Les Héritières - Marie Redonnet - Extrait

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LE TRIPODE



HÉR ITIÈR ES


Les trois romans qui forment Héritières – Splendid Hôtel, Forever Valley et Rose Mélie Rose – ont été publiées entre 1986 et 1987 par Les Éditions de Minuit, que Le Tripode remercie pour avoir rendu possible cette nouvelle édition.

© 1986 by Les Éditions de Minuit, pour Splendid Hôtel © 1987 by Les Éditions de Minuit, pour Forever Valley et Rose Mélie Rose


HÉR ITIÈR ES Marie Redonnet

LE TRIPODE



SPLENDID HÔTEL



Les caravanes partirent. Et le Splendide-Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle. Rimbaud. Illuminations. Après le déluge.


À Jacques Géraud


Le Splendid n’est plus ce qu’il était depuis la mort de grandmère. Il faut sans arrêt déboucher les sanitaires. Les papiers se décollent des murs à cause de l’humidité. Le Splendid Hôtel est construit sur une nappe d’eau souterraine. C’est la faute à grand-mère. Personne n’avait jamais construit un hôtel en bordure du marais. Avoir un hôtel à elle, c’était son rêve depuis toujours. Elle avait voulu bien faire les choses. Elle avait fait installer des sanitaires dans toutes les chambres. C’était unique à cette époque dans la région. Elle était fière du Splendid Hôtel. Il y a une photo d’elle prise le jour de l’ouverture. Elle se tient bien droite, appuyée sur sa canne. Sa canne, c’était pour impressionner, parce qu’elle a toujours bien marché, jusqu’à la fin. La photo fait encore un bel effet dans le hall. Mais le Splendid a perdu sa réputation. Mes sœurs sont coquettes malgré leur vie retirée. Ada se teint les cheveux, et Adel les a encore très noirs. De nous trois, c’est moi la plus jeune, mais c’est moi qui parais la plus vieille. Ada passe des heures à se maquiller. Ça lui donne bonne mine. On ne dirait pas qu’elle est si malade. Elle a toujours été malade. Elle s’évanouit souvent. Adel ne supporte pas la vue d’Ada évanouie. C’est moi qui l’aide à reprendre connaissance. Après, elle fait comme si elle ne


me reconnaissait pas. Je n’ai pas de volonté. Elle en profite. Je fais tout ce qu’elle me demande. Ça l’amuse, j’en suis sûre. Elle se plaint de la nourriture. Elle a des bleus sur tout le corps à cause de la mauvaise circulation de son sang. Sa table de nuit est pleine de médicaments et de pots de maquillage. Elle veut que je la lave. Ça me coûte parce qu’elle a une odeur qui m’indispose. Elle n’a jamais travaillé. C’est mère qui l’a entretenue, maintenant c’est moi. J’ai hérité du Splendid Hôtel. Mais, en échange, je dois une pension à mes sœurs. Plutôt que de recevoir leur pension, elles ont préféré venir vivre à l’hôtel. Elles y sont logées, nourries, servies. Je n’aurais peut-être pas dû accepter cet arrangement. Ada et Adel ont quitté l’hôtel très jeunes avec mère. Elles n’y sont jamais revenues jusqu’à la mort de mère. Il n’y a que moi qui n’ai jamais quitté le Splendid Hôtel. Mais, maintenant qu’elles sont installées, elles ne sont pas décidées à partir. Elles font comme si elles étaient chez elles. Elles occupent les deux plus belles chambres, ça ne les empêche pas de se plaindre de l’inconfort et de l’insalubrité du Splendid Hôtel. Je ne devrais pas m’en laisser imposer par elles. C’est moi qui les fais vivre grâce à mon travail et à l’hôtel. Mais le Splendid rapporte de moins en moins. Il faudrait y faire des travaux. Je n’en ai pas les moyens. Grand-mère en mourant a laissé beaucoup de dettes. Elle n’avait pas fini de payer ses traites. Mère a dit que c’était à moi de payer, puisque j’héritais du Splendid Hôtel selon la volonté de grand-mère. Elle m’a laissée me débrouiller toute seule. Elle s’est toujours désintéressée de l’hôtel. Le Splendid était d’un bon rapport à cette époque. Mais tout l’argent que je gagnais servait à payer les

