TOTO, 30 ANS...
(ce
que c’est d’avoir 30 ans aujourd’hui)
Samuel Lévêque
LE TRIPODE Littératures
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Remerciements Oh no I will never find Another Palikirians like you Oh no i will never find Another Cachou Cachou like you Et à Blair, car c’est entre vingt et trente ans qu’on est le plus gâteux. © Le Tripode, 2014
JE SUIS NÉ EN 1984, me voici donc dans ma trentième année. Je pense que le moment est venu de parler un peu plus longuement que ne le font de temps à autre les médias généralistes de ce que c’est que d’être un jeune Français de trente ans, en 2014. Je vais me plaindre. C’est puéril, mais pas encore interdit. Je suis vraisemblablement ce qui s’approche le plus du Français lambda. Je suis blanc, avec 25 % de sang italien, issu de la classe moyenne inférieure. Profs et éducs du côté de mon père, prolos et petits fonctionnaires du côté de ma mère. Je n’ai manqué de rien, mes parents ont toujours pris soin de moi, chacun de leur côté (ils ont divorcé quand j’étais petit pour coller au cliché de la famille normale). J’ai eu de la chance, globalement, parce que mes parents m’ont toujours tiré vers le haut. Ma mère m’emmenait au cinéma, m’a très tôt fait lire, avec une visite hebdomadaire à la bibliothèque, nourri correctement. Mon père m’a fait voyager, a toujours pris le temps de jouer avec moi, il me créait même des jeux de société. Il m’emmenait au théâtre, au sport, au parc d’attractions.
Je n’ai jamais manqué de rien, j’ai même toujours eu ce petit rien de trop vanté par le Roi Lear. J’ai eu de la chance, aussi, parce que j’étais plutôt doué à l’école. Je vivais alors dans une région assez sinistrée, post-industrielle, la Lorraine rude et grise des années 80, entre chômage et militaires casernés pour le service. Là aussi, j’ai eu de la chance. Mes parents parlaient tous les deux français et pouvaient m’aider dans la vie, pas comme mes copains turcs et arabes de l’école primaire dont les parents, primo-arrivants, n’avaient pas toujours les capacités ni l’énergie nécessaire pour leur apporter le même soutien. J’ai eu de la chance de tomber du côté plutôt « intello » de la tartine alors que pas mal de mes copains avaient pour horizon d’attente la télé toute la journée, des hurlements dans la cage de leur HLM et de l’eurodance type 666 - Alarma comme summum du raffinement culturel, entre La Vie de famille et Lagaf’. J’ai eu de la chance, encore, d’être tombé dans un milieu ni sexiste, ni raciste. On m’a toujours appris à poser des questions, à enquêter, à tolérer, à avoir du recul. Face à la Différence, on m’a toujours appris à être plus curieux qu’apeuré, et dans la Lorraine de ces années-là, c’était une sorte de privilège, voire un sacré coup de pouce pour l’avenir (on n’en a pas forcément conscience sur le moment).
