Nicolás Arispe présente son roman graphique
« Contrairement à tous les autres chapitres du roman graphique, ce premier épisode est le seul dans
lequel le personnage principal n’est pas un animal. J’ai déplacé la Création biblique dans une usine, car j’ai voulu que le personnage de Dieu transmette la pesanteur et l’effort nécessaires pour construire un univers, pour l’extraire des ténèbres. Dieu est ici un travailleur. La Bible définit Dieu comme un être unique, immobile, parfait et atemporel. Le principe d’immobilité de Dieu est un argument de la pensée philosophique de la croyance qui existe déjà chez Parménide. Or, dans la Genèse, Dieu termine la création du monde tellement exténué par
son travail qu’il a besoin de se reposer, ce qui contredit ce principe et crée un paradoxe dans le texte même. Et j’aime mieux cette idée d’un Dieu qui se repose, d’un Dieu faillible que celle d’un Dieu qui jamais ne s’épuise : le Dieu tourmenté est le seul capable d’aimer et de ressentir de la colère. Avec un Dieu parfait, il n’y a pas de création possible. Avec un Dieu las de la solitude, oui. Un Dieu ambivalent est créateur. Un Dieu parfait est un être passif. Et si un Dieu las peut être le moteur de la création d’un monde, un travailleur excédé peut être le rouage d’une révolte qui améliore sa vie. Tous deux sont des faiseurs, des créateurs.
J’ai choisi l’épisode du sacrifice d’Abraham car il recouvre deux interrogations essentielles : d’une part, le problème de l’ordre et de la mission du père, d’autre part la pleine acceptation de l’autre par l’unique moyen de la foi. Abraham et Isaac représentent ce qui justement s’en remet sans concessions à la foi : Abraham se soumettant à la volonté de Dieu et Isaac à la volonté de son père. Voilà encore un paradoxe : leur soumission respective, la foi sans réserve, la confiance totale forment une espèce de loi qui finit par sauver le monde entier.
Le choix du désert de glace a été en partie inspiré par Nanook l’Esquimau de Robert Flaherty, un artiste vraiment obsédé par le problème de l’autre, thème qu’il traite dans quasiment tous ses documentaires. L’homme part avec une caméra en Arctique et enregistre la vie d’un esquimau. Le désert de neige génère un effet très fort (narrativement et esthétiquement) : toutes les figures contrastent avec ce blanc profond, nous nous focalisons encore plus sur les personnages. Dans ce chapitre, cela m’a permis de générer encore plus la sensation de solitude pour que l’attention se porte sur le lien entre Abraham et Isaac.
Je crois que c’est le chapitre le moins acceptable de Le Livre parce que son thème est le châtiment, la vengeance. Et Dieu ne tue pas de ses propres mains : il ordonne de tuer. Dans la Bible, ce sont les nouveau-nés des Égyptiens qui sont assassinés. Ici, ce sont les nouveau-nés de la bourgeoisie hollandaise du XVIIe siècle. Dans une certaine mesure, je crois qu’il y a un dialogue avec le film de Buñuel, L’Ange exterminateur, sauf que le châtiment de la bourgeoisie est impalpable et surréaliste chez Buñuel, alors que dans Le Livre c’est un châtiment par l’épée. Ce qui m’intéressait était d’introduire ce déplacement : la figure de l’Égyptien oppresseur se déplace vers le bourgeois de Hollande au temps de sa puissance commerciale, maritime et coloniale. Il est aussi une façon de penser et d’habiter le monde, qui survit encore aujourd’hui.
La lamproie, l’animal qui l’incarne ici, est un parasite. Michel est le bras armé de Dieu. Il est aussi l’ange qui annonce l’apocalypse avec sa trompette pour mener les justes à l’enceinte céleste quand arrive la fin des temps. Dans Le Livre, c’est un crocodile : il rappelle l’origine égyptienne de cet épisode car il y était un animal divin et craint. C’est un épisode très dur et très fort de l’Ancien Testament et c’est justement pour ce qu’il a de corrosif qu’il m’intéressait. Il paraissait illustrer l’idée extrêmement incommode que tout acte libérateur se heurte aux méthodes pacifiques… J’ai cherché à rendre compte du caractère obsessif et décidé de la vengeance par une certaine circularité du texte qui lie la furie, l’amour et la puissance dévastatrice du marteau, avec la confirmation de la décision protectrice de Dieu.