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dettes de grand-mère. Grand-mère avait espéré que l’hôtel prendrait de la valeur. Elle croyait que la région serait transformée par le chemin de fer. Mais le chemin de fer est toujours en chantier. C’est mauvais pour l’hôtel. La clientèle a changé. Ce n’est plus un hôtel de villégiature. J’ai dû baisser les prix. Qu’est-ce que je peux faire ? Grand-mère n’aurait pas dû construire l’hôtel si près du marais. On l’avait prévenue, mais elle s’est entêtée. Le Splendid est de plus en plus difficile à tenir. Les clients ne sont pas soigneux. Les sanitaires sont en mauvais état. Petit à petit le Splendid devient méconnaissable. Quand on regarde la photo du hall, on ne dirait pas que c’est le même hôtel. Il n’a gardé que son nom, Splendid Hôtel, qui brille encore la nuit quand les enseignes au néon sont allumées. Pourtant je fais tout ce que je peux pour tenir l’hôtel aussi bien que grand-mère. Je n’ai pas de chambre à moi. Je veux que toutes les chambres soient disponibles pour les clients. Quand il reste une chambre, je l’occupe. Quand le Splendid est complet, je dors dans le petit bureau de grand-mère où sont rangées mes affaires. Dans toutes les chambres, les matelas sont mauvais. Il faudrait changer la literie. Les clients se plaignent de mal dormir. On entend tous les bruits à travers les cloisons. Grand-mère a négligé ce problème des cloisons. Elles sont beaucoup trop minces, et creuses en plus. Les sanitaires sont de plus en plus bruyants, surtout les chasses d’eau. Je me lève la nuit pour voir si Ada n’a besoin de rien. Elle dort la bouche ouverte. On dirait qu’elle a du mal à respirer. Elle se réveille en sursaut à chaque fois. Elle me regarde d’un air mauvais comme si je faisais exprès de troubler son sommeil. Mais c’est pour lui

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rappeler de prendre son médicament. Ses reins fonctionnent mal. Elle dit que ça recommence comme à la clinique. Elle a passé sa vie de clinique en clinique. J’ouvre la fenêtre pour chasser les odeurs. Elle pense que je cherche à ce qu’elle attrape froid. Elle tousse plus fort qu’avant. La minuterie marche de plus en plus mal. En marchant dans le couloir, je me cogne partout, et j’ai des bleus comme Ada. De retour dans mon lit, je n’arrive pas à me rendormir. Je pense à Ada. Ses joues se creusent malgré tout ce qu’elle mange. Rien ne lui profite. Chaque matin, je débouche les sanitaires dans toutes les chambres. L’écou­ lement est de plus en plus mauvais malgré mes efforts. Les clients ne font pas attention. C’est à cause d’eux que tout se bouche petit à petit. La lumière brille toute la nuit dans la chambre d’Adel. Je lui ai pourtant dit qu’elle ne devait pas gaspiller la lumière. Qu’est-ce qu’elle peut bien faire la nuit avec la lumière allumée ? Elle ne répète quand même pas ses rôles la nuit. Elle a beau s’être retirée au Splendid, elle ne renonce pas à sa carrière théâtrale. Elle écrit aux directeurs de théâtre pour leur demander un rôle. Elle n’a pas une belle voix pour une comédienne. Elle n’a jamais joué que des petits rôles. Les grands rôles qu’elle répète dans sa chambre, elle n’a jamais eu l’occasion de les jouer. Elle dit qu’il ne faut surtout pas qu’elle perde son talent. Je ne m’y connais pas en théâtre. Dans sa chambre, il y avait une malle pleine de ses anciens costumes. Je les ai jetés. C’était mité et plein de vermine, un vrai foyer d’infection. Adel ne monte jamais voir Ada. Elle ne me demande jamais de ses nouvelles. Elle n’a pas à se plaindre de sa chambre. C’est la seule chambre du rez-de-chaussée. Elle y est

