Le Voyage de Hanumân - Extrait

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Éditions Le Tripode, Paris, 2016 A.V. Ivanov, Putešestvie Xanumana na Lolland Moskva. : AST : Astrel’, 2011


Andreï Ivanov

LE VOYAGE DE

HANUMÂN 3

traduit du russe (Estonie) par Hélène Henry


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PREMIÈRE PARTIE


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Hanumân vomissait la province danoise. Ces jardinières de fleurs sur les fenêtres des gammel kro1, et, derrière la vitre, comme dans un aquarium, ces petits vieux recroquevillés qui, craintivement, découpent en rondelles une petite saucisse avec un petit couteau. Tout dans cet univers lui était étranger et le rebutait : les revêtements fantaisistes des trottoirs. L’ornementation des murs. Les grillages ouvragés. Le cuivre des boutons de porte. Le dédale des rues ; les haies d’arbustes décoratifs ; le crachotis des tondeuses à gazon ; les murs d’enceinte des usines, des fabriques, des décharges… — Un vrai labyrinthe expérimental ! disait Hanumân en me donnant un coup de coude dans les côtes. Pile-poil pour deux rats comme nous, Dgène2 ! Un noir et un blanc ! Khé-é ! Lequel survivra ? C’est pareil dans toutes leurs villes. Pareil ! Et c’était vrai. La boîte aux lettres rouge vif avec son écu héraldique – le cor et la couronne. Le parterre bien soigné autour de la pompe à essence. Le kiosque coquet au carrefour, avec la petite vendeuse au museau grêlé. La rumeur rythmique de la ville, comme si on actionnait une soufflerie. La perspective des fils électriques jusqu’à 1. Auberge à l’ancienne, relais (danois). Les mots et expressions qui ne sont pas en russe dans le texte original sont indiqués en italique. 2. Le narrateur se fait appeler Evguéni Sidorov. D’où, dans le livre, les variantes Dgène, Eugène, Gene (phonétique à l’américaine), Yewdg, et Génia, le diminutif russe de Evguéni. On trouve aussi Johann, et Sid (NdT).


l’horizon. Celle, toute pareille, des voies rapides. Irréprochablement balisées. Lissées à mort. Si glissantes que les voitures n’avaient pas besoin de moteur pour avancer ! Comme sur un tapis roulant. Filant droit vers le ciel. Nous les suivions du regard, tandis que nous nous propulsions d’un arrêt de bus à l’autre, nous arrêtant dans chaque boîte métallique vert sombre pour nous abriter de la pluie et du vent, fumer un coup, tripoter la carte routière. Les autobus nous dépassaient avec une indifférence reptilienne. L’uniforme des chauffeurs nous mettait sur le qui-vive. Ces boutons dorés, ces cocardes, ces manchettes… Impeccables, imposants. De grosses moustaches sur de lourdes bajoues de bouledogue. Des yeux emplis de tristesse à ras bord. Hanumân les observait avec méfiance, rajustant nerveusement une courroie de son sac. — On aimerait pas être à leur place, disait-il avec un sourire forcé. Tu te rends compte, des jours et des jours à tracer le long de ces routes… À périr d’ennui. Nous, seulement deux-trois jours qu’on s’y trimballe et déjà on n’en peut plus, on craque, et eux, c’est tous les jours ! De temps en temps, un autobus s’arrêtait, le chauffeur descendait pour aider une vieille femme ou simplement vider le reste de café d’une Thermos. Il en profitait pour glisser de notre côté un coup d’œil bien ajusté. Hanumân gardait les chauffeurs dans sa ligne de mire et me disait de ne pas me relâcher ; il était convaincu qu’ils travaillaient pour la police aussi. — Ils ont des rapports à faire, disait-il, la bouche en coin. Tu peux me croire ! Ils signent tous de ces papiers… On les fait venir, on leur file les instructions… Ils lisent, une demi-heure, et puis ils signent… La moindre chose, ils doivent appeler… Ils ont une ligne spéciale… À la police, il y a une section exprès pour, qui doit réagir immédiatement à ce genre d’appels… Qu’est-ce que tu crois ! La voiture part tout de suite ! C’est le meilleur moyen de resserrer

