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L’Ambassadeur

C’est dans son logement social de Vaulx-en-Velin qu’ont eu lieu mes premiers entretiens avec Mohammed G. Peau brun foncé, corps aux muscles fins et secs caractéristiques des montagnards berbères du Rif. Droit comme un « i », l’homme n’a pas un gramme de graisse. Son port altier, son visage allongé aux traits fins, son teint olivâtre, ses yeux noirs et vifs, légèrement bridés, et son bouc bien taillé lui donnent une allure à la fois austère et sage.

Né à Agouraï, une petite ville au sud de Meknès, au pied de l’Atlas, Mohammed a émigré en France à l’âge de vingt-deux ans. Ses camarades d’enfance l’appelaient le « le Parisien » parce qu’il parlait le français en grasseyant. La mort dans l’âme, il a dû renoncer au lycée après avoir brillamment obtenu son brevet. « On avait un peu de terre, mais insuffisamment pour vivre. Dès l’âge de neuf ans, j’ai gardé les moutons et aidé mon père au moment des labours. Je travaillais pendant mes vacances d’été. J’achetais des légumes le matin, je les mettais sur l’âne avec ma petite balance, et j’allais les revendre sur le marché le plus proche. Au douar où je vivais, il n’y avait rien. Le lycée de Meknès était à 20 kilomètres environ. Pour y aller, je partais tôt. Ma mère me préparait mon déjeuner pour midi. J’ai essayé pendant une année de faire ça à bicyclette, mais c’était dur… Par la suite, on m’a placé chez des amis de mes parents à Meknès, mais ces gens étaient eux-mêmes modestes. Il fallait participer matériellement, mais c’est devenu progressivement intenable. Par exemple, en quatrième, il fallait choisir entre acheter des livres ou s’habiller, et puis il fallait aider ma famille. Alors, j’ai dû renoncer à continuer mes études. Un grand malheur ! » En l’écoutant, je repensais à mes camarades de classe du village qui, pour les mêmes raisons, n’avaient jamais connu le lycée malgré leurs bons résultats scolaires.

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À son arrivée à Lyon, Mohammed a épousé une femme originaire du Maroc. « J’ai eu trois garçons avec elle. Comme moi, ils parlent l’arabe, le berbère et le français. Leur maman n’avait connu que l’école coranique et, pour ne pas la mettre dans l’embarras, les enfants, quand ils étaient petits, ne lui parlaient qu’en arabe. »

Mohammed a commencé sa carrière comme ripeur23 avant de devenir ouvrier à la chaîne puis technicien chez Alstom. « Je me suis formé et j’ai terminé ma carrière dans un service d’achat dans cette entreprise jusqu’au jour où un diabète sévère m’a contraint à prendre une retraite anticipée. Je vis aujourd’hui très modestement de ma petite pension d’invalidité. »

Dans « son » café du vieux Vaulx-en-Velin, ses amis de toutes nationalités l’appellent « l’Ambassadeur ». Mohammed est un philosophe qui s’ignore. J’aime parler avec lui. Nous ne sommes pas d’accord sur tout, mais ses questionnements et ses réflexions me stimulent. Il est devenu mon ami. Je lui ai un jour offert un ordinateur et il s’est emparé de l’outil avec une impressionnante boulimie. Il est capable de monter et démonter la machine avec une extraordinaire aisance, d’en changer les pièces et de la « booster », comme il dit. C’est à lui que j’ai recours quand mon ordinateur me fait des misères. Il vit toujours à Vaulx-en-Velin. Après un long combat, il a réussi à guérir d’un cancer de la gorge, mais il en a gardé des séquelles et il a des difficultés à parler. Nous ne nous sommes pas beaucoup vus ces dernières années, mais il est toujours présent dans mon esprit.

23. Le ripeur est chargé de la collecte des déchets sur la voie publique, et de leur transport jusqu’à un centre de tri, d’enfouissement, d’incinération ou de compactage.

25. « Le 8 mai 1945, tandis que la France fêtait la victoire, son armée massacrait des milliers d’Algériens à Sétif et à Guelma. Ce traumatisme radicalisera irréversiblement le mouvement national. » Harbi, Mohammed, Le Monde diplomatique, mai 2005.

26. Mot arabe signifiant étang.

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