Daisy Daisy de Stephen Benatar - Extrait

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WHEN I WAS OTHERWISE


Image de couverture Dans les jardins, Juliette Maroni

Titre original : When I Was Otherwise © 1984, Stephen Benatar © 2016, Le Tripode, pour la traduction


Stephen Benatar

DAISY, DAISY *** Traduit de l’anglais (Angleterre) par Christel Paris



PREMIÈRE PARTIE



1 Le mercredi 23 mars 1983, l’article suivant était publié dans le Guardian : « Une enquête a été ouverte sur la mort de deux vieilles femmes dont les corps ont été retrouvés lundi, au nord de Londres, dans la maison délabrée qu’elles partageaient avec un homme qui était le frère de l’une et le beau-frère de l’autre. Les autopsies ont révélé hier qu’elles étaient toutes les deux mortes de cause naturelle ; cependant, le décès de la plus âgée remontait à près d’un an et aurait été provoqué par des complications survenues à la suite d’une chute. À mesure que l’histoire de la famille Stormont, qui menait une vie quasi érémitique, apparaît au grand jour, l’un des porte-parole du conseil municipal de Barnet, responsable de la santé publique, se pose en défenseur des médecins et des travailleurs sociaux qui avaient affaire avec la famille. ‘‘ Nous sommes face à une situation particulière. On ne peut pas obliger les gens, quand ils ne le veulent pas, à se faire hospitaliser ou à accepter des repas livrés à domicile. Nous avons vraiment tout essayé ’’, a-t-il déclaré. Les deux femmes et le veuf de 83 ans (ironie du sort, il devait fêter son anniversaire lundi) ont toujours refusé toute proposition d’aide. Pendant des mois, derrière des fenêtres couvertes de crasse, la maison située sur Alderton Crescent, dans le quartier d’ Hendon, a caché un terrible secret. Mrs Daisy Stormont, qui aurait maintenant 89 ans,

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reposait morte sur un lit, tandis que Mrs Marsha Poynton, 67 ans, et Mr Daniel Stormont continuaient à mener une existence bizarre et recluse. Un agent de police a affirmé que Marsha, à une époque, avait dormi dans la même chambre que sa défunte parente, ne voulant ou ne pouvant pas quitter son fauteuil. Un voisin, qui s’inquiétait de l’état de santé de la famille, a alerté les forces de l’ordre à deux reprises au cours de l’année dernière, mais Mrs Poynton s’était contentée de parler aux policiers à travers la fente de la boîte aux lettres, leur interdisant l’entrée de la maison. La semaine dernière, la police, de nouveau alertée, a forcé la serrure de la porte d’entrée et trouvé Marsha alitée. Une ambulance a été appelée, mais elle et son frère ont refusé de quitter leur domicile. Ils n’ont pas fait état de la présence macabre du corps de leur défunte belle-sœur. Une aide ménagère s’est déplacée le week-end dernier, mais n’a pas pu entrer. Lundi, la police a décidé de forcer de nouveau l’entrée. Cette fois, Marsha a été retrouvée morte. Ce n’est qu’un peu plus tard que le squelette de Daisy a été découvert. Hier, Mr Stormont, qui est actuellement en convalescence dans un foyer municipal, n’a souhaité parler à personne – pas même à un neveu venu d’Australie. »

2 « Eh bien, me revoilà ! Une fichue surprise, non ? ! J’ai apporté un gâteau.

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— Bonjour Daisy. Oh, comme tu as les joues froides ! Je suis ravie de te voir. — Pareil pour moi, ma chère. Mes affaires sont dans la voiture. Je vais les chercher ? — Non, c’est bon. J’irai plus tard. — Je ne suis pas venue dans cette maison depuis des lustres, voire plus ! Où est Dan ? Il a trop peur de se montrer ? — Mais non, que tu es bête ! Il pensait avoir le temps d’aller faire des courses. Je lui avais bien dit que non. » Marsha referma la porte d’entrée et, après avoir essayé, en vain, de débarrasser Daisy de son manteau et de ses gants, elle la conduisit au salon. Une demi-heure plus tôt, elle avait allumé une flambée, et Daisy alla aussitôt s’y réchauffer ; dos à la cheminée factice, elle se frottait les mains. « Ah, voilà qui est mieux ! Avec un peu de chance, je vais recommencer à me sentir vivante ! — Je vais faire bouillir de l’eau, d’accord ? — À la bonne heure ! » Daisy éclata de ce rire plutôt rauque qu’on lui connaissait bien. « À ce propos, j’avais l’intention de venir avec une bouteille de whisky, pour accompagner le gâteau. Mais les pubs étaient tous fermés. — Tant mieux. L’alcool est beaucoup trop cher de nos jours. » Sur le seuil, Marsha hésita. « Mais peut-être que tu aimerais en boire une lichette maintenant, à la place du thé ? — Quelle bonne idée… Excellente suggestion ! Oh, mais penses-tu que nous devrions vraiment ? Non, un thé, ce sera très bien.

