Charles Stevenson Wright (1932-2008)
Par Phelonise Willie, amie et gardienne de l’œuvre. 02-2016
Traduction Thomas Petit
J’ai rencontré Charles Stevenson Wright
quelques années après la première publication américaine de The Wig (Les Tifs). Nous sommes alors devenus d’excellents amis. Il lui arrivait de m’appeler à 3 heures du matin, juste pour parler. Une nuit, il m’a raconté que bien des années avant que Huey Newton ne fonde les Black Panthers, il avait imaginé un roman sur un groupe de noirs, vêtus de noir, qui se réuniraient dans une cave afin d’organiser une révolution ; mais son agent pensait que ce ne serait pas publiable, et il ne concrétisa jamais ce projet. Dans une interview de 1993 au New York Amsterdam News, Charles dévoilait que cette forme de censure l’avait décidé à écrire un roman humoristique sur le racisme, si absurde qu’il ne se ferait pas remarquer. On y lirait entre les lignes les motivations révolutionnaires de ces hommes en cuir noir. En 1966, année de formation des Black Panthers, Les Tifs, récit drôle et surréaliste, fut publié. Mais l’ouvrage ; l’histoire d’un homme noir qui se lisse les cheveux dans l’espoir de goûter au « Rêve américain », pour finalement aller de désillusions en désillusions ; fut un échec. Si le livre passa sous les radars de l’édition, il n’échappa pas à ceux des critiques. La presse fut outrée par cet élan de « colère noire », et descendit en flammes Les Tifs. Cette expérience changea Charles à jamais.
Traumatisé depuis l’âge de 5 ans par la mort de sa mère bien-aimée et par l’abandon de son père, il sentit sa chance tourner avec le succès de son premier roman : Le Messager. Pour la première fois, il put jouir d’une certaine célébrité et gagner plus d’argent qu’il ne lui en fallait. Il s’envola pour Tanger, où il rencontra Paul Bowles1, qui l’introduisit dans son cercle d’amis auteurs. Ils en firent un des leurs, Charles était dans son élément. Mais bientôt, l’argent vint à manquer ; il rentra à New York pour se lancer dans l’écriture d’un second roman, impatient de raconter son vécu.
Le Messager tenait plus de la fiction que de l’autobiographie, bien que Charles s’inspira de son métier de
coursier pour en construire la trame. Il voulait de nouveau faire de sa vision du monde une histoire. Mais ce livre allait être plus audacieux et mettre en lumière la dure réalité d’être pauvre et noir aux États-Unis.
De retour à New York, il loua une modeste chambre à l’Albert Hotel, dans l’East Village. Durant des semaines, il ne fit qu’écrire. Il ne quittait jamais la pièce, pas même pour manger. Il se faisait livrer chaque repas. L’histoire de Lester Jefferson coulait sur le papier. Charles s’enivrait d’une écriture impulsive, instinctice, qui suivait ses humeurs. Nous étions au milieu des années 1960, l’ère de la protestation black, des chiens policiers et des lances à incendie. Malcolm X venait d’être assassiné. Charles bouillonnait. Il savait que le prêcheur faisait trembler de peur les blancs, comme l’avait fait Hattie Mae McDaniel2 dans les années 1940. Mais son arme à elle était l’humour ; elle remporta son Oscar en étant celle qui pointait du doigt le ridicule et le racisme de la communauté blanche. Bien sûr tous les noirs ne s’en amusèrent pas. Ils savaient qu’elle faisait ça plus par vengeance d’être rejetée par le monde d’Hollywood que par conviction d’actrice. Charles était en colère. Lui aussi voulait dévoiler au monde entier la manière dont les noirs étaient traités ; comme Hattie, il décida d’ouvrir les yeux de ses lecteurs par le rire, mais un rire trempé dans le cyanure. Le succès de son premier roman, les souvenirs de Tanger, l’idée de vivre de ses écrits, lui insufflèrent du courage. Les auteurs qu’il avait rencontrés ne se posaient aucune barrière. Peu importe la couleur de sa peau, Charles voulait connaître la même liberté. Un vent de pénitence soufflait dans l’air, le « Génie de la Justice » sortait de sa lampe. La majestueuse Octavia Butler 3 était saluée pour l’écriture d’un roman d’anticipation ayant pour héros des noirs. Au même moment naissait la « blackploitation4 ». Je me souviens de Superfly 5. L’audience « black » affirma qu’il s’agissait d’un film dans lequel le héros, noir, était obligé de dealer, sous peine de se faire exécuter. Quand, à la fin, il obtenait un arrangement avec son « boss », blanc, et parvenait à s’enfuir avec l’argent de la drogue, le public exulta.
