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Rencontre avec le professeur Jacques Brotchi
PROPOS RECUEILLIS PAR ADRIEN PIRONET
Depuis deux décennies, les étudiants en médecine ont eu des sueurs froides avant et durant leur cursus universitaire, et pour cause, la délivrance du fameux numéro INAMI. Ce précieux sésame pour accéder à la profession est pourtant aujourd’hui encore source de problèmes. C’est plus particulièrement la façon dont il est délivré qui peut parfois tourner au drame humain. C’est pourquoi nous sommes allés à la rencontre de Jacques Brotchi.
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Avant d’endosser le costume de Président du Sénat, cet homme hors du commun a débuté son parcours comme étudiant en médecine. Ce n’était que le commencement, puisqu’il s’est ensuite spécialisé dans la neurochirurgie, domaine qui fera sa renommée à travers le monde. Ce qui l’amènera, entre autres, à fonder le service de neurochirurgie de l’hôpital Erasme, qu’il va diriger jusqu’en 2007. Mais c’est seulement en 2004 qu’il entre au Sénat, pour y aborder notamment les thématiques médicales ou encore, les problèmes des étudiants en médecine.
Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs, pourquoi il a été décidé en 1997,
de cadenasser l’accès à la profession? Et de quelles professions parlonsnous exactement?
En 1997, sous la pression des syndicats médicaux et probablement également sur la base du nombre de médecins en Belgique, on a considéré que l’on arrivait à un niveau critique et qu’ilfallait restreindre la formation. Tout simplement pour garder la qualité des soins de santé et éviter qu’il n’y ait des médecins n’ayant qu’un ou deux patients par jour. Ceci a été décidé, je tiens à le préciser, sous le gouvernement Dehaene II, où les libéraux n’étaient pas représentés. Nous ne sommes donc pas intervenus dans l’élaboration du Numérus clausus. À cette époque, il a donc été décidé du nombre d’étudiants en médecine qui, terminant leurs études, auraient droit à un numéro INAMI.
Ce numéro permet d’exercer et surtout de fournir au patient un remboursement par la sécurité sociale des actes pratiqués. Une répartition des numéros a été opérée en se basant sur le reflet de la société belge, soit avec 40% pour les francophones et 60% pour les néerlandophones. Au début, le nombre était très serré, avec toutefois une augmentation lente et progressive. On est passé en 1997, de 303 numéros pour arriver en 2014-2015, à 496 du côté francophone. Dès cette année, les Flamands ont mis en place un examen d’entrée opérant un certain filtre. Ce qui leur a permis de faire correspondre la quantité d’étudiants qui terminaient leurs études avec le nombre de numéros INAMI disponibles. Du côté francophone, on a pagayé dans tous les sens: d’abord rien n’a été fait, ensuite un filtre majeur après la 3e candidature a été mis avant d’être aboli, pour que finalement, il n’y ait plus rien.
Chaque année, le nombre d’étudiants francophones augmente. Nous avons également des étudiants français qui viennent apprendre la médecine chez nous ; ils représentent 20% des étudiants totaux. Ils venaient en Belgique parce qu’en France, il y a avait un examen alors que chez nous il n’y en avait pas. La masse d’étudiants qui terminaient le cursus avait donc augmenté. Il faut savoir que le numéro INAMI est délivré par chaque faculté de médecine, ce qui signifie que tout étudiant proclamé médecin reçoit un numéro quelle que soit sa nationalité.
Au fil des années, il y a eu un débordement majeur de notre côté, le nombre d’étudiants était en plein boom. Pour pallier cette situation, et ne surtout pas pénaliser les étudiants, les doyens de faculté sont allés «puiser dans la caisse» des années à venir pour offrir un numéro INAMI à tous ceux qui terminaient leurs études. On allait par exemple chercher jusqu’à 500 numéros dans l’année suivante. Ce qui nous a conduit en 2017 à une grave pénurie, puisque seulement 50% des étudiants sortants pouvaient avoir un numéro. C’était dramatique.
À l’époque, pouvez-vous nous dire comment vous
avez, en tant qu’homme politique, tenté d’inverser
chimie est très importante pour la compréhension du
la tendance?
À ce moment-là, j’ai eu l’occasion de participer à toute une série de négociations pour obtenir de Maggie De Block [ancienne ministre de la Santé], la possibilité de donner un numéro INAMI à un maximum d’étudiants. D’un autre côté, j’ai aussi défendu leur cause dans la Commission de planification. Pour cause, il y avait un excédent de 3500 numéros délivrés par rapport à ce que la loi prévoyait. Les politiciens flamands n’étaient pas contents du tout et voulaient que nous remboursions ces numéros. La NVA fut particulièrement intransigeante à ce sujet. La demande du Nord était que nous remboursions ces 3500 numéros en 5 années. Avec une telle proposition, on pouvait fermer d’office nos facultés francophones.