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— Je vais nous servir un petit verre à toutes les deux, annonça Marsha, diabolique. — Bon, je vois que ce n’est même pas la peine de discuter ! —  Non ! — Tu n’en démordras pas. Au fait, je le bois pur. — Je n’en ai pas pour longtemps. Il est dans la cuisine. — Dans ce cas, pourquoi ne pas mettre l’eau à bouillir en même temps ? » Quelques minutes plus tard, Daisy pensait tout haut : « Quel drôle d’endroit pour ranger sa bouteille de whisky ! Je n’ai jamais entendu parler de quelque chose d’aussi extravagant ! » Quand Marsha revint, Daisy avait ôté son manteau : il était jeté négligemment sur le dossier d’une chaise. Après avoir fourré son bonnet en laine et à pompon dans l’une de ses poches, elle s’était recoiffée d’un geste impatient, passant ses doigts épais entre les boucles de ses cheveux noirs. Elle était petite, svelte et encore vaillante pour son âge – la veille au soir, Dan et Marsha s’étaient dit qu’elle devait bien avoir soixante-seize ans, au moins soixante-seize. Son chemisier blanc n’était pas très net, sa jupe grise plissée et sa veste verte auraient eu bien besoin d’être lavées. Mais ses lourdes chaussures à lacets reluisaient, comme si elles venaient d’être vigoureusement cirées. Daisy avait tiré l’un des fauteuils tout près du feu, qui se reflétait sur le cuir de son soulier gauche. Marsha la mit en garde. « Attention à ne pas attraper d’engelures ! — Ma chère petite, quelle imagination  ! Une chose pareille est impossible, sauf dans l’esprit des gens qui ont peur. — Dans ce cas, je fais sans doute partie de ces gens. »

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Marsha posa le plateau et tendit son verre à Daisy, qui ne pensa pas immédiatement à la remercier. Nom d’une pipe ! Du whisky servi dans un verre à porto ! Pourquoi pas dans un dé à coudre tant qu’on y était ? « Tu dois avoir la main sûre. Tu n’en as pas renversé une seule goutte. — Je pense avoir la main sûre, en effet. Mais je fais aussi attention à ne pas trop remplir les verres. — Oui, c’est certain, ma chère. J’ai remarqué. Mais bon, à la tienne ! Santé ! » Elles burent leur verre. « Je vois qu’ils ont changé le papier peint. Ce n’est pas plus mal. Même si ça n’apporte pas grand-chose. — Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » Marsha laissa échapper un petit rire nerveux. Daisy haussa légèrement les épaules. « J’ai toujours pensé qu’Erica avait plutôt bon goût », répliqua Marsha, qui n’avait jamais vraiment appris à ne pas insister. « Oh, pour ce qui est du goût… oui, peut-être. Mais as-tu jamais vu quelque chose d’aussi ordinaire ? — Daisy, écoute… — Je parle du papier peint, bien sûr, et non d’Erica. » Daisy parcourut la pièce des yeux, d’un air dédaigneux. « Fade. Aucune audace. » Puis elle ajouta, comme si c’était un jugement définitif et le plus terrible que l’on puisse trouver dans le vocabulaire de tous les jours : « Petit-bourgeois. — Je trouve que ce n’est pas si mal. — Oui, je sais. Tu as raison, si j’ose dire. » Daisy fixa du regard son verre vide ; elle poussa un long

