Les 120 journées de Sodome de Sade

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D. A. F. de Sade

Les 120 journées de Sodome ou l’École du libertinage Préface d’Annie Le Brun


note de l’éditeur Les conditions exceptionnelles de rédaction et de première publication des Cent vingt journées de Sodome – elles sont rappelées par Annie Le Brun dans sa préface – soulèvent des problèmes particuliers de choix éditoriaux. La seule édition autonome du texte disponible à ce jour – établie par 10|18 – comme la plupart des éditions des œuvres complètes de Sade – et notamment celle de La Pléiade – ont choisi de reprendre la « condensation » du texte imposée par Sade pour le faire tenir dans l’espace fort restreint du manuscrit et de son étui, notamment en ce qui concerne les dialogues. Ce choix ne nous semble correspondre ni à la volonté de l’auteur pour l’édition d’un livre ni au système théâtral si particulier qui se déploie dans l’œuvre. Nous avons donc décidé, pour l’établissement de cette édition, de nous inspirer de la remarquable maquette conçue par Jean-Jacques Pauvert lors de la première édition officielle des Cent vingt journées de Sodome, en 1953.


NUIT SANS NUIT

Je commencerai par le silence, par l’inexpugnable rempart de silence derrière lequel, soir après soir, du 22 octobre au 28 novembre 1785, le prisonnier de la Deuxième Liberté, c’est-à-dire du deuxième étage de la tour ainsi nommée à la Bastille, cherche à avoir raison de la nuit. Il s’agit du marquis de Sade qui, de 19 à 22 heures, pendant 37 jours d’affilée, se livre à la mise au net de son manuscrit des Cent vingt journées de Sodome. Voilà 7 ans qu’il est incarcéré, d’abord au château de Vincennes, puis à la Bastille depuis dix-huit mois. C’est un homme de 45 ans que les autorités s’accordent et s’accorderont toutes à tenir pour un « être que rien ne saurait réduire ». La preuve en est que, le temps passant, aurait-il même déjà fait plusieurs séjours en prison pour « débauche outrée », il n’est aucune de ses lettres qui ne dise autant sa révolte que sa détermination à ne pas accepter l’intolérable. « Jamais – vous le savez – ni mon sang ni ma tête n’ont pu tenir à une clôture exacte », écrivait-il à sa femme en février 1777. Depuis, rien n’a changé, et il n’en finira jamais de ressentir ce qu’il remarquait dès mars 1779 : « Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un vertige pareil à celui de ces prisons ».


Ce qui ne l’empêche pourtant pas d’écrire. Au contraire, même. Entre 1781 et 1788, il achève près d’une vingtaine de pièces de théâtre plutôt conventionnelles, dont il espère la gloire. Dans le même temps, il écrit au cours de l’année 1782 le Dialogue entre un prêtre et un moribond, véritable profession de foi athée, dans laquelle il remonte au cœur de la tradition matérialiste, pour y trouver, à partir d’une continuelle réfutation de l’existence de Dieu, le moteur de son athéisme. Mais rien, rien ne peut laisser imaginer ce qu’il s’applique à recopier d’une écriture microscopique, tous ces jours de l’automne 1785, sur ce qui est en train de devenir un rouleau de papier de 12 mètres 10, fait de minces feuilles de 12 centimètres de large collées bout à bout et utilisées recto verso. Et je ne peux m’empêcher de revenir au silence qui plombe ces trente-sept soirs sur leur secret. Un silence se confondant avec l’énigme de ce que Sade annonce à juste titre comme le « récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les modernes ». Car, si, avant cela, il n’a encore jamais fait état de ce qu’on nommera sadisme, voilà qu’au cours de ces 37 soirées, il ne se contente pas de dresser l’inconcevable forteresse de ce que la criminalité humaine peut imaginer d’inimaginable. Mais il en dit, il en montre, il en démontre l’origine sexuelle. Pire, il établit que cette criminalité est indissociable du désir. Aujourd’hui encore je reste stupéfaite que la plupart des commentateurs et exégètes ne semblent pas avoir mesuré à quel cataclysme mental dans l’histoire de l’esprit humain équivaut l’apparition brutale de ce texte. D’autant qu’il ouvre sur un univers déjà entièrement construit et exclusivement construit à partir de ce qu’il y a d’inhumain dans


