Minuit en mon silence
© Le Tripode, 2017
Pierre Cendors
Minuit en mon silence Lettera amorosa
Il n’y a pas deux amours dans la vie d’un homme, il n’y en a qu’un seul, profond comme la mer, mais sans rivage. Balzac
Je me suis levé au milieu de ma vie. Il faisait noir. Le sommeil m’avait fui. Une profondeur glacée sourdait de mon être. Rien n’y remuait, tout hivernait. J’ai marché longtemps en moi avec une sorte de vitesse immobile, de lenteur agrandie, de vertige épuisé. Le regard infatigué, pourtant, rendu plus lucide par le grand calme d’une nuit blanche. Je n’ai rencontré personne. Dans l’obscurité, les nuages semblaient filer à contre-vent. Je me suis accoudé sur le pont d’un silence. À l’aube, j’ai poursuivi mon chemin.
I
Merlenwald, lundi 28 septembre 1914 Chère Else,
Je dois bientôt m’en aller, partir. Vous quitter. C’est la dernière nuit que je passe en tête à tête avec votre absence. C’est là, je sais, toute la compagnie que je recevrai jamais de vous. Demain, je serai de retour au front. Je n’ai jamais pu mentir devant vous. Je m’avance sur un chemin où, dans quelques heures, à l’instant peut-être où vous lirez ces mots, je me serai déjà franchi. Le passage a toujours été étroit entre le monde et moi. Enfant déjà, mon âme pesait de tout son ciel contre ses barreaux. Je dis âme comme je dis enfance et c’est votre visage que je vois. Mais vous n’êtes pas là et je ne suis plus assez enfant et trop homme pour souffrir tardivement d’espérance. C’est autre chose que je cherche, comprenez-vous ? Il y a en nous l’enfant qui nous quitte, cédant la place à l’adulte, et il y a l’enfance qui ne nous quitte pas, ne nous quittera jamais, quel que soit notre âge. Cette enfance-là
n’a rien de commun avec l’inexpérience ou une puérilité enfantine. Cette enfance-là, madame, est en nous comme la voix muette de l’infini. Insondable. Insecourable. C’est un silence de neige autour de quoi tout se tait et écoute. Qui n’a jamais entendu son silence murmurer en lui ? Il s’est élevé tôt en moi, et une fois entendu, je n’ai pu l’oublier. Je l’entends qui passe sur chacun de vos traits. Seul votre visage, entre tous, me le rappelle. Pourquoi le vôtre ? Je ne sais presque rien de vous. Vos pensées comme vos nuits me sont inconnues. Je ne vous connais que de loin et, pourtant, depuis notre rencontre à Paris, vous m’êtes devenue plus intimement liée que mon propre souffle. Vous êtes apparue sur mon chemin en l’ouvrant à sa plus secrète sente. J’ai croisé votre regard à l’instant même où, recueillie en vos pensées, votre pas allant sans peser sur le pavé, vous sembliez venir d’une région plus silencieuse de l’être. Une chute de longs cheveux, enroulée à la nuque, vous descendait noirement sur la poitrine. Vous aviez une taille mince, une expression de spacieuse élégance, cet air fatal des beautés qui se taisent, je ne sais quelle douceur lointaine, de réserve, de grâce, qui rend grave comme devant des choses profondes. J’allai à vous comme on marche au bord du vide, fouillé par la peur et un pressentiment mortel. Qu’une inconnue, belle – de cette beauté qui nous voit sans nous voir – apparaisse dans notre vie. Soudain son regard rencontre le nôtre, et, à cet instant, les yeux d’un homme s’ouvrent à l’âme qu’il avait perdue de vue en lui. Pourquoi, madame ?
Pourquoi, partout, à tout moment, nous chercher du regard ailleurs qu’en nous-même ? Pourquoi est-il si difficile d’entrer en soi si c’est là, paraît-il, que nous sommes ? Je veux regarder mon âme. Je veux la voir avec toute ma pensée, même si ma pensée ne va pas jusque-là. Pourquoi un regard, un visage inconnu, en aurait-il seul le pouvoir ? Il est aisé d’éprouver de l’amour, ardu d’aimer. Sait-on même si c’est parler de l’amour avec plus de vérité que d’en parler avec cette délicatesse gantée ? Comme si nos mots, chacune de nos paroles, ne faisaient jamais que coudre des lèvres sur ce qui saigne. Il n’y a, il n’y a jamais eu qu’une seule question, au fond. Existe-t-il ici-bas une liberté qui rend libre ?