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soupir, renversa la tête en arrière pour s’assurer qu’il ne restait pas la moindre petite goutte au fond puis le posa sur ses genoux. Marsha se leva d’un bond, lui prit le verre des mains et le replaça sur le plateau. « Mesquin », dit Daisy. Marsha sourit. « Je ne vois pas en quoi un papier peint peut être qualifié de mesquin. —  Ah bon ? » Marsha saisit le manteau de Daisy et alla l’accrocher dans l’entrée. En revenant, elle déclara : « Je dois dire que tu as l’air en forme. — Quoi ? » Pendant quelques instants, Daisy tripota l’encombrant appareil auditif qu’elle cachait dans sa poche. Il se mit à siffler. « Au diable ce truc ! On jurerait qu’il est vivant. — Comme toi, Daisy », dit Marsha en articulant chacun des mots et en la montrant du doigt. Daisy gloussa. « Oh oui, ma chère, comme moi ! Ça, tu as raison. Exactement comme moi, merci mon Dieu ! Ah, ça y est, ça marche ! » s’exclama-t-elle, triomphante, comme si, après une bataille qui n’en finissait plus, elle venait enfin d’écraser une mouche agaçante. « Que disais-tu ? — Je disais que tu avais l’air très en forme. — Oui. Eh, tu sais, il ne faut pas se laisser abattre. D’une certaine manière…  » Elle réfléchit pendant quelques secondes ; elle rassembla ses pensées afin de commenter ce qu’elle venait de dire : « De toute façon, je n’ai jamais eu, et je n’aurai jamais, à me soucier de mon apparence. Même sur mon lit de mort. J’ai toujours eu de bonnes couleurs. » En fait de bonnes couleurs, Daisy ressemblait surtout à une poupée de chiffon avec un rond de tissu cousu sur chaque joue. Ce n’était pas exactement ce que Marsha avait

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eu en tête ce jour, lointain, où elle lui avait donné quelques conseils de maquillage. Quand Augustus John avait fait le portrait de Daisy, il avait choisi la peinture à l’huile… tandis que pour Marsha, l’aquarelle aurait été plus appropriée. Ce jour-là, Marsha portait une robe en laine beige de deux tons plus claire que ses cheveux légèrement ondulés. À soixante ans, elle faisait son âge. Elle avait d’ailleurs quelques rides d’expression, à moins que ce ne soient des rides causées par les regrets ou les déceptions. Mais elle était encore très jolie, avec une grande douceur dans le visage. Elle jeta un coup d’œil à la pendule sur la cheminée. « Dan prend son temps. Tout ce qu’il avait à acheter, c’était une boîte de petits pois et un pot de confiture. Oh… et des mouchoirs en papier. J’ai oublié ce matin. — Ah. — Je n’aime pas ça quand il part longtemps. Je commence à m’inquiéter. — Comment va-t-il ? — Merveilleusement bien, compte tenu des circonstances. — Je trouve ça très étrange, fit remarquer Daisy, que personne ne m’ait prévenue. Je ne l’ai su qu’une fois les funérailles passées. Très étrange. Et je ne vais pas me gêner pour lui en parler franchement. » Marsha était gênée. « Il a cru que tu ne voudrais pas venir. — Et pourquoi ? — Tu as donc oublié quelles étaient tes relations avec Erica ? — Oh, ne dis pas de bêtises ! Rien de plus qu’une toute petite querelle. Nous avons toujours été les meilleures amies

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du monde, ou presque. Et il aurait au moins pu me laisser le choix. » Elle fit une moue et secoua la tête. « Du reste, ça a dû paraître étrange. Non pas que les gens se préoccupent de ce genre de chose, bien sûr. Mais… j’imagine que tout le monde s’est retrouvé pour prendre un verre après le service ? » Marsha acquiesça. Il y eut un moment de silence. « Et qu’avez-vous fait ? Pendant cette petite réception ? — Je ne suis pas certaine que l’on puisse appeler ça une réception. — Bon, appelle ça comme tu voudras. Raconte. — C’était très simple, vraiment. Nous avons bu du thé et mangé des sandwiches. Trois sortes de sandwiches. » Marsha fit le compte, lentement, sur ses doigts. « Œufs brouillés… fromage râpé… sardine. J’avais mélangé de la mayonnaise avec le fromage. Il y avait aussi des cupcakes au chocolat et un assortiment de biscuits. Et j’avais fait un gâteau de Savoie. C’était bon et léger. — Mais les boissons ? Rien que du thé ? — Earl Grey. Tout le monde a aimé ça. J’ai dû préparer six théières. — Six ! Un vrai succès, ça m’en a tout l’air. » Soudain, Daisy ne paraissait absolument plus contrariée de ne pas avoir été conviée. « N’avais-tu pas dit que tu mettais de l’eau à bouillir ? — Oh, oui. Merci de m’y faire penser. » Marsha se releva et prit le plateau. « Je sais que, pour certains, c’était surprenant d’avoir des cupcakes. Mais, de tout temps, ce furent les gâteaux préférés d’Erica. — Pourquoi ? Elle était là, elle aussi ?