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tranquille pour répéter ses rôles. Elle ne dérange pas les clients. Les sanitaires y sont comme neufs. C’était la chambre de grand-mère. Ça aurait pu être ma chambre à la mort de grand-mère. Mais je n’ai pas eu envie de l’habiter. Je l’ai laissée vide jusqu’à l’arrivée d’Adel sans jamais la louer. C’est pour ça aussi que les sanitaires sont en si bon état. Ce sont les clients qui les abîment. Ada non plus n’a pas à se plaindre de sa chambre. Elle occupe la seule chambre à deux lits de l’hôtel tout au bout du couloir. C’était la chambre d’Ada et d’Adel quand elles étaient petites du temps où elles vivaient au Splendid. Mère est partie d’un seul coup avec mes sœurs en me laissant seule avec grand­-mère. Elle n’est jamais revenue. C’est quand mère s’est sentie mourir qu’elle a voulu qu’Ada retrouve son ancienne chambre pour qu’elle ne se sente pas perdue. Mais Ada dit qu’elle ne se souvient plus de cette chambre. Je regrette qu’elle l’occupe parce que c’était la chambre préférée des clients. Ada dort dans le même lit où elle dormait petite. Maintenant Ada et Adel habitent chacune à une extrémité de l’hôtel. L’ancien lit d’Adel reste vide à côté du lit d’Ada. Il m’arrive quelquefois d’y dormir les nuits où Ada va plus mal et où elle a besoin que je sois près d’elle. Ada a peur la nuit. En clinique, il y avait toujours une infirmière de garde à son chevet. Mère y tenait. Elle payait un supplément. D’après grand-mère, mère a toujours fait hospitaliser Ada dans les cliniques les plus chères. Il paraît qu’elle s’est ruinée pour Ada, qu’elle s’est tuée au travail pour pouvoir payer les cliniques au-dessus de ses moyens. Ada n’a jamais guéri. Elle a toujours besoin de quelque chose. Elle n’est jamais contente. Elle ne

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fait que se plaindre de l’humidité du Splendid Hôtel. Elle dit que c’est le Splendid qui la rend malade. Mais elle ne sait pas où aller si elle quittait l’hôtel. Le Splendid est vraiment proche du marais. La chaleur devient accablante. Quand on sort dans le jardin, on sent déjà l’odeur du marais. Il s’étend un peu plus chaque année. Du temps de grandmère, il était très fréquenté des chasseurs. À la saison, ils prenaient pension à l’hôtel. Le canal qui coule au fond du jardin mène au marais. Le Splendid a un accès direct au marais grâce au canal. Maintenant les chasseurs ont changé de marais. Les marais sont nombreux dans la région. Je n’arrête pas de repriser les moustiquaires. Les moustiquaires se déchirent de partout, et les clients se plaignent des moustiques. Ada dit qu’elle a été piquée à un œil. Son œil est tout enflé. Elle voit trouble. Mais ce n’est peut-être pas à cause d’un moustique comme elle le croit. Ça vient peut-être de l’intérieur, comme le reste. Les moustiquaires résistent de moins en moins aux moustiques. Cette chaleur est mauvaise pour Ada. Ses malaises sont plus fréquents. Elle sent plus fort aussi à cause de la sueur. Elle se plaint que son maquillage ne tient pas. Je lui mets des compresses d’eau fraîche sur le front. Le marais tout proche la rend nerveuse, surtout par ces chaleurs. Ada déteste le marais. Mère reprochait à grand-mère de n’avoir pas réf léchi en achetant ce terrain. Elle pensait que c’était à cause de grand-mère qu’Ada était malade. Mais, loin du Splendid Hôtel, Ada n’a pas guéri. Sa maladie n’est donc pas causée par le marais comme mère le croyait. La preuve que le marais gagne, c’est que le fond du jardin devient marécageux. Ce n’était pas ainsi du temps de

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grand-mère. C’était même dans le fond du jardin que le jardinier faisait pousser ses plus beaux massifs. Ça fait longtemps que le jardinier de grand-mère est mort. Le jardin est dans un état lamentable. Ce n’est même plus un jardin. Grand-mère connaissait bien le marais. Moi aussi, je le connais bien. Je l’ai fait connaître à Adel. Ça lui a plu. Mais elle n’oublie pas le théâtre. Elle attend les réponses à ses lettres. Elle ne renonce pas à obtenir un rôle. Elle ne croit pas que sa carrière est finie, sans doute parce que sa carrière n’a jamais vraiment commencé. Elle n’a pas reçu de formation. C’est peut-être pour ça qu’elle n’a jamais eu de vrais rôles. C’est ce que pense Ada. Ada s’inquiète pour Adel. Elle me demande de ses nouvelles. Elle dit que mère s’est toujours fait beaucoup de soucis pour Adel. Elle aurait tant voulu qu’elle fasse une belle carrière. Adel se voûte. Ce n’est pas bon pour une comédienne de se voûter. Je n’aime pas la voix d’Adel. Ce n’est pas une voix de comédienne. Comment aurait-elle pu faire carrière avec une voix pareille ? Ada a une belle voix. C’est elle qui devrait jouer les rôles d’Adel. Dans le hall, il y a le piano. Grand­-mère savait en jouer. Elle jouait toujours les mêmes airs. Elle a voulu m’apprendre à chanter pour que je l’accompagne au piano. Je n’ai jamais pu apprendre. Je n’ai pas de voix. Adel sait jouer du piano. Elle joue les mêmes airs que grand-mère, les seuls qu’elle connaisse. Mais elle n’aime pas le piano. Elle a une voix juste. Je préfère sa voix quand elle chante. Elle s’est fâchée quand je lui ai dit qu’elle devrait chanter plutôt que répéter ses rôles. Elle n’a plus retouché au piano depuis. Elle dit qu’il ne vaut rien et qu’il est désaccordé. Grand-mère disait que c’était un piano de