J’ai eu de la chance parce que mon collège pratiquait des classes de niveau. C’est interdit, et c’est très bien que ça soit interdit. Mais le fait est qu’ils le faisaient, et que j’étais dans la « bonne » classe (celle au calme, avec les profs pas trop à la rue). Je connais des gens assez brillants, bien plus que moi, dont l’avenir a été très sérieusement amputé par une classe de cancres livrés à des profs dépressifs, avec aller simple pour la 4e techno, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils soient bons ou pas là-dedans. J’ai eu de la chance parce que j’étais dans le « bon » lycée (j’habitais à côté, donc pas besoin, comme certains parents, de faire des lettres suppliantes au rectorat pour ne pas voir leur gamin collé d’office dans l’usine à enseigner construite en banlieue). J’ai fait une filière généraliste, littéraire. Et j’ai eu de la chance qu’on ne me mette pas des bâtons dans les roues pour suivre cette formation qui a extrêmement mauvaise presse malgré ses énormes débouchés. Les profs d’alors, mais ça n’a pas dû changer tant que ça, n’avaient aucune idée de ce qu’on pouvait bien faire d’un bac L (à part prof). Parce qu’ils ne connaissaient ni les IUT, ni les formations autour du patrimoine, de la généalogie, de la traduction, des métiers du livre, de la culture, des arts du spectacle, qu’ils ignoraient les passerelles avec Sciences Po et les IEP, les ponts d’or vers les écoles de commerce ou qu’ils ignoraient que les diplômes littéraires ne sont pas forcément aussi
mal vus à l’étranger qu’en France. Ils ignorent sans doute que certaines de mes connaissances touchent trois fois mon salaire après avoir suivi une formation de géographe. J’ai eu de la chance qu’une prof d’italien exemplaire me suggère très fortement d’aller en classe préparatoire et appuie fermement mon dossier. J’ai eu de la chance de suivre une formation difficile de deux ans de prépa littéraire qui, si épuisante qu’elle fût, m’a resservi sans arrêt. J’ai eu de la chance de lire Flaubert, Giono ou Koltès, de faire des langues à un niveau poussé, de faire de la philosophie telle qu’elle devrait être enseignée, et que pour la première fois, on m’enseigne l’histoire et l’historiographie. Formellement, ça ne sert à rien. En pratique, c’est ce qui fait la différence entre toi et un autre dans un tas de situations, professionnelles ou non. J’ai eu de la chance de suivre, un peu par hasard, une formation en documentation en troisième année de licence d’histoire. Mes parents m’ont soutenu quand j’ai voulu m’installer à Nantes pour faire un master d’histoire. Mes parents m’ont soutenu quand je n’ai pas voulu être prof d’histoire (une histoire de vocation). Mes parents m’ont soutenu quand j’ai choisi de
faire un IUT Bibliothèque à Nancy en Année Spéciale (formation accélérée pour les « erreurs d’aiguillage » dans mon genre). Et j’ai obtenu mon concours de bibliothécaire dans la foulée. Et je n’ai pas eu trop de mal à trouver du travail, même si, en la matière, tout est relatif. Je vais en parler dans pas longtemps. Tout ça, c’est encore de la chance, parce que la plupart des gens que j’ai connue à l’époque du collège ou du lycée et dont j’ai encore la trace n’ont pas du tout, mais alors pas du tout eu cette immense série de coups de pot. Globalement, Facebook aura au moins eu cet avantage de nous faire remarquer à quel point une série de destins partis du même point peut à ce point-là puer la défaite. Voilà cinq ans, je me retrouvai donc inscrit sur une « liste d’aptitude », mes diplômes en poche, et tout. Cinq ans plus tard, je me suis pris assez de claques dans la gueule pour avoir compris le message : tu vas en chier, et tu vas en chier si fort, et tellement toute ta vie, que tu ferais bien d’apprécier le peu qu’on te laisse, des fois que. Il se trouve que je viens d’une génération, certes
pas la première, lancée avec brutalité dans un monde en bouillie, dans une France où chaque seconde nous hurle avec violence que rien n’est fait pour nous, et que, quoi que nous fassions, nous allons en chier. Je fais une généralité, ce n’est pas bien. Mais j’ai dit que je me plaignais, aujourd’hui. Est-on rationnel quand on se plaint ? Ma première expérience dans le monde du travail a été celle de la précarité. Oh, pas la précarité extrême, pas une précarité à la Precious, avec crack, nuits sous les ponts et compagnie. Faut pas exagérer. Plutôt le ventre mou de la précarité. La pauvreté silencieuse. La pauvreté avec un tas de portes de sortie, ne serait-ce que rentrer chez papa-maman la queue entre les jambes en cas de catastrophe : la galère-mais-pas-trop. En 2008, il fallait trouver du travail. En Lorraine, c’était compliqué. J’avais ce fichu concours en poche, et trois ans pour trouver un travail (pour ceux qui se demanderaient pourquoi un fonctionnaire doit « chercher du travail », je vous encourage à vous renseigner sur la fonction publique territoriale, dont le statut dérive chaque jour vers un statut privé, dans un silence paisible). 24 ans, peu d’expérience, et trois ans pour trouver. Sauf que qui dit peu d’expérience dit une confrontation extrêmement sèche et brutale à des dizaines et des dizaines de recruteurs, partout en France, exigeant une expérience longue