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la surveillance ! Tu crois quoi, qu’on n’a pas l’air suspect ?… Assis là comme ça… Dont un basané… C’est qui ces gars-là ?… Si on allait vérifier leurs papiers ?…. — Alors, peut-être qu’on ferait mieux de filer ? observais-je, et nous nous levions et repartions. Hanumân fredonnait quelque chose… Il avait toujours, errant en lui, une mélodie qu’il dissimulait derrière ses lèvres étroitement serrées ; il la protégeait du vent et des circonstances ; il en martelait la cadence en sourdine. Il luttait pour chaque note. Mais le vent lui arrachait les paroles des lèvres. Le bruit s’insinuait dans son crâne. Emplissait son corps de substance étrangère. Chassait les rythmes de sa cage thoracique. Un engin convoyeur entrait dans son âme. Dans son cœur grondait une grosse moto. La mince flamme de la mélodie était étouffée par les voix aboyeuses des Danois, la puissance des marteaux piqueurs, les pétarades des moteurs, le tumulte des supermarchés. Hanumân se sentait accablé par les chausse-trapes, les culs-de-sac, les murs de brique rouge jaunis par l’histoire. Partout cette brique rouge, exsudant la fierté nationale. Des rangées entières, bien serrées, à faire grincer les dents ! Des squares sans épaisseur. La stérilité stylisée de gares toutes vitrées, qui dispensaient des échos en lieu et place de billets et brochures. Et des imprimés, des imprimés, avec les horaires compliqués des autobus, des trains, des ferries. Partout. Pour qu’on ne se perde pas, qu’on ne dévie pas de son itinéraire, pour qu’on ne s’en prenne qu’à soi au cas où… Dans ce monde soigneusement peigné tout était planifié ; pour deux misérables poux comme Hanny et moi, espérer trouver un recoin où se cacher, c’était pratiquement impossible. Partout des yeux, partout des caméras. Chacun avait son téléphone. Même les arbres avaient l’air d’avoir été plantés exprès pour nous surveiller et faire passer des signaux à quelqu’un qui, forcément, surveillait


les arbres. La moindre chose était sciemment inscrite sur un panneau régulant une vie qui nous était incompréhensible. Tout sortait d’un creuset unique. Les quais, les gens drapés dans leur dignité, attendant leur train à bon droit, tout cela avait jailli d’un énorme cratère pour s’immobiliser devant nous, dans une terrifiante cohérence. Surtout les gens. Inabordables comme des bastions. Des imperméables lisses. Des gestes sûrs. Froids comme les rails impitoyables. Le miroitement des lunettes ; la blancheur des dentures. Solidement bâtis, comme des piliers soutenant le ciel trouble. Chacun avait à son crédit des mérites bien précis. La liste des formations qu’ils suivaient régulièrement attestait leur utilité sociale toujours accrue. L’astre immarcescible de la spécialisation brillait à leur front. Chacun était placé sous la protection invisible et mystérieuse d’une toute-puissante corporation. Des êtres créés pour des années. Garantis longue durée par des compagnies d’assurances. Tout était calculé. Même le hasard… Les trains InterCity prenaient leur élan. Emportant dans leurs entrailles toutes ces vies précieuses. Les gens bavardaient, lisaient, regardaient sans voir, dormaient, et, comme en rêve, leur regard nous fixait, nous manquait, nous traversait. Nous n’avions pas notre place dans ces trains. Le contrôleur nous aurait éjectés : Hanumân, d’un coup de pied au cul, moi, d’une bourrade dans le dos. Tous ils soulevaient la visière de leur casquette, compostaient dans le vide, des kilomètres et des kilomètres d’acier : clac ! – vaersgo3 – clac ! – vaersgo… Nous avancions ; des barrières s’élevaient de terre ; des véhicules surgissaient, tous feux allumés ; ici ou là on apercevait des portes fermées, des portails, des inscriptions : « Ingen adgang », « Forbudt »4, « Privat »… Hanumân avait l’air soucieux. Une lueur vitreuse habitait 3. S’il vous plaît (danois) NdA. 4. Entrée interdite, Interdit (danois) NdA.