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valeur et qu’il fallait en prendre soin. Il fait toujours un bel effet dans le hall. C’est dommage qu’il reste fermé. Grand-mère disait qu’il devait toujours y avoir de la musique au Splendid Hôtel. C’est pour ça qu’elle jouait du piano, et pas par amour de la musique. Les clients étaient contents. L’hôtel était animé à cette époque et bien fréquenté. Maintenant, pas un client ne regrette de voir le piano fermé. Les clients ne s’intéressent pas à la musique. C’est une chance qu’on construise la voie ferrée. On dit qu’elle va contourner le marais. Tous les clients viennent du chantier. Ils préfèrent loger à l’hôtel plutôt que de dormir dans les tentes que la compagnie leur donne. Ils ont beau se plaindre du mauvais fonctionnement des sanitaires, le Splendid Hôtel est une providence pour eux. Je fais tout ce que je peux pour leur être agréable. Je m’occupe tout particulièrement des sanitaires. Par cette chaleur surtout, il faut veiller à ce que l’écoulement se fasse. Les hommes du chantier m’en savent gré. J’ai besoin d’eux. Ce n’est pas comme de mes sœurs. Je me passerais très bien de leur présence. Je n’ai jamais vécu avec elles, et voilà qu’elles partagent ma vie. C’est mère qui leur a demandé de revenir au Splendid, un peu avant de mourir. Elle ne m’a pas demandé mon avis. Elle voulait que je m’occupe de mes sœurs quand elle ne serait plus là pour s’occuper d’elles. Mais moi je préfère m’occuper des clients du Splendid plutôt que de mes sœurs. L’hôtel est complet tous les soirs. Il fait de plus en plus chaud. Les hommes du chantier veillent tard à cause de la chaleur. Ils bavardent

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au jardin malgré les moustiques et l’odeur du marais. Adel leur tient compagnie. Elle leur parle du théâtre. Ils n’y sont jamais allés. C’est inespéré pour Adel, un auditoire aussi attentif. Elle se maquille, elle s’habille comme si elle allait en soirée. Elle met des robes très décolletées. Mais elle n’est plus de la première jeunesse, ses robes ne l’avantagent pas. Elle n’est pas gênée de se montrer. Les hommes du chantier semblent l’apprécier malgré ses défauts. Elle sait leur parler. Les plus jeunes l’entourent. Cette vague de chaleur, Adel en profite. Elle aime ses longues soirées de veille dans le jardin. Elle a même débroussaillé autour de l’hôtel pour que le jardin soit plus agréable. Mais les moustiques la piquent. Elle est pleine de boutons. À sa place, je ne mettrais pas des robes si décolletées. Elle a un air que je ne lui connais pas. Les hommes du chantier boivent beaucoup à cause de la chaleur. Ils ont la gorge sèche. Je leur sers à boire jusque tard dans la nuit. L’argent rentre. Je ne m’en plains pas. Les médicaments pour Ada coûtent cher. Quand je ne sers pas à boire, je monte voir Ada. Elle respire mal à cause de la chaleur. Les voix qui viennent du jardin l’empêchent de dormir. Je l’évente. Dès que je m’arrête, elle me redemande de l’air, encore. J’en ai des crampes dans les mains. Ada trouve normal que je passe ma nuit à lui faire de l’air tandis qu’Adel se distrait au jardin. Adel a un drôle de genre. Elle est la dernière à quitter le jardin. On dirait qu’elle attend quelque chose qui ne vient pas. Dans la journée, quand l’hôtel est vide, elle a un air perdu. Elle va et vient. Quand le soir tombe, elle s’enferme dans sa chambre pour se préparer. Elle flotte dans ses robes. On aperçoit sa poitrine maigre qui

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