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CHASTEL L'ÉRUDIT

Le général Chastel était doué d’un beau physique, il avait le coup d’œil vif et pénétrant, avec l’ascendant du commandement. La franchise, l’indépendance et une grande constance formaient la base de son caractère. Il avait une connaissance approfondie de toutes les parties de son art. À une élocution vive et facile, il joignait une grande érudition et une mémoire prodigieuse. Outre son savoir distingué comme militaire, le baron Chastel possédait encore des connaissances très étendues en littérature ; sa bibliothèque était très bien choisie, on trouvait chez lui une foule d’objets rares et précieux. Il a légué au conseil représentatif de la République de Genève, sa collection de tableaux évaluée à 100 000 francs, à la charge de faire border d’un quai en maçonnerie le port de la ville, sur les dessins du colonel Dufour, ancien officier du génie en France, aujourd’hui au service de la confédération50 . Il a laissé des mémoires très curieux sur l’art de la guerre, et principalement sur le service de la cavalerie. Ces écrits ont obtenu les suffrages de plusieurs généraux expérimentés51 .

Le général Chastel est celui dont le musée du Chablais conserve le nombre le plus important de souvenirs civils et militaires. Sa collection de tableaux, évoquée précédemment, comportant plusieurs œuvres de qualité, est partagée aujourd’hui entre le musée d’art et d’histoire de Genève et le département de Haute-Savoie, tandis que l’Académie chablaisienne gère une grande partie de sa bibliothèque ainsi que sa collection de cartes. La Ville de Thonon possède, quant à elle, un fonds important d’estampes illustrant les goûts de cet officier, dont les centres d’intérêt embrassaient des champs aussi étendus et variés que l’art de la guerre et l’étude des arts, de la littérature et des sciences : n’est-il pas le découvreur du Zodiaque de Denderah52 ? Les écrits de sa main mentionnés par Rabbe, Vielh de Boisjolin et Sainte-Preuve n’ont malheureusement pas été conservés, ce que déplorait déjà le général Bordeaux dans le court essai biographique qu’il lui avait consacré en 193353

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La carrière exemplaire qu’il a menée de la légion des Allobroges jusqu’au commandement de la 2e division de cavalerie du 2e corps d’observation en 1815, ses actions d’éclat, son courage, son sens du devoir et ses compétences reconnues en tant qu’officier de cavalerie, capable de théoriser sa pratique sur le terrain, en font l’homme de guerre complet dont les dispositions avaient été esquissées par Napoléon Ier54 , et qui correspondent, encore aujourd’hui, aux qualités attendues dans l’exercice du commandement55

Parmi les souvenirs militaires de Chastel légués au musée figurent plusieurs objets reflétant le déroulement de la seconde partie de sa carrière, à l’image de son habit-veste à la chasseur (cf. notice p. 104) rappelant son commandement à la tête d’une division de cavalerie légère en 1812, qui ne correspond à aucun modèle réglementaire et se distingue par sa sobriété. Chastel avait peut-être fait confectionner cet habit-veste pour marquer à la fois son appartenance à la cavalerie légère, en hommage à sa division, tout en disposant d’un vêtement pratique et peu fragile avec lequel il a très probablement affronté les marches de la campagne de Russie, préférant sans doute préserver son habit de petit uniforme (cf notice p. 100), soigneusement brodé, pour le champ de bataille où l’or des passementeries permettait aux soldats de repérer leur chef aussi bien qu’il indiquait à l’ennemi quelles étaient les cibles à abattre en priorité. Au combat, en effet, la mort frappe indifféremment et les généraux comme les autres ont payé de leur personne. Chastel fait partie des officiers blessés lors de la bataille de La Moskowa où pas moins de huit généraux de la Grande Armée ont été tués, rejoints dans le trépas par cinq autres décédés des suites des blessures reçues au cours de l’affrontement56 .

Partageant le quotidien de leurs soldats, ces généraux ont été exposés aux mêmes dangers et aux mêmes privations pendant les campagnes de l’Empire qui se sont succédé. De fait, certains souvenirs de leur quotidien en temps de guerre portent les traces de cette vie faite de marches, de bivouacs et de combats par tous les temps et en toute saison, à l’instar du bicorne de petit uniforme du général Chastel (cf. notice p. 68) qui porte encore l’étiquette des maîtres-chapeliers lyonnais Bosseus et Gresse, et dont le feutre passé et usé atteste la rudesse des conditions de vie en campagne face aux variations climatiques et à la fumée de la poudre lors des combats. Il en va de même de sa selle à la française en velours cramoisi, accompagnée de sa housse-croupelin (cf. notice p. 76), pourtant destinée à la parade, dont le velours râpé et passé atteste une utilisation autrement plus intensive que celle moins fréquente du contexte cérémoniel, preuve que, bien souvent, les officiers et les soldats de la Grande Armée combattaient en grande tenue57 Si la sanglet, les étrivièrest, les étriers et le culeront muni de sa croupièret sont manquants, de même que les fontest, et qu’il ne reste qu’un bridont largement fragmentaire, l’usure du velours dû au frottement de la culotte du cavalier, le plissement de la basanet, craquelée par le serrage de la sanglet autour des flancs du cheval, ainsi que les traces sombres de la sueur de l’animal, restées profondément imprégnées dans les plis du galon et du textile, trahissent les habitudes du cavalier et esquissent les mouvements de son assiette pour accompagner les allures de sa monture. Chastel se servait aussi souvent de ce harnachement que de son portefeuille-écritoire (cf. notice p. 78), souvenir de son passage comme major en second des grenadiers à cheval de la Garde, dont le maroquin vert est rayé et dévoile un fermoir et des charnières fatiguées, détails précieux à plus d’un titre puisqu’ils témoignent d’une utilisation récurrente, en tout lieu et en toute circonstance, et rappellent également l’importance des questions administratives dévolues aux officiers d’état-major, indispensables au bon fonctionnement des unités. L’usure même de ces objets, leur aspect fatigué ou noirci, semblent leur redonner vie et en font des témoins d’autant plus éloquents de l’existence menée par ces généraux que les traces de leur utilisation quotidienne sont lisibles.

