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SOCIÉTÉ ÉLOQUENCE

LES SECRETS

DES ORATEURS

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PAR ADRIEN PIRONET

Dans l’ère actuelle de la communication, se faire entendre est fondamental. Et alors même que s’exprimer en ligne de manière instantanée est devenu comme une seconde nature, la prise de parole en public continue de nous donner des sueurs froides, car l’expérience réelle, elle, n’a pas changé. Que ce soit devant un petit groupe, face à une salle remplie, dans le cadre d’un examen oral, une présentation au bureau ou encore un discours en public, l’objectif est identique: être écouté et délivrer un message. Ainsi dite, la chose parait simple, pourtant de nombreux éléments gravitent autour de cette prise de parole et peuvent la gâcher.

Avez-vous vu le film «Le Discours d’un roi» qui retrace l’histoire de George VI, le père d’Elizabeth II? Le long métrage de 2010 dépeint la relation entre le roi et son thérapeute, véritable sauveur pour cet homme destiné, à la suite de l’abdication de son frère, à régner malgré son bégaiement. La leçon à retenir de ce film, c’est que le sésame de l’orateur ne se trouve pas dans les nombreux livres qui existent, mais réside plutôt dans la pratique. À cet égard, dans les milieux universitaires français et anglo-saxons, la pratique de l’éloquence est assez répandue. Au contraire de la Belgique où cette discipline récolte moins de succès. Ceci ne nous a pas empêché de réaliser un article sur la question avec l’aide d’un panel d’orateurs issus de notre pays.

Georges-Louis BOUCHEZ PRÉSIDENT DU MOUVEMENT RÉFORMATEUR Kévin KARENA ÉTUDIANT, ASSISTANT PARLEMENTAIRE ET MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ BELGE DE DÉBAT RUGIR

Amine TAHIRI ÉTUDIANT, FINALISTE DE L’ÉDITION 2019 DU CONCOURS D’ELOQUENTIA

Marc UYTTENDAELE AVOCAT ET PROFESSEUR DE DROIT À L’ULB

Nous vous proposons de partager, sous forme de clés, les trucs et astuces de ces orateurs.

1 2 3 4 5 6 AVANT LA PRISE DE PAROLE… Première clé : reconnaître le trac Pour certains, le trac est un moteur, tandis que pour les timides, c’est le principal frein à l’exercice de la rhétorique et de la prise de parole. Nous employons ici le mot «trac» qui désigne le stress que l’on ressent avant de monter sur scène. Le Larousse définit ce sentiment comme une «peur ou angoisse irraisonnée que quelqu'un éprouve au moment de paraître en public». Ses causes sont de plusieurs ordres : le regard d’autrui, la peur de l’échec, la peur de décevoir, etc. Il est inutile d’énoncer toutes les manières dont le trac se manifeste, puisqu’il est intrinsèquement lié à chacun. Mais si cette angoisse ne peut être supprimée, elle peut toutefois être contrôlée comme le rappelle Amine Tahiri, finaliste de l’édition 2019 du Concours d’Eloquentia. Deuxième clé : faire le premier pas Cette terrible peur précédant la prise de parole est un grand handicap. Il faut parfois savoir prendre son courage à deux mains et se lancer. «On apprend en marchant» dit GeorgesLouis Bouchez, Président du Mouvement Réformateur. Son idée peut s’expliquer ainsi : si l’on répugne à se lancer dans une première prise de parole, fatalement, il n’y en aura jamais de deuxième et encore moins de troisième. Il reste assez «terre à terre» lorsqu’il dit qu’au fond personne n’est parfait et que tous les individus ont les mêmes angoisses. Troisième clé: forger pour devenir forgeron Pour nos habitués de l’art oratoire, une réalité revient continuellement: la nécessité de la pratique. À force de pratiquer l’art oratoire, on s’améliore indéniablement. Marc Uyttendaele, avocat et professeur à l’ULB, souligne que durant ses nombreuses années de plaidoiries, il est parvenu à améliorer au fur et à mesure ses prestations orales. Toutefois, la chose semble aisée, mais la réussite de la pratique n’est possible par définition qu’après de multiples répétitions! Quatrième clé: avoir ses propres trucs face au trac Que l’on soit un maitre de la rhétorique comme Cicéron ou un étudiant devant affronter un examen oral, on doit bien commencer quelque part. Nos orateurs ont chacun leurs «trucs» pour tenter de réduire le stress avant une prestation. En voici deux! Le premier consiste à se couper du monde en écoutant de la musique et de préférence avec des écouteurs. C’est la technique qu’Amine utilise pour se vider l’esprit et se relaxer avant d’aller devant les projecteurs. Le deuxième nous est donné par Kevin. Pour lui, la prise de parole est un vrai sport d’athlète, il dompte le trac en sautillant comme un sportif pourrait le faire avant d’aborder une course de 100m. De plus, il nous divulgue son dernier recours, c’est de penser à une phrase de Robert Badinter, le célèbre avocat français: «Plaider, c’est bander ; convaincre, c’est jouir». Mais au final, rien n’est universel. Encore une fois, c’est à chacun de déterminer ce qui fonctionne pour lui. Cinquième clé: connaître son sujet Soyons d’accord, dompter le trac n’est pas une fin en soi. Par ailleurs, comment être serein si l’on n’a aucune connaissance du sujet que l’on aborde? Vous l’aurez compris, se préparer, c’est se rassurer et assurer. Par exemple, Georges-Louis Bouchez recueille toujours une base d’informations pour se fixer une série d’éléments importants en tête. Il fait beaucoup de recherches afin d’avoir une vue claire du sujet qu’il a à traiter. De plus, il nous confesse qu’en politique, certaines questions reviennent constamment comme celles liées au budget, au personnel, etc. En outre, certains sujets sont également plus récurrents que d’autres: l’agriculture, la politique migratoire ou bien l’enseignement. PENDANT LA PRISE DE PAROLE… Sixième clé : prendre des notes or not? Avoir une feuille sous les yeux dépend essentiellement du type de prestation à accomplir. Il en existe deux principales : l’argumentation et le discours. L’argumentation peut revêtir différentes formes. L’argumentation juridique, comme la pratique Maître Uyttendaele, nécessite, selon lui, un support écrit. D’une part, par respect pour le justiciable qui doit avoir un résultat tangible et concret, et d’autre part, parce que l’orateur en toge noire ne peut s’en remettre uniquement à la subjectivité de sa mémoire, il doit assurer la représentation des idées de son client. L’argumentation « classique », utilisée lors de débats formels, demande également un texte préparé et une parole planifiée, explique Amine Tahiri, habitué aux concours d’éloquence, car la durée de la prouesse est rigoureusement chronométrée. Cependant lors de débats de plateau de télévision, nos orateurs préfèrent se { SOCIÉTÉ ÉLOQUENCE }

