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La dolma de sardines

12, rue de la Ferme. Le soleil de ce matin d’automne éclaire l’immeuble gris et froid où se trouve le local de l’ASSFAM. Amrane m’y attend en présence de Laura auprès de laquelle il vient « perfectionner son français ». Il est accompagné de ses deux filles qui, les yeux émerveillés, l’entendent parler pour la première fois de son enfance.

Tout en rondeur, l’homme a gardé, à plus de 50 ans, une allure juvénile. Très en verve, il déclare d’emblée : « Je n’aime pas le temps d’ici. Le soleil d’Algérie me manque. L’Algérie me manque… » Son visage souriant s’assombrit lorsqu’il raconte sa première traversée de la Méditerranée à bord du Kairouan (ce même bateau que j’avais pris pour venir en colonie de vacances en France) : « J’avais huit ans. Mon père m’a pris avec lui à Lyon pour soigner ma tuberculose. Une longue année de traitement et de convalescence m’a privé d’école. Après ma guérison, nous ne sommes pas revenus au pays. Ma famille s’est installée dans les bidonvilles de Bonnevay avant d’être logée dans des habitations en dur… Des années de misère. Il y avait une seule pompe d’eau pour toute la communauté. De la boue partout. Et des rats ! C’était dégueulasse ! À ce moment-là, il n’y avait que des Arabes. C’était l’époque de la guerre d’Algérie. Il y avait sans arrêt les CRS qui passaient pour contrôler ceux qui se trouvaient là. »

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Le voile de tristesse disparaît lorsqu’il évoque son enfance à Mostaganem, ce port de l’Ouest algérien où il est né, ses retours avec la famille dans la maison que son père avait construite pour eux, près de la mer, une « maison blanchie à la chaux et aux fenêtres bleues », dont les volets ne s’ouvraient qu’à l’occasion de vacances de plus en plus rares.

Amrane n’est plus revenu au pays depuis de nombreuses années. Ses rêves de retour se sont peu à peu éloignés. Reste sa sourde nostalgie d’une terre promise où il ne vivra jamais. Son visage s’illumine lorsqu’il parle de « là-bas », de ses escapades avec les copains sur les plages dorées de la « Salamandre21 » et de la mer, son odeur forte de sel, d’iode et d’embruns. « Ces sensations sont inscrites dans ma mémoire, comme les parfums de la cuisine de ma mère… La cuisine c’est important. Elle t’accompagne tout au long de ta vie… C’est ce qui reste quand les autres souvenirs s’effacent… » Amrane adore la dolma de sardines22 de sa mère et la cuisine de l’Ouest algérien, mais il rechigne à vivre d’autres aventures culinaires. « Par exemple, un Chinois et un Arabe, ce n’est pas la même chose. Ce n’est pas la même façon de manger, de penser. » J’ai tenté de le convaincre que les individus, comme la cuisine, les arômes et la musique voyagent, se mélangent, se marient parfois… Sans succès. J’ai alors conclu en riant : « On dit qu’il est plus facile de changer de religion que de cuisine. » En nous quittant, nous étions pourtant d’accord sur une chose : cette déambulation culinaire nous avait donné faim…

21. Plage de sable, proche de la ville portuaire de Mostaganem, à l’ouest de l’Algérie.

22. Plat à base de tomates, courgettes et patates farcies de hachis de sardines et de persil sur fond de sauce rouge.

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