l’humanité. Est-ce possible qu’à l’exception de Maurice Heine et Georges Bataille, personne n’ait su percevoir Les Cent vingt journées de Sodome comme le météore qui va définitivement crever l’horizon des Lumières ? Comme s’il s’agissait de ne surtout ni voir ni savoir ce sur quoi Bataille insiste justement : « Personne à moins de rester sourd n’achève Les Cent vingt journées que malade : le plus malade est bien celui que cette lecture énerve sensuellement. […] Celui qui écrivit ces pages aberrantes le savait, il allait le plus loin qu’il est imaginable d’aller : rien de respecté qu’il ne bafoue, rien de pur qu’il ne souille, rien de riant qu’il ne comble d’effroi. Chacun de nous est personnellement visé : pour peu qu’il ait encore quelque chose d’humain, ce livre atteint comme un blasphème, et comme une maladie du visage, ce qu’il a de plus cher, de plus saint. Mais s’il passe outre ? En vérité, ce livre est le seul où l’esprit de l’homme est à la mesure de ce qui est 1 ». Car tel est bien le terrible danger de ce texte, dont tous auront cherché à se protéger. Et même les mieux intentionnés qui se seront efforcés d’y reconnaître un impressionnant catalogue des perversions criminelles, les uns faisant de Sade le précurseur de Krafft-Ebing ou de Havelock Ellis, les autres le voyant en génial prédécesseur de Freud. Ce qui est incontestable, à ceci près que ni Krafft-Ebing ni Havelock Ellis ni Freud ne nous perturbent comme Sade y réussit gravement. Ce qui change tout. Pareillement, la littérature aidant, il aura pu sembler pertinent d’évoquer les différentes éphémérides érotiques, Mille et une nuits, Décaméron, l’Heptaméron… qui ont précédé Les Cent vingt journées de Sodome, si ce n’était avant 1. Georges Bataille, La Littérature et le mal, Gallimard, Œuvres complètes, 1979, t. IX, p. 254-255.


tout une manière de ne rien dire de la terrifiante dynamique, par laquelle Sade nous emporte au fond de nous-mêmes, jusqu’à ce que, horrifiés, nous nous y découvrions au plus loin de ce que nous croyons être. D’autant qu’un humour des plus noirs surgit parfois d’entre l’horreur pour déstabiliser plus encore, faisant tomber, sans même qu’on s’en rende compte, quelque ultime défense. Qu’on le veuille ou non, il n’est aucune tentative de rapprocher ce texte d’une œuvre ou d’un genre existant qui ne tourne court. On en acquiert seulement la certitude qu’il ne ressemble à rien d’autre. Certitude redoublée par la forme de ce rouleau manuscrit comme par son histoire, laissant penser que tout ce qui y affère est extraordinaire. Caché, perdu, trouvé, dérobé, redécouvert, acheté, subtilisé, racheté, il est, depuis plus d’une vingtaine d’années et aujourd’hui encore, l’objet de procès et de tractations entre la Suisse et la France. Le plus grave est que Sade l’a cru à jamais perdu. En effet, devenu un prisonnier de plus en plus encombrant, dès lors qu’au début de l’été 1789, il n’hésite pas à utiliser son entonnoir à vider les eaux sales comme portevoix pour attiser ce qu’il entend de la colère du faubourg Saint-Antoine, en proclamant qu’on égorge les prisonniers, il est transféré le 4 juillet, de la Bastille à Charenton, sans qu’on lui laisse le temps de prendre quoi que ce soit avec lui. Emmené, « nu comme un ver », il part bien sûr sans le précieux rouleau. Il demande à sa femme d’aller chercher ses affaires au plus vite. Celle-ci n’obtempérant pas tout de suite, la Bastille a déjà été prise quand elle s’y rend pour ne plus rien retrouver dans les ruines. C’est pour Sade une perte irréparable, comme il l’écrit dans une lettre de 1790 à son notaire Gaufridy : « Pourquoi