7 8 9 référer à des «bullets points». Cette pratique consiste à préparer son intervention via plusieurs mots clés afin de laisser libre court à l’improvisation et de rendre la prise de parole plus naturelle. Le discours concerne plutôt les professionnels de la politique chez qui l’on distingue deux écoles: ceux qui n’utilisent que des mots clés et ceux qui suivent leur texte. Pour les habitués de la première, la chose peut certes être plus périlleuse, mais le résultat sera plus personnel, dynamique et agréable pour le public. Les partisans de la deuxième école ont, quant à eux, la sûreté du texte. Toutefois, comme le fait remarquer Kevin Karena, il faut éviter que les notes ne deviennent une barrière entre l’orateur et son public. La prise de parole où la récitation d’un texte est nécessaire correspond davantage à des situations formelles, comme les discours protocolaires des chefs d’État. Septième clé: faire vivre ses paroles Dire ses propos avec émotion est quelque chose de fondamental pour tout bon orateur. Même le plus beau des textes paraît sans saveur s’il n’est pas interprété avec conviction. C’est un véritable défi pour la majorité de nos orateurs interrogés. Pour Amine Tahiri, il existe trois règles de base pour réussir sa prestation orale: séduire, toucher et convaincre son auditoire. Pour ce faire, il revient sur son expérience personnelle et dit qu’il est important d’exprimer ses propres sentiments devant l’assemblée. Nous pouvons alors dire que le public aime tout autant le partage, la communication des émotions que le contenu même du texte. Huitième clé : s’adapter à son auditoire Cette astuce est en lien étroit avec la précédente. La prise de parole n’est pas la même si l’on se trouve face à un groupe d’écoliers ou un panel d’hommes d’affaires. Kevin Karena aime rappeler que l’adaptation doit se faire à tous les niveaux: le vocabulaire, le ton employé, le protocole à respecter, etc. Par ailleurs, pour Georges-Louis Bouchez, le défi se situe également à cet échelon, puisque l’exercice oral consiste avant tout à créer un lien avec son auditoire. Il lui importe de maintenir le même contenu devant tout type de public tout en restant très flexible sur la forme du discours. À ce propos, il prend comme exemple la sensibilité à l’humour d’un auditoire. S’il réagit aux blagues, celles-ci sont un plus pour l’expression orale ; dans le cas contraire, après un premier «bide», il est important de s’adapter rapidement et de changer de plan d’attaque. Neuvième clé: savoir s’arrêter Forcément, on a beau s’appliquer à préparer et à gérer sa prise de parole, il se peut que l’on se répète et qu’au final l’on devienne pénible. Marc Uyttendaele attire notre attention sur le fait que la prise de parole étant initialement une passion dévorante pour les mots, il faut les sculpter et jouer avec eux. Cependant, il rappelle que lorsque l’on commence à s’ennuyer soi-même, c’est le signal ultime que l’on ennuie également son public.

