque chose comme Tron Fo Oyu, mais la prononciation qu’en donnaient ses compatriotes était trop rapide pour qu’un Européen puisse vraiment la saisir. Ce surnom n’évoquait pourtant en rien le personnage. Tronc Feuillu était un homme maigre, long, au visage et aux mains d’ascète. Il avait le crâne rasé. Et derrière ses yeux plats d’Asiate vivait un regard à la fois sévère, ironique et doux. On pensait plutôt au tronc d’un de ces arbres des terres australes qui, à travers les flammes des incendies de forêt, paraissent avoir acquis le pouvoir de ne plus pourrir. Tronc Feuillu faisait partie de la délégation japonaise au rassemblement international d’alpinisme. Il était la figure la plus marquante de l’équipe, bien qu’il n’en fût pas le capitaine. Ses compagnons parlaient de lui avec un respect que ses capacités techniques ne suffisaient pas à justifier entièrement. Interrogés, ils s’étaient montrés imprécis, avaient évoqué une « sagesse suprême et une technique au-delà de la technique » qui n’expliquaient rien. À ceux qui auraient voulu en savoir plus, les compagnons de Tronc Feuillu avaient répondu : « Les faits parleront d’eux-mêmes. Il faut attendre la course à laquelle participera notre camarade.


L’Alpiniste

— La course ? Il n’y en aura qu’une ? — Sans doute. » Trois jours plus tard, le temps se mit au beau. Les Japonais s’attaquèrent d’emblée à la face nord de la pointe Rekwal, l’itinéraire le plus haut et sans conteste le plus difficile du massif. Conduits par Tronc Feuillu, ils évitèrent le passage dit « du Pendule » par une variante restée célèbre. Personne depuis n’a pu la reprendre. Les plus habiles alpinistes d’Europe et d’Amérique s’y sont essayés. Aucun n’a pu dépasser les dix premiers mètres. Tronc Feuillu parvint à franchir une volée de dalles haute de quatre-vingts mètres, sans une seule plate-forme, sans une fissure assez large pour le pied ou pour la main. Il n’utilisa aucun piton, ne fit aucun relais intermédiaire. Lui et ses compagnons – ceux-ci comme transfigurés par leur génial premier de cordée – escaladèrent ce long passage d’une traite. « Sans effort apparent, comme s’il s’agissait d’un passage facile. » rapporta une cordée britannique engagée au même moment dans le Pendule. L’événement fit grand bruit. Les Anglais, puis d’autres grimpeurs qui se trouvaient dans la face le même jour, décrivirent avec enthousiasme la sûreté et l’habileté des Japonais, et plus encore la maîtrise de Tronc Feuillu. Celui-ci devint la vedette de Chamonix. Mais ses admirateurs n’eurent guère l’occasion de l’approcher. Il fuyait la foule et ses bruyants hommages. À toute curiosité, il opposait son indifférence pour la notoriété, le « paraître » et les fanfaronnades de retour de course. Alors qu’il venait de réaliser une très grande ascension, il affichait une sorte de calme détachement, et surtout le refus d’être la proie d’une frénésie maladive à la moindre apparition d’un coin de ciel bleu au-dessus du mont Blanc.

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Le Meilleur Grimpeur du monde

Car il ne repartit pas en course. Non qu’il restât à Chamonix. Mais les jours de beau temps se succédèrent, et il se contenta de disparaître des journées entières sans que l’on sût s’il partait grimper en solitaire ou flâner dans les alpages. Ses compagnons réalisèrent d’autres courses, dont trois premières ascensions de grande classe. Il ne les accompagna pas. Des alpinistes s’étonnèrent de cette désaffection. On alla même jusqu’à parler d’une grande peur éprouvée à la pointe Rekwal et qui l’empêchait de retourner en montagne. Il le sut, mais parut s’en désintéresser. Quant à ses compatriotes, ils affirmèrent que Tronc Feuillu faisait partie intégrante de leur équipe. « Il nous suffit, dirent-ils, que par ses méditations il inspire nos réalisations. » On les considéra comme des personnages insolites, et les conversations reprirent leur cours ordinaire, leurs enroulements de mots et de phrases autour du temps, du rocher, des techniques et des ambitions de chacun. Un jour de pluie où le Tout-Chamonix s’impatientait dans les cafés, Tronc Feuillu s’aventura au Drugstore. Il parlait, discutait, paraissait étonnamment à l’aise. Personne ne reconnaissait le personnage austère des jours précédents. Quelqu’un réussit à l’interroger sur son extraordinaire escalade : « Comment avez-vous fait ? », « À quel degré évaluez-vous les difficultés ? », « Était-il possible de pitonner ? » Tronc Feuillu laissa passer toutes les questions, puis répondit : « À la fin du passage, j’ai aperçu au sommet du mont Blanc l’un des plus beaux cristaux de neige que j’aie jamais vus dessinés. » On prit cette réponse pour une boutade, d’autant plus que Tronc Feuillu finit lui-même par en rire. « Il n’aime pas les questions. C’était bien répondu. » Et l’on en resta là.

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