donc ne se pressait-elle pas d’enlever mes effets ? …mes manuscrits, sur la perte desquels je verse des larmes de sang ! On retrouve des lits, des tables, des commodes, mais on ne retrouve pas des idées… Non, mon ami, non, je ne vous peindrai jamais mon désespoir de cette perte, elle est irréparable pour moi ». Pourtant, contrairement à ce qu’il croira toute sa vie, le manuscrit n’est pas perdu. Trouvé par un certain Arnoux de Saint-Maximin, il devient la propriété de la famille de Villeneuve-Trans, jusqu’à ce qu’il soit vendu au psychiatre berlinois Iwan Bloch, qui, sous le nom d’Eugen Dühren, en donne la première édition en 1904, malheureusement très fautive. Il faudra attendre Maurice Heine qui, envoyé à Berlin en 1929 par le vicomte de Noailles pour l’acquérir, en assurera la transcription et la véritable édition de 1931 à 1935. Il va sans dire, de façon on ne peut plus confidentielle, par souscription dans le cadre de la « Société des Amis du roman philosophique », justement montée pour permettre l’édition de l’œuvre de Sade. En réalité, c’est seulement en 1953 que Jean-Jacques Pauvert, qui aura été le premier éditeur à oser publier Sade sous son nom, quitte à le payer de 1947 à 1966, de saisies, d’interdictions et de procès, a le courage de faire paraître ce texte. L’histoire aventureuse de ce manuscrit aura-t-elle joué comme prétexte pour qu’on n’y aille pas voir de trop près ? C’est possible. Mais sûrement moins que sa forme « inachevée », à laquelle je ne peux me résoudre de croire, comme la plupart. Sans doute, seule, la première partie a-telle l’air achevée, encore qu’à y bien regarder elle annonce le mouvement et la facture de ce qui va suivre. En effet, commencé comme une fresque historique se transformant très vite en roman terrifiant, ce récit prend soudain une


forme théâtrale, dont les scènes, se succédant de plus en plus rapidement, s’amenuisent jusqu’à constituer une liste qui se clôt sur un simple décompte des morts et des vivants. Étrange inachèvement ! Étrange inachèvement que pourrait cependant faire admettre un certain nombre de notes et remarques, où Sade indique ce qui doit être encore développé, mais à la condition de ne pas avoir éprouvé l’horreur et le trouble, dont s’accompagne la lecture de ce texte. En fait, comme je l’ai déjà souligné dans mon introduction à l’œuvre complète de Sade2, « un trop fort mouvement emporte ce texte à l’intérieur de lui-même pour qu’on le croie inachevé », à mesure que, semblant se creuser, l’ombre dont il est fait laisse apparaître sa « structure de cyclone pétrifié ». Et, force est de constater que, de l’automne 1785, où Sade termine la mise au net de son manuscrit, à juillet 1789, il aura eu tout le temps de terminer ce qui lui tenait tant à cœur. S’il en était autrement, Maurice Heine n’aurait pu avancer qu’ « en perdant Les Cent vingt journées de Sodome, le marquis de Sade égare son chef-d’œuvre et le sait. Le reste de sa vie littéraire sera dominé par le souci de remédier aux conséquences de cet irrémédiable accident. Il tentera donc, avec une persévérance et une insistance douloureuses, d’atteindre encore à cette maîtrise qu’il connut au suprême degré de sa solitude et de sa misanthropie3 ». Maurice Heine ne se trompe pas : toute l’œuvre de Sade peut être envisagée comme la défense et l’illustration de ce que contiennent Les Cent vingt journées de Sodome. Creusées à même les ténèbres de la nuit humaine, celles-ci constituent la plus vertigineuse sculpture de vertige. 2. Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Pauvert, 1986, repris en Tel, Gallimard. 3. Maurice Heine, « Avant-propos aux 120 Journées de Sodome », in Le Marquis de Sade, Gallimard, 1950, p. 72.