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son regard. Le froid. Le vent. Les chauffeurs de taxi inquisiteurs. Les drapeaux dans tous les jardins. Ils flottaient comme des chiffons. — Même le vent, ici, ils le frictionnent avec du patriotisme, pour ne pas attraper le rhume de la traîtrise, scanda Hanumân en faisant claquer ses dents. C’est inadmissible ! C’est quoi ce pays, man ! C’est quoi ce royaume ? — Le royaume des consciences pures et des chiottes propres, man, grommelai-je à moitié endormi. Le sommeil pesait toujours plus. Nous dégringolions la pente, vers le fond d’un entonnoir prêt à nous avaler. Quelque chose de mauvais allait arriver. Des visions tournoyaient. Des gnomes au bonnet rouge avançaient en procession. Des gens en uniforme rouge, de vrais gnomes eux aussi, défilaient avec de lourds instruments de cuivre, affolant des corbeaux gros et gras. C’étaient des amateurs, mais ils défilaient en soufflant dans leurs trompettes avec un air de professionnels. Ils faisaient le tour de l’esplanade, comme des jouets mécaniques : une, deux ! Ils répétaient pour on ne sait quelle fête… On installait des guirlandes. Les vieilles mettaient des poupées aux fenêtres. Dans le ciel, des oiseaux effarouchés restaient suspendus comme de la saleté. Le soleil clignait, puis se lançait à nouveau sur les trompettes de cuivre récurées à fond. Les vitrines annonçaient des remises. Dans les rues, des gamins des deux sexes distribuaient des prospectus et des invitations. Le tac-tac-tac d’un tracteur dans les champs faisait naître de mauvais pressentiments. Un barbu, muni d’un stylo et d’une feuille de papier, abordait les passants, leur demandant de signer ceci et de sacrifier cela… On posait une échelle contre un mur. Le type suspect prend son téléphone… Nous sommes entrés dans la gare, nous mêlant à la foule. Les mêmes tableaux horaires. Indications et flèches… Et les mêmes dépliants – tourisme, musées, histoire, les mêmes brochures


prodiguant les mêmes conseils avisés : « Si vous venez au Jutland sans visiter NNN, NNN, NNN et NNN, vous n’aurez pas vu le véritable Danemark. » — On est ma-a-al ! gémissait Hanumân. Hé hé, ce Danemark, j’aurais préféré ne pas y mettre le pied ! Être devenu aveugle en débarquant sur cette terre maudite ! J’ai ramassé une brochure qu’il avait jetée : « …entrer dans le restaurant d’un véritable gammel kro de province, car c’est là seulement que vous pourrez goûter de la véritable cuisine danoise… » Mais oui, bien sûr… et aussi on pourra «…visiter l’Aquaparc, le Legoland, l’Aquarium et la vieille ville d’Århus, le parc national avec les tombes des premiers rois vikings, et ses magnolias, ses orchidées… le musée des vieilles embarcations, qui ont servi à conquérir Londres et Paris, à découvrir l’Islande, le Groenland, l’Amérique, les Indes et tout le reste du monde… » Mais bien sûr : « tout le reste du monde. » Parfaitement ! Rien de moins… Puis suivaient les horaires des trains « grâce auxquels vous pouvez atteindre toutes ces destinations et visiter tous ces lieux remarquables du Danemark ». — Parfaitement, Eugene, Yewdg, Dgène, continuait Hanumân. Une demi-heure par le ferry, seulement une demi-heure ! Qu’est-ce que c’est, une demi-heure… De Helsingborg à Helsingor, une demiheure, pas plus… Tu prends le ferry dans un pays normal, et une demi-heure après tu débarques le diable sait où ! On est mal, man, on est mal ! Oui, si mal qu’on avait envie de hurler avec le vent. Les horaires nous mettaient hors de nous. Au début, Hanumân avait peur d’y mettre son nez. Puis il les ignora. Un jour, nous nous étions échoués dans on ne sait quelle halte routière (à côté d’Odense, je crois). Nous avions du temps à ne savoir qu’en faire. Nous étions là assis à cracher par terre en grillant nos trois dernières sèches.