10 APRÈS LA PRISE DE PAROLE… Dixième clé : s’évaluer Voilà, le pire est passé. Encore faut-il analyser sa prestation pour s’améliorer! C’est l’exercice que Georges-Louis Bouchez effectuait constamment à ses débuts. Il enregistrait toutes ses interventions et tentait de porter un regard objectif et critique sur sa prestation. Désormais, conscient que cet exercice est devenu difficile, il aime sonder les membres du public après ses discours. De cette façon, il peut collecter les avis de chacun et se faire une idée sur la qualité de son intervention. En définitive, le président du MR aime rappeler que «l’on apprend en marchant».

BONUS: LES PREMIÈRES FOIS DE NOS ORATEURS

Nous leur avons demandé de nous raconter l’une de leurs premières prises de parole restée gravée dans leur mémoire.

GEORGES-LOUIS BOUCHEZ En 2004, à l’occasion de la rentrée académique à l’Université de Saint-Louis, la ministre de la Justice, Laurette Onkelinx, présentait la réforme de l’aide juridique devant les étudiants. Le jeune montois en profita alors pour poser une question mûrement réfléchie à la ministre. Il se souvient aujourd’hui que l’auditoire entier avait applaudi à son intervention.

AMINE TAHIRI Lors du Tournoi de l’Académie de 2017, il fut appelé à la rescousse (une semaine avant) par la production de la RTBF afin de débattre sur le thème suivant : « Congo belge : assumer ou s’excuser ? ». Il dut donc se préparer rapidement et remarqua par la suite, via de nombreuses réactions à la fois positives et négatives, que le sujet était encore très sensible en Belgique.

KÉVIN KARENA Alors qu’il prononçait un discours devant le Conseil de la Jeunesse (désormais Forum des Jeunes) et balayait le public du regard pour établir une connexion avec celuici, il se perdit dans le regard d’une personne, ce qui le déstabilisa. Assurément, de son avis, un piège à éviter!

MARC UYTTENDAELE Sa première prise de parole marquante eut lieu lors d’une conférence alors qu’il était encore élève en secondaire. Le célèbre homme politique français, Michel Rocard, était invité par l’école et le jeune Marc Uyttendaele eut l’occasion de lui poser une question. En revenant sur cet évènement, il explique qu’il avait le sentiment « de se jeter du haut de l’Empire State Building », tant l’exercice était stressant.

QUELQUES RÉFÉRENCES

Comme nous l’avons précisé tant de fois plus haut, rien ne remplace le savoir empirique. Néanmoins, voici quelques références bibliographiques qui méritent le coup d’œil:

«Orateur: comment parler en public, faire un discours et devenir charismatique» de Rémi Raher aux éditions Adalta, 2015. Sous ses airs de guide de développement personnel, ce livre récent est un bon condensé pour les apprentis orateurs. Vous pourrez y trouver énormément de conseils, de la gestion du trac jusqu’à la façon de répondre à un adversaire. Si d’aventure vous désirez commencer par quelque part, celui-ci est parfait!

« Vaincre le trac » de Sandrine Chartier aux éditions De Vecchi, 1993. De tous temps, les hommes ont été victimes du trac, ce livre du siècle dernier s’attèle à en dessiner les contours. L’auteure y arbore tous les cas de figures et - heureusement - apporte les solutions et exercices pour combattre cette angoisse. Si vous êtes victime du trac, foncez sur cet ouvrage.

«L’orateur idéal» de Cicéron aux éditions Rivages, 2009. Enfin, même si l’ouvrage se veut large, notamment sur les bons contacts à avoir en société, il est intéressant de rappeler ce traité écrit en 46 av. J.-C. par le maitre de la rhétorique antique. Ne soyez pas surpris en le lisant si vous n’y voyez pas de guide pratique proposant un schéma du type: «1: Le problème et 2: la solution». L’auteur aime à rappeler qu’il ne veut pas dresser le portrait de l’orateur idéal mais du moins, il confie certains éléments utiles pour s’en rapprocher. Cet ouvrage joue davantage sur le pan philosophique que pratique, il préfère approfondir l’art oratoire de manière générale.

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