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— Non, bien sûr que non. Elle…  » Marsha comprit que Daisy la faisait marcher. Elles se mirent toutes les deux à rire. « Oh, Daisy, nous ne devrions pas, mais tu es si drôle, c’est tellement absurde. J’avais presque oublié quel boute-entrain tu es. Je n’en ai pas pour longtemps avec le thé. » Elle marqua un arrêt avant de sortir de la pièce. Daisy attendit. « Daisy ? Avant que Dan n’arrive. Tu ne parleras pas du papier peint ni de rien de tout ça, dis-moi ? — Ne t’inquiète pas, ma chère. Je ne suis pas folle. — Oh, pour l’amour de Dieu, non, ce n’est pas… — Mais après qu’il sera arrivé ? » Elles rirent de plus belle. « Oh, que tu es bête ! Mais comme tu as dit que tu n’hésiterais pas à parler franchement, je m’inquiète quand même un peu. Et tu sais parfaitement combien il aimait Erica, n’est-ce pas ? Nous ne voulons pas lui faire de la peine. C’était si gentil de sa part de nous proposer de venir vivre dans sa maison. » Daisy la regarda, étonnée. « Quoi ? ! » Puis elle ajouta rapidement : « Il t’a peut-être proposé à toi de venir vivre chez lui. Mais je croyais que moi je n’étais là que pour le week-end. — Oh, ma chère. Il ne t’a rien dit, dans sa lettre ? Dans ce cas, je ne devrais pas gâcher la surprise. — Bon. Maintenant que c’est fait, tu peux aussi bien tout me dire. Si tu ne me dis pas tout, je ne te raconterai rien. » Marsha hésita. « Bon, d’accord. De toute façon, je t’ai déjà plus ou moins tout dit. Tu vois, Dan a compris que tu n’étais pas très heureuse là où tu habites… de même qu’il savait que je n’avais plus vraiment les moyens de rester dans mon pauvre

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petit appartement. Et il a donc pensé que ce serait une bonne idée – puisqu’il était désormais tout seul dans cette formidable grande maison biscornue…  » Daisy ne considérait pas les choses de la même manière : une simple maison mitoyenne, avec trois chambres, dans le quartier d’Hendon, baptisée du nom ronflant de Shangri-La. « Tous les trois ensemble, murmura-t-elle. Eh bien, je ne sais pas. Je ne suis pas sûre. Tu te rends compte que je n’ai pas vu Dan depuis près de cinq ans ? » C’est tout ce qu’elle trouva à répondre, en partie pour éviter d’avoir à se décider tout de suite – même si c’était une proposition qui offrait plein d’avantages –, mais aussi pour que Marsha ne croie pas qu’elle allait aussitôt sauter sur l’occasion. Il ne faut jamais laisser croire aux gens qu’on est désœuvré. « Tant que ça ? s’exclama Marsha. Mon Dieu ! Cinq ans ? — C’était en 1970. Erica était en Allemagne ou quelque part par là. Et avant ça, je ne l’avais pas même aperçue depuis… eh bien, je ne sais plus depuis combien de temps. La seule chose que je peux te dire, c’est qu’à l’époque, il n’avait que la peau sur les os ; tu peux donc imaginer ma surprise la fois où je l’ai revu et que je me suis retrouvée devant ce gros type qui m’ouvrait la porte… — Oh, je ne dirais pas précisément gros. — Eh bien moi, je le lui ai dit. Et il n’a pas paru s’en offusquer. Enveloppé, si tu préfères. Mais, dans tous les cas, pas en bonne santé. — Quoi qu’il en soit, gros ou pas, je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi bon. Il essaie toujours de faire au mieux. — Oh, la bonté, dit Daisy. Si on va sur ce terrain-là, je suppose que nous faisons toujours, pour la plupart d’entre