et des lettres de recommandation à ne plus savoir qu’en faire. Et trois ans, ça passe vite. Chaque mois qui passe, et c’est 4.3 % de cette liste d’aptitude en moins. J’ai passé des dizaines et des dizaines d’entretiens. Je voulais bosser absolument n’importe où, à n’importe quel prix. Passons les détails, mais j’avais alors une amie sans le sou à entretenir (à peu près le même profil que moi, mais sans les « coups de chance »), et pas trop envie d’avoir un trou béant dans mon embryon de C.V. Il y a eu cet établissement où on m’a fait venir trois fois, pour rien, parce que le recruteur voulait faire « jouer la concurrence » (sic). Il y a eu cet autre où on m’a dit frontalement qu’on m’avait fait venir pour rien, le candidat étant déjà choisi. Il y a eu tous ceux où on m’a reproché mon inexpérience dans le management, ou qui étaient effrayés à l’idée de recruter quelqu’un d’aussi jeune pour « encadrer des vieux » (sic). Il y a eu, enfin, ce boulot à la campagne dont on m’a assuré oralement que j’allais l’avoir. Au moment où je m’attendais à recevoir le courrier, au moment où j’avais déjà posé mon préavis, le coup de fil, splendide, si révélateur de ce que beaucoup ont vécu sous
diverses formes. « Le maire vient de refuser votre candidature, pour placer quelqu’un. » Je n’ai jamais eu d’énormes attentes en matière d’offre politique (tout ce que je décris aujourd’hui étant de toute façon le signe de leur impuissance ou de leur cynisme). Quatre ans dans la Fonction Publique Territoriale ont détruit le peu que j’avais encore avec un gros marteau. Après un sérieux moment de panique, j’ai quand même trouvé un boulot alimentaire de libraire, chez Cultura, en septembre 2008, en région parisienne. Taisons la brève mais houleuse relation de quelques semaines entretenue avec le Pôle emploi, une littérature abondante et édifiante a été produite à ce triste sujet. La vérité c’est que je m’en sors pas trop mal, en 2008 : j’évite l’infernale spirale des stages. Si vous êtes vieux, ou encore étudiant, ça vous échappe peut-être : l’essentiel des 20-30 ans est actuellement en stage, ou dans une situation qui ne vaut guère mieux. Le stagiaire est devenu cet esclave moderne, capable d’enchaîner 2, 5, 10 boulots comportant parfois d’énormes responsabilités, de l’encadrement voire de la gestion d’argent public. Je connais, dans le milieu de l’édition, des stagiaires directeurs de collections, gestionnaires de droits, juristes. Ce n’est pas un plancher collant, ce sont des sables mouvants. Ça a été dit mille fois, mais je crois que ceux à qui ça n’est
jamais arrivé ne peuvent pas mesurer ce que ça fait à l’ego ou plus prosaïquement au portefeuille. « Il n’y a pas d’argent », la rengaine habituelle, la chanson douce que me chante absolument tout le monde depuis les couches-culottes. Il n’y a pas d’argent, mais le monde est plus petit qu’avant, et tout se sait. Il n’y a pas d’argent, mais tel ou tel Bac + 5 payé 400 € / mois sans aucun avantage sait très bien que son N + 3 touche 10, 20, 30 fois plus sans que cela lui pose le moindre problème. Une vague relation, Bac + 50 dans une branche plutôt en développement, touche actuellement 1 300 € net (mais avec le sacrosaint CDI). La chef de sa chef, elle, a une gouvernante pour s’occuper de ses enfants. C’est la réalité qu’on nous renvoie à la gueule sans arrêt. En nous faisant, par dessus le marché, culpabiliser de ne pas avoir su faire mieux. Y’a pas un rond, mais machin a obtenu 100 000 € de subvention parce qu’il connaît bidule. Mon amie comme moi avons pourtant fait des études professionnalisantes dans des domaines où les besoins sont avérés et le nombre d’étudiants formés en rapport avec le nombre d’offres d’emploi, pas un vague DEUG abstrait en sociologie des pygmées. Nous voyons tous autant que nous sommes la facilité manifeste de certains milieux à le trouver ou à se l’octroyer, cet argent qui manque tant pour recruter ces nouveaux damnés de la terre surdiplômés. D’ailleurs, les surdiplômés finissent par trouver du travail.