Au cirque de Patrick Da Silva - Extrait

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LE TRIPODE



AU CIRQUE


© Le Tripode, 2017


Patrick Da Silva

AU CIRQUE

LE TRIPODE



. I .

Allons ! Nous poserons ce que nous savons. C’est par là que nous commencerons ! Ce que nous savons comme tout le monde, pour l’avoir lu, comme tout le monde, noir sur blanc dans le journal. Primo ! La mère est morte, pendue. Le père a été mutilé : les deux yeux arrachés, le sexe et la langue tranchés. Lui il s’en est tiré. Secundo ! Ils étaient dans la grange ; tous les deux, dans le fenil de la grange. Le père en sang, étendu dans le foin, la mère au-dessus et au bout d’une corde. C’est leur plus jeune fille qui les a trouvés. C’est elle qui les a trouvés – le père, la mère – comme ça, dans la grange, dans le fenil de la grange. Tertio ! Dans la chambre des parents c’était un grand désordre : le lit défait, les tiroirs renversés, l’armoire ouverte, tout le linge par terre.

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Nous commençons, posons ce que nous savons, indubitablement. Les faits, comme il est dit dans le journal. Le collier de la mère a disparu.

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. II .

Voyez. Une maison ; la voici à grands traits : bâtisse imposante, cossue mais délabrée ; maison de maître, petit manoir d’une noblesse terrienne et ruinée. Beaucoup de pièces : cuisine, salle à manger, séjour, et même une bibliothèque, des chambres : celle des parents, deux pour recevoir, une pour chacun des enfants – ils sont quatre : l’aîné, la cadette, le second fils, la dernière ; tous les quatre ont passé la trentaine. Dehors, ce sont les bâtiments de ferme : grange, étable, hangar ; autour, le domaine : les prairies et les bois. Voyez. C’est la fin de l’été. La nuit tombe avec la fraîcheur de septembre. Le petit parc devant la maison – la bâtisse imposante – est un verger. Ici ce sont surtout des pommiers qui viennent. Eux ne gèlent pas et ils ont le temps, avant l’hiver, de donner tous leurs fruits. Les pommes commencent à mûrir mais elles ne sont pas bonnes encore à être ramassées. La nuit qui tombe sent la pomme.

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Voyez. Depuis les faits, les enfants sont là, dans la maison, tous les quatre. Prêtons l’oreille, soyons attentifs ! Ils vont rendre témoignage, tous et chacun à son tour ; tous, tout au long de l’office, station après station, ils vont rendre témoignage mais pour l’heure, les trois aînés seulement vont prendre la parole. Prêtons l’oreille, soyons attentifs, c’est sur la petite sœur, la dernière, que portent leurs aveux. Et c’est la cadette qui commence. J’ai récupéré ma sœur. Elle était chez les dingues. Elle ne parle plus. Non, depuis, plus un mot. Ils l’ont cuisinée : des clous ! Même avec mon grand frère : rien, même avec le curé : que dalle, pas un traître mot, rien, alors ils l’ont fichue chez les dingues. À l’hôpital elle ne mangeait plus. C’est comme ça chaque fois : sortie de chez elle, elle ne gobe plus rien. Pourtant, avec ses crises, l’hosto, Dieu sait qu’elle connaît. Les dingues, ça non ! C’est la première fois, le père n’a jamais voulu ! Mais les visites, les examens, les analyses elle en a eu son compte ! Pour savoir ce qu’elle a, il l’a traînée partout.

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Le père, ça au moins on ne peut pas le lui enlever, au sujet de ma sœur, il n’a jamais baissé les bras. Et c’est l’aîné qui poursuit. Ils m’ont proposé de prendre ma sœur chez moi. J’ai dit non. De toute manière elle n’aurait pas voulu. J’ai dit non. Moi, tout seul avec elle, je n’aurais pas su. Trop pour moi, trop. Elle passe bien, des fois, à la maison, je lui offre un café, on bavarde un peu, elle s’en retourne. Elle, elle a pris le parti du père. Les trois grands, on a tous mis les bouts ; elle, elle a voulu rester. Avec eux forcément. La mère aurait préféré la placer. Et puis il y a ses bêtes. À cette saison, ma petite sœur passe toute la journée dehors avec les bêtes. Pas qu’il faille les garder, il y a bien partout des clôtures, mais c’est comme ça depuis qu’elle est gamine ; avec ses crises, ils lui ont tout passé. Les bêtes sont à elle, quasiment. Maman a horreur des animaux stupides ; elle déteste la volaille, les moutons et les vaches. Alors, sans ma petite sœur et sans le père pour la défendre, sans elle, il y a beau temps qu’au domaine, des bêtes, il n’y en aurait plus.

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Et le second fils va clore l’épisode. Ah ! Pour lui pourrir la vie à la mère elle s’y est toujours entendu la frangine ! Du coup, toutes les deux c’étaient pas des copines. C’est comme ça m’a-t-on dit ! L’été, la simplette passe ses journées avec les bêtes, elle n’a rien de mieux à foutre la pauvresse, à part ses dévotions. Elle égrène ses salamalecs en gardant les trois vaches. L’été, la nigaude garde les bêtes en parlant au bon Dieu.

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. III .

Allons ! Nous posons ce que nous savons – le journal, les faits : la mère pendue. Le père mutilé. Le sexe et la langue tranchés, les deux yeux arrachés. La mère est morte, le père s’en est tiré. C’est leur fille la plus jeune qui les a trouvés. Les faits, le journal et après : elle vivait avec eux, la plus jeune, elle s’occupait des bêtes. Elle et la mère ne s’aimaient pas. Ils étaient dans la grange. Elle les a trouvés tous les deux, le père, la mère, dans la grange, elle s’est occupée d’eux. Nous posons ce que nous savons : le journal, les faits et après. Nous posons et retenons le reste et du reste nous tentons de déduire. D’abord elle l’a soigné. Lui. Oui ! C’est cela qu’elle a dû faire d’abord. Elle a dû. Elle a commencé par lui, lui d’abord. Tout de suite elle a pensé à ça : aller chercher de l’eau, le sachet de coton hydrophile et du mercurochrome ; prendre un drap dans l’armoire, des ciseaux, un drap blanc, et le couper en

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