Pour en prendre la folle mesure, il faut se rappeler que c’est au moment où les philosophes des Lumières travaillent tous à socialiser les passions, que Sade, du fond de sa solitude, ne retient que celles qui sont socialement irrécupérables. Le plus intolérable est qu’il réussit à ce qu’on le suive, là où le sens commun évoque l’innommable, l’impensable. Nous voilà même, à notre insu, partie prenante du terrifiant espace mental qu’il ouvre alors avec nous et en nous. Comme s’il incitait chacun à avoir le courage insensé qui a été le sien, le courage d’affronter sa propre folie pour ne pas devenir fou. Pari jamais gagné d’avance, il faut en prévenir au seuil de ce texte. Je ne sais qui peut en revenir indemne. Annie Le Brun



INTRODUCTION Les guerres considérables que Louis XIV eut à soutenir pendant le cours de son règne, en épuisant les finances de l’État et les facultés du peuple, trouvèrent pourtant le secret d’enrichir une énorme quantité de ces sangsues toujours à l’affût des calamités publiques qu’ils font naître au lieu d’apaiser, et cela pour être à même d’en profiter avec plus d’avantages. La fin de ce règne, si sublime d’ailleurs, est peut-être une des époques de l’Empire français où l’on vit le plus de ces fortunes obscures qui n’éclatent que par un luxe et des débauches aussi sourdes qu’elles. C’était vers la fin de ce règne et peu avant que le Régent eût essayé, par ce fameux tribunal connu sous le nom de Chambre de justice, de faire rendre gorge à cette multitude de traitants, que quatre d’entre eux imaginèrent la singulière partie de débauche dont nous allons rendre compte. Ce serait à tort que l’on imaginerait que la roture seule s’était occupée de cette maltôte ; elle avait à sa tête de très grands seigneurs. Le duc de Blangis et son frère l’évêque de ***, qui tous deux y avaient fait des fortunes immenses, sont des preuves incontestables que la noblesse ne négligeait pas plus que les autres les moyens de s’enrichir par cette voie. Ces deux illustres personnages, intimement liés et de plaisirs et d’affaires avec le célèbre Durcet et le président de Curval, furent les premiers qui imaginèrent la débauche dont nous écrivons l’histoire, et l’ayant communiquée à ces deux amis, tous quatre composèrent les acteurs de ces fameuses orgies.


Depuis plus de six ans ces quatre libertins, qu’unissait une conformité de richesses et de goûts, avaient imaginé de resserrer leurs liens par des alliances où la débauche avait bien plus de part qu’aucun des autres motifs qui fondent ordinairement ces liens ; et voilà quels avaient été leurs arrangements. Le duc de Blangis, veuf de trois femmes, de l’une desquelles il lui restait deux filles, ayant reconnu que le président de Curval avait quelque envie d’épouser l’aînée de ces filles, malgré les familiarités qu’il savait très bien que son père s’était permises avec elle, le duc, dis-je, imagina tout d’un coup cette triple alliance. « Vous voulez Julie pour épouse, dit-il à Curval. Je vous la donne sans balance et je ne mets qu’une condition : c’est que vous n’en serez point jaloux, qu’elle continuera, quoique votre femme, à avoir pour moi les mêmes complaisances qu’elle a toujours eues, et, de plus, que vous vous joindrez à moi pour déterminer notre ami commun Durcet de me donner sa fille Constance, pour laquelle je vous avoue que j’ai conçu à peu près les mêmes sentiments que vous avez formés pour Julie. — Mais, dit Curval, vous n’ignorez pas sans doute que Durcet, aussi libertin que vous… — Je sais tout ce qu’on peut savoir, reprit le duc. Est-ce à notre âge et avec notre façon de penser que des choses comme cela arrêtent ? Croyez-vous que je veuille une femme pour en faire ma maîtresse ? Je la veux pour servir mes caprices, pour voiler, pour couvrir une infinité de petites débauches secrètes que le manteau de l’hymen enveloppe à merveille. En un mot, je la veux comme vous voulez ma fille : croyez-vous que j’ignore et votre but et vos désirs ? Nous autres libertins, nous prenons des femmes pour être nos esclaves ; leur qualité d’épouses les rend plus soumises que des maîtresses, et vous savez de quel prix est le despotisme dans les plaisirs que nous goûtons. » 14


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