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On se sentait mal rien qu’à l’idée d’avoir dans la bouche une langue pour s’adresser la parole. Hanumân s’est mis devant le panneau et, par désœuvrement, a entrepris d’étudier les horaires, en comparant ce qui était écrit avec ce qui se passait dans la gare. Il a vu que ça coïncidait plus ou moins… et il a saisi d’un seul coup qu’il pouvait maintenant, comme un vrai Danois, se repérer dans l’espace-temps de ce pays ! Pendant quelques kilomètres, il est resté convaincu d’avoir accès à l’essence de ce monde et d’avoir quitté l’état de singe pour celui d’homme. En cours de route, assurant qu’il comprenait l’usage des petites brochures, leur utilité, il bourrait sa sacoche à ne plus pouvoir la fermer. Mais tout s’est terminé piteusement : il a fini par conclure que, même si les brochures n’étaient pas inutiles, lui-même était impuissant à déchiffrer les codes de ce pays, qu’il ne comprendrait jamais rien à ces gribouilles ; et pour finir il avait jeté le tout en jurant qu’on ne l’y reprendrait plus. C’était sur un quai de la gare centrale d’un patelin — Ranners, ou est-ce que c’était Horsens ? Nous n’avions rien mangé depuis trois jours et trois nuits, et, le plus terrible, nous ne faisions rien pour. Nous avions échoué dans ce trou par la faute d’un dealer qui nous avait soutiré nos dernières thunes par le fenestron d’un point de vente. Nous créchions dans une vieille bagnole, au milieu d’une décharge automobile. Le moteur avait tourné cinq minutes grâce à un reste d’essence laissé par l’ancien propriétaire pour le dernier trajet. Après le froid nous a saisis, nous avons allumé un feu dans un gros bidon de métal, brûlé les revues porno que Hanumân trimballait dans sa sacoche, des journaux trouvés dans les coffres des voitures — le tout en pure perte. Impossible de se réchauffer. Enfumés, empestés, nous avions toujours aussi froid. Nous avons fumé ce qui nous restait de shit, sans effet notable. Et trois centaines de mégots