Malgré tout cela, nous assistions à une pénurie de médecins. Je me suis alors battu devant cette commission pour obtenir que l’on retire du calcul, les 20% de numéros INAMI que reçoivent les étudiants français. La plupart retournent en France car les médecins y sont mieux payés. Ensuite, nous avons tenu compte d’un certain nombre de spécialités médicales, qui ne requièrent pas forcément de numéro INAMI, comme par exemple un médecin légiste, du sport, d’assurance. Nous avons également retiré du calcul tous les médecins «inactifs», c’est-à-dire qui opèrent moins de 50 prestations par année. Après toutes ces négociations, nous sommes arrivés à devoir rembourser exactement 1531 numéros INAMI, alors que plus ou moins 3500 étaient demandés initialement. Mais en plus, nous avons obtenu un étalement, non plus sur 5 ans, mais sur 15 années, autrement dit jusqu’en 2024. Entre temps, en 2018, s’est produit un événement important que l’on appelle la double cohorte. C’est-à-dire que l’on avait d’un côté la dernière «cuvée» d’étudiants qui terminait les études en 7 ans et la nouvelle, qui selon la législation, devait désormais en faire 6 pour être diplômée. C’est donc le double de médecins qui allait être placé sur le marché de l’emploi. Au nouveau gouvernement, il a alors été décidé qu’on doublait le nombre Avec le recul, pensez-vous que c’était une erreur
au niveau francophone de ne pas faire un examen d’entrée aussi «millimétré» qu’en Flandre?
Maintenant, nous avons installé un examen d’entrée au niveau francophone. Il fonctionne bien, ce qui fait évidemment que moins d’étudiants sont en déperdition. En revanche, ce qui est interpellant, c’est qu’en 2000, il y avait un examen d’entrée en Flandre mais aucun du côté francophone. Nous avons remarqué que du côté flamand, 80% des étudiants qui avaient réussi l’examen d’entrée terminaient leurs études avec succès. Du côté francophone, nous n’obtenions seulement que 20% de réussite en bout de parcours. D’où l’intérêt d’un examen d’entrée pour éviter que des jeunes, qui n’ont pas été formés correctement dans le secondaire pour des matières essentielles, échouent. Une base de physique ou bien de de numéro INAMI.
corps humain. De ce fait, les étudiants doublent, parfois triplent, et finissent par abandonner leurs études. Pour les familles qui ne sont pas aisées, c’est un énorme problème. Le fait de mettre un examen d’entrée a donc un caractère social, et non discriminatoire. Cela oblige également le réseau secondaire à améliorer sa formation. Tout cela se tient en fin de compte.
Heureusement, depuis 2019-2020, nous remarquons que du côté flamand, il y a aussi un dépassement du quota fixé. Il est d’environ 400, et désormais ils sont dans une situation moins aisée pour négocier. Ma position personnelle est la suivante: je considère que dès le moment où il y a un examen d’entrée sérieux, solide et efficace, il n’y aucune raison d’en mettre encore un à la sortie des études ainsi que de conserver un quota. Pour la médecine, cela doit être exactement comme pour les ingénieurs: vous avez un examen d’entrée à réussir et après c’est tout, à la fin de votre cursus, vous terminez avec votre diplôme en poche.
Aujourd’hui, il n’y aurait dès lors plus de raison d’appliquer ce système de numéros «fermés»? Avec Charles Michel, lors de l’élaboration du programme du Mouvement Réformateur pour les élections du 26 mai 2019, nous étions d’accord pour dire qu’à terme il faudrait supprimer les quotas. Aucune date n’a été fixée, mais le principe de la suppression est acquis. Il faudra voir si, avec le nouveau gouvernement [Vivaldi], nous pourrons être plus précis à ce niveau-là.
Tout doucement, il y a une ouverture politique qui existe vers certaines spécialités, où il n’y a plus de quota, comme en gériatrie, la médecine d’urgence ou bien la pédiatrie hospitalière. Je voudrais insister sur la gériatrie, qui est très importante aujourd’hui et qui prend une place centrale avec la crise que nous vivons et tout ce qui s’est passé dans les maisons de repos (MR) et maisons de repos et de soins (MRS). Il faut inciter les médecins à se diriger vers cette spécialité-là, d’autant plus que nous avons une augmentation de l’espérance de vie. On sait que chaque année, grosso modo, notre espérance de vie augmente de 3 mois. Cela va certainement se stabiliser à un moment. Mais lorsque l’on voit la moyenne de vie il y a 40 ans et celle de maintenant, on comprend mieux pourquoi l’âge de la pension était fixé à 65 ans. Il n’y avait pas de grand risque financier à payer les pensions ; or, aujourd’hui, la moyenne d’âge est de 80 ans. Elle a bondi et par conséquent, il était normal d’augmenter l’âge de la retraite de 65 à 67 ans. Moi-même, j’ai 78 ans, et je ne me considère pas comme un retraité inactif. On peut encore volontairement se rendre actif dans la société. De plus, la qualité de la médecine nous permet de vivre certes plus vieux, mais avec également une bonne qualité de vie. Il ne s’agit pas seulement d’être vivant, mais aussi d’être en bonne santé. Dès ce moment-là, on peut encore être utile à la société. >>
J’imagine qu’en tant qu’homme de science et de
politique, vous devez avoir un regard tout à fait particulier sur la pénurie de médecins qui vient s’ajouter à la crise sanitaire actuelle?
