La Grande danse de la réconciliation

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Ce livre du Cycle des Contrées a été conçu dans une maquette imaginée par Amandine Soucasse et composé en perpetua, caractère créé d’après les motifs des gravures anciennes par le typographe et sculpteur anglais Eric Gill, également spécialiste de l’art érotique et religieux.

© Le Tripode, 2016, pour le texte et la maquette © Gérard Puel pour les dessins éditions Le Tripode 16 rue Charlemagne, 75004 Paris www.le-tripode.net


Jacques Abeille

La grande danse de la réconciliation

dessins de Gérard Puel

LE TRIPODE Littératures

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Mon ami, sois rassuré ; je suis sain et sauf, à Journelaime pour quelques jours encore. J’attends ici mes bagages qui devraient m’être livrés sous peu et dont l’élément principal est un objet assez encombrant quoique d’un poids modeste. Convaincre ces commerçants aventureux, de plus en plus rares, qui trafiquent aux confins des contrées de descendre du plateau jusqu’à Journelaime n’a pas été une mince affaire. Les mules ne se déplacent pas vite, et puis le négoce impose bien des détours par les hameaux dispersés sur le piémont. La patience n’est pas ma vertu dominante, comme tu le sais, mais j’ai dû composer et accepter des délais ; je n’avais pas le choix. Mes partenaires étaient fort réticents à l’idée de prolonger leur itinéraire vers l’ouest et de faire étape aux abords d’une ville. J’ai dû m’engager à leur trouver sur la rive du fleuve un bon emplacement pour y établir leur camp. Mon séjour dans le désert s’est très bien passé. J’y suis de mieux en mieux accueilli par une population réputée farouche ou timide à l’excès. Je suis assez fier d’avoir réussi à me faire si bien accepter et même adopter par l’un des groupes. C’est ainsi que j’ai pu assister à une cérémonie dont nul n’a jamais parlé et sur laquelle je suis sans doute le premier voyageur à avoir pu jeter un regard. Ma tête fourmille d’idées que je te confie ici en attendant de pouvoir bénéficier de tes questions, toujours si pertinentes, dont je ne saurais me passer quand j’entreprends la mise au propre définitive d’une communication savante.



Ainsi que l’avait pressenti mon regretté maître, à chacun de mes voyages se confirme la parenté des langues de toutes les contrées. J’incline à penser désormais que celle qui est en usage parmi les populations du désert est la plus ancienne car sa complexité plus grande, tant lexicale que syntaxique, constitue la preuve de son archaïsme. Elle se sera simplifiée dans les steppes, chez les bergers du Haut Plateau et plus encore dans les Jardins statuaires où elle continue sous nos yeux, si je puis dire, à se restreindre à des contenus informatifs. Il me paraît donc tout à fait possible aujourd’hui d’établir – et de vérifier sur le terrain – que la complexité d’une langue – partant, la richesse en nuances de ses énoncés – est inversement proportionnelle au degré d’évolution technique de la population qui la parle. Il pourrait en découler une critique radicale de l’idée de progrès, cet aveuglant lieu commun de notre monde. Comme tu le vois, je suis pas à pas les intuitions de mon maître et, une fois de plus, j’ai le cœur serré à la pensée qu’il aura été privé de la satisfaction de me voir sur ses traces, non, certes, pour les approfondir – on ne saurait aller plus avant – mais pour les étayer et les nourrir de faits. Comme nous le savons par le manuscrit sauvé in extremis, il ne lui manquait, pour parvenir où j’en suis, qu’une rencontre avec les gens du désert. Il ne les a connus que par ouï-dire et trop vaguement. Il a vu Félix s’adonner à leur écriture, mais ce jeune cavalier ne pratiquait pas la langue orale. C’est un considérable avantage que de pouvoir, comme j’en suis capable, proférer, et même faire résonner dans la bouche, des vocables dont j’ai appris à déchiffrer les inscriptions sur les stèles. Je n’y suis pas parvenu sans peine, encore ma prononciation fait-elle souvent rire mes interlocuteurs. Il est fort difficile à un Terrèbrin d’entendre et d’articuler une langue que la dominante des consonnes liquides rend très