ramassés dans les cendriers de bagnoles plus ou moins décaties. Nous avons mangé toutes les pommes de l’unique pommier du coin. Plus d’allumettes, et nos briquets étaient morts ; plus une goutte d’eau dans le litre de Hanumân ; pour finir le feu s’est éteint dans le bidon en jetant ses dernières étincelles. Nous avons dû nous traîner jusqu’à la gare pour nous réchauffer. J’ai vomi sur le trajet dans une rue portant le nom abominable de Gavnøvej, Soufflemerde. J’avais des mégaspasmes… Hanny a déclaré que je n’aurais pas dû forcer sur les pommes et les mégots. En ajoutant : « T’as peut-être attrapé un ulcère ?… » Il ne s’adressait pas à moi, il avait dit ça en fixant le vide droit devant lui… À l’idée d’avoir un ulcère, je me suis senti carrément mal. Puis je me suis repris, remis debout et je me suis traîné jusqu’à la gare. On a bu de l’eau dans les toilettes. Hanumân a passé trois heures assis sur le siège avec la brochure des horaires, à torturer son cerveau congelé, supputant à quelle heure et de quel quai partait le train pour Århus… L’idée d’Århus éveillait chez nous de vagues espoirs enfiévrés, qui ne nous avaient laissé aucun répit pendant ces trois jours à Ranners. Je ne me rappelle pas d’où nous étaient venus ces espoirs ni quand ils étaient apparus. C’était comme des vers intestinaux. Ils étaient là, un point c’est tout. Ce n’était pas la première fois. Pas de quoi s’étonner. La toux, la grippe, même combat. Boum, t’as chopé la fièvre ! Avec Århus, pareil… C’était comme attraper une maladie… Ils s’étaient insinués dans notre tête, ces espoirs, comme les visions chez les fous ; ils nous dévoraient comme des puces ; et ces trois jours-là, dans ce Horsens de malheur, nous nous sommes drôlement gratté l’imagination, jusqu’au sang ! Je m’en souviens, Hanumân s’est enflammé d’un coup, et, comme souvent, un flux bouillonnant d’émotions l’a emporté. Une vraie montée ! Il était high, le gars ! Il gerbait les mots. Pour un peu, il se serait mis à courir, l’écume aux

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lèvres, jouant des coudes, frappant aux portes fermées… Rien que pour fuir ce Ranners trois fois maudit ! — Århus ! Crois-moi sur parole, man, répétait Hanumân en me tapant sur l’épaule. On dégage de ce Horsens. On se tire à Århus, man ! On met les voiles ! On va à Århus ! Comment j’ai pu pas y penser avant ? Fuck me in the mouth ! Fuck me in the ass ! Crétin ! Fallait descendre direct à Århus ! Au début, je me suis enflammé moi aussi, mais ma flamme est vite retombée. Comme les braises dans le bidon. Ça m’était bien égal : Horsens, Århus, quelle différence ? Mais je n’ai rien dit à Hanumân, pour ne pas compliquer encore plus les choses. J’ai fait semblant d’être motivé moi aussi. La dernière nuit dans la bagnole avait été tellement dure… Même plus la force de râler. Hanumân, sur les nerfs, fumait mégot sur mégot et réfléchissait : — Mmm, oui, Århus, c’est ça ! Oui, man, oui… Une grande ville, avec beaucoup d’étrangers, facile de s’y perdre, on peut passer inaperçu, trafiquer comme on veut, se sentir un homme. Tu captes, Dgène ? Plus facile pour les contacts. On mettra peut-être le grappin sur quelqu’un. Et, avec un peu de chance, on trouvera un taf. Il paraît qu’il y a un vrai bazar oriental. Un grand, à ce qu’on dit. Waouh ! Il doit y avoir des restaurants indiens. C’est forcé. Pas possible autrement. Même à Frederikshavn, il y en a un. Alors à Århus. Khé-é ! Va savoir, avec un peu de chance… Mais Århus, il fallait d’abord y arriver. Hanumân pensait qu’avec de la chance, ça pouvait le faire. Ce « avec un peu chance », il le disait à tout bout de champ. Si nous n’avions pas de chance, il se contentait de dire « bad luck ». Et c’était tout. Ce jour-là, on ne sait pourquoi, il me tannait les oreilles : — On aura de la chance. Pas moyen autrement. Ça fait si longtemps qu’on n’en a pas eu. N’importe qui doit en avoir de temps en temps. Ça doit finir par arriver. Århus, c’est à deux pas ! Une ligne