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nous, tout ce que nous pouvons pour essayer d’aider les autres. — De toute façon, pour ce qui est de vivre tous ensemble, Dan est sûr que c’est ce qu’Henry aurait voulu. — Et toi, qu’en penses-tu, ma chère ? Quand il n’est pas là pour t’influencer, je veux dire ? » Elles entendirent la clé dans la serrure de la porte d’entrée. Enfin, Marsha l’entendit. Quelques minutes avant que son beau-frère ne pénètre dans la pièce, et tout en se répétant qu’elle ne devait pas s’attendre à revoir le jeune homme svelte dont elle gardait le souvenir, Daisy eut une brève réminiscence.

3 Un samedi matin de l’automne 1936, Daisy se promenait dans Hampstead, à Rosslyn Hill, quand, de l’autre côté de la rue, elle reconnut Dan. Elle le héla gaiement. « Dan, Dan ! » Quelle chance ! Elle se débrouillerait pour qu’il lui offre un café dans ce nouvel endroit chic devant lequel elle venait de passer. Il ne l’entendit pas. Il venait de déposer un paquet de cigarettes dans l’une de ces poubelles accrochées aux réverbères. Il semblait curieusement préoccupé et, tout en s’éloignant, il ne cessait de jeter des coups d’œil par-dessus son épaule, l’air gêné. Daisy, intriguée, se tut et s’arrêta pour l’observer. Il fit brusquement demi-tour et se précipita sur la poubelle. Il semblait toujours mal à l’aise, mais aussi surpris :

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il plongea sa main dans la poubelle et en ressortit… eh bien, le même paquet de cigarettes que celui qu’il y avait jeté, aurait-on dit ! Quel étrange comportement – même pour un Stormont. Il traversa la route sans la voir. Il se dépêchait de descendre la côte. Daisy le suivit. La même scène se reproduisit : il jeta le paquet de cigarettes dans une autre poubelle. Dan ralentit tout en regardant derrière lui. Que c’était excitant ! pensa Daisy. Si excitant ! Il faisait partie des services secrets… Soudain, il remontait dans son estime : comment avait-elle pu le trouver ennuyeux ? Elle aurait une sacrée histoire à raconter au club ! Digne du capitaine Drummond, de Sexton Blake et du Mouron rouge 1. Un sinistre réseau d’espionnage allemand. Un couteau planté entre les omoplates. Un microfilm caché dans une cigarette. Mais où était l’autre espion que Dan devait évidemment faire mine de ne pas connaître ? En plein ravissement, Daisy scrutait la rue. Ah ! Une nounou au visage lugubre poussait un landau. D’ailleurs, était-ce vraiment un bébé sous toutes ces couvertures ? Et cette femme ne trahissait-elle pas une démarche quelque peu masculine ? Mais Daisy voit alors – chargée de lourds sacs en plastique – une vieille chouette crasseuse, avec deux pardessus et des mitaines pleines de trous, qui passe en traînant des pieds ; était-elle vraiment 1. Le capitaine Drummond est un personnage de romans policiers anglais imaginé par l’écrivain Herman Cyril McNeile (1888-1937). Sexton Blake est un personnage de fiction, détective, qui apparut dans de nombreux romans et bandes dessinées de la fin du XIXe siècle jusqu’à la fin des années 1960. Le Mouron rouge est le surnom du personnage principal d’une série de romans populaires anglais – mélanges de romans de cape et d’épée, de romans historiques et de romans d’espionnage – écrits entre 1905 et 1936 par la baronne Orczy.