Le général Chastel est mis en non-activité à l’avènement de la Seconde Restauration, en 1815, puis admis à la retraite en 1825. Retiré à Genève, où il échange régulièrement avec ses cousins Dessaix et Dupas, Chastel décède en 1826 des suites de maladie. Il a laissé un excellent souvenir à Genève, emportant dans sa tombe les regrets unanimes de ceux qui l’avaient côtoyé :

Amateur des sciences, des beaux-arts, et savant luimême, il sut occuper utilement ses loisirs. Son excellent caractère, sa franchise, le rendirent cher à ses nombreux amis qui déplorèrent sa perte. Attaché à Genève par l’accueil qu’il y recevait et l’estime dont il y était environné, il se plaisait à l’habiter, et laisse de vifs regrets à ceux de nos concitoyens qui ont pu l’apprécier58

Contrairement à Dessaix et à Dupas, Chastel n’a pas eu de statue érigée à sa mémoire. Figure oubliée aux archives perdues ou dispersées, il n’en rejoint pas moins le panthéon militaire du Chablais, dont il fut l’une des grandes figures, ce dont témoignent ses souvenirs personnels et ses états de service59, grâce auxquels, encore aujourd’hui, son nom reste à la postérité, gravé sur la 31e colonne du pilier ouest de l’Arc de Triomphe de l’Étoile.

50. Cf. à ce sujet le Journal de Genève du 2 novembre 1826 ; le quai en question est celui du Rhône.

51. Alphonse Rabbe, ClaudeAugustin Vieilh de Boisjolin et François Sainte-Preuve (dir.), « Chastel (Pierre-Louis-Aimé) », Biographie universelle et portative des contemporains ou Dictionnaire historique des hommes vivants et des hommes morts depuis 1788 jusqu’à nos jours, Paris, Chez l’éditeur, 1836, t. I, p. 917.

52. Conservé au musée du Louvre, le bas-relief du Zodiaque de Denderah, datant de 50 avant notre ère, a été découvert le 24 janvier 1799 dans le temple d’Hator, à Denderah. Dessiné sur place par Dominique Vivant Denon, qui publie la planche dans son Voyage dans la Basse et la Haute Égypte, pendant les campagnes du général Bonaparte paru en 1802, le basrelief est acheminé au Louvre en 1822. Cf. également Éric Aubourg, « La date de conception du zodiaque du temple d’Hathor à Dendera », Bulletin de l’Institut français d’archéologie orientale (BIFAO 95), 1995, p. 1-10 et la notice de l’œuvre en ligne sur la base de données des collections du musée du Louvre : https:// collections.louvre.fr/ark:/53355/ cl010028871

53. « Et malheureusement les papiers militaires du général, sa correspondance, ses archives personnelles qui survivent à tous ceux dont la carrière a été intéressante et variée, et qu’un esprit méthodique comme celui de Chastel avait dû classer avec soin, ont disparu avec lui ; il n’en reste à peu près rien chez ses héritiers. » Paul-Émile Bordeaux, Le Général Chastel, op. cit., p. 8.

54. Cf supra, note 27, p. 15

55. L’état-major de l’armée de Terre a défini six principes majeurs composés chacun d’un ensemble de valeurs et d’aptitudes nécessaires à l’exercice du commandement : l’exigence, qui suppose exemplarité, volonté et sens du devoir ; la décision, qui inclue la force de caractère, le sens des responsabilités, l’esprit d’initiative et la tempérance ; la compétence, composée du professionnalisme, de la faculté d’adaptation et de la lucidité ; la confiance, qui comprend la loyauté, l’humilité et l’enthousiasme ; la justice, impliquant le sens de l’équité, le discernement, la hauteur de vue et la fermeté ; enfin, l’humanité, indissociable de la dignité, de la fraternité d’armes et de la disponibilité. L’exercice du commandement dans l’armée de Terre, Paris, État-major de l’armée de Terre, 2016.

56. Patrick Le Carvèse, « Les décès des généraux de la Grande Armée imputables à la Campagne de Russie », Napoleonica. La Revue n° 17, 2013 / 2, p. 18-22.

57. Comme en témoigne le capitaine Jean-Roch Coignet au sujet de la bataille de La Moskowa : « L’empereur, après avoir consacré une partie de la journée du 6 septembre à reconnaître la position de l’ennemi, envoya des ordres pour la bataille qui devait se livrer le lendemain ; elle est connue sous le nom de bataille de La Moskowa. […] L’empereur fit faire un grand mouvement à sa réserve, et la fit passer à droite de la grande route, appuyée sur un profond ravin d’où il ne bougea pas de la journée. Il y avait là 20 à 25 000 hommes, l’élite de la France, tous en grande tenue. » Les Cahiers du capitaine Coignet (1799-1815), publiés par Lorédan Larchey, Paris, Hachette, 1909, p. 225.

58. Journal de Genève, 19 octobre 1826.

59. États de service du général de division Amé-Pierre Chastel. Vincennes, Service historique de la Défense, dossier 7 Yd 541.

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