locale. Presque jamais de contrôle. Plus loin, alors là oui… mais jusqu’à Århus, rien de rien… Tu sais bien… On change à Århus, c’est un embranchement… C’est encore plus près que de Roskilde à Copen… Ils contrôlent une fois tous les mille ans, et encore… Si on est pris, ils vous relâchent… Combien de fois déjà ça s’est passé comme ça… T’es pas d’accord ? — Si, si, c’est sûr, ai-je acquiescé dans un brouillard. Hanumân s’excitait de plus belle, comme si on l’avait piqué alors qu’il s’écartait pour pisser. L’idée lui était peut-être venue à ce moment-là. Sur la décharge, derrière la palissade… Je ne me rappelle pas. C’est sans importance. Århus, telle qu’il se la figurait, le réveillait pour de bon ! On voyait, à sa façon de le répéter encore et encore comme une incantation, que le mot suffisait à provoquer chez lui une poussée d’adrénaline. — Århus, ce n’est pas une station-service avec un Super Spar5 à côté… Pas un patelin où tout le monde baise avec tout le monde depuis trois siècles ! Århus, c’est une vieille capitale ! Pratiquement une mégapole ! Une ancienne résidence royale ! Une ville d’étudiants, où il y a de la musique, on prend son pied… La capitale culturelle du Danemark ! Je l’ai lu dans les brochures !… — Oui, oui, bien sûr, disais-je. Hanumân s’énervait, revenait à la charge toutes les dix minutes. Il me tirait de mon sommeil de famine. La dernière nuit, il ne tenait plus en place. Il voulait partir comme ça, tout de suite. Il se voyait à nouveau dans l’InterCity ! Hanumân aimait tellement les trains scandinaves. Il était positivement amoureux des DSB6. Dans le train, il se sentait un homme. Et il le devenait. Il se transformait en citoyen du monde. Il adoptait l’allure d’un Indien allemand. Un Indien né quelque part à Scheißewurstbach d’une Allemande replète 5. Magasin d’alimentation, sorte de drugstore local. 6. Danske Statbaner : chemins de fer danois.

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et d’un migrant famélique, qui n’aurait jamais vu l’Inde de sa vie. Il acceptait même d’être pris pour un Pakistanais, à condition qu’il soit né en Europe. Il y avait là foule d’olibrius du genre. Ils se baladaient sans logique visible, leurs manières contredisant la couleur de leur peau. Et lui faisait comme eux : comme eux, il souriait d’un air exaspéré, posait les pieds sur la banquette d’en face, ouvrait sa chemise pour exhiber ses amulettes au complet, feuilletait le Tag med 7. C’était du grand art. J’avais l’impression, par ma présence, de discréditer son génie. Je risquais de tout gâcher. Il se détournait vers la fenêtre, contemplait, l’air las, ce paysage insupportable, répétait « det er å kedeligt, man, så kedeligt » avec sur le visage une expression d’ennui aussi naturelle que s’il était dégoûté depuis l’enfance de ces champs et de ces bourgades, et cela faisait si vrai que les contrôleurs ne se décidaient pas à lui demander son billet. Ils nous dépassaient, casquette basse, picorant le vide entre les rangées de sièges comme des merles dans les labours. Et Hanumân les suivait d’un regard méprisant. C’était un sans-billet par vocation. Voyager sans billet rechargeait ses batteries, lui donnait un coup de fouet. Mieux que ne l’aurait fait une ligne de coke. Deux gares franchies sans billet, c’était une journée bien commencée. Il en avait absolument besoin. Une mise en route comme celle-là, c’était l’espoir d’une bonne fauche dans un supermarché ou d’une nana à portée de main ! Plus tard, j’ai pensé que l’idée d’Århus ne s’était pas présentée par hasard. Hanumân voulait avoir une occasion de voyager en train sans avoir à craindre les contrôleurs. Il était aussi absurde d’aller à Århus que dans n’importe quelle autre ville. En fait, il n’y avait nulle part où aller ! Nous n’avions rien à faire nulle part, en aucun point de la carte. Où que nous allions, personne ne nous attendait. Sauf les flics et des emmerdes… 7. Mot à mot : « Emporte avec toi ». Journal distribué sur les lignes de chemin de fer.