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celle que l’on croyait ? Et ce jeune homme, qui avait l’air si nerveux et qui faisait du porte-à-porte : que vendait-il ? Cherchait-il du travail ? Il paraissait si sérieux. Mais cette cravate à rayures ? Que transportait-il dans sa sacoche noire ? Ne ressemblait-il pas à ces gens d’Europe centrale ? Il pouvait facilement éveiller les soupçons. Daisy se planta devant la vitrine d’une boutique en faisant semblant de s’intéresser de près à des livres anciens. Puis elle se cacha sous un porche avec le col de son manteau relevé et son bonnet de laine qui lui cachait les yeux. Dieu merci, son enfance n’était pas si loin (et ne le serait jamais) qu’elle ne puisse prendre plaisir au bizarre… et avoir la capacité, comme par magie, d’en profiter. De l’imagination et l’envie de s’amuser ! De la curiosité et le pouvoir de s’émerveiller ! Ces qualités sine qua non, elle les possédait toutes. Ce fut finalement la vieille femme avec les sacs en plastique qui s’arrêta devant la poubelle : elle repêcha le paquet de cigarettes et l’ouvrit avec étonnement. Mon Dieu, se dit Daisy, sérieuse, tu manques d’entraînement, ma fille ! Même de profil, elle pouvait lire la satisfaction sur le visage de la vieille femme. Elle remarqua que Dan, un peu plus bas dans la rue, avait lui aussi été témoin de la scène. Mais alors quoi ? C’était terminé ? Il repartait d’un bon pas. Daisy dut courir pour le rattraper. « Dan !  cria-t-elle. Dan ! » Cette fois, il se retourna, avec le même air coupable que celui d’un écolier faisant l’école buissonnière. Mais très vite, il arbora une expression chaleureuse et se dépêcha de la rejoindre. « Daisy ! Que fais-tu ici ? »

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Avait-il oublié qu’elle habitait dans les environs ? « Oh, je pourrais te retourner la question ! D’ailleurs, c’est ce que je m’empresse de faire ! Je t’observais, tu sais. » Il rougit : un homme de plus de trente ans encore capable de rougir ! « Que veux-tu dire, ma chère ? » Elle raconta ce qu’elle avait vu. « Est-ce que quelqu’un te fait chanter ? demanda-t-elle. Tu as tué ta femme ? » Non, il ne fallait pas rêver, bien sûr. « Oh non, pas du tout. » Il sourit. (Un sourire idiot, qui ne convenait absolument pas à un agent des services secrets.) « Tu sais que je ne ferais jamais une chose pareille. — Alors quoi ? — Rien. Je t’assure. Rien du tout. — Mais oui, c’est ce que je vois. Absolument rien. — Eh bien, c’est que… il est difficile d’aller vers quelqu’un, juste comme ça, pour lui donner de l’argent, quelques billets, n’est-ce pas ? Ce serait humiliant. Alors, de nos jours, ceux qui ont la chance d’avoir du travail…  » Ses yeux, mais aussi ses gestes, la suppliaient de comprendre. « Tu as bien dit ‘‘ quelques billets ’’ ? » Il tenta de tourner les choses en dérision. « J’ai cru qu’elle ne les trouverait jamais, en traversant la rue comme elle l’a fait. J’ai pensé qu’elle allait renoncer à regarder dans les poubelles juste au mauvais moment. — Pour l’amour du ciel ! Tu fais souvent ce genre de folies ? — Oh, presque jamais, non, presque jamais. C’est que, comme je le disais, il y a tellement de gens sans travail et qui doivent se serrer la ceinture que…  » Elle pensa tout à coup à Andrew et à l’idée qu’il se faisait de son travail, la répugnance qu’il en éprouvait et

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sa conviction d’être un martyr, ‘‘ avec tous ces profiteurs pourris qui se la coulent douce ’’. Elle se contenta néanmoins de répondre : « Je ne pense pas que cette femme ait jamais travaillé, ou même eu un jour envie de travailler. Elle a probablement toujours été à la rue. Une chance formidable pour elle ! — Elle ne peut pas avoir été dans cette situation depuis toujours. — Espérons juste qu’elle ait, un jour, été un peu moins sale. — Et elle ne me paraît pas être l’insouciance même. — Mais si tu es toujours d’humeur à faire la charité, tu peux peut-être m’offrir une tasse de café ? — Oh, bien sûr ! Avec grand plaisir. — Il y a un endroit en haut de la rue où, paraît-il, ils font des scones avec de la Devonshire cream 2. Profitons de la vie pendant qu’il est encore temps ! C’est ma philosophie du moment. Et ça l’a toujours été, pour ainsi dire. — Mais quand même, que faisais-tu dans le coin ? lui redemanda-t-il, une fois qu’ils furent installés. — Je faisais juste un petit tour. Je flânais dans le parc. — Pas étonnant que tu aies si bonne mine. — J’aime bien avoir les joues roses. » Il pensa que son rose aux joues n’était pas seulement dû à la marche ou au bon air. Daisy s’était maquillée. Il trouva que cela lui allait bien. Puis il se souvint d’une remarque d’Erica à ce sujet, que Marsha lui avait rapportée ; c’était il y avait plus d’un an déjà – peut-être deux. Oh, mon Dieu ! Ils ne l’avaient donc pas revue depuis tout ce temps ? Dan se 2. La Devonshire cream est une sorte de crème fraîche épaisse utilisée à l’heure du thé en Angleterre pour accompagner les scones.

