Les Jurons - Marie Luce Ruffieux

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L E S

J U R O N S

FFIEUX M A R I E-LUC E RU


© Le Tripode, 2017


Marie-Luce Ruffieux

les jurons

LE TRIPODE



1.

J’étais allée jouer avec les vieilles serviettes dans la machine à laver. Installée à genoux devant le tambour, je les examinais. J’ai frappé la masse de tissu éponge avec mon marteau. C’était un test. Une des serviettes a réagi, ses quatre angles se sont soulevés en produisant un genre de courant d’air. Je me suis tout de suite débarrassée du marteau, même si jeter des outils à la poubelle, ça fait toujours mal. J’ai bien regardé la serviette. Elle inhalait. Elle était peut-être restée enroulée pendant des dizaines d’années. J’étais déçue bien sûr, mais je me suis dit quelques soupirs suffiront. Des personnes comme moi (manipulées) ne trouvent pas leur bonheur avec le premier jouet à la con ! J’ai décidé de l’élever (à la main). Elle n’exhibait jamais d’autre mouvement que celui de remuer bruyamment dans les bords. Chaque jour, je lui faisais des démonstrations, je répétais des échantillons de sons. Je la pressais sur mes lèvres, mon larynx ou ma langue pour qu’elle puisse sentir les mouvements nécessaires à l’émission de chaque mot. Pas de beauté sans connaissance. Au bout d’un moment, j’ai cru entendre un moustique et ce bruit s’est transformé en voix. Les tressaillements de la serviette produisaient enfin autre chose qu’un souffle. Au début, elle articulait des sons sauvages. Grâce à mon aide et 17


ma patience, elle a pu les domestiquer. Nous avons travaillé jusqu’à ce que ces sons correspondent à quelque chose. Elle a fait le bruit de la hache, le bruit de la scie, le bruit du déclencheur de mon vieil appareil photo que je n’utilise plus depuis des années. Sont apparus des fragments d’une sorte de langage, l’expression d’un mode de pensée prélogique débitant pêle-mêle les sons, répétant pêle-mêle les mots et les bruits, les jurons et une porte qui grince. Elle ne connaissait pas leur sens réel mais elle aimait me voir réagir à ces sons. Elle émettait parfois des phrases entières. Je n’étais pas toujours dans l’atelier quand elle parlait. J’étais d’ailleurs de moins en moins là. Elle ne s’adressait à personne.

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2.

La serviette : « Le concept de saleté est très abstrait pour moi... Je suis perplexe... Qui a dit ça ?... Je me vois sur le sol et dans le sol... Il y a toujours un bruit de tremblement sur cette porte... Allonge-toi comme si tu dormais sur le lit d’appoint !... J’ai l’impression que mon poids transperce ton corps... J’ai envie de découvrir n’importe quoi. Découvrir des aliments avariés qu’on mangera comme des choses fraîches : fraises grises, pommes à points blancs, rats, poissons noirs, mousse, piles qu’on met dans la bouche mais qui n’activent rien... Ce que je vois ovale, je le sens rond quand je le touche... Il faudra choisir un endroit, toujours le même. Un endroit où je n’aurai pas l’air bizarre... Ne me couvre pas d’une étoffe ! La sensation faciale de contact est trop forte, ça éveille chez moi des sous-sensations... Certains jours, je vois mieux les couleurs... Je suis pré-naturelle... Je ressemble à un buisson mais je suis jolie... Mets de la nourriture dans une boîte et je m’amuserai à la détruire !... J’aime pas l’histoire. » Je ne savais pas bien ce que le fait de ne pas aimer l’histoire signifiait. Aimer ou ne pas aimer l’idée de l’histoire ? Ou alors l’histoire ? Mais l’histoire de quoi ? L’histoire de qui ? J’y réfléchissais souvent dans l’atelier et ça me mettait très mal à l’aise. J’avais de la peine à avaler ma salive. J’avais envie de ne pas être là. Heureusement, j’étais souvent appelée sur le plateau pour des retouches. Ça me permettait de quitter l’atelier. 19


3.

Être le seul témoin de l’évolution intellectuelle de la serviette m’emmerdait. Je faisais de moins en moins attention à elle. C’était difficile car elle réagissait mal à mes absences. Comme j’avais peur que trop de solitude la fasse régresser, j’ai décidé de fabriquer un sosie de moi-même, que j’installerais accroupi près d’elle à ma place sur le lit d’appoint. J’ai emprunté au second assistant un trépied pour mon appareil photo et j’ai rassemblé tous les matériaux nécessaires autour de moi dans l’atelier. J’ai bâillé pour me détendre. J’ai collé une pastille de couleur sur ma gorge et me suis mise devant un miroir. J’ai exécuté des petits gestes simples : tirer la langue, bouger les doigts, faire un bisou. Ça n’a pas eu l’air de m’émouvoir. Peut-être que la glace était trop petite ? J’ai eu envie de grimper sur le miroir et de faire s’effondrer le mur. Avec le recul, je crois que ce que j’ai préféré dans cette scène, c’est le flash de l’appareil photo dans le miroir. C’est horrible.

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4.

Finalement, j’ai fabriqué mon sosie le lendemain de mémoire, sans modèle, et j’ai cousu une boucle à son front pour pouvoir le suspendre lorsqu’il ne serait pas utile. La serviette : « Il aura de toutes petites mains pour pouvoir jouer avec moi ! » J’ai commencé par tricoter ses pantoufles. Le reste du corps a suivi très naturellement dans l’élan créatif. J’ai peint chacun de ses muscles sur son jean et les ai reliés les uns aux autres avec des sortes d’articulations simplifiées. Je l’ai habillé de ma chemise sale d’hier, restée sur le sol emmêlée dans mon slip. Elle était trop grande pour lui, ça faisait comme des vagues. Je lui ai mis une petite langue. Il m’a souri avec la bouche mais il ne souriait pas à l’intérieur. En passant par les paupières, je lui ai collé une paire de lentilles opaques à la place des yeux. J’ai retiré son bulbe olfactif. J’ai reniflé.

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978-2-37055-114-6

16 €

LE TR IP OD E


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