Je ne voulais pas penser à ce qui pouvait m’attendre en Estonie ; et lui ne voulait pas se retourner vers son passé. Il avait l’habitude de dire : « Pour moi, rentrer en Inde, ce serait comme abandonner le futur pour l’âge des ténèbres. Si par chance, man, tu grimpes dans la machine à voyager dans le temps, ce serait trop bête de faire route vers le passé ! Il faut foncer ! Et le plus loin sera le mieux ! » La simple idée d’un retour le révulsait. « Ce serait la même chose que de trahir ce qu’on a atteint, disait-il. Avancer, il n’y a que ça ! » Une épouse pouvait l’attendre en Inde ; à Bucarest, une femme et un enfant ; une copine à Prague ; ou une liaison toute fraîche à Stockholm. Hanumân ne voulait d’aucune de ces destinations. Il voulait aller en Amérique. L’Amérique était le point du globe où prendrait fin sa pérégrination vers l’avenir. C’est là que son avenir deviendrait un présent. Mais aucun train danois, bien sûr, ne le mènerait là-bas. Il était désespéré. Et, de désespoir, il avait inventé Århus. Århus n’était qu’un prétexte pour dégager, se tirer au plus vite de ce maudit patelin, c’était quoi son nom, Ranners, Horsens… Pour aller où ? Quelle différence ? C’était du pareil au même. N’importe où ! L’essentiel, c’était de filer. On en avait trop bavé. On en avait mal au ventre à force de se sentir coincés. J’étais lessivé. Prêt à crever sur place, dans les toilettes. Les coliques étaient si fortes que j’avais l’impression d’être un canon prêt à expulser un boulet. Enfin j’ai entendu Hanny, dans les toilettes d’à côté, qui disait : « Quai 2. En vitesse ! On a cinq minutes ! » Nous avons filé vers le quai 2, prêts à embarquer. Et voilà que le train démarre du quai 3. En pestant, on se rue, on redescend. Mais trop tard. Les boyaux du passage souterrain s’étaient emplis de merde, les passagers avec leurs affaires. On aurait dit une tranchée embouillassée : quelque chose d’étroit, de gluant, infranchissable. Le train nous a filé sous le nez. Hanny était furieux. Il a pété les plombs. A arraché son

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blouson et l’a piétiné, la bouche béante, énorme, toutes dents dehors. Il jurait si fort que je me suis écarté, approché d’un distributeur en faisant mine d’acheter un billet. J’étais là, les yeux fermés, le cerveau en déroute. J’aurais voulu me dissoudre. M’évaporer aux quatre cents diables ! Je savais qu’il y avait des gens tout autour. Je savais qu’ils regardaient. J’étais secoué par un frisson paranoïaque. J’aurais voulu être avalé par mon ombre, j’étais là, debout, paupières scellées – surtout ne pas pleurer. Et derrière moi Hanumân glapissait, jetait des éclairs. Il écumait devant tout le monde. Gesticulait. Sifflait. Rugissait. Se tordait comme une lance à eau. Il s’en fichait, qu’on le regarde. Les keufs, il leur pissait dessus ! Il envoyait tout chier ! Tout le monde et chacun ! Il était terrible, comme Cuchulainn avant la bataille. Il n’en avait rien à foutre de rien ! Sous les yeux des passagers médusés il jetait les horaires sur les voies en criant : — Oh, it must be a practical joke ! This schedule does not make any sense at all ! What do we need it for, if we can’t fucking use it ! I see no fucking point !… Aucune des pratiques en usage à Copenhague ne nous servait dans le Jutland. Les composteuses refusaient les faux tickets. Hanumân n’arrivait pas à trouver le code ; les imitations ne marchaient pas. La composteuse émettait un couinement abominable, et nous n’avions plus qu’à dégager en la plantant là. Même chose avec les autobus ! On nous chassait à coups de pied, ou quasi, quand nos tickets recollés se coinçaient dans la poinçonneuse du chauffeur ; il pestait, nous battions en retraite ; il attrapait son téléphone ; il fallait se casser en vitesse ; les passagers, la mine allongée, nous regardaient filer ; nous pressions le pas. Hanumân n’arrivait pas à se faire à la lenteur des journées qui défilaient, à l’absurdité des semaines. Il disait que notre vie ressemblait au calme plat en mer, que nous n’allions nulle part. Il ne s’habituait pas aux jours fériés ouverts à tout vent. Il redoutait les