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sentit de nouveau coupable. « Et toi ? demanda-t-elle. Tu faisais un petit tour ? — Non. J’allais acheter un gâteau pour Erica. Nous en avons mangé un récemment et elle l’a tant aimé que je voulais essayer de retrouver le même pour lui faire une surprise. — Oh, quelle tristesse, dit-elle d’une voix désespérée. Personne ne m’achète jamais de gâteau pour me faire une surprise ! » Elle pencha la tête de façon charmante. « À qui je te fais penser ? La douce Mary Pickford dans une tempête de neige ? » Dan se mit à rire. « Tu aimes les gâteaux au chocolat ? — Au chocolat ? Comment as-tu deviné ? C’est ce que j’ai toujours préféré ! — Alors, viens avec moi à la pâtisserie et je t’en offrirai un aussi. Il n’est pas possible de laisser la pauvre vieille Daisy, qui se sent si triste, traîner ainsi dans Londres. — Non, ce n’est pas possible, acquiesça-t-elle gaiement. Tu as parfaitement raison, mon cher. Sauf pour ce qui est de ‘‘ la vieille ’’, s’il te plaît ! » Leurs cafés et leurs scones venaient de leur être servis. Avec un peu de retard, Daisy demanda : « Au fait, comment va Erica ? — Très bien. — Et sa mère ? — D’après ce qu’elle dit dans ses lettres, elle va bien. Nous sommes allés lui rendre visite en juin. Et elle viendra en juin prochain. — Une année sur deux, chacun son tour, n’est-ce pas ? Réglé comme du papier à musique ? Je te fais remarquer que

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c’est en mars que je l’ai rencontrée. Il y a un truc qui ne colle pas… Et ta mère, comment va-t-elle ? — Elle n’est pas en forme. Elle a eu la grippe. Ça l’a mise à plat. — Oh, elle décline, je suppose. — Pas vraiment. Elle n’a pas encore soixante ans. — Je ne me rendais pas compte. » Daisy termina son scone. Elle ramassa les miettes et essuya le reste de crème du bout des doigts. « J’espère qu’ils sont propres ! En fait, je m’en fiche ! — Prends-en un autre. — Oh, je crois que ce ne serait pas raisonnable. Qu’en penses-tu ? — Tu es sûre ? — Et toi ? — Non. Je déjeune dans moins d’une heure. — Quoi ? Ne me dis pas que tu vas avoir envie de déjeuner après ça ? » Elle accepta un deuxième scone. Quand elle l’eut terminé, elle fouilla dans son sac pour attraper ses cigarettes, sans les trouver. « Peu importe, c’est mieux comme ça. — Je vais aller t’en chercher. » Il repoussait déjà sa chaise. « Tu es un amour. Mais laisse-moi au moins les payer. Non, attends ! » Elle avait fini par retrouver son paquet, tout au fond de son sac. « Quelle chance ! Tu aurais dû faire des kilomètres. Tiens, prends-en une ; ce sont des cigarettes turques. — Mais il ne t’en reste que deux. — Ce n’est pas grave. J’ai un jeune admirateur très galant qui en achète pour moi. Je n’ai pas de gâteau au chocolat,

