Manger ou être mangé, de Michael Köhlmeier - Extrait

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Titre original : WIE DAS SCHWEIN ZUM TANZE GING © Carl Hanser Verlag München 2009, pour le texte © Le Tripode Paris 2017, pour la traduction


Michael Köhlmeier

MANGER OU ÊTRE MANGÉ Traduit de l’allemand par Catherine Trachtenberg

LE TRIPODE



CH A PIT R E I —

COMMENT BELLADONNA VAINQUIT LA MORT

On chargeait les bêtes deux cents mètres au sud de la gare de marchandises. Deux wagons attendaient. Il pleuvait. Les premiers, c’étaient les bœufs. On les traînait du camion à la place et de là au wagon par une rampe en bois. Certains gueulaient et se cabraient, d’autres glissaient sur les planches humides, tombaient en avant et étaient piétinés. Les camions venaient se garer au plus près, le sol noir de charbon crépitait sous les sabots, les roues et les chaussures. Dans le wagon, on tournait le museau des bœufs vers les ouvertures d’aération. Cochon parmi les cochons qui tous criaient, Belladonna, elle, ne criait pas. Par les fentes de la remorque, elle regardait ce qui se passait dehors. De tous les cochons, elle était

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la plus intelligente. Elle était si intelligente qu’aucun cochon ne la croyait. Hier, alors qu’on ne leur avait pas donné à manger, les autres ne l’avaient pas crue ; aujourd’hui, lorsqu’on les avait lavés au jet, ils ne l’avaient pas crue. Et à présent, ils ne la croyaient toujours pas. Ils criaient leurs prières, leurs excuses, leurs protestations ; ils ne croyaient pas que cela ne servirait à rien. La porte coulissante fut refermée et verrouillée derrière les bœufs, la rampe charriée jusqu’au deuxième wagon. Le camion des cochons se mit en position. Ce matin, Belladonna avait été la première à y être poussée. Les autres l’avaient acculée contre la paroi du fond et menacée de l’étouffer si elle continuait à parler de la mort. Maintenant, ils se pressaient pour sortir de la remorque, le minuscule morceau d’avenir compris entre le camion et le wagon de chemin de fer les attirait, préférable à l’attente. Belladonna, elle, resta où elle était, dans les débris de son intelligence, qui en vérité avait été bien faible car à la question du but de la vie, elle n’avait pu donner de réponse. Lorsque les autres eurent quitté le camion, Belladonna vit ce but de ses propres yeux ; c’était la Mort, avec deux pieds chaussés de bottes et deux mains, l’une tenant une

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corde, l’autre un bâton. La Mort l’appela. Elle frappa de son bâton les parois de la remorque. Belladonna brûlait d’envie de repousser la Mort, de l’enfoncer sous terre. Derrière elle, elle vit le wagon des bœufs ; un museau pointait d’une ouverture d’aération et mugissait. « Non, répondit Belladonna, je ne sais pas quelle est la destination de ton voyage, mais je sais qu’il ne finira pas bien. — Et qu’est-ce qui est bien ? demanda le museau. — Pas la mort ! — Et qu’est-ce qui est mieux ? — Danser, par exemple ! » cria Belladonna et elle s’élança en courant vers la Mort et la culbuta ; une deuxième Mort lui barra la route en levant son bâton, elle la culbuta aussi. Elle galopa sur le sol noir de suie, puis le long des rails, vigilante et forte comme elle ne l’avait jamais été, elle entendait les cris et les jurons derrière elle et évaluait sans se retourner la distance qui la séparait de ses poursuivants. Ses petits yeux scrutaient l’univers à la recherche d’un petit espoir qui durerait au moins le temps qu’il faut à un cochon pour prendre congé de ce monde à sa façon.

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Ses poumons et son cœur de cochon étaient très faibles, ses pattes trop courtes pour faire de grandes enjambées, son corps trop gras l’entravait. Ses sabots achoppaient sur le ballast du remblai, son groin se cognait aux rails nus. Aux premiers sarments de ronces, Belladonna tomba. Elle roula au bas du talus, la broussaille égratigna son dos à l’instant même où l’express de Vienne fonçait à grand fracas juste au-dessus. C’est ainsi que ses poursuivants perdirent sa trace. Seuls les trains de marchandises et les omnibus s’arrêtaient dans cette gare sans importance.

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