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labile. C’est à ce caractère que ces gens doivent d’être désignés par les populations circumvoisines comme les Hulains. Ce qui revient à leur dénier, non sans mépris, l’usage d’un langage articulé et à assimiler leur parole au hululement des oiseaux nocturnes. Les appels de ces derniers étant reçus, surtout chez les bergers du Haut Plateau, comme mauvais augure, cette appellation péjorative se double de l’expression d’une défiance opiniâtre à l’égard d’un peuple qui finalement n’appartiendrait pas tout à fait à l’humanité sans qu’on sache toutefois le situer plus clairement qu’en le mettant dans des marges indécises. Or, pendant mon récent séjour dans le désert, mes échanges avec ces Hulains se donnant cours dans un climat de liberté confiante, grande fut ma surprise de découvrir qu’ils ne prenaient pas en mauvaise part cette irrévérencieuse façon de les désigner de l’étranger. Tout au contraire, ils jugent que ce terme – Hulain – est habité d’une certaine vérité que profèrent malgré eux ceux qui l’emploient. Il est vrai, affirment-ils, que les enfants d’Inilo, ainsi qu’ils se nomment eux-mêmes, ne sont pas des hommes mais ceux d’avant les hommes. Telle serait l’insigne vertu que leurs voisins s’efforceraient de ne pas leur reconnaître et ne peuvent cependant s’empêcher de signifier en les nommant. Un moment j’ai cru trouver dans cette étonnante version des faits la trace d’une histoire assez vraisemblable et selon laquelle les enfants d’Inilo auraient été, par des vagues successives d’envahisseurs, progressivement refoulés sur les bords les plus inhospitaliers des contrées dont ils auraient été, en des temps immémoriaux, les premiers occupants. Même leurs caractères physiques, sur quoi j’aurai à revenir, témoigneraient en faveur d’une telle hypothèse. Lorsque j’évoquai cette supposition, en termes assez vagues pour ne pas froisser leur sensibilité ni contrarier quelque tabou, s’ils ne se soucièrent


pas de la réfuter, ils m’adressèrent des sourires condescendants et finirent par me demander si j’entendais leur nom : enfants d’Inilo. Je fus proprement effaré de découvrir que dans cette locution le terme d’enfants n’est pas seulement à entendre, d’une manière pour ainsi dire métaphorique, comme désignant les descendants d’un ancêtre mythique, mais encore dans son acception littérale. Si tout système culturel peut apparaître comme le choix fait obscurément par un peuple d’une certaine orientation de son histoire, on peut considérer que ce peuple-ci choisit chaque jour l’enfance comme valeur cardinale. Cette décision, réitérée de génération en génération, leur est confirmée par leur apparence physique. Leur taille est celle d’un enfant de douze ans sous d’autres cieux, ce qui ne les empêche pas d’être fort bien conformés et même sensiblement plus gracieux que la moyenne des gens d’autres peuples, si bien qu’il faut être très observateur pour s’apercevoir que leurs proportions sont un peu différentes de celles de l’humanité courante ; par rapport à l’ensemble du corps leur tête est plus forte. Or ce caractère est bien compensé par la délicatesse et l’harmonie de leurs traits. L’ossature de la face est peu marquée, le nez en particulier n’est guère saillant, de même que les orbites dont le surplomb est adouci au-dessus de grands yeux rêveurs. La bouche est petite avec des lèvres pleines et bien ourlées. Il est probable qu’ils ont un sentiment assez vif de leurs caractères physiques et de ce qui les différencie des autres peuples. C’est du moins à ce sentiment que, pour ma part, j’ai attribué d’abord leur activité artisanale la plus connue. Les masques hulains sont en effet fort célèbres et très recherchés par les jardiniers et les bergers qui se plaisent à en suspendre un, voire plusieurs, au linteau de la porte de leur habitation, car ces objets ont la réputation de repousser les intrusions

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malveillantes. Deux à trois fois plus grands que nature, ce sont des visages humains assez hideux, nantis en général d’un grand nez en bec d’aigle ou de perroquet, d’arcades sourcilières protubérantes et d’un menton en saillie très agressif. Tout le contraire, en somme, du visage d’un enfant d’Inilo. La différence des sexes n’est indiquée que par la surabondance pileuse des faciès virils. Ces poils ne sont pas des crins mais des barbes de ce palmier, très commun dans nos jardins, qui pousse en abondance dans des régions septentrionales et jusque dans les marges du désert. Sur cette frontière indécise que j’étais obligé de franchir à chacun de mes voyages, à maintes reprises, j’ai eu l’occasion d’examiner de tels masques. Très tôt ils ont exercé sur moi une insistante fascination. Le support de l’objet est un assemblage de vannerie qui affecte la forme d’un demi cylindre au profil incurvé ou, si tu préfères, celle d’une grande selle de cheval dressée à la verticale. Sur ce support sont rapportés des reliefs sculptés dans un bois tendre et léger – arcades sourcilières et yeux, nez, lèvres, menton –, le tout étant revêtu d’un cuir très souple, travaillé humide afin de modeler, en les rendant expressives, les rides qui résultent des inégalités de ces reliefs. Le porteur du masque l’assujettit sur sa tête à l’aide d’une coiffe et regarde par une fente située entre les lèvres et le menton. Depuis le début de mon enquête, ces masques me paraissaient à l’évidence être des caricatures outrancières des hommes, en particulier des bergers qui portent volontiers la barbe. J’avais jugé intéressant de noter, sous réserve d’inventaire, que l’usage de ces figures se soit transmis d’une population à ses voisines. Tandis que pour les enfants d’Inilo il s’agissait, croyais-je, de renvoyer aux autres leur aspect repoussant, chez ceux que visaient de telles images, elles étaient utilisées pour repousser


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