Ainsi, et Charles l’a souvent évoqué, si Les Tifs avait été publié dans les années 1970, et non dans les années 1960, il aurait été mieux accueillli. Avec le recul, s’il était passé outre le scepticisme de son agent concernant son idée de roman sur les hommes en noir, il aurait pu être célèbre pour avoir inspiré les Black Panthers. Au lieu de cela, alors que Time Magazine et Newsweek l’avaient photographié, persuadés du futur succès des Tifs, aucun n’imprima une seule photo ou un seul mot à son sujet. Comme Lester Jefferson, le héros du roman, Charles croit au « Rêve américain ». Il était fier d’avoir servi dans l’armée. Il soutenait la politique étrangère des États-Unis. Il était un patriote convaincu. Il aimait l’Amérique plus qu’elle ne l’aimait. Son destin était d’être rejeté. Si Charles avait de bonnes relations, avec des célebrités comme Langston Hughes 6 ou James Baldwin 7, il n’avait en revanche pas un sou pour s’offrir les livres ou les magazines qu’il désirait. Il avait peu d’amis, pas de femme, pas de compagnon, pas d’enfant, pas de famille, pas d’amant (à ma connaissance), pas de compte bancaire secret. Cependant, s’il vous appréciait et que vous aviez besoin de petite monnaie, il vous en donnait. Charles n’arrêta jamais d’écrire, mais après l’échec des Tifs, il ne retrouva jamais le même esprit de liberté. Sa poésie et ses écrits journalistiques en souffrirent peu, mais son écriture romanesque resta sous le joug de son autocensure. Il disait sans cesse : « Je n’ai besoin que d’argent. Pas d’amis, pas d’amants. Juste de l’argent pour vivre et ma liberté d’écriture. » Il n’obtint ni l’un ni l’autre. Finalement, les jets de pierres et de flèches d’une scandaleuse infortune laissèrent leurs marques. Les blessures que j’ai mentionnées ne furent que de moindres cicatrices. Un jour, une lettre lui fut envoyée afin de vérifier sa situation, pour qu’il puisse continuer à être listé dans le Who’s Who des noirs américains, mais il vivotait alors de refuges en refuges. Constamment en déplacement, il égarait tout, même les copies de ses propres livres. Une fois, dans une bibliothèque où il tenait un exemplaire du Messager avec, sur la jaquette, une grande photo de lui plus jeune, le bibliothécaire regarda le livre, en murmurant : « Je me souviens de Charles Wright ! Il serait pas mort ? » Il envoya à Toni Morrison la première épreuve d’un nouveau roman et essuya, tardivement, un rejet lapidaire. Un autre écrivain influent, qui cite souvent Charles comme source d’inspiration, déclina systématiquement toutes ses demandes d’aide financière. Charles noyait ses angoisses dans l’alcool. Mais comme Frida Kahlo l’avait appris, « les choses maudites restent à la surface ». Il buvait de plus en plus, et plus il buvait, plus il devenait dépressif. Il ne pouvait même plus exercer de petits boulots pour gagner sa vie. Il vieillissait à vue d’œil. Il rencontrait de sérieux problèmes de santé et perdait progressi-
« And he remembered his agent’s advice ; so like Hattie, he decided to sass his readers with laugher ; but he would lace his humor with
»
cyanide.
vement la vue. Finalement, démuni et sentant la mort approcher, il vendit ses derniers papiers. L’argent qu’il reçut lui fut dérobé par son intendant. Alors que la fin approchait ; la pauvreté, l’isolement, le racisme, une santé défaillante, le laissèrent amer, cloué dans un fauteuil roulant. Mais si ses dernières années furent tragiques, Charles garda la tête haute. Il restait fort. Son amertume, sa mort à venir, il assumait tout.
« He used to say, “All I need is money. I don’t need friends or lovers. All I need is money to live and write as
»
I choose.” He never got it.
Charles Stevenson Wright est mort le 1er octobre 2008, dans un hôpital situé à quelques mètres de son dernier appartement. Tous ceux qui l’ont connu voyaient en lui une personne différente. Encore aujourd’hui, il reste un homme aux multiples visages. Jenisha Watts, journaliste à New York ; Lawrence Hogue, professeur à l’université de Houston (Texas), ou Irvin Hunt, professeur à l’université de Champaign (Illinois), le font revivre sous leur plume sans jamais l’avoir rencontré ; que chacun en donne une interprétation différente me fascine, moi qui l’ai si bien connu. Mais c’est bien dans ses écrits que sa vraie personnalité réside. Frédéric Martin, son éditeur en France, s’évertue à conserver sa mémoire en le publiant. Quiconque se plongera dans ses romans sera ainsi certain de faire la connaissance de l’unique, l’inimitable, Charles Stevenson Wright.
1 Compositeur, écrivain et voyageur américain qui passa une grande partie de sa vie au Maroc. 2 Interprète de la gouvernante Mamma dans Autant en emporte le vent.
Auteure afro-américaine de science-fiction.
3
Courant socio-culturel propre au cinéma américain, censé revaloriser l’image des noirs. 4
Film réalisé en 1972 pas Gordon Parks Jr.
5
6 Poète, nouvelliste, dramaturge et éditorialiste, réputé pour son implication dans le mouvement « Renaissance de Harlem ».
Écrivain auteur de La conversion, (Go tell it to the Mountain), 1953.
7