Il s’avère qu’en termes de population d’âge et d’âge moyen, nous avons, au niveau francophone, des médecins plus âgés qu’au niveau néerlandophone. Dès lors, nous sommes dans une phase où nos médecins reportent leur retraite en attendant la relève qui commence seulement à arriver. Je crois qu’avec la double cohorte et le fait que nous avons largement dépassé les quotas initialement prévus, de jeunes médecins vont très rapidement arriver. La pénurie va donc être compensée, elle va se régler. Il faudra que le politique veille à relancer une certaine attractivité pour la profession.
Vous savez, aujourd’hui, on ne travaille plus seul comme avant. Désormais, on préfère travailler en équipe. Je cite l’exemple de François Bellot à Rochefort: avant d’être ministre, il a organisé dans sa commune des «maisons médicales libérales» et concrètement, il a mis à disposition de médecins généralistes de la localité, un bâtiment avec un secrétariat afin qu’ils puissent avoir un cabinet commun et s’organiser en équipe. Cela a attiré les jeunes, et au lieu d’avoir un seul médecin, 4 sont arrivés. Les responsabilités de gardes étaient divisées par 4, ce qui laissait davantage de temps pour la famille ; il y avait aussi un gain de temps de travail puisqu’une secrétaire prenait les rendez-vous ; et enfin, les frais étaient de même divisés par 4. Je pense qu’indépendamment des formules impulsées, comme des sommes d’argent incitantes, pour encourager des jeunes médecins à s’installer dans les communes en pénurie, il faut attirer en proposant une médecine qui allie vie familiale, vie privée et vie professionnelle. Lorsque vous vous êtes installé quelque part, rien ne dit que vous n’y resterez pas.
Il faut également trouver une formule attractive pour que les jeunes médecins s’installent dans les zones défavorisées sur le plan de la qualité de vie. Je pense que les formules comme celle de François Bellot sont de bonnes formules, à l’inverse des «maisons médicales PTB». En effet, ce que je nomme «maison médicale libérale» est un endroit où le patient garde sa liberté. Il peut consulter qui il veut, il consulte le spécialiste de son choix. Il n’est pas prisonnier du système. La liberté, celle que nous défendons chez les libéraux, je crois qu’il y a moyen de l’avoir en créant ce type de maison médicale.
N’est-il pas paradoxal de limiter l’accès aux
études de médecine pour les étudiants belges alors que dans le même temps, les services hospitaliers engagent, en masse, des médecins provenant de l’étranger?
En fait, c’est lié à plusieurs facteurs. Premièrement, il y a une obligation morale, déontologique, d’assurer la continuité des soins. Si vous n’avez pas de médecins locaux en suffisance, vous faites appel à une «main d’œuvre» étrangère. Il ne faut pas croire que parce ce sont des médecins issus d’ailleurs leur travail est mauvais. Par exemple, dans nos services d’urgences de Bruxelles, ces médecins sont très compétents. Ils ont été encadrés lors de leur arrivée, il ne faut pas croire qu’ils arrivent seul face à la tâche. Deuxièmement, la génération actuelle met l’accent sur l’importance de la vie familiale. Il y a donc un partage des tâches et des responsabilités dans l’éducation des enfants. On parle maintenant du congé parental pour les hommes. Dès l’instant où l’on entre dans une société qui envisage une autre forme de vie, il faut nécessairement penser qu’un certain nombre de médecins ne seront plus tout le temps à l’hôpital, mais aussi en famille chez eux. Ce style de vie rentre dans les mentalités. Dans ma jeunesse, j’ai connu des mois d’affilée de gardes et au bout de cela, je demandais à mon patron si je pouvais prendre un week-end pour souffler. Vous imaginez quelle vie de famille c’est? Vous imaginez la vie que c’était pour mon épouse? J’ai vraiment pu avoir des contacts avec ma fille lorsqu’elle est entrée à l’école secondaire. À mon époque, j’étais de garde, je rentrais à la maison et on me rappelait car nous n’étions pas assez nombreux. Aujourd’hui, on n’accepte plus ça. Il y a en plus des lois qui encadrent le nombre d’heures qu’un jeune peut prester. Beaucoup de paramètres ont donc changés. Cela explique pourquoi nous faisons appel à des médecins étrangers. Je crois tout de même que cela va diminuer dans les années à venir, avec la double cohorte et la suppression du quota INAMI.
