Et qu'advienne le chaos d'Hadrien Klent

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— Rien que de très normal, pour quelques secondes encore.




Hadrien Klent

Et qu’advienne le chaos



Il fait nuit ? Il fait noir. Ils sont couchés, presque collés l’un à l’autre. Il murmure. — Comment va le monde ? Elle tourne la tête vers lui. Elle ne sait pas quoi lui répondre. Elle lui sourit. Il n’y a plus que ce sourire qui l’apaise. Il ferme les yeux. Puisqu’elle ne dit rien, il répond à sa place. — Il s’use, en vieillissant.



1954 1111 est, route McDowell, Phoenix, Arizona. Une femme se présente, seule, à l’entrée du Banner Good Samaritan Medical Center, un hôpital à but non-lucratif. Elle est enceinte, à quelques jours du terme. Elle a des contractions. Leur fréquence est élevée. On l’installe sur un lit métallique à roulettes et on l’emmène vers l’ascenseur qui monte au second étage, secteur obstétrique. On ouvre les croisillons métalliques de la porte de l’ascenseur, on roule vers une salle de travail. Une sagefemme se penche. Le col est fortement dilaté. On ne s’occupe pas des formalités administratives. On emmène le lit en salle d’accouchement. Quatre minutes plus tard, un bébé de 3,8 kg de sexe masculin est lavé dans une bassine en aluminium. La mère pleure doucement quand on lui demande l’identité du père, sourit en prononçant le prénom de son petit garçon. Une infirmière prend un crayon de papier et un petit morceau de papier bleu. Autour du poignet du bébé maintenant installé dans son berceau, simple coquille en métal rembourrée d’un coussin, l’infirmière accroche le petit bracelet en papier sur lequel est écrit : Mikael Korta.

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1965 La cuisine du petit deux pièces que Mikael occupe avec sa mère dans le vieux centre de Phoenix est lumineuse. Le petit garçon de onze ans a attrapé un ver de terre dans un jardin public. Une fois coupé en morceaux, lui a-t-on appris à l’école, le ver continue à se mouvoir : Mikael a décidé d’essayer pour voir si c’est vrai. Comment croire ce que l’on n’a pas vérifié par soi-même ? Mikael prend le couteau à viande, parfaitement aiguisé, vu sa faible fréquence d’utilisation. Il sort le ver du mouchoir en tissu blanc rayé de rouge. Il le pose sur la table. Le ver se tortille, Mikael le retient en brandissant le couteau. Le ver glisse entre ses doigts, dans l’autre main le couteau également, Mikael veut asséner un coup violent, le couteau est trop lourd, la lame tombe sur le poignet du petit garçon. Mikael regarde, fasciné, le sang qui jaillit de l’aorte. Il marche lentement vers la salle d’eau où sa mère est en train de laver du linge dans une bassine en porcelaine blanche. Avec un petit sourire, Mikael brandit son poignet comme un trophée. Le sang gicle sur la porcelaine. Hurlements de la mère. À qui il faudra ensuite : arrêter une voiture dans la rue, foncer vers le Banner Good Samaritan Medical Center, compresser fort l’aorte, arriver aux urgences, voir son fils perdre connaissance, le remettre entre les mains d’un docteur qui va procéder à une transfusion : Mikael a perdu beaucoup de sang, il faut déterminer son groupe sanguin. Madame Korta ne sait pas ce qu’est un groupe sanguin, personne ici ne va prendre le temps de lui expliquer le 10


groupe ABO (découvert en 1900) ni le facteur rhésus (en 1940), quelques heures plus tard le docteur lui dira combien son fils a eu de la chance, il est B-, très faiblement receveur, seuls O- et B- sont donneurs compatibles, vingt-cinq ans auparavant une transfusion aurait eu toutes les chances d’être dramatique. La jeune femme serre la main de son fils qui se réveille doucement. A-t-elle seulement remarqué que Mikael n’a jamais pleuré ?

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1976 Quatrième avenue, Phoeni x. Pa rk ing de l ’ hôtel Clarendon. Le journaliste de l’Arizona Republic, Don Bolles, monte dans sa Datsun 210. Il démarre. Il est quatorze heures. Mikael Korta a vingt-deux ans. Il vient chercher la jeune Barbara Jones, de deux ans sa cadette, qui est femme de chambre au Clarendon et qui finit son service dans quelques minutes. Ils se sont fiancés il y a de cela trois semaines, le mariage est prévu dans sept mois. Mikael reste dans sa vieille Chevrolet, sur la Quatrième avenue. La Datsun du journaliste tourne à l’angle de l’avenue. Les six bâtons de dynamite placés sous le véhicule explosent. Le corps de Bolles est projeté hors de la voiture. Devant les yeux de Mikael Korta. En quelques minutes, les policiers ont bouclé la scène du crime et Bolles a été évacué à l’hôpital Saint-Joseph, où il va être amputé de ses deux jambes, puis d’un bras. Le journaliste enquêtait sur les liens entre la mafia et des responsables politiques de haut niveau de Phoenix. Quelques jours plus tard, il succombera à ses blessures. Mikael observe les policiers qui projettent de la poudre noire sous le châssis de la Datsun dans l’espoir de découvrir des empreintes digitales. Il est probable que ces empreintes seront ensuite confiées pour analyse au laboratoire Dawson, où il est garçon à tout faire, tout en poursuivant, la nuit, un cursus en biochimie moléculaire par correspondance. Lorsque Barbara sortira de l’hôtel et lui demandera ce qui se passe, Mikael répondra qu’il n’en sait rien. Il démarrera la Chevrolet. C’est l’heure du déjeuner. 12


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