Job est la figure extrême du croyant : son endurance est remarquable même si, finalement, l’impossibilité d’entendre Dieu dans l’épreuve l’amène à douter de son existence. Dans la Bible, le chapitre commence avec un pari entre Dieu et le Diable. Ce dernier assure qu’il peut briser la foi de Job et Dieu lui permet de faire avec lui ce qu’il veut, sauf de le tuer. Il arrive donc à Job toutes sortes de malheurs. Le chapitre de Le Livre commence au moment où Job est au bord de l’épuisement, de la rupture avec Dieu. Cette histoire m’intéressait dans la mesure où elle traite de la limite de la foi, limite qui n’est autre chose que la raison. Ici, le désert (qui est un mélange de paysages du Kazakhstan et du Sahara) m’intéressait car il me permettait de faire incarner à Job un rôle caractéristique du croyant : celui du pérégrin. Job (et c’est une interprétation personnelle) ne connaît pas son processus statiquement, au
contraire, il cherche à retrouver sa foi à travers l’itinérance. Le pèlerinage est une action propre au croyant : il se déplace et marche presque jusqu’à l’épuisement comme s’il y avait dans cette fatigue extrême la possibilité d’une transe qui l’amène à Dieu. Le désert de sable (à la différence du désert de glace de l’épisode d’Abraham) me paraissait approprié parce que la chaleur et la sécheresse donnent un climat très asphyxiant. Job pérégrine jusqu’à trouver le cercle dans lequel il communique avec Dieu. Nous ne savons pas s’il entre vraiment en contact avec lui ou s’il délire. Finalement, Dieu lui parle, et le réprimande, même s’il lui pardonne et lui restitue la vie. William Blake s’intéressait beaucoup à la figure du pérégrin. Dans Le Livre, le Léviathan et Béhémoth, que Dieu évoque quand il réprimande Job, proviennent de peintures de Blake.
Le personnage principal, le taureau, est inspiré d’un homme qui parlait de Dieu sur la place qui se trouvait en face de l’école où j’ai suivi l’enseignement secondaire, et de l’église San José de Flores (l’église où François, l’actuel pape, donnait la messe…). Cet homme était ce que l’on appelait un Jesus freak. Une espèce de prédicateur fou. Il avait une Bible dans la main, comme l’Ézéquiel dans Le Livre, il était vêtu d’un costume et d’une cravate et criait des choses sur l’Apocalypse et les châtiments réservés aux pécheurs. Un autre élément central de l’épisode est l’abattoir de Francisco Salamone . Cet architecte a réalisé de nombreuses œuvres et travaux dans les villages aux alentours de Buenos Aires, parfois au milieu de nulle part. Il a surtout construit des édifices municipaux et, parmi eux, de nombreux cimetières et abattoirs. Le paysage que nous voyons dans le chapitre d’Ézéquiel est inspiré de celui de Saladillo (au centre de la province de Buenos Aires), village qui fut
complètement inondé il y a quelques années et qui est resté dévasté. L’abattoir est à l’abandon depuis des années. La vision de tout cela est désolante. Ézéquiel s’adresse à des os secs, à des êtres abandonnés. Ce chapitre essaie de penser le problème des foules et de la représentation, qui est l’un des problèmes de l’art, mais aussi de la politique. Je questionne dans le texte d’Ezéquiel le problème des foules qui se trouvent privées de toute représentation, c’est-à-dire qui n’ont personne pour les représenter. Cette idée d’os secs, d’êtres morts symbolise l’effet du regard cruel porté sur les personnes qui ont étés expulsées de tout système. Ézéquiel arrive là-bas pour leur offrir un lieu de représentation, en Dieu. Les vieux anarchistes voyaient aussi, avec des idées diverses, cette accointance entre la notion de Dieu et la notion d’État. La question serait : quelle est l’importance de la représentation ? Y a-t-il une communauté possible sans un représentant pour la maintenir, la soumettre ?
Jonas a été le premier chapitre que j’ai réalisé, c’est à partir de là que tout a commencé. Comme je l’ai écrit dans la postface, j’ai essayé de m’inscrire dans la démarche de Collodi et Melville qui voient en la baleine la survivance du Léviathan. Le thème est ici celui du châtiment et du repentir. La baleine est un animal culturellement très dense et complexe : il revêt à la fois un aspect symbolique et religieux, et un aspect matériel fort, qui ont marqué nos cultures. Des milliers de baleines furent chassées aux XVIIe et XVIIIe siècle, jusqu’au début du XIXe. Le célèbre
spermaceti (ou blanc de baleine) illuminait les villes durant l’apogée du premier capitalisme industriel. La barbarie avec laquelle les baleines furent massacrées – et en même temps la terreur qu’elles inspiraient – était je crois liée à son grand poids symbolique. Il y avait quelque chose de mystique dans cette chasse. On peut je crois constater ici à quel point l’aspect matériel et l’aspect symbolique de l’animal sont extraordinairement liés. Le livre Leviathan or, The Whale de Philip Hoare a joué un rôle très important dans la construction de ce chapitre.