petites villes aux rues vides et étroites bordées de roses trémières. Les lupins, il les avait détestés au premier coup d’œil ! Et il y en avait tant et plus… Le long de toutes les barrières ! Les petites rues étroites formaient un réseau dense et imprévisible, et partout poussaient des lupins : roses, violets, mauves, rouges, bleus, jaunes… — Regarde comme ils aiment les fleurs ! Ils essaient, ces idiots, d’imiter les Hollandais ! Ils pensent que s’ils mettent des fleurs partout, leur pays sera un peu moins moche ! La révolution des fleurs… Flower power… No fucking way ! grognait Hanumân. On s’égarait tout le temps par sa faute. Nous n’arrêtions pas de nous paumer, de tomber sur des impasses, de faire demi-tour. Nous étions suivis des yeux depuis les fenêtres, les jardins, les voitures… Il fallait faire semblant de chercher quelque chose, consulter la carte, un papier, regarder autour, jouer aux touristes. Ça n’avançait à rien ! Hanumân s’étranglait à force d’invectives, assurait que les rues et les horaires, c’était du pareil au même. — Leurs rues, elles mènent nulle part. Elles finissent toutes en cul-de-sac, disait-il. Elles sont faites pour qu’on puisse mieux attraper les voleurs ! Nous, ce n’était pas la peine de nous donner la chasse. Nous nous laissions prendre à tous les coups. Le panier à salade n’avait plus qu’à nous ramasser. Chaque fois que nous débouchions sur une impasse, nous trouvions la même petite porte avec une plaque argentée, et nous étions accueillis par la même petite vieille en manteau à la mode, impeccable et flambant neuf ; elle nous posait une question à laquelle nous étions bien en peine de répondre, parce que nous ne comprenions rien à ce qu’elle susurrait ; alors nous faisions demi-tour, sentant sur notre nuque son regard visqueux et le souffle de sa bouche de poisson entrouverte. Hanumân ne se faisait pas au silence qui enveloppait les week-ends, au brouillard noir d’où sortaient des sons criards et

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« TE L É TAIT L E M O N DE OÙ J ' É TA I S A L L É M E C O L L E R COMME DANS DE LA MERDE, PARCE QUE J 'É TAIS NÉ SOUS UNE MAUVAISE É TOILE. »

Le Voyage de Hanumân raconte l’exil de deux paumés au Danemark, et leur vie quotidienne dans un camp de réfugiés. L’Estonien Dgène et l’Indien Hanumân, compagnons d’infortune, survivent comme ils peuvent. Entre les magouilles, les petites et grandes indignités, les humiliations et les mensonges, se dessine jusqu’au rire une carte sensible de ces zones transitoires où pataugent et se mêlent l’absurde, les espoirs et les peurs de milliers de laissés-pour-compte. Né en 1971 en Estonie, Andreï Ivanov est un écrivain russophone apatride. Pour écrire Le Voyage de Hanumân (qui est aussi le portrait acerbe d’une société occidentale qui n’a d’autre horizon que ses nains de jardin), il s’est inspiré de sa propre expérience : après une thèse sur Nabokov, il a émigré clandestinement au Danemark et vécu plusieurs années dans des camps de la Croix-Rouge. Désormais, il se consacre à l’écriture et enseigne, de temps à autre, à l’université de Tallinn.

9 78 -2-370 5 5 - 099- 6

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