D’un autre côté, nous avons un devoir de formation envers les pays en voie de développement. Durant ma carrière, j’ai, par exemple, formé des médecins étrangers qui sont par après rentrés dans leur pays. Ça, c’est fort important, nous les formons pour renforcer le niveau sanitaire des autres pays. Cela passe par un contrat temporaire où ils séjournent en Belgique le temps de leur formation, pour ensuite retourner chez eux afin d’emporter ce bagage d’expérience dans leurs hôpitaux.
Voulez-vous adresser un message à ces étudiants
actuels ou futurs qui peuvent se sentir découragés face à cette situation? Parce qu’après tout, on parle de 6 années d’études faites de dur labeur voire de sacrifices financiers…
Je dirais qu’il est indispensable de garder le contact intergénérationnel. En ce qui me concerne, j’ai toujours formé des jeunes et je suis très fier de voir qu’ils sont devenus chefs de service, professeurs, etc. C’est comme en politique, il faut savoir former. Les anciens doivent pouvoir faire une sorte de coaching des jeunes, quelle que soit la profession. C’est très important que les jeunes puissent se raccrocher à un mentor. Je suis très partisan que l’on organise, au niveau de l’enseignement secondaire, des heures de conférence d’intérêt général où l’on pourrait inviter des médecins, des avocats, des informaticiens et tout plein d’autres professions. Ils exposeraient leur métier,
ce qu’ils pensent de l’avenir, etc. Je peux par exemple proposer toute une série de pistes sur la médecine du futur. C’est, à mon sens, le rôle des retraités ; expliquer leur vie. Quand on a 15-16 ans, on ne sait pas exactement quoi faire comme métier. On ne sait pas ce qu’est la vie d’un architecte, un décorateur, un entrepreneur. On devrait développer cet aspect dans la société de demain.
Le Coronavirus est la plus grave crise sanitaire
qu’ait connu la Belgique depuis des dizaines d’années. Quel regard portez-vous sur cette crise sanitaire et sur sa gestion par nos autorités?
La crise sanitaire a remis le doigt sur le fait que nous n’avions pas assez de médecins et que les équipes étaient sur les genoux. J’aimerais aussi parler des infirmières qui ont abattu un travail colossal pendant cette pandémie. Je pense que cela a révélé la pénibilité de la profession. Bien sûr, il y a eu le fond Blouses blanches, avec l’octroi d’un meilleur salaire, mais ce n’est pas tant ça qui est important. Ce n’est pas en apportant davantage d’argent que vous apportez une solution au problème. En Belgique, nous avons une infirmière pour 11 malades alors que la norme européenne est d’une pour 8 malades. Nous devons alors impérativement augmenter le staff infirmier dans nos hôpitaux et probablement aussi dans les maisons de repos et de soins. Il faut reconnaitre que cette profession est pénible. Le staff infirmier perd la dimension humaine de son travail puisque l’on renvoie les patients chez eux beaucoup plus rapidement aujourd’hui qu’avant. Finalement, dès le moment où le malade commence à être en meilleure santé, il retourne chez lui. Les infirmières n’ont plus que des malades «lourds». Ce n’est pas pour ça qu’il faut augmenter le séjour à l’hôpital - je suis pour une durée plus courte -, mais il faut en échange augmenter le staff infirmier. Cela passe aussi par une meilleure définition de leur travail, il ne faut pas forcément avoir un diplôme pour amener un plateau-repas dans la chambre du patient.
Pour revenir à la pandémie et à la gestion de la crise par notre pays, je trouve que nous avons travaillé de manière remarquable. En comparaison à d’autres pays, nous avions un taux de 50% de lits aux soins intensifs par rapport à l’Allemagne qui en avait 100%. Cela ne fait que la moitié, mais nous avions davantage de lits que la France ou les Pays-Bas. Ce qui explique la différence de politique entre les pays durant la pandémie. En seulement 8 jours, les hôpitaux, quel que soit le réseau, se sont consultés et ont doublé la capacité de lits en soins intensifs. Ce qui veut dire qu’en Belgique, le nombre de malades admis n’a jamais été supérieur à 67% de la capacité totale. Bien sûr, certains hôpitaux étaient quasiment pleins, mais d’autres disposaient encore de beaucoup de lits disponibles. Nous n’avons donc jamais eu à faire de choix entre deux malades, il y avait assez de lits pour tout le monde. Je tiens à féliciter le corps médical et les directions d’hôpitaux pour cette adaptation.