Ce chapitre, dans la Bible, est une longue lamentation non pas sur la perte de la foi (comme c’est le cas de Job) mais sur l’abandon de Dieu. Le personnage des Lamentations, lui, ne doute pas : il sent l’abandon divin et le traverse mélancoliquement. J’ai choisi un indien Selknam pour incarner ces Lamentations. La culture et la société selknam étaient ordonnées sur la base d’une forte activité rituelle (la cérémonie du Hain, en l’occurrence). Ce qui est terrible pour le personnage, c’est que cet ordre rituel a été détruit. Ce chapitre essaie de se mettre dans la tête de quelqu’un qui traverse cette crise : l’effondrement de sa vision cosmologique, de son artifice pour se lier avec le monde. Ici le rite ancestral est perdu, et il n’y a pas d’explication : c’est une pure tragédie, une fin qui ne pouvait pas être évitée.
Les cultures originaires d’Amérique ont rarement été assimilées. En revanche, elles furent constamment annihilées. Il y a un nouvel ordre du monde qui rase et détruit l’ordre ancestral qui reposait sur des rites, la magie, la religion. Pouvons-nous imaginer quelque chose de semblable, cette sorte de dévastation culturelle et subjective qui impliquerait que l’on subisse le même sort ? Il s’agit moins ici d’un problème de foi que d’un problème de fragilité, d’angoisse devant l’abandon de Dieu. Tous les paysages que l’on voit dans ce chapitre proviennent de photos prises au cours d’un voyage au sud de l’Argentine et du Chili après lequel j’ai commencé à faire des recherches sur les indiens Selknam. » Nicolás Arispe - Avril 2017
Le Livre Album 80 pages 9782370551184 Prix: 16,00 € 11 mai 2017
Nicolás Arispe est un auteur, dessinateur et illustrateur argentin. Né à Buenos Aires en 1978, il réalise sa formation à l’Institut Universitaire National des Arts (IUNA). Il est l’auteur et dessinateur de plusieurs livres pour la jeunesse et travaille régulièrement en tant qu’illustrateur pour l’édition et la presse.
(...) Les vagues, l’obscurité, l’oeil du « grand poisson » qui s’ouvre et se ferme : le fait que le texte soit au-dessous des cases ou des pages pleines, et pas dans des phylactères, donne une dimension encore plus solennelle à l’ensemble. Une impression renforcée par le dessin, paysages hallucinés tout en hachures noires et blanches, quelque part entre Albrecht Dürer et Edward Gorey. Il faudra sans doute plusieurs lectures pour saisir toute la portée symbolique de ce « Livre ». Arispe parvient à donner une dimension inattendue du texte fondateur, lui qui dit dans la postface éclairante qu’il a « cessé de croire en Dieu. Amandine Schmitt - Nouvels Obs - Sélection «Les 15 BD qui font le printemps» Vous croyez tout connaître de la Bible ? C’est que vous n’avez pas encore lu Le livre de Nicolàs Arispé. Guillaume Clavières - Planète BD Que dire si ce n’est que c’est grandiose, vertigineux... Il se dégage quelque chose de tellement sensoriel à cette lecture... Mise en scène sobre et retenue, mais les compositions sont tellement grouillantes de trames, de vie, que l’ensemble reste dynamique tout en imposant grandeur et prestance. Sans parler des allers-retours avec le texte, la profondeur de la réflexion, les multiples niveaux de lecture... ! Andreas - Librairie Myriagone - Angers. Tout simplement superbe ! Je suis complètement envoûté, par le graphisme, le mélange fabuleux Hommes/Animaux, la relecture décalée mais en même temps revivifiée de la Bible. Nikola Delescluse - Émission Paludes - Radio Campus Lille Le Livre m’a émerveillé ! Quelle grande idée d’utiliser le zoomorphisme pour réinterpréter ces épisodes de la Bible, que l’auteur raconte en quelques planches superbes, en quelques phrases choisies avec soin. Le dessin est particulièrement réussi, très poétique, et certaines pages à la fois belles et terribles. Quant au magnifique texte de la postface, il éclaire parfaitement le projet, grâce à l’évocation que fait Nicolas Arispe de ses références et souvenirs personnels. En somme, c’est un livre beau et puissant. Vincent Ladoucette - Librairie Privat - Toulouse
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