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mais j’ai au moins des cigarettes. » Elle rejeta la tête en arrière, lâcha trois ronds de fumée. « Finalement, je me demande si je n’aurais pas mieux fait de te laisser m’en acheter, au cas où je serais tombée sur deux billets discrètement pliés à l’intérieur. J’ai peut-être raté une occasion. — Je préférerais que tu oublies ça. — Démarcher pour vendre des résilles et des bijoux fantaisie doit rapporter plus que ce que j’imaginais. J’avoue que j’ai toujours pensé que c’était bizarre de la part de tes parents de t’avoir embringué dans cette affaire. Mais je devrais peut-être leur présenter des excuses. Pourquoi ne prendrais-tu pas ce joli petit paquet rose en partant ? Dans une poubelle, il ne passera pas inaperçu, crois-moi. » Il ne répondit pas. Il attendait qu’elle finisse sa seconde tasse de café et regardait ostensiblement sa montre. « J’espère que tu as compris qu’elle allait tout dépenser pour boire ? — Comment le sais-tu ? — Comment je le sais ? Parce que moi aussi j’ai eu ma phase de bienfaisance – évidemment, comme tout le monde. Non pas que j’aie cessé », s’empressa-t-elle d’ajouter. De nouveau, elle souffla quelques ronds de fumée. À la table d’à côté, attaché dans sa chaise haute, un bambin la montrait du doigt, tout excité. « On dirait que tu as un nouvel admirateur. » Dan oublia qu’il lui en voulait et rit devant le spectacle de cet enthousiasme. « En effet. On y va ? » Elle écrasa sa cigarette. « Je suppose que vous voulez des enfants, vous deux ? » Elle posa cette question (d’un ton presque accusateur)

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quelques minutes après leur départ du café. « Oui, nous aimerions bien en avoir un. Ou même plusieurs. Mais jusqu’à maintenant, malheureusement, jusqu’à maintenant nous…  » La voix de Daisy, empreinte de sympathie, se fit soudain féroce. L’intensité du ton employé surprit Dan. « Oui, c’est toujours la même chose ! Ceux qui en désirent vraiment et qui feraient sans aucun doute de bons parents…  » Elle haussa les épaules. « Il est certain que le bébé de Marsha ne s’est pas fait attendre. » Il acquiesça. « Oui, il est difficile de croire qu’il a déjà dix-huit mois , le petit Andy ! — L’as-tu vu récemment ? — Bien sûr. — Tant d’innocence et de confiance. Tant de spontanéité. Que restera-t-il de tout ça dans un an ou deux ? La mère avait l’air vulgaire. » Elle était dans tous ses états. « Les gens n’ont pas le droit ! » s’écria-t-elle. Dan était content d’être arrivé à destination. Mais il ne restait plus qu’un seul gâteau au chocolat. « Qu’allons-nous faire ? demanda-t-il. J’imagine que nous pouvons leur demander de le couper en deux ? » Il regarda, sans grand enthousiasme, les autres gâteaux. « C’est absurde. Tu le prends pour Erica. Vous en profiterez tous les deux. Ne t’occupe pas de moi ! Comme si cela avait de l’importance, d’ailleurs ! » Il fut touché. « Je crois avoir trouvé la solution. — Une inspiration venue du ciel ? — Exactement. Tu vas le manger avec nous. Tu viens à l’heure du thé, cet après-midi.

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— Tu es un amour, mon cher. Mais ça ne plaira peut-être pas à Erica. Elle est certainement très occupée. — Non, je suis sûr que non. Je vais l’appeler. — En plus, je ne vais pas savoir quoi faire en attendant l’heure du thé. Je ne crois pas que ça vaille le coup que je rentre chez moi pour ressortir tout de suite après, vois-tu. — Dans ce cas, Daisy, s’exclama-t-il, il faut que tu viennes déjeuner avec nous ! » En définitive, Dan était un jeune homme très simple.

4 Ils organisèrent une petite fête : Marsha, Dan et Daisy. Cette dernière avait insisté pour aller acheter une bouteille de Johnny Walker. Elle avait aussi pris des cacahuètes et un paquet de chips. Ils avaient fini de dîner, mais restaient à table pour le café (de l’instantané). « Et nous pourrons manger le reste du gâteau tout à l’heure », dit Daisy. Ils l’avaient entamé – là encore, Daisy avait insisté – pour accompagner les fruits au sirop et la crème longue conservation que Marsha avait servis pour le dessert. « Mais Daisy, mortelle extravagante, il sera encore bon demain. Il en reste trois bonnes parts. — Je ne veux pas le garder pour demain. Je veux le manger ce soir. Vidons les coffres ! Ce soir, puisqu’il y a du quatre-quarts au citron, mangeons, buvons, et après nous le déluge ! Oublions toute idée de frugalité, mes chers et joyeux compagnons ! Ne soyons pas pingres. — Daisy, c’est vrai que je fais attention, mais je ne suis

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